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CHAPITRE 2
Grands thèmes de l'alimentation et de l'agriculture mondiales au début des années 90

2.1 Evolution historique à long terme de l'équilibre population mondiale-disponibilités alimentaires et de l'alimentation et de la nutrition dans les pays en développement

Comme on l'a signalé à l'avant-propos, il y a quelques grandes questions concernant l'alimentation et l'agriculture qui sont réellement d'importance mondiale. Deux questions semblent dominer les autres: a) la persistance de la sousalimentation et de l'insécurité alimentaire dans de vastes secteurs de la population des pays en développement, b) le processus de raréfaction et de dégradation croissantes des ressources agricoles et autres dans la mesure où ce processus est lié, directement ou indirectement, à la satisfaction des besoins alimentaires et pécuniaires d'une population mondiale de plus en plus nombreuse.

Ce chapitre est consacré à la conception actuelle de la nature et de l'importance de ces deux problèmes et, dans la mesure du possible, à l'analyse de l'évolution historique qui est à l'origine de la situation actuelle. On cherche à aider le lecteur à comprendre les vraies dimensions de ces problèmes, à analyser les succès et les échecs du passé et à identifier les facteurs qui pourront déterminer les succès ou les échecs dans l'avenir.

L'évolution de l'équilibre entre la population mondiale et les disponibilités alimentaires est une toile de fond appropriée pour étudier l'évolution de la situation alimentaire et agricole dans les pays en développement. Néanmoins, il convient de souligner d'emblée qu'examiner l'évolution au niveau mondial, par exemple en juxtaposant l'évolution de la production alimentaire et celle de la population, ne donne guère d'éléments d'analyse pour comprendre l'évolution de l'alimentation et de la nutrition dans les pays et les groupes de population voués à l'insécurité alimentaire. Il n'est pas question de nier le fait que le rapport mondial entre l'offre et la demande de produits alimentaires influe sur l'incidence de la sous-alimentation, et ce, essentiellement par son impact sur le prix des produits alimentaires achetés et vendus par les pauvres et sur les flux d'aide alimentaire. En effet, la faim sévit toujours dans ces pays alors que la production alimentaire mondiale a atteint un niveau suffisant pour satisfaire les besoins de tous les habitants de la planète. Ce fait témoigne de la complexité du problème, dans lequel la production mondiale par habitant n'est que l'une des nombreuses variables en cause. Malgré tout, la question de l'équilibre mondial reste d'actualité pour le grand public, notamment si l'on évalue la capacité de la planète de faire vivre une population mondiale en croissance constante. Ces questions ont pris encore plus d'importance en raison des contraintes qui pèsent sur les capacités de production alimentaire mondiale du fait de la dégradation des ressources naturelles et d'autres problèmes écologiques.

En ce qui concerne l'évolution de l'équilibre entre la population et les disponibilités alimentaires au niveau mondial, ces dernières décennies ont enregistré une croissance démographique sans précédent. Il y a à peine 30 ans, la population du monde s'élevait à 3 milliards d'hommes; elle a atteint 5,5 milliards en 1992. Au cours de cette période, les augmentations annuelles n'ont cessé de s'accroître en chiffres absolus. Au cours de la periode 1960-65, l'augmentation était de l'ordre de 63 millions d'individus par an. Au début des années 70, elle atteignait 72 millions pour passer à 82 millions au début des années 80, et on l'estime à 93 millions actuellement. Elle pourrait ne se stabiliser qu'après 2000. Ensuite, l'augmentation annuelle (et non la population totale) devrait commencer à diminuer très lentement pour s'établir, par exemple, à quelque 85 millions en 2025, époque à laquelle la population mondiale aura atteint 8,5 milliards (données provenant de l'évaluation démographique mondiale de l'ONU de 1992, ONU 1993b; les projections démographiques utilisées ici proviennent de l'évaluation de 1990; elles sont présentées au chapitre 3 et, avec davantage de détails, dans l'annexe statistique).

Comment l'agriculture a-t-elle réagi à ces augmentations de la population mondiale ? Une vue d'ensemble est présentée à la figure 2.1. La production a progressé plus rapidement que la population et la production par habitant dépasse aujourd'hui d'environ 18 pour cent celle d'il y a 30 ans. Les disponibilités alimentaires à l'échelle mondiale équivalent aujourd'hui à quelque 2 700 kilocalories par personne et par jour (dans le reste du texte on parlera simplement de calories) contre 2 300 calories il y a 30 ans.1 Ces statistiques ne portent que sur les aliments consommés directement par les humains. En outre, quelque 640 millions de tonnes de céréales servent à nourrir les animaux qui fournissent les produits de l'élevage destinés à la consommation humaine. Si l'on destinait un tiers seulement de ces céréales fourragères à l'alimentation humaine directe, les disponibilités alimentaires nettes par habitant pourraient s'élever à quelque 3 000 calories, c'est-à-dire compte tenu des pertes de calories dues à la baisse correspondante de production et de consommation de produits de l'élevage. Il ne s'agit peut être pas là d'une proposition pratique ou même nécessaire. Toutefois, cet exemple montre que le niveau existant de disponibilités alimentaires par habitant est considéré comme suffisant pour assurer à tous une alimentation adéquate, à condition que ces disponibilités soient réparties équitablement.

1. Les disponibilités alimentaires pour la consommation humaine directe (Nourriture) sont calculées à partir des équations suivantes tirées de bilans alimentaires pour chaque pays, chaque produit alimentaire et chaque année:
Disponibilités alimentaires totales = Production + (importations - exportations) + (stocks initiaux -stocks finals)
Nourriture = Disponibilités alimentaires totales - Alimentation animale - Utilisations industrielles non alimentaires - Semences - Pertes (de la récolte à la vente au détail).
L'estimation des disponibilités alimentaires par habitant ainsi obtenue peut s'écarter des quantités d'aliments que les gens absorbent effectivement au sens nutritionnel, en raison par exemple de gaspillages postérieurs à la vente au détail (au niveau du ménage). On trouvera un examen de cette question et des comparaisons dans FAO (1983).

Figure 2.1

Figure 2.1 - Monde : Production agricole, population et production par habitant 1961–1992

En réalité, la répartition est loin d'être équitable. A une extrémité, les disponibilités alimentaires par habitant s'élèvent à environ 3 500 calories par habitant en Europe de l'Ouest et même à quelque 3 600 en Amérique du Nord. A l'autre extrémité, elles sont de 2 100 calories en Afrique subsaharienne et de 2 200 en Inde et au Bangladesh réunis (voir annexe statistique). Ainsi, dans une grande partie du monde en développement, les disponibilités alimentaires sont loin d'être suffisantes pour que tous bénéficient en tout temps d'un accès à une nourriture adéquate, bref qu'ils jouissent de la sécurité alimentaire. Tant que cet état de choses persistera, le problème alimentaire se posera au niveau mondial, même si la production est suffisante à l'échelle globale. Il est tentant d'affirmer qu'il s'agit là d'un problème non de production mais de distribution. Or, si cette affirmation est correcte au sens numérique et statique, elle est superficielle et peut induire en erreur. Tout d'abord, elle implique l'idée d'une redistribution radicale des disponibilités alimentaires statiques du monde en guise de solution possible; en outre, elle relègue au deuxième rang la nécessité d'accroître la production.

On reconnaît de plus en plus que les populations dont les niveaux de consommation alimentaire sont insuffisants se trouvent dans cette situation parce qu'elles n'ont pas les revenus nécessaires pour que leur demande corresponde à leurs besoins. Il faudrait, dès lors, parler non pas de pénurie d'aliments mais de pénurie de revenus ou de pouvoir d'achat, en bref, de pauvreté ou de manque de moyens donnant accès à la nourriture (Sen, 1987). L'importance ainsi donnée à ces moyens plutôt qu'aux disponibilités alimentaires est un mode de penser qui s'impose de nos jours, et qui aide à comprendre et à expliquer l'existence de la sous-alimentation et à prescrire des mesures pour l'éliminer. L'approche fondée sur les moyens d'accès réduit à juste titre le rôle des disponibilités alimentaires moyennes en tant qu'indicateur pour bien comprendre les problèmes liés au manque d'accès des pauvres à la nourriture. Toutefois, le rôle de la production par habitant ne devrait pas être sous-estimé, étant donné qu'il faudra des quantités sans cesse croissantes de vivres pour résoudre le problème alimentaire à l'avenir. En outre, en ce qui concerne les moyens d'accès des pauvres à la nourriture, le niveau de la production alimentaire par habitant dans les pays fortement tributaires de l'agriculture comme source d'emploi et de revenu est, en soi, un facteur déterminant (Lipton et Ravaillon, 1993, p.50).

Quant à une éventuelle redistribution de ces disponibilités alimentaires qui sont suffisantes au niveau mondial, notons que si les revenus des pays pauvres devaient atteindre des niveaux leur permettant d'élever leur demande solvable de produits alimentaires de manière sensible, il ne serait pas nécessaire de procéder à des transferts massifs par des marchés pour satisfaire cette demande accrue, du moins pas à l'échelle indiquée par les déséquilibres actuels des disponibilités alimentaires entre pays. En effet, a) l'accroissement de la demande ne surviendra pas du jour au lendemain mais plutôt progressivement, sur un certain nombre d'année, de sorte que la production aura le temps de s'adapter et b) il est probable qu'une large part de cette demande additionnelle serait satisfaite grâce à des augmentations de production dans les pays pauvres eux-mêmes car, à quelques exceptions près, l'amélioration de l'agriculture dans les pays pauvres ferait partie intégrante du processus d'accroissement des revenus. La majorité des pauvres du monde vivent en produisant de la nourriture et, dans la plupart des pays pauvres, les possibilités d'emploi et de revenu, dans tous les secteurs et pas seulement en agriculture, sont étroitement liées au niveau de productivité de l'agriculture (cf. chapitre 7). C'est pourquoi, dans la plupart des pays pauvres, des augmentations de revenu qui provoqueraient une hausse de la demande vont de pair avec l'accroissement des disponibilités alimentaires obtenues localement grâce à une agriculture plus productive.

En conclusion, l'abondance relative de denrées qui existe actuellement au niveau mondial, et la possibilité apparente de redistribuer les disponibilités alimentaires statiques du monde paraissent des solutions plus théoriques que pratiques lorsqu'il s'agit de trouver le moyen d'améliorer la situation alimentaire des pays pauvres. Ainsi, les politiques adoptées pour résoudre le problème alimentaire devront affronter, en priorité parmi d'autres questions, celle de la croissance et de la distribution géographique des disponibilités alimentaires à l'avenir. En d'autres termes, pour porter la consommation des pays pauvres à des niveaux «acceptables», il faudra produire davantage d'aliments dans les lieux appropriés. Parallèlement, l'accroissement des transferts de denrées alimentaires dans le cadre des échanges commerciaux et de l'aide alimentaire sera de plus en plus importante et nécessaire.

2.2 Evolution récente

La croissance de l'agriculture mondiale a ralenti: de 3,0 pour cent par an pendant les années 60, le taux est tombé à 2,3 pour cent pendant les années 70 et 2,0 pour cent entre 1980 et 1992. Certains craignent que cette baisse ne soit due à ce que les contraintes de production deviennent plus rigides et qu'elle ne menace à terme la sécurité alimentaire. Brown (1994) considère que l'année 1984 est une date charnière, parce que la production mondiale de céréales par habitant est aujourd'hui inférieure à ce qu'elles était au milieu des années 80.2 Pour interpréter cette évolution, il faut tout d'abord examiner les faits. La périod qui s'est écoulée entre 1984 et 1992, dernière année pour laquelle on dispose de données, marque-t-elle une rupture avec l'évolution passée du rapport entre la production agricole mondiale et la population ?

Figure 2.2 (a)

Figure 2.2 (a) - Monde : Taux de croissance de la production agricole (tous produits), périodes mobiles de 8 ans, 1961–1992

Pour répondre à cette question, on comparera le taux de croissance enregistré de 1984 à 1992 avec ceux de toutes les périodes de huit ans de 1961 à 1992. La Figure 2.2 (a) montre les taux de croissance de la production agricole mondiale (tous produits), totale et par habitant, pendant chacune de ces périodes de huit ans; la Figure 2.2(b) fait de même pour les céréales. On constate que 1984–92 est la première période de huit ans des trois dernières décennies pendant laquelle le taux de croissance de la production agricole mondiale par habitant soit tombé à zéro. En outre, cette période marque un nouveau record de la croissance négative de la production mondiale de céréales par habitant.

2. La production mondiale de céréales par habitant a atteint le record historique de 342 kg pendant la période 1984/86 et la moyenne triennale est restée inférieure à ce niveau depuis lors. Elle était tombée à 317 kg en 1987/89 (1988 a été l'année de la grande sécheresse en Amérique du Nord), mais elle a remonté à 325 kg en 1990/92.

Figure 2.2 (b)

Figure 2.2 (b) - Monde : Taux de croissance de la production céréalière (avec le riz sous forme usinée), périodes mobiles de 8 ans, 1961–1992

On pourrait en conclure que ceux qui considèrent le milieu des années 80 comme une date charnière pour l'agriculture mondiale ont raison. En tout état de cause, on peut se demander si ce changement (a) marque une détérioration, (b) tient à la rigidité croissante des contraintes de production, et (c) est une indication des tendances futures. Les questions (a) et (b) sont traitées ci-après; la question (c) est le sujet du Chapitre 3.

Y a-t-il une détérioration ?

En principe, le ralentissement de la croissance de l'agriculture mondiale n'indique pas nécessairement que la tendance à l'amélioration de la sécurité alimentaire et de la nutrition de la majorité de l'humanité, qui avait caractérisé la période historique, soit compromise. En effet: a) la proportion de la population mondiale qui est bien nourrie est aujourd'hui plus grande que dans le passé. En conséquence, la production de l'agriculture mondiale qui est utilisée pour ces «biens-nourris» n'a plus besoin d'augmenter au même rythme que par le passé pour que leurs disponibilités alimentaires par habitant se maintiennent aux niveaux «satisfaisants» déjà atteints. Or, cette partie de la population, qui comprend celle de presque tous les pays développés et une partie de la population de plusieurs pays en développement, consomme nettement plus de la moitié de la production alimentaire mondiale. Et b) en outre, la croissance de la population mondiale tend aussi à ralentir, même dans les régions où la nutrition laisse encore beaucoup à désirer.

Le maintien du taux de croissance historique de l'agriculture n'est donc ni une condition nécessaire ni encore moins une condition suffisante pour que la sécurité alimentaire continue à s'améliorer. Ce qui compte, ce sont les facteurs qui déterminent la disponibilité de vivres dans les pays et parmi les groupes de population sujets à l'insécurité alimentaire, et l'accés à ces vivres. Le taux de croissance de la production mondiale n'est qu'un des nombreux paramétres qui interviennent; mais le taux de croissance de la production dans ces pays et régions a une importance fondamentale. Cette question est examinée ci-aprés.

Il s'agit donc de savoir ce qui s'est passé dans les pays où la sécurité alimentaire est précaire et dépend en grande partie de la performance du secteur agricole. La plupart des pays en développement entrent dans cette catégorie. Quand la croissance de leur agriculture ralentit, on peut souvent considérer que leur sécurité alimentaire est menacée parce que a) leur économie dépend beaucoup du secteur agricole, b) les disponibilités alimentaires par habitant sont faibles, et c) ils n'ont qu'une capacité limitée de compléter leur ravitaillement au moyen d'importations.

Bref, un taux de croissance «insuffisant» de l'agriculture compromet la sécurité alimentaire par son effet à la fois sur la demande et sur l'offre (voir dans Alexandratos, 1992, des estimations du rôle des taux de croissance de la production agricole pour expliquer les différences de disponibilités alimentaires par habitant entre pays). Mais les pays en développement sont très loin d'être homogènes de ce point de vue: dans certains, le taux de croissance de la production agricole par habitant n'est pas un déterminant majeur de la sécurité alimentaire. Il faut donc examiner l'évolution historique de la production agricole par habitant séparément dans différents groupes de pays en développement.

Aucun critère n'est suffisant pour classer les différents pays selon la vulnérabilité de leur sécurité alimentaire aux variations du taux de croissance de l'agriculture. Mais il vaut mieux utiliser un critère approximatif que de traiter l'ensemble des pays en développement comme un groupe homogène. Un critère possible est la proportion de la population active dans l'agriculture (voir Annexe statistique). En utilisant ce critère, on donne beaucoup de poids à l'effet de la demande (ou des revenus) sur la sécurité alimentaire parce que cela revient à mesurer la proportion de la population pour laquelle l'agriculture est la principale source d'emploi et de revenu. Les données ne sont pas très bonnes - certaines ne sont que des opinions raisonnées d'experts - mais du moins ont-elles le mérite d'exister pour tous les 93 pays en développement étudiés ici.

Dans 31 des 93 pays, moins du tiers de la population active travaille dans l'agriculture : on peut donc considérer que ces pays sont « faiblement » tributaires de l'agriculture pour leurs emplois et leur revenu.3 On a aussi classé dans cette catégorie quelques pays dans lesquels plus du tiers de la population active travaille dans l'agriculture parce que cela se justifiait sur la base d'autres critères, à savoir principalement le niveau relativement élevé des disponibilités alimentaires par habitant et la faible part du PIB provenant de l'agriculture. Pour ces 31 pays dépendant « faiblement » de l'agriculture, on a postulé que la sécurité alimentaire est relativement peu vulnérable aux fluctuations du taux de croissance de la production agricole par habitant. Ces pays comptent ensemble 730 millions d'habitants, soit 19 pour cent de la population des pays en développement; les disponibilités alimentaires par habitant y sont en moyenne de 2910 calories/jour et 26 d'entre eux se situent à un niveau moyenélevé pour cette variable (2600 à 3300 calories/jour).

3 Les valeurs de cet indicateur dans les pays en développement sont très dispersées: de 15 pour cent Uordanie, Argentine, Chili, Trinité et Tobago) à plus de 80 pour cent (beaucoup de pays d'Afrique subsaharienne).

Dans les 62 autres pays - ceux où plus du tiers de la population active vit de l'agriculture - 58 ont des disponibilités alimentaires par habitant inférieures à 2600 calories, et pour la majorité d'entre eux la valeur se situe aux environs de 2000 calories. Pour l'ensemble du groupe, la moyenne est 2370 calories, ou 2230 si l'on exclut la Chine. En outre, la majorité des pays de ce groupe ont des importations nettes par habitant de produits alimentaires relativement peu importantes et dans quelques-uns, la balance des paiements est donc la capacité d'importer des aliments est très tributaire des exportations de produits agricoles; en conséquence, la sécurité alimentaire dépend beaucoup des résultats de l'agriculture, qui conditionnent à la fois la demande (puisque le gros de la population tire son revenu de l'agriculture) et l'offre (puisque ce secteur produit des aliments ainsi que les recettes en devises nécessaires pour en importer).

Ce groupe de pays «fortement» tributaires de l'agriculture est encore trop hétérogène puisqu'il comprend des pays dans lesquels l'agriculture occupe 80 à 90 pour cent de la population active et produit 55 à 60 pour cent du PIB, tels que la Tanzanie, le Burundi, le Népal, etc., des pays plus typiques tels que ceux d'Asie du Sud (60–70 pour cent de la population active, 30–35 pour cent du PIB), et même des pays atypiques possédant des ressources minières mais où l'agriculture n'en occupe pas moins l'essentiel de la population active (Congo, Gabon, Botswana peut-être : 60 à 70 pour cent de la population active, mais seulement 5 à 10 pour cent du PIB). Toutefois, malgré cette grande hétérogénéité, tous ces pays sont caractérisés par le fait que, pour les raisons décrites plus haut, l'accès à la nourriture dépend, pour une partie importante de la population, des résultats de l'agriculture nationale. La Chine appartient à ce groupe mais il est intéressant d'indiquer les chiffres pour le groupe avec et sans la Chine parce que ce pays, dont la population pèse beaucoup dans le total, a réussi à diversifier son économie rurale et à atteindre des niveaux de disponibilités alimentaires par habitant supérieures à la moyenne. L'évolution historique pour ces groupes de pays en développement est illustrée aux figures 2.3(a) à 2.3(d)).

On notera que a) pour l'ensemble des pays en développement, les taux de croissance de la production agricole par habitant (tous produits) ne sont en général pas plus faibles pour les dernières périodes de huit ans examinées que pour les précédentes (Fig. 2.3(a) ; b) il en va de même pour les deux groupes de pays distingués ci-dessus (Fig 2.3(b)), 2.3(c); et c) quant aux groupes de pays les plus vulnérables (ceux qui sont trés tributaires de l'agriculture, Chine non comprise), le taux de croissance par habitant a même été ces dernières années plus élevé que pendant les périodes précédentes (Fig. 2.3(d)).

Figure 2.3 (a)Figure 2.3 (b)
Figure 2.3 (a): Ensemble des pays en développementFigure 2.3 (b): Groupe à faible dépendance
Figure 2.3 (c)Figure 2.3 (d)
Figure 2.3 (c): Groupe à haute dépendanceFigure 2.3 (d): Groupe à haute dépendance (Chine exclue)

Taux de croissance de la production agricole (tous produits). Pays en développement. Périodes mobiles de 8 ans, 1961–1992

Etant donné ces observations, il est difficile d'admettre que ces dernières années aient été marquées par une détérioration des tendances. Ce qui est vrai, c'est que les taux de croissance de la production par habitant sont restés, comme dans le passé plus lointain, faibles et tout à fait insuffisants dans les pays où un accroissement de la production améliorerait beaucoup la sécurité alimentaire. Il faut reconnaître ces faits pour analyser dans une juste perspective la nature et l'importance des tendances de la croissance de l'agriculture, qui doivent toujours être évaluées eu égard aux besoins et non dans l'absolu. C'est là un thème récurrent dans une bonne partie de la présente étude. C'est aussi une des raisons pour lesquelles on s'est principalement attaché aux perspectives de l'agriculture et de la sécurité alimentaire dans les pays en développement.

En conclusion, le ralentissement de la croissance agricole mondiale après la moitié des anneés 80 n'a, en général, pas été causé par des ralentissements enregistrés dans les pays oú la sécurité alimentaire est tributaire de la production locale. Comme on le verra plus loin, ce ralentissement est plutôt le fait d'ajustements de la production survenus dans les principaux pays exportateurs de céréales comme suite à la stagnation de la demande d'exportation et à la nécessité de contenir l'accumulation des stocks. Il est évident que la souplesse avec laquelle les principaux pays exportateurs sauront s'adapter à l'évolution des marchés mondiaux, par une augmentation ou une diminution des approvisonnements, restera un facteur important de la sécurité alimentaire mondiale.

Dans le passé, ces pays ont généralement fait preuve d'une telle souplesse et ont par exemple en général absorbé les fluctuations des marchés mondiaux de produits alimentaires, par exemple en faisant varier la quantité de céréales qu'ils utilisaient pour l'alimentation animale en fonction des variations des prix mondiaux des céréales ou en appliquant des politiques qui les conduisaient à détenir des stocks plus considérables que ce n'aurait été le cas autrement. Les réformes en cours ou prévues des politiques pourraient accroître ou réduire cette souplesse. Par exemple, la réduction des aides à l'agriculture couplées à la production pourrait entraîner une réduction permanente des stocks ou la conversion de terres céréalières à d'autres utilisations quasi-permanentes telles que la foresterie. Ou, au contraire, les marchés intérieurs de certains des principaux pays exportateurs pourraient réagir davantage à l'évolution des marchés mondiaux si les nouvelles politiques ont pour effet de rendre les prix intérieurs plus sensibles aux variations des cours mondiaux. Les mesures de protection de l'environnement pourraient aussi jouer un rôle, par exemple le retrait quasi définitif de terres à des fins de conservation ou la restriction de l'utilisation des produits agrochimiques. Enfin, les réformes réduisant le soutien de l'agriculture pourrait créer un climat moins favorable au financement public de la recherche agronomique visant à accroître les rendements dans les pays développés exportateurs (voir O'Brien, 1994). Cela pourrait aussi réduire les retombées positives de l'innovation sur la productivité de l'agriculture dans les pays en développement.

Une dernière mise en garde s'impose: il ne faut pas trop se fier aux moyennes mondiales par habitant. Ainsi on peut voir au tableau 2.1 que la production céréalière mondiale par habitant n'a pas augmenté entre 1979/81 et 1990/92 à l'échelle mondiale; or elle a augmenté tant dans les pays développés que dans les pays en développement. Ce paradoxe tient à ce que la production par habitant dans ces deux groupes de pays et la part de chacun dans la population totale étaient très différentes pendant la période de base et que les taux de croissance démographique ont eux aussi été très différents. On ne peut donc assimiler la scène mondiale à un jeu à somme nulle dans lequel, si le total ne bouge pas, les gains des uns doivent être compensés par les pertes des autres. C'est là un aspect très important de la question qui nous intéresse car il ressort des projections du Chapitre 3 (dont le Tableau 2.1 donne une première idée) que la production par habitant de céréales restera probablement stationnaire à l'échelle mondiale alors qu'elle augmentera aussi bien dans les pays développés que dans les pays en développement.

Tableau 2.1 - Production de céréales par habitant (y compris le riz sous la forme usinée), moyennes de trois ans et projections
 Production totale1
(millions de tonnes)
Population2
(millions)
Production par habitant
(kg)
1979/811990/9220101980199120101979/811990/922010
Monde144417562334444753877150325326326
Pays développés7938731016117012621406678692722
Pays en développement6518831318327741255744200214229

1 Les chiffres de la production céréalière ont été revisés pour tenir compte du fait que la production de l'ex-URSS estdésormais exprimée en poids net et non plus en poids brut.

2 Chiffres de la population provenant de l'évaluation démographique mondiale de I'ONU de 1992 (ONU, 1993b). Ces chiffresne sont pas utilisés dans les analyses faites pour cette étude. Pour cette raison la production par habitant en l'an 2010 est unpeu différente de celle projetée au chapitre 3.

L'environnement mondial de la production est-il devenu moins propice à la croissance de l'agriculture ?

Le ralentissement de la croissance de l'agriculture mondiale n'est pas une base suffisante pour répondre à cette question par oui ou par non. On ne peut nier que, du moins par endroit, les terres et les eaux se dégradent; en outre, leur abondance par habitant diminue en raison de la croissance démographique; enfin, l'accroissement des rendements s'essouffle de plus en plus. Tout cela est vrai, mais l'évolution du potentiel de production doit être mis en regard des besoins de production agricole accrue. Dans la mesure où ces besoins s'expriment sous forme de demande solvable, l'aggravation des contraintes qui freinent la production face à l'évolution de la demande se serait traduite par une hausse des prix. Or, rien n'indique qu'une telle hausse ait eu lieu, du moins pas sur les marchés mondiaux, où les cours ont plutôt tendu à baisser qu'à augmenter pendant les années 80.4 Il semble donc que l'on puisse considérer que le ralentissement s'explique par toute une série de facteurs et non pas seulement, ni même principalement, par une dégradation de l'environnement de la production, laquelle doit toujours être envisagée dans la perspective de la croissance de la demande solvable.

On notera à ce propos que le ralentissement de la croissance de la production céréalière mondiale est imputable principalement aux grands pays exportateurs de céréales (Etats-Unis, Canada, CE, Australie, Argentine, Thaïlande) qui représentaient ensemble 36 pour cent de la production mondiale au milieu des années 80. Leur production est tombée de 621 millions de tonnes en 1984/86 (888 kg par habitant) à 602 millions de tonnes en 1990/92 (824 kg par habitant). Dans le reste du monde, en revanche, la production a augmenté, passant de 1040 à 1153 millions de tonnes, tandis que la production par habitant restait pratiquement inchangée. Certains des gros pays exportateurs ont dû pendant cette période avoir recours à plusieurs reprises à des mesures d'aménagement de l'offre et réduire les incitations afin de maîtriser la croissance de la production. On ne saurait donc dire que le déclin de leur production soit un symptôme de « fatigue ». Le principal facteur est plus probablement le ralentissement de la demande à l'exportation.

4. Il faut toutefois reconnaître que les mouvements des cours mondiaux ne sont pas toujours un critère objectif. En effet, ils sont influencés par les politiques de soutien et de protection de l'agriculture qu'appliquent les grands pays développés, qui tendent à les faire baisser. En outre, le fait que les «pertes» de capital naturel résultant du processus de production (réduction de la productivité des terres et des eaux provoquée par la dégradation) ne soient pas pris en compte dans le prix des produits tend également à maintenir artificiellement bas les prix du marché. En un mot, la tendance à la baisse des prix sur le marché mondial tient en partie aux subventions à la production supportées par les consommateurs et les contribuables des pays riches (voir O'Brien, 1994) et peut-être aussi, dans une moindre mesure, à ce que ces prix incorporent une subvention occulte correspondant aux coûts des pertes de capital naturel non prises en compte.

Si ces interprétations sont correctes, c'est une raison de plus pour attacher moins d'attention aux variations de la production mondiale, surtout lorsqu'elles sont imputables à l'évolution dans les principaux pays exportateurs, et davantage aux raisons pour lesquelles la demande solvable, y compris la demande d'importation, s'accroît si lentement dans les pays et groupes de populations souffrant de grave insécurité alimentaire. C'est en examinant le problème de la sécurité alimentaire de ce point de vue que l'on pourra cerner comme il convient les contraintes freinant la production au niveau local qui, elles, jouent un rôle fondamental dans la persistance de l'insécurité alimentaire dans beaucoup de pays à bas revenu fortement tributaires de l'agriculture. En effet, comme on l'a vu plus haut, c'est dans ces pays que la croissance de la production détermine non seulement la croissance des disponibilités alimentaires, mais aussi, dans une large mesure, celle des revenus et de la demande.

2.3 Pays en développement: ampleur du problème alimentaire et évolution historique

La situation dans son ensemble

Quelle est l'ampleur du problème des disponibilités de denrées alimentaires dans les pays en développement ? Comment a-t-il évolué dans le temps ? Combien d'hommes souffrent-ils de sous-alimentation ?

Voyons d'abord l'ampleur du problème et son évolution dans le temps. Les disponibilités alimentaires de l'ensemble des pays en développement ont augmenté, passant de 1 950 calories au début des années 60 à 2 470 calories en 1988/90 (des données révisées et plus récentes allant jusqu'au 1992 figurent dans l'Annexe Statistique). Parallèlement, leur population est passée de 2,1 milliards à près de 4 milliards d'hommes. D'importants progrès ont donc été accomplis. Ces progrès ou, dans certains cas, l'absence de progrès, sont présentés à la figure 2.4 qui fait apparaître l'évolution dans les différentes régions.

Figure 2.4

Figure 2.4 - Pays en développement : disponibilités alimentaires par habitant (cal/jour) 1961–1992

Du fait de cette évolution, seulement quelque 330 millions de personnes, soit environ 8,5 pour cent de la population des pays en développement, vivaient, en 1988/90, dans des pays où les disponibilités alimentaires par habitant étaient très faibles, c'est-à-dire inférieures à 2 100 calories (tableau 2.2). Il y a trente ans, ce chiffre s'élevait à 1,7 milliard d'hommes, soit 80 pour cent du total. Les progrès accomplis sont tout aussi visibles si l'on change d'optique; quelque 650 millions de personnes, soit 17 pour cent de la population totale des pays en développement, vivaient en 1988/90 dans des pays dont les disponibilités alimentaires par habitant dépassaient 2 700 calories; ici encore, il y a 30 ans, ce chiffre ne s'élevait qu'à 35 millions de personnes, soit moins de 2 pour cent du total.

Tableau 2.2 - Population des pays en développement* ventilée par disponibilités alimentaires par habitant, 1961/63 à 1988/90
Disponibilités alimentaires par habitant (cal/jour)Population (millions d'habitants)
Cal/jourMoyennes de 3 ans
 1961/631969/711979/811988/901962197019801989
Pays en développement        
Moins de 200018101960190017841581110462197123
2000 – 2100204520302100204011474637714211
2100 – 2300221022002180222517633848314256
2300 – 2500240023952345240519623012345212
2500 – 270026552560265526353817610313277
2700 – 300027852870278027951455293286
Plus de 300030753265307031202124190365
Total19502120233024702141261632713950
Pays développés3030320032903400989107411681242
Monde22902430258027003130369044395192

1 Chine (pop.663 millions) et Inde (pop. 462 millions) comprises;

2 Chine (pop. 816 millions;

3 Inde (pop. 555 millions);

4 Inde (pop. 689 millions);

5 Chine (pop. 978 millions);

6 Inde (pop. 836 millions);

7 Chine (pop. 1 102 millions).

* Pays pour lesquels il existe des bilans alimentaires. Les données des tableaux 2.2 et 2.3 sont antérieures à la dernièrerévision des bilans alimentaires FAO de 1994 et aux statistiques démographiques de 1992.

Si remarquables qu'aient été ces progrès, il est clair que, d'une part, ils ont été trop lents et, d'autre part, ils n'ont pas permis de porter les disponibilités alimentaires par habitant dans tous les pays à des niveaux qui entraînent habituellement une forte réduction du pourcentage de la population souffrant de graves problèmes d'insécurité alimentaire et de sous-alimentation. Le nombre de personnes appartenant à cette catégorie dépend, bien entendu, non seulement de la moyenne nationale des disponibilités alimentaires par habitant mais aussi de l'équité avec laquelle elles sont réparties dans chaque pays. Les données de fait sont rares. Néanmoins, dans les quelques pays dont les données sur la distribution sont fiables, on constate qu'en moyenne (c'est-à-dire en établissant la moyenne simple des pays à forte et à faible inégalité) la proportion de la population sous-alimentée atteint environ 10 pour cent lorsque les disponibilités alimentaires par habitant s'élèvent à 2 700 calories. Cette proportion varie généralement de 15 à 35 pour cent lorsque la moyenne nationale des disponibilités s'établit entre 2 200 à 2 500 calories. Il ressort du tableau 2.2 que quelque 3,3 milliards d'hommes vivent dans des pays disposant de moins de 2 700 calories par habitant et environ 2 milliards dans des pays disposant de moins de 2 500 calories5.

5. Ces chiffres indicatifs des disponibilités alimentaires par habitant ne recouvrent pas exactement la notion connexe de besoins moyens nationaux d'énergie alimentaire. Les derniers correspondent à la moyenne pondérée des besoins des individus d'un groupe de population. Or, les besoins individuels varient beaucoup en fonction (principalement) de l'âge, du sexe, du poids corporel et du niveau d'activité physique; par exemple, ils atteignent 1 900 calories/jour pour une femme de 18 à 30 ans, ayant un poids corporel de 50 kg et exerçant une activité physique légère, mais ils s'élèvent à 3 700 calories/jour pour un homme de 70 kg dans la même tranche d'âge mais exerçant une activité physique intense (FAO/OMS/UNU, 1985, tableaux 15, 42, 45). Il s'agit là encore de moyennes puisque les besoins varient entre personnes du même âge, même poids, etc. On a calculé les besoins nationaux moyens pour différents pays. Ainsi, ils s'élevaient à 2 130 calories/jour en Haïti pour un niveau d'activité modéré (FAO, 1990c). Pour que cette estimation soit théoriquement comparable à celle qui est utilisée ici pour les disponibilités alimentaires par habitant, il faut ajouter un pourcentage couvrant les pertes alimentaires après la vente au détail. Si le pourcentage était de 10 pour cent, les besoins de Haïti au niveau de la vente au détail s'établiraient à quelque 2 350 calories/personne/jour. Ce chiffre serait suffisant pour satisfaire les besoins nutritionnels du pays si les denrées étaient distribuées aux individus exactement en fonction de leurs besoins. Comme cela n'est jamais le cas dans aucun pays, il faudra encore relever la moyenne nationale si l'on veut disposer de suffisamment d'aliments pour que ceux qui se situent à l'extrémité la moins favorisée de la chaîne de distribution puissent avoir accès à la nourriture requise pour satisfaire leurs besoins énergétiques. En fait, en Haïti, les disponibilités alimentaires par habitant étaient de 2 000 calories en 1988/90. L'analyse qui précède n'implique nullement que le problème alimentaire doit être résolu au moyen de mesures qui visent à élever les disponibilités par habitant au niveau, quel qu'il soit, découlant des considérations ci-dessus. Ces mesures devront être envisagées comme un complément necessaire (et non le remplacement) des mesures qui s'attaquent directement à la racine du problème, à savoir le manque d'accès à la nourriture des pauvres. Cependant dans les pays où la plupart des pauvres travaillent dans l'agriculture, ces deux politiques vont de pair.

Tableau 2.3 - Estimations de la sous-alimentation chronique dans les 93 pays en développement étudiés
 AnnéeDisponibilités alimentaires par habitant (cal/jour)Population totale (millions d'habitants)Sous-alimentés1
pourcentage de la population totalemillions de personnes
Afrique subsaharienne 1969/7121402683594
1979/81212035836129
1988/90210047337175
Proche-Orient/Afrique du Nord1969/7123801782442
1979/8128302331023
1988/903010297824
Asie de l'Est1969/712020114744506
1979/812340139226366
1988/902600159816258
Asie du Sud1969/71204071134245
1979/81210089231278
1988/902220110324265
Amérique latine et Caraïbes1969/7125002811954
1979/8126903571347
1988/9026904331359
TOTAL1969/712120258536941
1979/812320323226843
1988/902470390520781

1 Personnes considérées comme ayant, en moyenne, sur une année, des niveaux de consommation alimentaire inférieurs à ceuxqui sont nécessaires pour maintenir le poids corporel et exercer une activité légère. Ce seuil (qui va d'une moyenne de 1 760cal/pers./jour pour l'Asie à 1 985 pour l'Amérique latine) est fixé à 1,54 fois le taux de métabolisme basal. Pour un surcroîtd'information, voir FAO (1992a).

Si l'on mesurait la situation d'après la moyenne nationale des disponibilités alimentaires par habitant, les chiffres susmentionnés donneraient une idée de l'ampleur du problème. Toutefois, les habitants des pays ayant des moyennes nationales faibles ou très faibles ne souffrent pas nécessairement tous de sous-alimentation, et il y a des personnes sous-alimentées même dans les pays dont les moyennes nationales sont relativement élevées. C'est pourquoi on peut obtenir une meilleure estimation de l'incidence de la sous-alimentation en associant la moyenne des disponibilités alimentaires nationales à un paramètre de distribution et à un «seuil» nutritionnel, c'est-à-dire un niveau d'apport alimentaire; une personne se trouvant chroniquement au-dessous de ce seuil serait classée comme sous-alimentée. La FAO a utilisé cette méthode et ces données (complétées dans de nombreux cas par des estimations judicieuses de la valeur du paramètre de distribution et la forme de la courbe de distribution statistique) pour en tirer des estimations approximatives du nombre de personnes dans les pays en développement entrant dans la catégorie des sous-alimentés (FAO, 1992a).

Les estimations de l'incidence de la sous-alimentation chronique ainsi obtenues ont été publiées en dernier lieu à l'occasion de la Conférence internationale sur la nutrition (décembre 1992). Elles figurent dans le tableau 2.3. Des progrès ont été accomplis, mais le problème reste considérable. Les chiffres les plus élevés - même s'ils diminuent - concernent l'Asie mais ceux relatifs à l'Afrique subsaharienne ont augmenté rapidement, en termes absolus comme en proportion de la population totale de la région.

Ces deux modes de mesurer l'ampleur du problème alimentaire dans les pays en développement (population vivant dans des pays qui ont des disponibilités alimentaires par habitant déterminées, tableau 2.2, ou nombre de personnes sous-alimentées, tableau 2.3) constituent des points de départs valables pour examiner les perspectives d'avenir; celles-ci seront analysées dans le chapitre 3. Autrement dit, il faudrait essayer de prévoir l'évolution des disponibilités alimentaires moyennes par habitant dans les différents pays et de la distribution à l'intérieur des pays. Malheureusement les données historiques et la spéculation sur les changements dans les structures socio-économiques et politiques qui auraient une incidence sur les inégalités à l'intérieur des pays ne permettent pas de dire grand chose sur la question de la distribution6. Il est un peu moins difficile d'étudier l'évolution possible des disponibilités alimentaires par habitant dans les différents pays. Pour ce faire, on analyse les données empiriques afin d'identifier, dans la mesure du possible, les facteurs qui ont permis à certains pays d'augmenter ces disponibilités alimentaires alors qu'elles ont stagné ou ont même baissé dans d'autres. On peut notamment aborder cette question en étudiant l'évolution de pays qui ont enregistré des augmentations dans le passé et faire de même pour ceux qui n'ont connu que des améliorations modestes ou accusé un recul (la discussion qui suit se base sur Alexandratos, 1992).

6. En raison de considérations d'ordre physiologique (une personne a besoin pour survivre d'un minimum de nourriture et il existe un seuil physiologique supérieur qui limite la quantité d'aliments qu'une personne peut consommer), la marge d'inégalités possible dans la distribution est moins large dans le cas de l'apport alimentaire que dans celui d'autres variables « non limitées » telles que le revenu. On peut donc supposer que des niveaux très faibles ou relativement élevés de disponibilités alimentaires moyennes per habitant seront associés à une distribution des apports alimentaires plus égale que si les disponibilités moyennes globales se situent au milieu de la fourchette. Cette hypothèse permet d'étudier la question de la distribution des apports alimentaires quand on ignore quelle sera l'évolution probable des autres variables qui déterminent cette distribution. Ainsi, il est prévisible qu'elle tendra à s'égaliser dans les pays en développement où les disponibilités alimentaires moyennes par habitant continuent de monter lentement vers 3 000 calories. On tient compte de ces considérations au chapitre 3 pour examiner l'évolution possible de l'incidence de la sous-alimentation.

Les facteurs de succès

Aux fins de la présente analyse, le groupe de pays qui a obtenu de bons résultats dans le passé comprend ceux qui, partant de niveaux faibles ou très faibles de disponibilités alimentaires par habitant il y a 30 ans (entre 1 650 et 2 300 calories en 1961/63), avaient atteint vers la fin des années 1980 des niveaux élevés ou moyens-élevés (entre 2 600 et 3 300 calories en 1988/90)7. On peut résumer comme suit les principales caractéristiques de leur évolution, qui expliquent probablement en grande partie l'amélioration des disponibilités alimentaires par habitant qu'ils ont réussi à obtenir:

  1. Tous ces pays avaient des taux de croissance économique supérieurs à la moyenne, ainsi qu'il ressort des taux de croissance de leurs revenus par habitant. Il s'agit là peut-être de la principale caractéristique commune du groupe.

  2. Dans la plupart des pays, les importations de produits alimentaires ont connu une montée subite, notamment pendant la période où les disponibilités alimentaires par habitant ont enregistré des hausses rapides, comme le montrent les augmentations des importations nettes de céréales par habitant. Ils ont ainsi accusé une brusque baisse de leur autosuffisance céréalière, à quelques exceptions près; la Chine et l'Indonésie, notamment, n'ont pas suivi cette tendance car leur propre agriculture s'est développée pour fournir des denrées supplémentaires et a, fort probablement, joué un rôle clé dans la hausse du revenu par habitant.

  3. Le fait que l'agriculture mondiale a fourni sans grandes difficultés les importations alimentaires qui ont servi de base à la croissance de la consommation dans ces pays notamment dans les années 1970 a contribué à l'amélioration nutritionnelle dans ce groupe de pays. Il convient, toutefois, d'interpréter avec prudence les données historiques concernant cette réaction de la production agricole mondiale à l'augmentation de la demande, et surtout ne pas en tirer des conclusions hâtives sur la capacité de l'agriculture mondiale de répondre aux pointes de la demande à l'avenir. En effet, les données qui montrent que des quantités croissantes de denrées arrivaient sur les marchés mondiaux tandis que les prix baissaient sont faussées par le soutien à l'agriculture et les politiques protectionnistes de grands pays (par exemple, E.-U., CE, Japon). En pratique, les coûts de la production supplémentaire étaient en partie couverts par les fortes subventions dont l'agriculture bénéficiait dans ces pays (voir note 4). On ignore comment la production agricole mondiale aurait réagi à l'augmentation de la demande en l'absence de ces distorsions. On peut trouver à ce sujet quelques indications dans les études sur la libération des échanges qui simulent des marchés alimentaires mondiaux après élimination de ces distorsions; il apparaît généralement que les prix mondiaux des produits alimentaires auraient été quelque peu, mais pas beaucoup, plus élevés (Goldin et Knudsen, 1990).

  4. La croissance de l'agriculture nationale paraît ainsi jouer un rôle très variable dans le processus d'augmentation des disponibilités alimentaires par habitanDans certains pays, la production par habitant baisse alors qu'elle augmente dans d'autres avec des taux modérés ou très élevés. Néanmoins, on ne saurait en déduire que la croissance agricole ne joue aucun rôle; en fait, ce rôle est secondaire dans les pays où l'agriculture n'est qu'un secteur peu important de l'économie où une partie relativement faible de la population vit de l'agriculture (voir section 2.2), et où une grande partie de la croissance économique et de la capacité d'importation est le fait des secteurs non agricoles, et notamment des produits de base non agricoles. Cela semble avoir été le cas de nombreux pays exportateurs de pétrole. Dans les pays où ces conditions n'existent pas, la croissance de l'agriculture semble jouer un rôle fondamental dans le processus d'accroissement des disponibilités alimentaires par habitant, en fournissant des vivres, des revenus et des emplois, ainsi qu'en soutenant la croissance économique et la balance des paiements. L'exemple de la Chine après 1978, au cours de la période postérieure à la réforme, semble confirmer cette idée.

  5. Dans tous les pays, l'augmentation en volume des disponibilités alimentaires par habitant s'est réalisée en grande partie dans un laps de temps relativement court, 10 ans environ, dans la plupart des cas. Il est plus difficile d'évaluer la durabilité de ces progrès. Il existe des pays où l'accroissement et la contraction des disponibilités alimentaires par habitant coïncident avec les hauts et les bas qu'ont connus certains produits. Il est, dès lors, possible que les améliorations alimentaires et nutritionnelles soient généralement plus durables dans les pays où les conditions qui les ont déterminées font partie intégrante de transformations économiques et sociales plus vastes (Chine, Corée (Rép.)). Il en va probalement de même pour les pays qui savent bien exploiter les bénéfices exceptionnels tirés de l'essor de certains produits pour réaliser ces transformations, comme l'ont d'ailleurs fait certains des pays du groupe à l'étude.

  6. Enfin, le rapport entre le taux de croissance démographique et celui des disponibilités alimentaires par habitant ne suit aucun schéma constant. Des progrès rapides des disponibilités ont eu lieu dans des pays ayant des taux de croissance démographique très élevés, tels que la Libye et l'Arabie saoudite. Une fois de plus, il convient d'éviter les conclusions hâtives. En particulier, il ne faudrait pas considérer que l'exemple de ces pays indique nécessairement qu'une croissance démographique rapide ne fait pas obstacle à l'amélioration du bien-être des populations. Tous les pays de ce groupe ayant des taux de croissance démographique élevés ont bénéficié d'éléments particuliers (tels les bénéfices exceptionnels du secteur pétrolier) et, dans certains cas, la forte croissance démographique était en partie due précisément à ces éléments particuliers (immigration de main-d'œuvre). L'hypothèse selon laquelle les pays pauvres à forte croissance démographique ont plus de mal à accroître leur bienêtre que ceux où la croissance démographique est plus faible n'est aucunement contredite par l'exemple des pays en question.

Les facteurs d'échec et de régression

A l'autre extrême, l'étude des expériences des nombreux pays qui, partant de conditions défavorables il y a 30 ans, n'ont accompli aucun progrès ou ont même accusé un recul, devrait fournir quelques indications sur les causes de leur échec. L'examen d'un échantillon de ces pays8 amène à tirer les conclusions suivantes:

7. Ces pays sont (par ordre progressif selon leur classement en 1961/63) les suivants: Libye, Chine, Algérie, Arabie saoudite, Indonésie, Irak, Corée (Rép.), Iran, Corée (RDP), Tunisie, Maroc, Egypte. Chacun d'eux avait accru ses disponibilités alimentaires par habitant d'au moins 40% au cours de la période examinée. Ainsi, les pays qui disposaient de 2 600 calories en 1988–90 ne sont pris en compte que s'ils disposaient de moins de 1 860 calories en 1961/63. De même, ceux qui atteignaient 3 300 calories en 1988/90 n'ont été inclus que s'ils avaient au départ moins de 2 350 calories. Les données concernant l'apport calorique dans tous les pays figurent dans l'annexe statistique. Les chiffres utilisés ici sont antérieurs à la dernière révision (1994) des bilans alimentaires.

8. Il s'agit de tous les pays en développement (parmi les 93 étudiés ici) dont les disponibilités alimentaires par habitant étaient inférieures à 2 100 calories en 1988/90 (19 pays, par ordre croissant de disponibilités caloriques en 1988/90): Ethiopie, Tchad, Afghanistan, Mozambique, Rép. centrafricaine, Somalie, Angola, Sierra Leone, Rwanda, Burundi, Namibie, Haïti, Bolivie, Zambie, Pérou, Bangladesh, Soudan, Malawi, Kenya. Pour tous ces pays, l'apport variait en 1988/90 de 1 700 calories (Ethiopie) à 2 065 calories (Kenya). En 1961/63, il variait de 1 720 calories (Somalie) à 2 300 calories (Tchad).

Pour la grande majorité de ces pays, on pouvait prévoir que la situation alimentaire serait réellement défavorable avant même d'examiner les données. Nombre d'entre eux se trouvent en Afrique subsaharienne, fait qui en dit long, vu la stagnation économique et agricole générale qui frappe la région depuis longtemps. Ajoutons que beaucoup de ces pays, en Afrique comme ailleurs, ont souffert ou souffrent encore de graves perturbations causées par la guerre ou des troubles politiques et l'on a ainsi résumé en quelques mots les causes de l'échec et du recul accusés au plan alimentaire et nutritionnel.

Les données ne confirment que trop cette première impression. En fait, la chute des revenus et de la production agricole par habitant est une des caractéristiques les plus communes de ces pays. De toute évidence, ces deux éléments sont interdépendants. Les importations de produits alimentaires par habitant de ces pays ont augmenté, souvent grâce à l'aide alimentaire. Cependant, contrairement au cas des pays de la catégorie précédente, leurs importations céréalières par habitant sont restées en général modestes, et le recul de l'autosuffisance céréalière a été de ce fait limité, au prix, naturellement, d'une stagnation ou d'une réduction des disponibilités alimentaires par habitant.

Quelques généralisations qui peuvent être utiles pour évaluer l'avenir

L'analyse qui précède, fondée sur un examen rapide de données concernant un nombre limité de pays, fournit quelques indications sur les principales raisons pour lesquelles les disponibilités alimentaires par habitant ont augmenté ou baissé dans les différents pays. Il s'agit toutefois d'une analyse très incomplète. Au mieux, elle montre que le succès est habituellement associé à une croissance soutenue du revenu par habitant et à des combinaisons variées de croissance de la production agricole nationale et de la capacité d'importation.

Une analyse plus complète et plus systématique des données concernant tous les pays en développement (semblable à celle dont il a été rendu compte dans Alexandratos, 1992) confirme que ces conclusions sont valables d'une manière générale; ainsi, les trois variables susmentionnées (revenus par habitant, croissance de l'agriculture, importations de produits alimentaires) n'expliquent à elles seules que partiellement les différences de disponibilités alimentaires par habitant au niveau des pays. Par exemple, pour les 65 pays importateurs nets de céréales ainsi analysés, seulement 25 avaient des disponibilités alimentaires par habitant s'écartant de ± 5 pour cent de celles justifiées (ou prévues) par le niveau des trois variables pour eux. Pour 24 autres pays, l'écart se situait entre ± 5 pour cent et ± 10 pour cent. Les différences pour les 16 pays restants se situaient en dehors de la marge de ± 10 pour cent. Ces conclusions ne font que confirmer le fait bien connu que certains pays réalisent des niveaux relativement «satisfaisants» de disponibilités alimentaires par habitant à des niveaux comparativement faibles de revenu par habitant; d'autres ont des disponibilités alimentaires par habitant plus basses que celles que laisseraient présager leur revenu par habitant. Pour élaborer une politique de lutte contre la faim et la sous-alimention, le plus important est peut-être de comprendre les raisons de ces écarts (ou de formuler des hypothèses à leur sujet). Autrement dit, si certains pays on pu améliorer leur situation nutritionnelle tout en restant pauvres du point de vue des revenus, d'autres pays dont les disponibilités alimentaires sont insuffisantes ne pourraient-ils pas tirer des enseignements utiles de leur expérience ?

Il est clair que des facteurs autres que le revenu par habitant, la croissance de la production et les importations de produits alimentaires (par exemple prix des denrées, répartition du revenu ou incidence de la pauvreté) contribuent également à expliquer les différences de disponibilités alimentaires par habitant d'un pays à l'autre. En outre, certaines différences sont imputables au fait que les statistiques des revenus, exprimées en une monnaie commune, habituellement le dollar, peuvent fausser les positions relatives des différents pays sur l'échelle du revenu, parce que le pouvoir d'achat intérieur de ce dollar que l'on pourrait qualifier de « fictif » varie souvent largement d'un pays à un autre. Par exemple, l'Egypte, le Honduras, la Bolivie et le Zimbabwe, dont les revenus par habitant, selon les statistiques, sont compris entre 580 et 650 dollars, ont des disponibilités alimentaires par habitant de 3 310, 2 210, 2 010 et 2 260 calories respectivement. Ces différences s'expliquent en partie par les grandes variations du pouvoir d'achat du dollar selon les pays. Les revenus, une fois corrigés et convertis en dollars qui traduisent les partés des pouvoirs d'achat, s'établissent à 3 600 dollars (Egypte), 1 860 dollars (Honduras), 2 170 dollars (Bolivie) et 2 160 dollars (Zimbabwe) (données sur les revenus provenant de la Banque mondiale, 1993a, tableaux 1, 30). En outre, les politiques générales qui influent sur l'accès aux aliments directement (programmes de distributions alimentaires publiques, par exemple) ou indirectement (mesures visant à réduire la pauvreté) peuvent jouer un rôle important pour expliquer les différences observées dans les disponibilités alimentaires par habitant entre les pays.9

Quelle que soit l'importance de ces autres facteurs, il est difficile d'en tenir compte systématiquement lorsqu'on évalue l'évolution possible des disponibilités alimentaires par habitant à l'avenir. En effet, on sait mal - et on ne peut l'établir par déduction de manière systématique et valable - comment des facteurs tels que la répartition des revenus, l'incidence de la pauvreté et les politiques générales qui influent sur l'accès aux aliments pourraient évoluer dans différents pays; on peut encore moins prévoir si la paix reviendra dans les pays touchés par la guerre ou d'autres troubles. Dans ces conditions, les principales variables retenues pour l'établissement des projections sont les effets de la croissance des revenus par habitant (données fournies par d'autres organisations), l'évaluation des perspectives de la production agricole préparées pour la présente étude et les niveaux possibles des importations alimentaires. Pourtant, l'analyse précédente a montré que ces trois variables ne permettent pas, à elles seules, de prédire de manière fiable les différences de disponibilités alimentaires par habitant entre les pays, et qu'il faudra tenir compte d'autres facteurs propres à chaque pays. On peut surmonter cette contradiction apparente en faisant partir les projections des disponibilités alimentaires par habitant de chaque pays de son chiffre pour l'année de référence. Ce dernier traduit déjà les effets sur les disponibilités alimentaires par habitant de ces «autres» facteurs propres au pays, en même temps que les effets du revenu par habitant, du taux de croissance de l'agriculture et du niveau des importations nettes d'aliments. Théoriquement, en ignorant ces « autres » facteurs on suppose qu'ils continueront à l'avenir de jouer le même rôle pour déterminer le niveau des disponibilités alimentaires que pendant l'année de référence. Il va de soi que certains de ces facteurs, notamment la situation pacifique ou non, sont censés être déjà incorporés dans les projections de la croissance du revenu établies par d'autres organisations (voir Banque mondiale, 1994a, p. 24). Ces dernières projections sont, comme on l'a vu, considérées comme des données exogènes pour projeter les disponibilités alimentaires par habitant, et constituent aussi le cadre économique global dans lequel sont évaluées les perspectives de la production et des importions de denrées alimentaires. Par exemple, il est difficile de supposer que des pays pour lesquels on prévoit une faible croissance économique puissent mobiliser suffisamment de ressources pour réaliser les investissements dans l'agriculture, les infrastructures rurales et le capital humain qui sont nécessaires pour étayer des accélérations sensibles de la production agricole.

9. Le rôle des politiques de l'Etat est décrit par la Banque mondiale comme suit: « L'Egypte a probablement le plus faible niveau de malnutrition de tous les pays à revenu comparable. L'Egypte est en effet un grand Etat-providence qui fournit à sa population des aliments subventionnés, du pétrole subventionné et - pour ceux qui bénéficient d'un loyer bloqué - un logement à bon marché quoique insuffisant » (cité dans Yitzhaki, 1990).

2.4 Ressources agricoles, environnement et durabilité

Considérations générales

Les préoccupations que suscitent l'état de l'environnement et la diminution des ressources en terres et en eaux (par habitant) ainsi que leur dégradation amènent à élargir les conclusions de la section précédente pour englober des questions comme celles-ci: dans quelle mesure les contraintes liées aux ressources et à l'environnement peuvent-elles conditionner les perspectives d'augmentation des disponibilités alimentaires et d'accès de tous aux aliments, essence même de la sécurité alimentaire? Peut-on réaliser cet objectif tout en assurant le maintien des progrès réels et du potentiel de progrès ultérieurs au bénéfice des générations à venir, essence même de la durabilité? Le reste de ce chapitre tente de placer toute la question dans une juste perspective. Les lecteurs trouveront des analyses plus précises dans les chapitres 4, 11, 12 et 13 qui donnent des estimations des pressions auxquelles seront probablement soumises les ressources agricoles au cours du processus d'augmentation de la production d'ici à 2010. Ces chapitres approfondissent également les politiques visant à minimiser les arbitrages inévitables entre l'accroissement de la production et les pressions sur l'environnement.

Dans la section précédente, le taux d'augmentation des disponibilités alimentaires par habitant pour des groupes de pays et de populations ayant un accès insuffisant aux aliments a été retenue comme variable auxiliaire pratique pour mesurer les progrès accomplis dans la lutte contre la sous-alimentation. On a également mis en lumière un certain nombre de facteurs interdépendants jugés déterminants pour l'augmentation des disponibilités alimentaires par habitant: croissance économique qui réduit la pauvreté; rôle multiple de la croissance agricole dans la majorité des pays en développement (augmenter les disponibilités alimentaires, créer des emplois et promouvoir des activités rémunératrices pour les pauvres, directement et indirectement, grâce aux liens de l'agriculture avec les autres secteurs); capacité améliorée d'importer des aliments, enfin politiques générales.

Dès lors, s'il est vrai que les contraintes liées aux ressources agricoles conditionnent les perspectives de la production alimentaire et de la création de revenus en agriculture, il n'en demeure pas moins que les contraintes plus vastes liées à l'environnement peuvent elles aussi compromettre la lutte contre la sous-alimentation car elles peuvent freiner la croissance économique globale et la réduction de la pauvreté. Par exemple, la diminution des émissions de gaz à effet de serre et l'existence de contraintes liées à des ressources non agricoles peuvent faire tomber le taux de croissance économique mondiale au-dessous du niveau qu'il aurait atteint autrement. Les pays à faible revenu dont le développement dépend, effectivement ou potentiellement, du dynamisme de l'économique mondiale auront plus de difficultés à améliorer leurs taux de croissance économique et à réduire la pauvreté. En outre, dans les pays à faible revenu, les impacts écologiques néfastes (locaux mais à retombées mondiales), qui vont souvent de pair avec une utilisation accélérée d'énergie lors du passage de faibles taux de croissance économique à des taux plus élevés, tendront à rendre ce passage plus difficile10. Ces exemples montrent comment les contraintes plus générales liées à l'environnement et aux ressources (et non pas seulement les ressources agricoles) peuvent compromettre les perspectives de réduction de la sousalimentation.

Compte tenu de ces considérations, la mesure dans laquelle les ressources agricoles permettent de produire de façon durable la nourriture nécessaire pour augmenter les disponibilités alimentaires par habitant, devra être evaluée dans le contexte de ces grands thèmes concernant les contraintes globales liées aux ressources et à l'environnement. II se pourrait fort bien, par exemple, qu'au niveau mondial les facteurs contraignants soient non pas ceux qui influent directement sur la production alimentaire mais plutôt ceux qui font obstacle à la réalisation de taux et de modèles de croissance économique propres à éliminer la pauvreté dans un avenir pas trop éloigné.

Dans un autre sens encore, il est possible que les ressources agricoles ne constituent pas l'obstacle insurmontable à l'élimination de la sous-alimentation, du moins pas dans le contexte mondial et à plus long terme. On a souligné dans la section précédente que a) les résultats de ces dernières décennies révèlent une hausse constante des niveaux de consommation alimentaire par habitant, b) un nombre considérable de pays sont passés de niveaux faibles et faibles-moyens à des niveaux moyens-élevés et c) au-delà de ces niveaux, la croissance de la consommation alimentaire par habitant tend à ralentir et même à s'arrêter complètement lorsqu'elle atteint les niveaux physiologiques maximaux.

Il s'ensuit que la poursuite de cette évolution de la consommation alimentaire par habitant, associée au ralentissement attendu de la croissance démographique, se traduira avec le temps par un ralentissement des pressions qui s'exercent sur les ressources agricoles mondiales pour augmenter la production alimentaire. Ainsi, la planète pourrait atteindre un jour un stade où une faible croissance de la production alimentaire mondiale serait suffisante pour assurer des disponibilités alimentaires adéquates à tous. La preuve en est que dans de nombreux pays développés, il n'y a guère de possibilités d'augmenter encore la production agricole totale pour le marché intérieur faute de débouchés, et il faut souvent mettre des terres hors culture. Toute la question est de savoir si l'on peut atteindre ce stade en conservant des ressources agricoles suffisantes pour assurer la production à un niveau pratiquement constant, en respectant les principes de la durabilité et en laissant intact une partie suffisante de l'habitat naturel pour maintenir les fonctions essentielles de soutien de la vie. Ces questions sont aussi examinées au Chapitre 3 dans lequel on tente d'entrevoir l'évolution possible au-delà de l'an 2010.

Ces observations peuvent servir de base à l'analyse dans la section suivante de l'importance relative des contraintes liées aux ressources agricoles dans la lutte contre la sous-alimentation. Plus précisément, quelles sont les possibilités d'augmenter les disponibilités alimentaires par habitant des groupes de population ayant un accès insuffisant aux aliments, compte tenu aussi bien de l'offre (par exemple, peut-on produire suffisamment d'aliments de façon durable) que de la demande (par exemple, de quelle manière les contraintes liées aux ressources agricoles influent-elles sur l'amélioration de l'accès des pauvres aux aliments ?). Ces deux aspects sont liés parce que la grande majorité des pauvres tirent leur emploi et leur revenu précisément de l'exploitation de ces ressources agricoles.

10. Voir, par exemple, Kennedy (1993, p. 192). On peut faire valoir que certains pays en développement (mais pas tous) pourraient tirer des avantages de mesures visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre si ces mesures faisaient disparaître des distorsions du marché néfastes liées à l'énergie ; voir OCDE (1992).

Les ressources en terres et en eaux dans la recherche de solutions durables au problème alimentaire

Dans la section qui précède, on a défini le problème alimentaire sur la base de quelques variables mesurables (disponibilités alimentaires par habitant par pays, incidence de la sous-alimentation), et on l'a analysé en fonction d'autres variables (production agricole, revenu par habitant, distribution, importations de denrées alimentaires). Mais l'analyse n'a pas porté explicitement sur le rôle possible des ressources agricoles. On peut supposer que ce rôle est englobé dans celui de certaines des variables considérées, notamment la production agricole et le revenu par habitant. Les préoccupations généralisées que suscitent les ressources agricoles, l'environnement et la durabilité exigent une analyse plus directe de ce rôle. Pour aborder la question, on étudiera, a) les connaissances dont on dispose sur les ressources en terres et en eaux et b) la manière dont les contraintes liées à ces ressources influent sur le rythme auquel le problème alimentaire est résolu.

Les connaissances sur l'ampleur et l'exploitation des ressources agricoles, et sur l'évolution de cette exploitation dans le passé, laissent beaucoup à désirer. Par exemple, les données sur les systèmes d'exploitation par zone agro-écologique utilisées dans cette étude ont dû être élaborées à partir de sources fragmentaires et complétées par des évaluations de spécialistes (voir chapitre 4). De même, les données sur l'état de dégradation de terres irriguées ou d'érosion des terres sous cultures pluviales sont limitées, et l'on connaît très mal son évolution dans le temps. En outre, on n'a guère d'informations systématiques sur le potentiel d'irrigation encore non exploité. Les données sur les ressources en eaux (débit des fleuves, aquifères) qui existent devront être mises en relation avec les données sur les terres (caractéristiques du terrain, du sol, etc.) et analysées dans le contexte d'une large gamme de facteurs socio-économiques qui influent sur leur utilisation, avant d'obtenir des estimations fiables et complètes des possibilités d'expansion de l'irrigation.

Ressources potentielles en terres et en eaux pour les cultures pluviales dans les pays en développement

Compte tenu de cette pénurie de données, on pourrait recourir à la meilleure solution de remplacement, à savoir les données plus systématiques des inventaires du sol et du climat qu'a utilisées la FAO pour ses travaux sur les zones agro-écologiques (ZAE) des pays en développement. Ces données (traitées à nouveau récemment pour cette étude) permettent d'établir des estimations de réserves foncières de diverses qualités se prêtant à la culture pluviale. On trouvera des exemples de ce type de données dans le tableau 2.4 pour l'Asie du Sud et l'Amérique du Sud tropicale (on trouvera au chapitre 4 des données plus complètes concernant tous les pays en développement).

Notons que cette évaluation indique le potentiel de production de cultures pluviales de la terre à l'état naturel, c'est-à-dire indépendamment des améliorations ou dégradations dues aux activités humaines. Il faudrait donc tenir compte de cette observation lors de l'interprétation des résultats, car on sait bien qu'une grande partie des terres utilisées à des fins agricoles a été modifiée dans le temps, en bien ou en mal, par les interventions humaines. On a pris en compte quelques-unes de ces modifications au moment de l'évaluation des ressources foncières sous irrigation ; par exemple, dans le cas le plus extrême on ajoute des terres désertiques sans potentiel agricole à l'état naturel aux terres agricoles si elles sont mises sous irrigation.


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