ANALYSE DES PECHES CHALUTIERES IVOIRIENNES PAR L'USAGE DU
MODELE DE PRODUCTION GLOBAL
par
BARD F.X., VENDEVILLE Ph., KONAN J.
Centre de Recherches Océanographiques d'Abidjan B.P. V18, Côte d'Ivoire
1. PRINCIPE
Le plateau continental ivoirien est de dimension réduite en largeur, de 10 à 19 milles, pour une longueur de près de 250 milles. Cette surface modérée est exploitée par une pêche industrielle de chalutiers dits classiques et une pêche artisanale qui est exercée par toutes sortes de pirogues. Le principe de cette étude est d'évaluer à l'aide des données les plus récentes disponibles, les conditions d'exploitation optimales des seuls chalutiers. En effet, la pêcherie chalutière est la seule sur laquelle nous disposons de statistiques suffisamment fournies pour en permettre l'analyse. L'interaction possible des pêcheries piroguières, qui se sont accrues récemment, devrait être étudiée dans l'avenir.
Par ailleurs, une autre interaction d'ordre biologique affecte également les conclusions. En 1970 il est apparu des quantités croissantes de balistes (Balistes capriscus) dans les eaux ghanéennes puis ivoiriennes. Ceci a entrainé une concurrence complexe avec les espèces démersales d'intérêt commercial recherchées par les chalutiers. La conséquence la plus marquante a été une baisse notable des conditions de production de la pêcherie chalutière démersale.
Tout ceci fournit le cadre de l'étude, qui conclut à une production maximale équilibrée modérée de l'ordre de 6000 tonnes par an. Toutefois, cette production est susceptible d'améliorations notables par des mesures appropriées d'aménagement.
2. CONDITIONS GEOGRAPHIQUES ET BIOLOGIQUES
Le domaine chalutable s'étend de la côte au rebord du plateau continental, soit 120 m de profondeur environ. Les fonds sont francs permettant, en général, le chalutage, à l'exception de bandes rocheuses parallèles à la côte formées de grès grossiers au delà de 50 m. Des affleurements rocheux du socle précambrien sont assez fréquents dans la région ouest.
Les productions primaires et secondaires qui induisent la biomasse de poissons sont décrites par Caverivière (1982). Il fait la synthèse d'une vaste littérature sur le sujet. La conclusion est que les productions sont plutôt faibles sauf lors de la forte période d'upwelling (dit du Cap Trois Pointes). Cet upwelling permet un enrichissement en plancton surtout lors de la saison froide de juillet à octobre. Quelques considérations sur la production benthique sont émises par Le Loeuff et Intès (1969).
Au total les conditions biologiques de productivité halieutique du domaine maritime ivoirien sont médiocres. On ne peut pas espérer des chiffres de captures élevées surtout en ce qui concerne les pêcheries démersales.
Les espèces recherchées par les chalutiers appartiennent principalement à deux communautés décrites par Longhurst (1969). Ce sont:
Au dessus de la thermocline, la communautédes Sciaenidés.
Au dessous de la thermocline, la communauté des Sparidés.
La communauté des Sciaenidés vit sur les sédiments meubles et comprend principalement les familles suivantes : Sciaénidés, Polynémidés, Pomadasyidés, Ariidés, Drépanidés.
Dans cette communauté la pêche chalutière recherche des ombrines ou “sosso” (Pseudotolithus), des “fritures” (Brachydeuterus), des “capitaines” (Galeoides), Pentanemus, Polynemus), des “carpes blanches” (Pomadasys), des “raies” et des requins.
La communauté des Sparidés vit sur tous les types de fonds au dessous de la thermocline. On la subdivise en deux éléments : côtier et profond.
L'élément côtier fournit surtout aux chalutiers des dorades et des pageots, (Sparus, Dentex, Pagellus). L'élément profond produit des dorades (Dentex), des loches (Brotulidae) et des mérous (Epinephelus).
D'autres communautés existent, mais ont un intérêt moindre pour les chalutiers. Ce sont, la communauté des Lutjanidés inféodée aux fonds rocheux, donc peu exploitée par les chalutiers, et celle des espèces eurybathes sur lesquelles les chalutiers prélèvent surtout des soles (Cynoglossus).
Comme conséquence de cette diversité d'espèces, il faut noter que les chalutiers procèdent à des tris sur le pont et donc à des rejets pouvant être importants pour certaines espèces. En fait, le volume de ces rejets n'est pas encore très précisément connu et ceci constitue un élément d'incertitude qui affecte la connaissance du potentiel halieutique réel des eaux ivoiriennes. En tout état de cause, les chiffres que l'on va présenter ne concernent que les captures potentielles de poissons marchands dans les conditions de commercialisation de la criée d'Abidjan.
Il n'est pas impossible qu'une demande plus forte de poissons actuellement négligés ne conduisent à réviser à la hausse ces chiffres dans le futur. Pour pouvoir évaluer cette hausse, il serait intéressant de faire une estimation conséquente des rejets. La comparaison avec les chiffres de biomasse présente, issus des chalutages expérimentaux stratifiés menés par un navire de recherche, est également intéressante.
3. STRUCTURE DES STOCKS ET PROPRIETE DE LA RESSOURCE
La répartition zonale des diverses communautés en fonction de la bathymétrie se retrouve avec quelques variations sur le plateau continental depuis le Cap Vert jusqu'en Angola. Ceci signifie que, écologiquement parlant, il n'y a qu'un seul stock des divers poissons benthiques et démersaux sur la côte d'Afrique de l'ouest. Cependant, les passages latéraux des diverses espèces le long de la côte sont probablement assez lents (engendrés surtout par la recherche de nourriture). Ceci a pour conséquence que les poissons benthiques et démersaux exploités dans chaque ZEE des divers pays riverains constituent des stocks, au sens d'une ressource, individualisés. Ils peuvent donc être gérés séparément.
On a donc bien affaire à un stock ivoirien de poissons démersaux et benthiques exploité par les chalutiers et dans une moindre mesure, par les pirogues.
Une autre conséquence de cette trés large distribution d'espèces est que le risque d'effondrement définitif du recrutement semble pratiquement nul, de par la diversité des taux d'exploitation de ces poissons dans les diverses ZEE des pays côtiers africains.
4. DONNEES STATISTIQUES
4.1 Captures
Les chiffres des captures des chalutiers ivoiriens correspondent aux seuls débarquements de la criée d'Abidjan. Les quelques débarquements effectués à San Pedro ont été faibles et sporadiques. On peut donc les négliger. En tenant compte de ce qui a été exposé ci-dessus on gardera à l'esprit que les captures réelles comprennent les poissons rejetés pour lesquels on manque de données.
En tenant compte de toutes ces réserves, on utilisera pour l'évaluation par modélisation les chiffres regroupés dans le tableau 1. Ces chiffres concernent les années 1959 à 1985. L'utilisation de chiffres regroupant toute une série d'espèces pose l'hypothèse implicite que les proportions relatives des espèces n'ont pas trop variées lors de ces années, ou du moins qu'une éventuelle variation n'a pas trop biaisé les données.
4.2 L'effort de pêche
Les chalutiers ivoiriens essentiellement basés à Abidjan opèrent depuis 1950, mais les statistiques d'effort de pêche nominal ne sont disponibles que depuis 1963.
Les chalutiers ont été de trois types, classés selon la puissance et les caractéristiques des chaluts utilisés. Soit donc :
TYPE 1 : 100 à 300 CV avec chalut de 18 m de corde de dos et 40 mm de maille étirée au niveau du cul.
TYPE 2 : 300 à 600 CV avec chalut de 24 m de corde de dos et 40 mm de maille étirée.
TYPE 3 : Plus de 600 CV avec chalut de 32 m de corde de dos.
Les deux derniers types de chalutiers ont pu travailler certaines années en dehors des eaux ivoiriennes. II faut en outre noter que de 1978 à 1980 deux chalutiers opérant “en boeuf” au chalut pélagique ont exploité les eaux ivoiriennes, dans une tranche d'eau différente de celle des chalutiers classiques toutefois. Le potentiel de capture de ce type de pêcherie est donc différent et formé essentiellement d'espèces non démersales.
Les effectifs annuels totaux des chalutiers sont indiqués au tableau 1 à partir de 1973.
L'estimation de l'effort de pêche effectif exercé par ces chalutiers pose le problème classique de la standardisation entre les navires et entre les années. Il a été résolu en employant la méthode de Robson pour les années 1973 à 1985.
5. MODELISATION
Le modèle employé est classique. C'est le modèle global généralisé de Pella et Tomlinson (1969), ajusté par la methode des moindres carrés. Le programme utilisé est PRODFIT, programmé par Fox (1975).
Pour tenir compte de la prolifération des balistes, on a procédé à deux ajustements sur les séries de données 1959–1970 et 1971–1985. Divers essais ont été faits en faisant varier deux paramètres :
le nombre de classes d'âges contribuant significativement aux captures (k);
la forme des courbes gouvernée par la valeur du coefficient m.
Les résultats de l'ajustement sur la période sans balistes 1959–1970 sont les suivants:
La prise maximale équilibrée (PME) varie très peu autour du chiffre de 10000 tonnes quelques soient les valeurs de k et m retenues. On a porté le détail des ajustements dans deux cas standard au tableau 2. Les efforts de pêche standardisés correspondants aux PME varient plus largement entre 85000 et 105000 heures de pêche d'un chalutier standard de 400 CV. Les courbes de production pour k = 2 et deux valeurs de m sont présentées sur la figure 1.
Tout ceci est très semblable aux conclusions de Caverivière (1982) et correspond à une productivité halieutique modérée du plateau continental ivoirien en accord avec la médiocre productivité primaire des eaux tropicales.
L'ajustement des données de la période 1971–1985,c'est_à_dire lors de la prolifération des balistes, donne les résultats suivants après élimination des points annuels 1978–79 qui paraissent douteux :
La PME fluctue peu autour d'une valeur de l'ordre de 5800 tonnes. Ceci quelles que soient les valeurs de k et m retenues.
Les efforts de pêche correspondants sont également stables autour de 40000 heures de pêche d'un chalutier standard de 400 CV. Le détail des ajustements pour des valeurs classiques de k et m est porté au tableau 2. Les courbes de production pour k = 2 et deux valeurs de m sont présentées sur la figure 1.
La productivité halieutique du plateau continental ivoirien aurait donc brutalement chuté lors des années 1970–1971. L'examen de la répartition des couples de valeurs annuelles indique bien en effet un passage rapide d'un état à l'autre. Même lors des années d'effort de pêche relativement élevé de 1972–1973 les captures ont stagné à environ 6000 tonnes.
L'explication que propose Caverivière est que les conditions trophiques de l'écosystème ont brutalement changé avec l'apparition et la véritable explosion démographique des balistes. Cette espèce très adaptable serait entrée en concurrence pour la nourriture avec les espèces endémiques du plateau continental ivoirien. Dans ce cas, les fluctuations possibles de la biomasse de baliste devraient être en corrélation inverse avec les potentialités halieutiques du plateau ivoirien.
Pour la période récente on a en outre procédé à la recherche de la valeur m produisant le meilleur ajustement (avec k = 2). Ceci est représenté graphiquement sur la figure 2 en portant l'évolution de la somme des carrés résiduels (SCR) en fonction de m croissants. On constate une asymptote pour des valeurs élevées de m. Les valeurs de la SCR sont toutefois très proches quels que soient les m. Ceci signifie que les modèles de production avec une forte valeur de m (c'est à dire des courbes à forte convexité vers la droite, et donc une relation étroite entre les faibles niveaux de biomasse féconde et le recrutement) représenteraient un tout petit peu mieux la réalité du stock. Cependant, ceci se heurte à la forte objection que de par la continuité des peuplements le long des côtes africaines évoquée ci—dessus, de fortes relations entre biomasse féconde et recrutement apparaissent comme très peu plausibles.
Il semble plutôt que les jeux de données disponibles où l'effort de pêche n'a jamais varié très largement ne permettent pas un ajustement très précis. Ceci montre en outre la relativité des conclusions que l'on doit attendre d'un tel usage du modèle de production. Une certaine prudence s'impose dans l'interprétation.
BIBLIOGRAPHIE
Caverivière, A., 1982 — Les espèces démersales du plateau continental ivoirien. Biologie et exploitation. Thèse Doctorat Etat Sciences, Université Aix—Marseille II, 2 vol., 415p. et 159p.
Fox, W.W.Jr., 1975 — Fitting the generalized stock production model by least - squares and equilibrium approximation. Fish. Bull., vol. 73, n° 1 : 23–37.
Le Loeuff, P. et Intès, A., 1969 — Premières observations sur la faune benthique du plateau continental de Côte d'Ivoire. Cah. ORSTOM, sér. Océanogr., vol. VII, n° 4: 61–66.
Longhurst, A.R., 1969 — Species assemblages in the tropical demersal fisheries. UNESCO. Actes du Symp. sur l'océanogr. et les ress. halieut. de l'Atl. Trop., Rapp. de synthèse et Comm., Abidjan 1966, pp. 147–170.
Pella, J. et Tomlinson, P., 1969 — A generalized Stock Production Model. Bull. Inter. — Am. Trop. Tuna Comm., vol. 13, n° 3 : 419–496.
ANNEE | PRISE | EFFORT | P.U.E. | NAVIRES | REMARQUES |
---|---|---|---|---|---|
1959 | 8 000 | 49 690 | 161 | ||
1960 | 8 500 | 52 800 | 161 | ||
1961 | 10 200 | 54 550 | 187 | ||
1962 | 11 500 | 74 190 | 155 | ||
1963 | 9 600 | 84 210 | 119 | Période | |
1964 | 6 600 | 43 710 | 151 | ||
1965 | 8 300 | 53 900 | 154 | ||
1966 | 8 890 | 62 170 | 143 | sans | |
1967 | 7 730 | 52 950 | 146 | ||
1968 | 8 350 | 51 540 | 162 | ||
1969 | 7 650 | 59 300 | 129 | Balistes | |
1970 | 6 060 | 44 970 | 157 | ||
1971 | 5 560 | 33 490 | 166 | ||
1972 | 6 430 | 48 710 | 132 | ||
1973 | 5 530 | 45 700 | 121 | 13 | |
1974 | 5 550 | 37 760 | 147 | 11 | |
1975 | 5 310 | 34 320 | 155 | 9 | Période |
1976 | 5 090 | 32 840 | 155 | 10 | |
1977 | 6 134 | 39 550 | 155 | 9 | |
1978 | 8 900 | (53 940) | 165 | 12 | avec |
1979 | 8 210 | (48 005) | 171 | 14 | |
1980 | 6 400 | 37 700 | 169 | 11 | |
1981 | 6 059 | 37 180 | 163 | 9 | |
1982 | 5 223 | 27 740 | 189 | 11 | Balistes |
1983 | 6 002 | 35 390 | 169 | 17 | |
1984 | 6 112 | 39 900 | 153 | 17 | |
1985 | 5 724 | 44 000 | 130 | 20 |
PERIODE | M = 1.001 | M = 2 | M = 2 |
---|---|---|---|
Années 1959–1970 | PME = 10050 | PME = 9718 | |
Fopt = 104812 | Fopt = 85096 | ||
Um = 96 | Um = 114 | ||
K = 2 | K 2 | ||
DA = 1.99123 | DA = 1.00235 | ||
Années 1971–1985 (78–79 exclues) | PME = 5820 | PME = 5856 | PME = 5831 |
Fopt = 41246 | Fopt = 40268 | Fopt = 37529 | |
Um = 141 | Um = 145 | Um = 155 | |
K = 2 | K = 2 | K = 3 | |
DA = 0.791 | DA = 0.799 | DA = 1.001 |
Fig. 1 Courbes de production en fonction de l'effort, période 1959– 1970 et période 1971–1985 pour k = 2 et deux valeurs de m
Fig. 2 Evolution de la somme des carrés résiduels des points ajustés (période 1971–1985) en fonction des valeurs de m