Page précédente Table des matières Page suivante


CHAPITRE 7
Le développement agricole dans le contexte économique global: approches des politiques et stratégies

7.1 Introduction

Une étude attentive du débat académique et des politiques de la dernière décennie révèle que l'ancien paradigme de développement économique a été abandonné, ce qui entraîne une transformation profonde de la conception même des politiques. La caractéristique fondamentale de la nouvelle conception du développement économique est l'importance qui est attachée au rôle du marché et de l'initiative privée ainsi qu'à la réduction ou la réorientation du rôle de l'Etat dans l'économie. Le nouveau paradigme implique donc que l'Etat se désengage des tâches que le marché peut accomplir efficacement et concentre ses efforts sur celles que le marché ne peut pas assurer. Cette nouvelle conception est le résultat de plusieurs décennies de réflexion et d'expérience du développement.

Les résultats décevants obtenus par la plupart des pays en développement pendant les années 80 (qui, pour certains d'entre eux, ont été une « décennie perdue ») ont incité à réexaminer le paradigme dominant qui soulignait le dysfonctionnement du marché et préconisait des interventions massives de l'Etat. L'idée que la théorie économique qui était valable pour les pays développés ne l'était pas pour les pays en développement a été abandonnée au profit d'une conception néoclassique standard qui postule un comportement des agents économiques orienté vers la maximisation (Fishlow, 1991).

Du point de vue des pays en développement, la tendance à laisser davantage agir les forces du marché implique l'abandon des stratégies introverties de remplacement des importations en faveur de régimes plus ouverts et l'utilisation, pour orienter les allocations de ressources, de prix basés sur le coût d'opportunité international des ressources au lieu de prix économiques tirés des modèles de planification.

En ce qui concerne le secteur agricole, la politique courante pendant les années 50 et 60 de pénalisation de l'agriculture au profit de secteurs plus dynamiques est maintenant presque universellement rejetée. L'agriculture n'est plus simplement un secteur destiné à produire des ressources pour stimuler l'industrialisation, mais un secteur crucial pour accroître les recettes d'exportation, créer de l'emploi et améliorer la sécurité alimentaire.

Le développement agricole suppose l'intégration de l'agriculture dans la macro-économie, d'où la nécessité d'une politique économique générale qui assure a) une garantie de règles stables et des signaux permettant un calcul décentralisé des gains et des pertes. Un régime clair de droits de propriété est essentiel à cet effet; b) un gouvernement capable d'identifier et de fournir le capital physique et intangible socialement productif que les marchés privés ne peuvent pas fournir, ou du moins pas de façon satisfaisante, et d'apporter des solutions aux problèmes sociaux que le marché ne peut pas résoudre par lui-même ou ne peut résoudre qu'à long terme.

On examine dans les pages qui suivent un certain nombre de questions fondamentales dont le thème commun est l'interaction de l'agriculture et du développement général principalement dans les pays en développement, et en particulier la façon dont l'environnement macro-économique et institutionnel conditionne la performance de l'agriculture et l'efficacité des politiques agricoles. Dans ce contexte, on étudie le rôle que joue le secteur public dans la configuration de l'environnement économique de l'agriculture.

La section 7.2 présente l'évolution des théories du développement économique et de l'environnement économique extérieur que doivent affronter les pays en développement et la façon dont la réflexion sur les politiques agricoles s'en est ressentie. L'objectif est de tirer de l'expérience des enseignements qui permettront de créer une synergie plus productive entre les politiques de développement agricole et les politiques économiques générales.

La crise économique des années 80 et les réformes économiques que plusieurs pays en développement ont dû entreprendre en conséquence sont décrites dans la section 7.3. Les politiques budgétaires, monétaires et agricoles sont étudiées du point de vue de leur impact sur la croissance générale de l'économie et celle de l'agriculture pendant la période de crise économique et d'ajustement. Les difficultés méthodologiques inhérentes à l'évaluation de l'effet des programmes de réforme des politiques sont examinées.

La section 7.4 examine la façon dont les prix, les facteurs autres que les prix et les institutions peuvent stimuler l'offre de produits agricoles et la croissance de l'agriculture. Dans quelle mesure et dans quelles circonstances la réforme du régime des prix peut-elle à elle seule promouvoir l'investissement privé et servir de locomotive pour relancer la croissance de l'agriculture ? On examine les types d'interventions susceptibles de stimuler ou de freiner le développement de l'agriculture, sans perdre de vue leurs effets sur d'autres objectifs. On s'attache particulièrement aux carences des institutions et des infrastructures en Afrique, qui risquent de limiter l'efficacité de l'incitation par les prix pour stimuler l'offre de produits agricoles. En s'appuyant sur l'expérience, on examine le rôle du secteur public dans diverses activités économiques touchant l'agriculture : fourniture de biens publics et mise en place d'un cadre propre à développer le marché et à accroître le rôle du secteur privé.

La section 7.5 présente des conclusions générales concernant les politiques à court et à moyen terme sur la base des analyses qui précèdent. Des stratégies de croissance à plus long terme sont ensuite envisagées. La prise de conscience du fait que l'abandon où l'on avait laissé le secteur agricole a entravé la croissance économique d'ensemble a donné un nouvel élan à des stratégies de développement tiré par l'agriculture. Deux de ces stratégies sont présentées de façon critique. Avant de conclure, on présente les effets sur l'agriculture et les politiques agricoles des théories récentes de la croissance économique, qui soulignent l'importance du capital non physique.

7.2 Evolution des idées sur l'agriculture et le développement

Les années 50 et la course à l'industrialisation

Immédiatement après la deuxième guerre mondiale, il n'existait pas de cadre conceptuel ou théorique immédiatement utilisable pour effectuer une ample analyse des sociétés agraires traditionnelles, de sorte que les principaux apports intellectuels à l'économie du développement s'inspiraient de la pensée politique économique de l'après-guerre des pays développés. Celle-ci était elle-même influencée par les conditions économiques et les préoccupations des pays développés, et en particulier par la nécessité de mobiliser et de redistribuer une grande quantité de ressources pour la reconstruction de l'Europe, ainsi que par le souci d'éviter des expériences comme celle de 1929. On considérait que les signaux des marchés et des prix n'étaient pas en mesure de remplir ces fonctions importantes. On estimait que les ajustements du marché étaient lents et que les institutions commerciales relatives aux intrants et aux extrants étaient rigides (Stern, 1989). Aussi, la participation directe des gouvernements et la planification de la production et du système d'affectation des ressources étaient-elles considérées comme essentielles.

L'intervention de l'Etat et la planification des ressources étaient jugées encore plus importantes dans les pays en développement, où l'on présumait que le manque de souplesse des marchés des intrants et des extrants (comme la rigidité des prix et l'immobilité de la main-d'œuvre) était encore plus prononcé. Dans le même temps, la politique d'industrialisation en URSS, perçue comme réussite économique, et la simple constatation que les pays alors développés étaient passés d'une économie essentiellement agricole à une économie essentiellement industrielle, ont alimenté la course à l'industrialisation. Les faits démontraient qu'entre autres le processus de développement avait été caractérisé par un transfert de main-d'œuvre de l'agriculture à faible productivité à l'industrie manufacturière à haute productivité (Kuznets, 1955).

On estimait que le capital et le travail étaient plus productifs dans l'industrie où les économies d'échelle et les économies externes prévalaient, que dans l'agriculture qui était sujette à la loi des rendements décroissants. D'où l'idée que des politiques visant à rendre les termes de l'échange défavorables à l'agriculture pourraient permettre de transferer des ressources vers l'investissement industriel. Comme on pensait que la production agricole était relativement inélastique par rapport aux prix, on pouvait effectuer des transferts d'excédents agricoles, grâce à ce type de « taxation », sans sacrifier le taux de croissance de la production agricole et les disponibilités alimentaires pour le secteur urbain1.

La façon dont on percevait les rôles relatifs de l'agriculture et de l'industrie dans le développement économique était fortement influencée par un certain nombre de contributions théoriques et empiriques à l'analyse économique du développement. L'existence d'un « surplus de main-d'œuvre »2 dans l'agriculture a été bien acceptée dans les années 50. Puisque l'on partait du principe qu'il y avait un surplus de maind'œuvre en agriculture, il pourrait y avoir des transferts de main-d'œuvre de l'agriculture vers l'industrie sans qu'il y ait perte de production agricole, et à des bas salaires. L'augmentation des profits dans le secteur capitaliste industriel pouvait être réinvestie de façon à accroître le capital et à promouvoir la croissance3.

Si le rôle de l'agriculture en tant que source « indépendante » de développement économique était sous-estimé, c'est pour une autre raison importante : la demande de produits alimentaires avait une plus faible élasticité-revenu que celle d'autres produits. Si c'était vrai, dans le processus de développement, la demande de produits alimentaires s'accroîtrait plus lentement que la demande de produits non agricoles. En conséquence le secteur agricole déclinerait naturellement par rapport au secteur non agricole. On soutenait en outre que les termes internationaux de l'échange des produits primaires se détérioraient à long terme par rapport à ceux des produits manufacturés, ce qui mettait en doute le rôle que pouvait jouer l'agriculture pour faire rentrer des devises4. De ce fait, une stratégie de développement réussie devait être caractérisée par un abandon des produits primaires au profit des produits industriels. Comme la demande de produits manufacturés importés était considérée comme inélastique par rapport aux prix, il était nécessaire de passer d'un régime de droits de douane à un régime de restrictions non tarifaires des importations afin de protéger l'industrie.

1. De tels arguments étaient la pierre angulaire d'écrits d'auteurs soviétiques comme Preobrazhensky (Sah et Stiglitz, 1984).

2. La main-d'œuvre est en « surplus » dans un secteur donné (par ex. un secteur traditionnel) lorsqu'elle peut être transférée de ce secteur vers un autre secteur (par ex. le secteur moderne), au salaire en vigueur sans qu'il y ait perte de production dans le premier. Ce concept suppose que l'on n'utilise aucun capital additionnel pour remplacer la main-d'œuvre dans le secteur traditionnel. Ce concept, développé par A. Lewis, est devenu l'une des contributions qui ont eu le plus d'influence en économie du développement.

3. Même Lewis n'identifiait pas le secteur attardé à l'agriculture, et le secteur capitaliste à l'industrie. L'agriculture de plantation, par exemple, faisait partie du secteur avancé. Fait intéressant, le modèle de Lewis sur le surplus de main-d'œuvre a été utilisé plus tard à l'appui d'une stratégie de développement « en faveur de l'agriculture » (cf. Johnston et Mellor, 1961). En effet, dés 1953, dans son avis au Gouvernement du Ghana, Lewis soulignait le fait que la stagnation de la productivité agricole était le principal obstacle à l'industrialisation.

4. L'argument du « déclin à long terme » développé à la fois par Prebisch et Singer était basé sur une conjugaison d'affirmations et d'analyses des données. Le déclin séculaire des prix des produits primaires, même s'il n'est désormais plus contesté, présente de caractéristiques diverses. Les recherches entreprises par la FAO démontrent que » …sur une base purement qualitative, l'étude confirme l'observation initiale de Prebisch et d'autres auteurs, selon laquelle les termes internationaux de l'échange des produits primaires ont tendance à se détériorer ». En revanche, elles préviennent que la tendance modérée au déclin est a) de faible ampleur; b) extrêmement peu fiable sur le plan statistique; c) qu'elle s'inverse dans la plupart des cas si l'on considère un nombre d'années suffisamment important ; et d) irrégulière dans ses manifestations et son ampleur si on l'analyse sur un petit nombre d'années. De plus fortes tendances au déclin peuvent cependant être détectées sur de plus petites périodes. Cf. Scandizzo et Diakosavvas (1987). Une récente étude de la Banque mondiale (1994a, p. 14) affirme que la tendance à la détérioration des prix réels des produits de base a probablement été exagérée. Selon cette étude, si l'indice des prix des produits manufacturés avait été ajusté pour tenir compte des améliorations de qualité, l'indice des prix réels des produits de base aurait été supérieur de 0,5% par an entre 1900 et 1992. Ce même indice aurait augmenté d'encore 0,1% par an si l'indice des prix utilisé comme déflateur n'avait couvert que les exportations des produits manufacturés des pays développés vers les pays en développement. Il y aurait eu une augmentation supplémentaire de 0,4 pour cent si des ajustements avaient été apportés à ce dernier indice pour tenir compte des améliorations qualitatives à l'intérieur des «catégories de produits». La somme de ces trois chiffres se traduit par une sous-estimation d'un pour cent par an de l'évolution à long terme des prix réels des produits primaires.

Un certain nombre de théories soulignant les mérites d'une stratégie de développement fondée sur la croissance industrielle dirigée par l'Etat ont vu le jour dans les années 50. Elles insistaient sur les économies externes positives (effets de retombée) associées à l'investissement industriel (telles qu'apprendre par la pratique, etc.). Elles soulignaient également le grand nombre de liens entre l'industrie et d'autres secteurs et les effets multiplicateurs concomitants que le développement industriel pouvait avoir sur l'ensemble de l'économie. Comme les entrepreneurs individuels ne pouvaient pas prendre en compte ces effets secondaires « externes » dans leurs calculs de rentabilité de l'investissement, une planification de l'investissement industriel coordonnée devait être entreprise simultanément par l'Etat.

Ainsi, pendant les années 50, le développement équivalait à transformer, avec la participation massive de l'Etat, des économies à faible technologie/basées sur l'agriculture en économies à technologies modernes/industrielles, et le rôle de l'économie du développement était de trouver des moyens de transférer les ressources excédentaires (main-d'œuvre, épargne) et la production excédentaire de l'agriculture vers l'industrie. On insistait sur le rôle de l'agriculture comme réservoir de ressources. Le processus de « transformation agricole » était interprété comme un processus de transferts de ressources (essentiellement main-d'œuvre), qui devait être réalisé grâce à une modification des termes de l'échange au détriment de l'agriculture et en faveur de l'industrie.

Rétablissement de l'agriculture en tant que secteur clé du développement économique

Lorsque l'on a commencé à disposer de plus d'informations sur les pays en développement dans les années 60, les faits ont démontré que des marchés plus libres, des régimes d'échanges plus libéraux, et un secteur agricole en expansion conduisaient à une croissance générale de l'économie. Il était démontré que le pessimisme à l'égard des exportations était dans une large mesure sans fondement, et qu'en fait la production et les exportations agricoles répondaient aux incitations (et aux dissuasions). Cette « résurgence néoclassique» dans l'économie du développement, en particulier dans sa conception du commerce international, des politiques agricoles et de la planification du développement, coïncidait avec le déclin de l'''enthousiasme » pour la planification dans nombre de pays. Parallèlement les projections démographiques des années 60, qui indiquaient un accroissement rapide des populations des pays en développement, ont engendré des préoccupations quant aux disponibilités alimentaires dans ces pays et de nombreuses discussions sur le « Problème alimentaire mondial » (Little, 1982). L'importance du rôle de l'agriculture pour le développement général a commencé d'être reconnue lorsqu'il est devenu évident que la stagnation agricole pouvait d'une part entraver le développement industriel et d'autre part engendrer des pénuries alimentaires et la faim. C'est ainsi que l'on a réalisé qu'il fallait accorder plus d'attention au développement agricole (Jorgenson, 1961 ; Ranis et Fei, 1963).

En outre, la « fausse dichotomie entre agriculture et développement industriel » a été attaquée, et l'agriculture a été « élevée» par de nombreux analystes au rang de source active de la croissance économique. On considérait qu'un secteur agricole en expansion pouvait, en effet, contribuer à la croissance économique en injectant notamment des aliments, des services, de la main-d'œuvre et de l'épargne et en fournissant des débouchés pour les produits de l'industrie nationale (Johnston et Mellor, 1961).

Ce qui était à la fois nouveau et important dans cette façon de concevoir l'agriculture, c'est que les transferts de ressources agricoles effectués durant le processus de transformation devaient être une conséquence du fait que l'agriculture était moins tributaire de ces ressources, c'est-à-dire une conséquence de l'augmentation de productivité et non pas le prélèvement forcé d'un excédent agricole. Cette conception souligne la nécessité de développer simultanément l'agriculture et l'industrie.

Pendant les années 60, le concept selon lequel les cultivateurs ne réagiraient pas aux incitations économiques a été testé empiriquement. Les résultats ont démontré le contraire, à savoir que les cultivateurs des pays en développement sont très sensibles aux incitations, allouent les ressources de façon efficace dans le cadre des technologies existantes, et acceptent les innovations qui peuvent être rentables, à condition qu'elles ne soient pas trop risquées (Schultz, 1965). A la fin des années 60, on reconnaissait désormais que les politiques devaient avant tout chercher à renforcer les possibilités pour que le comportement rationnel des cultivateurs évoqué précédemment puisse se manifester et conduire à une augmentation de la production et à une amélioration de la productivité, par exemple en investissant dans la recherche et la vulgarisation, en fournissant des infrastructures, etc.

Les années 70: chocs extérieurs et pays en développement

L'environnement économique auquel étaient confrontés les pays en développement dans les années 70 était conditionné par un certain nombre de facteurs exogènes: a) les deux crises pétrolières de 1972-73 et de 1979; b) la forte hausse des cours céréaliers mondiaux en 1973-74; c) le passage à des taux de change flottants après l'effondrement du système de Bretton Woods et l'instabilité des marchés financiers mondiaux qui en a résulté; d) l'augmentation considérable des liquidités mondiales, du fait que les pays exportateurs de pétrole recyclaient leurs recettes pétrolières par l'intermédiaire de banques commerciales, et du fait qu'au début et au milieu des années 70 les pays développés ont tenté de « désamorcer » les hausses du prix du pétrole en recourant à la planche à billets.

Les effets conjugués des chocs pétroliers et de l'instabilité des marchés financiers ont contribué au ralentissement de l'économie et à l'accroissement du protectionnisme dans les pays développés après 1973, qui ont par la suite entraîné une baisse de la croissance du commerce international. Les pays en développement se sont efforcés de minimiser les effets externes négatifs sur leurs économies en empruntant massivement et à des conditions favorables sur les marchés financiers mondiaux, de façon à maintenir leurs dépenses intérieures à un niveau élevé. Ainsi plusieurs pays, même importateurs de pétrole, ont pu avoir des taux de croissance relativement élevés en dépit d'un environnement international défavorable.

Le « glissement en faveur de l'agriculture » des années 60 s'est poursuivi et a été à nouveau renforcé dans les années 70. Après les hausses des prix des denrées alimentaires et du pétrole, qui ont diminué la capacité des pays en développement d'importer des produits alimentaires, et après une succession de récoltes irrégulières dans les pays en développement, on s'est rendu compte que le secteur agricole risquait d'être incapable de nourrir et de fournir un moyen d'existence à la population croissante de ces pays. Les documents de la FAO « Campagne mondiale contre la faim » et « Plan indicatif mondial provisoire pour le développement de l'agriculture », publiés respectivement en 1963 et 1970, ont sensibilisé davantage aux problèmes auxquels étaient confrontés l'agriculture et le secteur rural et ont souligné la nécessité d'accorder une priorité accrue à l'augmentation de la production alimentaire. En outre, l'importance croissante des objectifs d'atténuation de la pauvreté et d'égalité sociale ont naturellement attiré l'attention sur l'agriculture, du fait que la majorité des pauvres vivent dans les zones rurales. Pendant les années 70, on a réalisé que le développement rapide des années 60 avait été peu efficace pour atténuer la pauvreté, et que l'industrialisation n'avait pas donné les résultats attendus en ce qui concerne l'emploi. La question de l'emploi était particulièrement aiguë en Asie du Sud, en Amérique Latine et dans quelques pays d'Afrique où le nombre de paysans sans terre était en hausse5.

5. Pour une analyse détaillée et un examen des causes du regain d'intérêt pour les stratégies « en faveur de l'agriculture », cf. Staatz et Eicher (1990).

Même si les liens entre l'agriculture et l'industrie étaient reconnus, la conception du développement agricole était conditionnée par la nécessité d'accroître de toute urgence la production alimentaire et, de ce fait, elle était étroite, c'est-à-dire qu'elle ne s'insérait pas dans un contexte d'efficacité globale en matière d'affectation des ressources et d'équilibre macro-économique. Dans les années 70, la stratégie de développement en faveur de l'agriculture avait pour objectifs principaux d'infléchir les contraintes de la production vivrière et de promouvoir l'investissement dans l'infrastructure, la vulgarisation et la recherche agricole et les programmes de développement rural intégré visant à lutter contre la pauvreté. Parallèlement la course à la croissance industrielle axée sur la substitution de productions locales aux importations était sur le déclin. Comme le commerce mondial se développait deux fois plus vite que la production mondiale, les pays ne pouvaient que très difficilement négliger les possibilités offertes par les exportations. En outre, les travaux de recherche sur le commerce et l'industrialisation démontraient que les pays dont les taux d'expansion des exportations étaient les plus élevés étaient aussi ceux dont les taux de croissance du PIB étaient les plus élevés (Myint, 1987). L'idée selon laquelle les problèmes des exportations étaient dus au fait que les politiques intérieures n'avaient pas réussi à exploiter les avantages comparatifs a commencé à gagner du terrain.

Dans les pays industriels, la pensée dominante de l'époque, qui mettait l'accent sur le « compromis » entre l'inflation et le chômage, était sérieusement remise en question. Les pays industriels cherchaient à annuler les effets négatifs du premier choc pétrolier sur leurs économies, en assouplissant leurs politiques monétaires (expansion monétaire). Non seulement ces politiques n'ont pas réussi à empêcher la récession économique et le chômage, mais elles ont engendré une forte inflation.

7.3 Environnement macro-économique et croissance agricole

Politique macro-économique et croissance économique: l'expérience des années 80

Dans les années 80, l'environnement économique international auquel étaient confrontés les pays en développement a subi de profondes modifications: après le second choc pétrolier, la plupart des pays développés ont opté pour des politiques de resserrement monétaire qui ont entraîné une hausse des taux d'intérêt réels, une sévère contraction de leurs économies et, de ce fait, un déclin du volume des exportations en provenance des pays en développement. En outre, les cours internationaux des produits ont brusquement chuté pour un certain nombre de raisons : a) baisse de la demande due au ralentissement de l'économie; b) contraction des liquidités mondiales6; et c) augmentation des approvisionnements à la suite de l'adoption de politiques de soutien et de protection à l'agriculture dans quelques pays développés. Les taux d'intérêt élevés, la baisse des recettes d'exportation, et le poids croissant des intérêts de la dette accumulée ont nui à la solvabilité d'un certain nombre de pays en développement et limité leurs possibilités d'emprunter à des institutions privées de crédit. Les prêts aux pays en développement provenant de sources privées se sont presque complètement taris. La déclaration par le Mexique d'un moratoire sur le remboursement de sa dette, en 1982, a eu des retombées sur des pays qui, dans des conditions « normales », auraient pu emprunter.

6. Sur le rôle des liquidités, voir Rausser et al. (1986).

Si les chocs externes négatifs ont renforcé la crise économique dans les pays en développement, la gravité et la durée de la crise ont sensiblement varié d'un pays à l'autre. Les pays qui ont modifié leurs politiques macro-économiques pendant les années de crise sont ceux qui ont le moins souffert et qui ont pu profiter du redressement économique des pays développés et du commerce international dans la dernière partie des années 80. Parmi les pays qui ont été confrontés à de graves difficultés économiques figuraient aussi ceux dont les termes de l'échange s'étaient améliorés (au moins temporairement), qu'ils soient exportateurs de pétrole ou d'autres produits. Cette dernière observation démontre que la baisse des termes internationaux de l'échange n'est probablement qu'un des nombreux facteurs, et peut-être pas le plus important, qui expliquent le déclin économique de nombreux pays en développement à la fin des années 70 et au début des années 80.

Les études par pays effectuées pour rechercher les causes des médiocres résultats en matière de croissance n'ont pas pu identifier une caractéristique macro-économique ou commerciale unique qui puisse expliquer ce résultat dans tous les pays. Ainsi, si la plupart des pays à croissance médiocre étaient caractérisés par des politiques économiques introverties, on pouvait constater que certains autres avaient des économies relativement ouvertes. De même, s'il existe une forte corrélation entre inflation « aiguë » et effondrements de la croissance, certains pays à inflation modérée ont connu des effondrements de leur croissance et certains autres pays y ont échappé. En fait, les études par pays semblent indiquer que les crises de la croissance ont eu pour origine des ensembles de mesures politiques dont l'élément principal était un accroissement excessif des dépenses publiques, associé à d'importants flux de capitaux vers les pays en développement au cours des années 70. L'interruption de ces entrées de capitaux a entraîné une grave crise économique (Corden, 1990; Lal, 1990; Condos, 1990).

La source des flux de ressources de l'extérieur variaient d'un pays à l'autre. Les emprunts sur les marchés financiers internationaux étaient une source importante de rentrées de devises (la dette totale à long terme des pays en développement s'est accrue de 63 milliards de dollars à 562 milliards de dollars entre 1970 et 1980), de même que l'aide internationale et les variations favorables des termes internationaux de l'échange des produits (minéraux, pétrole, café, etc.). Dans quelques pays, les flux provenaient d'une combinaison de plusieurs sources, c'est-à-dire soit de leurs recettes d'exportations, soit des emprunts contractés sur des recettes futures.

La cessation des flux de capitaux étrangers a eu des conséquences différentes sur la croissance, selon leur source. Le fait d'emprunter sur les marchés financiers internationaux (y compris emprunter sur des recettes futures) peut avoir de très sérieuses conséquences. Si les capitaux sont investis dans des projets improductifs, ou s'ils sont consommés, les obligations de remboursement mettent les pays - tous les autres facteurs étant constants - dans une situation bien pire que s'ils n'avaient pas reçu de capitaux. Les essors temporaires d'exportations posent problème dans la mesure où les recettes sont consacrées à la consommation ou à des investissements improductifs et traitées comme si elles ne devaient pas se tarir : en pareil cas on peut considérer que ces ressources ont été gaspillées. Il est intéressant, à cet égard, de comparer le comportement de l'Indonésie, du Nigéria et du Botswana dans le domaine des bénéfices tirés des essors non permanents (Pinto, 1987; Hill, 1991).

Autant il serait hasardeux de conclure que les apports de capitaux étrangers sont mauvais pour le développement, autant la mauvaise gestion de ces ressources peut être tout à fait nuisible. C'est ce qui s'est produit dans un certain nombre de pays en développement lorsque ces apports se sont traduits par des déficits budgétaires importants, une inflation élevée, des taux de change réels surévalués et une détérioration du solde des paiements courants. Il semble que cela se soit produit de la façon suivante:

Souvent l'accroissement des dépenses publiques associé à ces flux de capitaux a été axé sur des biens et services produits localement et non échangeables (notamment développement des services du secteur public, expansion des services du secteur parapublic agricole, construction urbaine, grands projets d'infrastructure souvent hâtifs), ainsi que sur les importations. La demande excédentaire qui en a résulté a provoqué une hausse des prix et des salaires qui, conjuguée à un taux de change nominal fixe ou à ajustement lent, a entraîné une surévaluation du taux de change réel. Sous l'effet combiné de l'augmentation des coûts intérieurs et de la surévaluation du taux de change réel, les incitations ont été déplacées des produits échangeables vers les produits non échangeables7 et les importations, et le déficit de la balance commerciale s'est aggravé, ce qui a exacerbé les effets de l'accroissement des dépenses directes d'importation. L'incapacité de compenser les augmentations des dépenses publiques intérieures par un accroissement des recettes a entraîné d'importants déficits budgétaires qui ont essentiellement été financés par la création de monnaie et par l'inflation. L'ampleur, le moment et la durée des déséquilibres intérieurs et extérieurs ont varié en fonction de la répartition des dépenses entre la consommation et l'investissement, de l'efficacité des investissements réalisés, de la flexibilité des taux de change, de la réaction de la production face à l'accroissement des dépenses, et de la capacité des gouvernements de collecter des recettes fiscales.

Les déséquilibres intérieurs et extérieurs n'étaient supportables que dans la mesure où l'on pouvait continuer à disposer de rentrées de devises (possibilité d'emprunter, flux autonomes d'aide et d'investissement, superrecettes d'exportations prolongées). Comme ce n'était pas le cas dans les années 80, ces déséquilibres et les dépenses qui les soustendaient étaient insupportables et devaient étre corrigés. Certains pays ont immédiatement réagi, notamment en imposant des restrictions à l'importation et en comprimant leurs budgets intérieurs. C'était souvent plus l'influence politique relative que des considérations d'efficacité économique qui déterminaient quels étaient les secteurs les plus touchés par ces restrictions. Les données dont on dispose démontrent que, sur un échantillon de 24 pays, les compressions des dépenses effectuées entre 1974 et 1984 ont entraîné une diminution des dépenses d'investissement d'environ 28 pour cent, alors que les subventions et les transferts aux organismes para-publics n'ont diminué que de 11 pour cent et la masse salariale du secteur public de 14 pour cent. Les dépenses d'infrastructure ont enregistré une forte baisse (25 pour cent), alors que les dépenses militaires et celles en faveur du secteur social ont diminué de 7 et 11 pour cent respectivement. Dans le budget d'investissement, l'infrastructure a décliné de 41 pour cent (Knudsen et al, 1990).

7. Les produits échangeables sont ceux dont les prix sont, pour la plupart, déterminés sur les marchés internationaux.

L'incapacité de plusieurs pays à faire face à leurs obligations de remboursement et la crise naissante ont amené à se poser des questions quant aux critères de sélection des investissements utilisés pour allouer les flux de capitaux produits pendant les « périodes d'essor ». Selon certaines estimations approchées, pour les pays à bas et à moyen revenu pris dans leur ensemble, la productivité de l'investissement a chuté d'un tiers entre les années 60 et les années 70, même si ce déclin peut être attribué, dans une certaine mesure, à la mutation de l'environnement économique mondial. La conclusion importante que l'on retire de l'analyse qui précède est qu'il faut faire une distinction entre les vagues de croissance durables, basées sur la productivité, et celles qui sont « dictées par la demande » et découlent d'un accroissement des dépenses publiques pendant les périodes où les flux de capitaux augmentent. Plusieurs expériences de croissance des années 70 appartenant à la seconde catégorie n'ont pu être maintenues, et ont eu des effets nocifs sur le secteur agricole et sur le développement global. C'est ce thème qui est traité dans la section suivante.

Le scénario ci-dessus décrit les aspects de la crise touchant aux politiques générales et ne doit pas donner à penser que les facteurs externes n'ont pas eu d'importance. Le déclin sévère des termes de l'échange des pays en développement et l'augmentation des taux d'intérêt réels au niveau mondial auraient eu des effets négatifs sur la croissance même en l'absence de politiques budgétaires et monétaires fortement expansionnistes. Parmi les facteurs externes, il faut citer l'empressement des prêteurs privés à accorder des prêts aux pays en développement. Le système bancaire mondial était inondé de liquidités et tendait à « recycler » les fonds au travers de consortiums bancaires, sans effectuer de contrôles adéquats de « solvabilité », parfois parce que les prêteurs étaient convaincus que les banques auraient l'appui de leurs propres gouvernements en cas de défaut de paiement. En conclusion, bien que les facteurs exogènes imprévisibles aient été importants, l'analyse ci-dessus démontre qu'étant donné la gravité de ces facteurs des expansions non soutenables des dépenses publiques (souvent avec la bénédiction des donateurs) ont aggravé la situation, transformant, pour certains pays, un ralentissement économique en un effondrement de la croissance8.

L'Asie a été la seule région où les revenus par habitant n'ont pas diminué pendant les années 80. Les pays d'Asie ont poursuivi diverses stratégies de développement et connu des schémas et des taux de croissance variables. L'étendue et les modalités de l'intervention de l'Etat dans les économies des pays d'Asie comprennent un large éventail de systèmes, allant de l'interventionnisme massif au système hautement libéral (Banque mondiale, 1993b). En ce qui concerne le cadre macro-économique analysé précédemment, les grandes économies qui constituent l'essentiel de la région n'ont pas connu d'effondrements de la croissance grâce à une combinaison de plusieurs facteurs: a) faibles cœfficients d'endettements ; b) maintien de la solvabilité qui leur a permis de financer les effets négatifs des chocs externes; c) politiques budgétaires prudentes; d) réactions rapides aux chocs initiaux.

La Chine par exemple et, jusqu'à une période récente, l'Inde font manifestement partie des pays à faible endettement extérieur. La Thaïlande est un exemple classique de pays qui, en suivant des politiques budgétaires prudentes, a réussi à maintenir sa solvabilité, de même que l'Indonésie. L'Indonésie, la République de Corée et la Thaïlande ont réagi rapidement aux chocs externes, bien que l'échelonnement dans le temps de l'ajustement y ait été différent, la Thaïlande suivant un rythme d'ajustement plus « progressif » (Corden, 1990).

8. L'analyse ci-dessus ne cherche pas à rejeter la faute sur les prêteurs ou les emprunteurs. Son but est de tirer des enseignements utiles afin de comprendre les mécanismes qui étaient à l'origine des crises et de déterminer la mesure dans laquelle celles-ci étaient causées par des politiques dont les pays avaient la maîtrise.

Déséquilibres macro-économiques, politiques sectorielles et incitations agricoles

L'analyse précédente sur l'émergence de déséquilibres macro-économiques fondamentaux servira de base pour étudier leurs effets sur l'agriculture. L'importance des répercussions qu'ont les politiques macro-économiques sur les incitations agricoles, par l'intermédiaire des quatre principaux « macroprix » (taux d'intérêt, taux de change, niveau général des prix et taux des salaires) a été au centre de l'attention dans les années 80. Les effets nocifs des baisses des termes internationaux de l'échange ont été aggravés par des politiques macro-économiques et commerciales qui ont provoqué des déclins de la croissance économique générale. L'accroissement des dépenses axées sur des biens et services de production locale et non échangeables a provoqué une baisse des prix relatifs des produits agricoles - essentiellement produits exportables ou produits de substitution des importations - par rapport aux prix des produits non échangeables (dont ceux de services et de biens d'équipement produits dans le pays). Ces effets négatifs sur les termes de l'échange agricoles ont été renforcés par une surévaluation des taux de change qui a été maintenue grâce à des restrictions sur les mouvements de capitaux et au contrôle des changes. Bien que les taux de change surevalués aient en principe des effets dissuasifs sur tous les produits échangeables, qu'ils soient agricoles ou non agricoles, ces derniers ont été protégés par des tarifs douaniers et des contingentements. Ainsi, les politiques macro-économiques et commerciales ont eu des effets nocifs (indirects) sur les termes de l'échange des produits agricoles par rapport aux produits non échangeables et aux produits échangeables non agricoles9.

Les effets négatifs des politiques macro-économiques, surtout sur les produits exportables, ont été aggravés par des politiques de prix sectorielles, telles que la taxation à la frontière des exportations agricoles, les contrôles des prix, et les écarts entre les prix frontière et les prix payés aux agriculteurs, engendrés par le comportement monopsoniste des organismes parapublics et des offices de commercialisation. Ces interventions directes dans l'agriculture ont été inégales selon les produits et elles ont parfois avantagé certains produits agricoles10.

Les effets des politiques des prix agricoles sur les incitations ont été atténués par les augmentations de l'absorption globale (c'est-à-dire des dépenses totales effectuées par ceux qui résident dans le pays), dont une partie a été consacrée aux produits agricoles, et par les dépenses pour les investissements d'infrastructure publique dans l'agriculture11. Les subventions accordées aux intrants (principalement les engrais) ont eu des effets analogues, même si ces effets ont varié d'une catégorie de producteurs à l'autre, étant donné que les intrants subventionnés ont été souvent rationnés. Si de telles influences ont sans doute joué un rôle positif dans les années 70 dans quelques pays, elles ont très souvent été inversées dans les années 80 dans le sillage de la récession économique et des réductions de l'absorption globale qui en ont découlé.

9. Pour des données détaillées sur un certain nombre de pays, voir l'étude en 5 volumes de la Banque mondiale (Krueger et al., 1991), résumée dans Krueger et al., (1988) et Schiff et Valdès (1992). A noter que l'étude ne couvre qu'un nombre relativement limité des pays en développement. Voir aussi Norton (1992).

10. Un certain nombre de ces systèmes sont présentés dans une étude de la FAO sur les politiques de prix agricoles (FAO, 1987).

11. Les projets d'investissement public se sont rapidement développés dans les années 70 bien qu'un certain nombre de questions aient été soulevés ex-post quant à leur rentabilité économique. Une évaluation ex-post des investissements agricoles de la Banque mondiale, pour 6 pays africains, a démontré que 36 pour cent (en valeur) ont eu des rentabilités économiques négatives, et que 18 pour cent ont eu des rentabilités inférieures à 10 pour cent (Lele et Myers, 1987).

Dans l'ensemble, les effets conjugués des politiques macroéconomiques et sectorielles ont été négatifs pour l'agriculture. Dans l'étude de la Banque mondiale précédemment citée sur les sources directes et indirectes de protection12 des principaux produits agricoles, les auteurs sont arrivés à un certain nombre de conclusions importantes: a) Les effets indirects ont été beaucoup plus forts que les effets directs. Selon eux, les politiques affectant directement les prix ont entraîné une protection positive (en moyenne) des produits alimentaires importés au taux d'environ 20 pour cent alors que la taxation des produits exportés a entraîné une protection négative de 11 pour cent. L'intégration des effets des politiques macro-économiques et commerciales a entraîné une protection totale négative de 7 pour cent pour les cultures vivrières importées et de 35 à 40 pour cent pour les produits agricoles exportés13. b) Dans la plupart des pays, le taux de protection négative totale des produits exportés a été plus élevé que celui des produits importés (essentiellement aliments de base). L'effort généralisé en faveur de l'autosuffisance alimentaire a expliqué la plus faible protection négative (et parfois positive) des aliments de base. On trouvera ci-après un résumé des résultats par région (tableau 7.1).

12. Pour les définitions et les méthodes d'estimation des taux de protection directe et indirecte, voir Krueger et al. (1988, 1991).

13. Pour une démonstration plus complète des conséquences intersectorielles des politiques macro-économiques et sectorielles, cf. Banque mondiale (1986).

Tableau 7.1 - Taux nominaux de protection directe, indirecte et totale par région, 1960–1984
(pour cent)
RégionProtection indirecteProtection directeTotalProtection directe des produits importablesProtection directe des produits exportables
Asiea-22,9b-2,5-25,222,4-14,6
Amérique latinec-21,3-6,4-27,813,2-6,4
Méditerranéed-18,9-6,4-25,23,2-11,8
Afrique subsahariennee-28,6-23,0-51,617,6-20,5

Note : La période considérée est généralement 1960-1984, mais elle varie légèrement dans un certain nombre de pays.

a. République de Corée, Malaisie, Pakistan, Philippines, Sri Lanka, et Thaïlande.

b. En Asie du Sud (Pakistan, Sri Lanka), le taux nominal de protection indirecte était de -32,1 pour cent, alors qu'en Asie del'Est (République de Corée, Malaisie, Philippines, Thaïlande), il était de -18,1 pour cent.

c. Argentine, Brésil, Chili, Colombie et République dominicaine.

d. Egypte, Maroc, Portugal et Turquie.

e. Côte d'Ivoire, Ghana et Zambie.

Source: Krueger et al. (1991).

L'étude a montré que, pour les 18 pays considérés, les pertes de revenu infligées par ces politiques au secteur agricole ont été considérables. En moyenne, les effets négatifs nets des politiques directes (c'est-à-dire après déduction des subventions) ont correspondu à 4% du PIB agricole entre 1960 et 1984. Si l'on tient compte des effets des politiques indirectes, les pertes ont atteint 46 pour cent du PIB en moyenne - ce pourcentage variant de 37 dans les cas bénins à 140 dans les cas extrêmes, en ce sens qu'un PIB agricole qui aurait été de 240 sans intervention n'a été que de 100. Dans deux pays seulement, on a trouvé que les effets négatifs des politiques des prix avaient été compensés par un accroissement des investissements en faveur des infrastructures agricoles. Les principaux bénéficiaires des transferts de ressources en provenance du secteur agricole ont été le secteur public, les consommateurs urbains et l'industrie.

Les politiques défavorisant l'agriculture et le déclin des résultats de ce secteur ont eu des répercussions négatives sur le reste de l'économie et les équilibres macroéconomiques. La taxation directe et indirecte des produits d'exportation s'est traduite par un abandon des cultures d'exportation de la part des des producteurs, qui, ajouté à une baisse des cours mondiaux des produits, a entraîné un effondrement des recettes d'exportation et réduit la capacité des pays d'importer pour soutenir les stratégies d'industrialisation. Ainsi, les stratégies d'industrialisation menées au détriment de l'agriculture se sont, dans de nombreux cas, soldées par de véritables échecs. De même, les pertes des entreprises parapubliques ont sensiblement grevé le budget de l'Etat dans un certain nombre de pays. Le problème a été particulièrement accentué en Afrique où les offices de commercialisation créés par les puissances coloniales ont été élargis par les pouvoirs publics et ont été chargés de réglementer et de contrôler presque tous les aspects des activités commerciales agricoles. Les organismes parapublics étaient souvent chargés de fonctions dépassant les activités strictement commerciales, par exemple gestion des stocks de produits, activités de subventionnement, etc. Ils étaient aussi utilisés (avec d'autres parties du secteur public) comme employeurs de dernier recours. La fourniture de ces services par les organismes parapublics a contribué à leurs déficits élevés, qui étaient financés par une augmentation des marges commerciales ou par le budget public14. Les offices de commercialisation ayant ajouté d'autres fonctions à leur fonction principale, il en a découlé une diminution de la transparence, une difficulté accrue à effectuer les contrôles et une augmentation générale des coûts des services rendus. Les bénéfices que certains - pas toujours les plus nécessiteux - ont pu tirer de cette situation ont en fait coûté très cher et se sont révélés le plus souvent éphémères.

14. L'inverse était parfois vrai aussi. Les gouvernements utilisaient les profits des organismes para-publics ou les fonds de stabilisation pendant les bonnes années pour financer les déficits budgétaires. Pour démonstration, voir Claassen et Salin (1991).

L'agriculture dans le cadre des politiques d'ajustement économique

Comme les flux de ressources qui ont été à l'origine de dépenses excessives s'étaient taris au début des années 80, plusieurs pays en développement se sont retrouvés avec de faibles réserves de devises et dans l'impossibilité d'obtenir des prêts du secteur privé. Ils ont donc été obligés de se tourner vers les organismes internationaux de crédit (essentiellement la Banque mondiale et le FMI) pour faire face à leurs besoins de financement. Les prêts de ces organismes étaient subordonnés à l'acceptation de programmes complets de réformes des politiques de stabilisation macro-économique et d'ajustement structurel. La stabilisation vise à réduire les déficits du budget intérieur et du compte des opérations courantes en comprimant les dépenses publiques et en instituant des plafonds de crédit, surtout pour le secteur public. Comme les salaires et les prix des produits non exportables étaient relativement inélastiques, il fallait dévaluer les taux de change pour rétablir les niveaux des prix relatifs et équilibrer les incitations afin de réorienter le système de production vers des produits échangeables. L'ajustement structurel devait être réalisé grâce à des politiques à moyen terme visant à relancer la production, à la rendre plus efficace et à supprimer les goulets d'étranglement. Cet ajustement structurel a porté essentiellement sur un rôle accru du marché dans l'affectation des ressources. C'est ainsi qu'un certain nombre de mesures ont visé à libéraliser les marchés des intrants et des extrants, ainsi qu'à réduire voire éliminer les subventions, les taxes à l'exportation des produits agricoles et les contrôles au niveau de la commercialisation et du transport.

L'objectif agricole des programmes d'ajustement structurel varie considérablement en fonction des régions en développement. Pour l'Afrique subsaharienne, sur 13 prêts accordés entre 1980 et 1987, 77 pour cent contenaient des conditions de politique agricole. Ce pourcentage n'a été égalé que par les conditions de politique commerciale (77 pour cent). Dans d'autres pays en développement au cours de la même période, 38 pour cent des prêts (sur un total de 16) contenaient des conditions de politique agricole (Banque mondiale, 1988). Les réformes des politiques des prix ont comporté une réduction de l'écart entre les prix frontière et ceux pratiqués au niveau du producteur pour les intrants et les extrants. L'efficacité de ces réformes a varié selon les catégories de produits: si pour les produits d'exportation il s'agissait de réduire les taxes perçues par les organismes parapublics, pour les importations il fallait supprimer les restrictions qualitatives et éventuellement baisser les droits de douane15. En ce qui concerne les intrants, il a généralement fallu supprimer les subventions, au détriment des producteurs qui en bénéficient. En contrepartie de la libéralisation des importations, les donateurs se sont engagés à financer l'importation d'une liste de produits essentiels, comprenant souvent des engrais et des produits chimiques destinés à l'agriculture.

Les organismes parapublics et les offices de commercialisation agricole devaient être supprimés ou profondément réformés afin d'augmenter leur transparence fiancières et d'améliorer leur structure de gestion. Dans la plupart des cas, les organismes parapublics ont cessé de recevoir un appui du budget de l'Etat et la politique d'employeur de dernier recours a été abandonnée, entraînant souvent une aggravation immédiate du problème du chômage avant que les effets bénéfiques escomptés de ces réformes ne se fassent sentir. A la suite de la réforme des organismes parapublics et des offices de commercialisation, les barrières à la circulation interrégionale des produits ont été abolies, de même que les mécanismes de prix applicables à tout le territoire et pour toute l'année.

15. La mesure dans laquelle ces politiques ont un effet dissuasif sur les producteurs de produits concurrentiels dépend de l'ensemble des mesure prises. Celles-ci peuvent comprendre la dévaluation ou d'autres mesures douanières qui filtrent les signaux en provenance des marchés mondiaux (par exemple en maintenant les prix à l'importation dans un » serpent » afin de les lisser) quand les prix internationaux sont sujets à des distorsions.

Il est difficile d'évaluer les effets des programmes d'ajustement structurel qui ont été mis en œuvre par les pays eux-mêmes ou imposés comme l'une des conditions auxquelles était assujetti le secteur agricole, et ce, pour plusieurs raisons: a) les réformes sont loin d'être toujours appliquées et soutenues de la même façon dans tous les pays (par exemple, certaines dévaluations nominales n'ont pas été accompagnées par une réforme des politiques monetaires, ou bien la réduction de la demande intérieure totale a été réalisée par une compression des dépenses publiques d'investissement plutôt que de consommation); b) lorsque surviennent des chocs extérieurs, comme les variations des prix internationaux des produit, ou d'autres faits économiques nouveaux intervenus dans le reste du monde, il est plus compliqué d'isoler les effets dus aux politiques suivies; c) pour des régions comme l'Afrique, qui est caractérisée par des conditions politiques et écologiques instables et par une dépendance à l'égard de l'agriculture pluviale, il est difficile d'attribuer le mérite ou le blâme des résultats agricoles aux politiques suivies, à l'instabilité politique ou aux conditions météorologiques, lorsque les comparaisons sont effectuées sur de brèves périodes; d) les conclusions peuvent varier selon la méthode d'évaluation choisie; le résultat devrait-il être évalué selon une méthode de comparaison « avant et après ajustement » ou « avec ou sans ajustement » ? Si l'on opte pour le second système, il faudrait mettre au point un scénario de simulation décrivant à la fois la faisabilité de poursuivre les politiques antérieures et les effets de celles-ci sur le secteur; e) les conditions initiales des pays qui mettent en œuvre des programmes d'ajustement structurel ne sont pas les mêmes, étant donné que certains pays « abordent » les années 80 avec des économies affaiblies (voir analyse ci-après des incitations par les prix ou par d'autres mesures) ; f) il existe de grandes différences entre les réalisations des divers pays adoptant des programmes d'ajustement comparables. On observe en effet que les pays à revenu moyen réussissent mieux à retrouver la croissance que ceux à faible revenu, notamment en Afrique subsaharienne; et g) on confond volontiers politiques d'ajustement et prêts à l'ajustement, ce qui fait que, souvent, on examine les effets de ces prêts plutôt que ceux des politiques. Or, cette distinction doit être prise en compte car certains pays ont entrepris des réformes considérables sans prêts à l'ajustement, alors que d'autres ont abandonné les réformes après avoir reçu les prêts (Summers et Pritchett, 1993).

Diverses études effectuées d'après les données brutes ou utilisant des techniques statistiques ont conclu que les programmes d'ajustement structurel avaient interrompu le mouvement de baisse de la production et des exportations agricoles ou même augmenté la croissance du secteur de l'agriculture (Lele, 1992 ; Faini, 1992). L'analyse des données présentée dans le document intitulé « Situation mondiale de l'alimentation et de l'agriculture » publié par la FAO en 1990 a appuyé indirectement cette hypothèse en étudiant 65 pays en développement. On a notamment constaté qu'en général les pays qui avaient été soumis à des processus « d'ajustement sain » et qui réussissaient à atteindre les objectifs fondamentaux des programmes de stabilisation (compressions budgétaires, réduction des déficits du compte des opérations courantes, etc.) avaient aussi de meilleurs résultats agricoles16. Dans une autre étude, le bilan agricole global des pays d'Afrique subsaharienne qui ont appliqué des réformes de leurs politiques (y compris des ajustements des taux de change et des réformes des prix et du budget) a été comparé à celui des pays qui n'ont pas appliqué d'ajustement. Les résultats montrent que parmi les pays qui ont « démarré » avec des taux de croissance agricoles similaires avant l'ajustement, ceux qui ont pratiqué un ajustement ont enregistré des taux de croissance de plus en plus élevés (Binswanger, 1989). On trouve aussi des études qui contestent la thèse selon laquelle les pays qui mettent en œuvre des réformes d'ajustement structurel améliorent leurs résultats agricoles17.

Selon une étude récente de la Banque mondiale (Banque mondiale 1994b), les pays d'Afrique subsaharienne qui ont appliqué des programmes d'ajustement ont obtenu de meilleures performances que ceux qui ne l'ont pas fait. Toutefois, pour le secteur agricole, le succès est mitigé; les pays qui ont amélioré leur situation macroéconomique n'ont pas systématiquement mieux réussi à développer leur agriculture que les autres. Cependant, la croissance du secteur agricole a été plus rapide dans les pays où les prix des produits agricoles d'exportation ont augmenté (par exemple à la suite d'une dévaluation).

Les comparaisons entre les pays qui ont appliqué des réformes et ceux qui ne l'ont pas fait peuvent donner certaines indications, mais elles ne nous apprennent pas grand-chose et ne nous permettent pas de tirer des conclusions, car elles masquent d'énormes différences en ce qui concerne non seulement l'effet des réformes, mais aussi les conditions initiales (ampleur de le crise, situation économique, etc.) et les modalités d'application des réformes (calendrier, cohérence, etc.). Etant donné les méthodes utilisées, les conclusions que l'on peut dégager concernent moins la validité des réformes (ou des principes qui les inspirent) que l'efficacité de leur application18.

16. Les pays qui sont considérés comme ayant procédé à des « ajustements sains » ont réussi à réduire leurs déséquilibres intérieurs en augmentant l'épargne plutôt qu'en réduisant les investissements, et les déséquilibres extérieurs en augmentant les exportations plutôt qu'en réduisant les importations.

17. Platteau (1993) a effectué une analyse statistique des différences entre les chiffres de croissance signalées dans Binswanger (1989). Il n'a pas noté de différences significatives sur le plan statistique entre les taux de croissance de la production agricole des pays qui assuraient un « environnement de prix favorable » à l'agriculture et ceux des autres pays.

18. Pour évaluer les effets de l'ajustement économique sur la performance économique, on a tenté de classer les pays en développement selon qu'ils avaient ou non appliqué un programme d'ajustement, et ventilé ceux qui l'avaient fait en plusieurs catégories (ajustement précoce et intensif, précoce et non intensif, tardif et intensif) selon plusieurs critères tels que le nombre de prêts d'ajustement structurel reçus ou le délai écoulé entre l'accord de prêt et le décaissement. Quel que soit le critère utilisé, le résultat de ce classement n'est probablement pas un indicateur fiable. Dans son Troisième rapport sur les prêts d'ajustement structurel, la Banque mondiale suggère qu'il vaudrait mieux voir comment ont été appliqués les programmes d'ajustement plutôt que fonder l'évaluation sur les critères surmentionnés, car a) le simple fait qu'un programme existe ne prouve pas qu'il ait été mis en œuvre; b) les réformes décidées ne sont pas toujours entièrement appliquées; et c) les réformes entreprises sont souvent abandonnées (voir Banque mondiale, 1994 b). On a souvent déploré la rigidité des programmes d'ajustement structurel, que l'on accusait de ne pas tenir compte des réalités et de la dynamique de la scène politique nationale. Le fait qu'ils n'aient pas été appliqués peut donc dans certains cas tenir à leurs caractéristiques intrinsèques. On montre ailleurs dans le chapitre que quand les gouvernements doivent rogner sur les dépenses, ils commencent par renoncer à celles qui sont le moins visibles, de sorte que les programmes d'investissement sont réduits avant la masse salariale du secteur public ou les dépenses militaires.

Outre la question de savoir si les politiques se sont avérées efficaces pour améliorer les résultats agricoles, les effets des réformes de politiques sur les couches les plus vulnérables de la population ont suscité de sérieuses préoccupations. La contraction de la demande, le désengagement de l'Etat de certaines activités, l'abolition des organismes para-publics ou la limitation de leur rôle, auxquels s'ajoutent le manque de mobilité des ressources et la lenteur de réaction du secteur privé, peuvent se traduire par une augmentation du chômage du fait que le redéploiement de la main d'œuvre n'est pas immédiat. Etant donné que le capital fixe ne varie guère à court terme, toute augmentation de l'offre de main-d'œuvre résultant d'une diminution de l'emploi dans le secteur public peut, dans un contexte d'inélasticité de la demande de main-d'œuvre, se traduire par une contraction à court terme de l'emploi comme du salaire réel. Les réductions des dépenses d'investissement public ne sont pas toujours compensées par des investissements privés (au moins à court terme), et les dépenses pour l'infrastructure, les services de santé et les programmes sociaux se trouvent parfois pénalisées par les compressions de l'ensemble du budget. De même, les hausses des prix alimentaires peuvent compromettre la sécurité alimentaire des couches les plus vulnérables de la population, les réductions des subventions alimentaires et non alimentaires pénalisant surtout les pauvres et les chômeurs (FAO, 1989b).

Il est difficile de connaître de façon certaine les causes exactes des variations des indicateurs sociaux qui ont été observées en effectuant des comparaisons globales entre les pays. Les réformes des politiques ont des incidences différentes sur chaque groupe de population et il est difficile et dangereux de tirer des conclusions globales à partir d'analyses portant sur l'expérience de quelques pays seulement. Non seulement les indicateurs sociaux ne varient pas toujours dans le même sens, mais ils varient différemment suivant les régions. S'il est difficile de faire une distinction nette entre les variations qui proviennent des réformes des politiques et celles qui découlent de la grande crise économique du début des années 80, il est désormais admis que l'ajustement a créé une nouvelle catégorie de pauvres, même si certains autres pauvres ont parfois bénéficié des réformes des politiques. Les réformes qui réduisent les déséquilibres macro-économiques, rétablissent des prix relatifs et arrêtent le declin de l'économie n'impliquent pas nécessairement à elles seules une réduction de la pauvreté. Ces politiques doivent être complétées par des programmes et des interventions spécialement axés sur les pauvres (voir chapitre 9 pour une analyse plus complète de l'importance de la pauvreté et une présentation des politiques de lutte contre la pauvreté).

Les réformes devraient aussi être analysées du point de vue des alternatives dont disposaient les pays qui ont été confrontés à la crise des années 80. Les programmes de réformes des politiques, mis en œuvre sur l'initiative des pays appliquant l'ajustement ou sous la pression des organismes internationaux de crédit, doivent être considérés comme une réaction aux politiques « insoutenables » qui ont caractérisé pendant longtemps les stratégies de développement. Ainsi, il convient de déterminer dans quelle mesure les politiques précédentes étaient"soutenables ». Les pays qui souffraient de distortions ou de déséquilibres particulièrement graves étaient les premiers à entreprendre une réforme, mais c'était précisement dans ces pays où les résultats étaient très lents à se faire sentir en raison justement de leur situation précaire. Alors qu'il peut y avoir des divergences d'opinion sur les problèmes d'application (calendrier et enchaînement des réformes, modalités de protection des groupes de populations les plus vulnérables, etc.), il est difficile de contester leur message principal : a) sur le plan budgétaire, les pays doivent éviter de faire des dépenses importantes excédant leurs moyens durables de financement ; b) une sélection minutieuse des investissements publics doit être effectuée en fonction de leur rentabilité économique et sociale ; c) il faut créer les conditions pour que les marchés fonctionnent mieux et pour que les prix puissent jouer leur rôle fondamental de « signaux » pour l'affectation des ressources ; d) il faut chercher à atteindre les objectifs non économiques au moyen d'interventions directes, en évitant autant que possible les distorsions des incitations économiques ; et e) il faut fonder les réformes de change sur des politiques macroéconomiques saines.

7.4 Réformes des politiques et agriculture : incitations par les prix et par d'autres moyens

Incitations par les prix et autres mesures d'encouragement : complémentarités et conflits

En ce qui concerne le rôle de l'Etat dans l'activité économique en général et dans l'agriculture en particulier, le débat sur les réformes des politiques économiques axées sur l'efficacité et sur l'initiative privée, portait plus - au début - sur ce que les gouvernements ne devaient pas faire que sur ce qu'ils devaient faire. L'approche des réformes s'est modifiée au fur et à mesure que l'on accumulait de l'expérience. Ainsi, à la fin des années 80 et au début des années 90, les conditions aférentes aux prêts internationaux qui mettaient l'accent sur la contraction de la demande et sur l'efficience générale, grâce au rétablissement de prix relatifs « justes », ont été complétées par des politiques (et des financements) mettant l'accent sur les aspects sectoriels et la relance de l'offre afin de stimuler la croissance économique. Actuellement on cherche plutôt à aider les pays à améliorer l'infrastructure agricole, à mettre en œuvre des actions visant à atténuer la pauvreté, à améliorer l'éducation et la santé, et à empêcher la dégradation de l'environnement et des ressources naturelles. Au fil du temps, les approches des politiques évoluent et s'affinent au fur et à mesure que l'on découvre quelles sont les politiques qui fonctionnent et celles qui ne fonctionnent pas, et pourquoi. Il s'agit surtout de savoir quel type d'intervention est nécessaire pour compléter les politiques qui visent à établir la « vérité des prix » et qui, le plus souvent, se révèlent bénéfiques pour l'agriculture.

Bien que la production de denrées agricoles spécifiques ait une capacité de réaction élevée aux incitations par les prix, la réactivité de l'ensemble du secteur agricole sera probablement faible du fait que les facteurs de production destinés à l'agriculture sont plus ou moins donnés, au moins à court et à moyen terme. Fait plus important encore, dans les pays ou régions qui disposent de faibles ressources, les incitations par les prix peuvent, lorsque les technologies sont traditionnelles et lorsque l'infrastructure est médiocre, être insuffisantes pour stimuler l'accumulation de capital et la croissance agricole globale. Ainsi, bien que des réformes des prix soient nécessaires à la croissance agricole, le pessimisme quant à la réactivité de la production de l'ensemble du secteur aux seules incitations par les prix à court ou moyen terme appelle des « mesures autres que les prix », en particulier l'amélioration de la recherche, des livraisons d'intrants et des systèmes d'infrastructure.

Si les obstacles structurels prédominent dans l'agriculture, il sera difficile d'obtenir une croissance soutenue de la production uniquement grâce à des incitations par les prix si l'on n'améliore pas les services de vulgarisation, les moyens de commercialisation, de transport et d'entreposage, etc. (les problèmes de la commercialisation et du crédit rural sont abordés dans le chapitre 9, ceux des services de vulgarisation dans le chapitre 10). Cette conception reconnaît que les gouvernements ont un rôle important à jouer, en fournissant des biens collectifs et en accompagnant le changement structurel. Les exemples abondent où la production agricole a réagi de façon positive à la fourniture de biens collectifs, en particulier dans les pays où l'infrastructure était insuffisante (Delgado et Mellor, 1987 ; Binswanger, 1989).

Encadré 7.1 Réforme des politiques et développement agricole en Afrique subsaharienne : rôle crucial des carences des infrastructures1

Quand on veut évaluer l'efficacité des programmes de réforme pour stimuler la croissance de l'agriculture, la question de l'élasticité-prix de l'offre est cruciale car presque tous les programmes visent avant tout à établir la vérité des prix, ce qui se traduit souvent par une hausse des prix relatifs des produits agricoles.

L'ampleur de la réponse de l'offre aux variations des prix et la méthode appropriée pour l'évaluer sont très controversées. Toutefois, il est généralement reconnu que a) à court terme, l'élasticité de l'offre du secteur agricole pris comme un tout (par opposition à celle d'un seul produit) est très faible, statistiquement à peine différente de zéro, mais que b) à long terme, elle peut être considérable à la suite de déplacements intersectoriels de facteurs (capital, travail) et de l'introduction de nouvelles techniques.

Pour l'Afrique subsaharienne, on dispose de très peu de données quantitatives mesurant la réponse de l'offre de produits agricoles aux variations de prix. D'après ce que l'on sait (Bond, 1983), l'élasticité à court terme n'est pas plus faible qu'ailleurs (environ 0,18 pour la période 1968–81) tandis que l'élasticité à long terme semble nettement inférieure aux valeurs signalées pour d'autres régions.

Si la valeur de l'élasticité-prix de l'offre est un sujet controversé, la forte réaction de la production agricole à des variables autres que les prix, en particulier les infrastructures et les services, n'est guère contestée. Des études quantitatives montrent clairement que les variations quantitatives ou qualitatives de l'infrastructure ont sur la production agricole un effet considérable, d'autant plus grand que l'infrastructure initiale est insuffisante. On a aussi montré que les valeurs estimatives de l'élasticité-prix de l'offre tendent à être plus faibles quand on tient compte des variables mesurant l'infrastructure : en d'autres termes, il existe une interaction entre la réponse de l'offre aux prix et la dotation en infrastructures.

L'importance de l'infrastructure en Afrique et la nette insuffisance de cette infrastructure sont abondamment prouvées, même si les données sont épisodiques et anecdotiques. C'est le manque d'infrastructures de transport et de communications (ou leur mauvais état) qui pose le problème le plus grave car il empêche les signaux de prix de parvenir aux producteurs et provoque d'énormes disparités entre les prix à la production et les prix dans les centres de consommation ou aux ports. Le dysfonctionnement des infrastructures de transport empêche les communautés rurales isolées de s'intégrer dans le marché et les dissuade de produire des excédents commercialisables même quand les prix du marché sont favorables.

Le tableau 7.2 illustre certaines différences entre la situation des infrastructures en Afrique et celle qui existe dans certains pays d'Asie. Toutefois, il ne révèle pas les différences qualitatives qui peuvent exister, non plus que les problèmes spécifiques, tant quantitatifs que qualitatifs, dont peuvent souffrir les services de transport ruraux. Selon la Banque mondiale, il faudrait, pour restaurer et entretenir le réseau de routes rurales existant en Afrique, y consacrer l'équivalent de 0,5 pour cent du PIB de la région pendant les 10 prochaines années. Pour étendre le réseau afin de pouvoir commercialiser le surcroît de produits agricoles, il faudrait encore 0,6 pour cent du PIB de plus.

La principale cause du problème des transports et des communications en Afrique subsaharienne est que la densité démographique y est plus faible que dans les autres régions. Alors qu'étant donné la répartition géographique de sa population, l'Afrique plus que toute autre région a besoin d'un bon réseau de transport et de communication, elle est souséquipée et le peu qu'elle a ne peut pas être entretenu, ni à plus forte raison développé à cause de la faiblesse des revenus par habitant.

L'insuffisance de l'infrastructure de transport en Afrique tient à la fois au passé colonial de la région et aux politiques malencontreuses des gouvernements en place depuis l'indépendance. A l'époque coloniale, l'infrastructure privilégiait les enclaves coloniales ou la liaison entre les mines et les ports, car il n'était pas jugé rentable d'établir des liaisons ferroviaires denses dans ce continent peu peuplé. Les rares liaisons rurales construites pendant ou après la période coloniale sont très sous-utilisées (les routes sont essentiellement parcourues par des piétons, les marchandises étant transportées sur la tête) parce que la pénurie de devises empêche d'acheter des pièces de rechange pour les véhicules. En outre, l'effet conjugué de la réglementation des transports, des restrictions au commerce, de la difficulté des transports interrégionaux, de la prédominance des services de transport étatiques et de la stagnation du secteur agricole - qui limitait les volumes à transporter - a dissuadé le secteur privé d'investir dans les moyens de transport et le service des véhicules. Ces restrictions vouaient à l'échec toute tentative de développer des moyens de transport adaptés aux capacités techniques de la région (c'est-à-dire intermédiaires entre le transport sur la tête et les véhicules à moteur : bicyclettes avec remorque, charrettes à bras, rickshaws à moteur). Le système de fixation des prix et de commercialisation du pétrole créait de graves pénuries chroniques, ce qui aggravait encore la situation. Ces carences des systèmes de transport, conjuguées avec la mauvaise circulation de l'information, freinent la production d'excédents commercialisables et renforcent la tendance des agriculteurs à vivre en régime d'autoconsommation, surtout pour les denrées alimentaires. Elles aggravent aussi les différences de prix interrégionales et nuisent à la sécurité alimentaire dans les zones à déficit vivrier. Elles entravent l'intégration des petites communautés rurales dans l'économie de marché et le développement du marché et font apparaître une catégorie de biens « semi-échangeables » dont les prix relatifs sont déterminés par les conditions locales plutôt que par les mouvements des prix internationaux (Delgado, 1992).

1 D'après Platteau (1993).

En dépit de ces considérations, l'amélioration des incitations par les prix reste une composante indispensable des politiques qui visent à atténuer les pénuries d'intrants dans la production agricole et à stimuler l'investissement de capitaux privés. Bien que la réactivité de la production agricole totale à ces incitations puisse être faible à court terme, elle est considérablement plus élevée à long terme. On compare souvent la réponse de l'offre de produits agricoles aux prix et la réponse aux variables autres que les prix. Ces comparaisons n'ont guère de sens parce que les prix et les autres facteurs sont complémentaires. Toutefois, dans un cas, ils peuvent se remplacer mutuellement : en effet, le financement de la fourniture de biens publics à l'agriculture peut être, du moins partiellement, lié à l'incitation par les prix donnée aux producteurs agricoles. Etant donné l'étroitesse de l'assiette de l'impôt sur le revenu dans les pays en développement, une partie des recettes budgétaires nécessaires pour financer ces biens publics devront provenir des taxes prélevées à la frontière sur les importations et les exportations de produits agricoles ainsi que sur les importations d'intrants agricoles, ce qui ne saurait manquer d'avoir des répercussions sur les incitations à la production agricole.

En ce qui concerne les incitations par les prix et autres, certaines considérations s'imposent : a) d'un point de vue d'efficacité, les prix utilisés pour calculer les priorités des projets sont d'une importance cruciale. Sur le plan de l'enchaînement des politiques, cela implique que le rétablissement de prix relatifs «justes» devrait précéder la planification des biens collectifs, même s'il faut reconnaître que le niveau des prix relatifs « justes » est lui-même fonction du niveau des fournitures de biens collectifs. b) Les effets à long terme de l'amélioration des incitations par les prix varient selon les pays et les régions en fonction des disponibilités des biens collectifs et de la qualité des ressources en terres et en eau. Là où existe une rente foncière, les hausses de prix peuvent inciter à l'investissement privé - même si le gouvernement fournit moins de biens collectifs - que dans les cas où il n'y a pas de rente (Delgado et Mellor, 1987). En conséquence, une analyse minutieuse de la réaction à long terme du secteur privé aux incitations par les prix (en termes d'accumulation de capital, d'inversion du processus d'exode rural, etc.) doit être effectuée avant de définir les niveaux appropriés de biens collectifs. c) Si l'ensemble du secteur agricole réagit faiblement aux incitations par les prix, cela peut être dû à diverses raisons institutionnelles autres que l'absence de dépenses publiques pour l'infrastructure19. Certaines de ces raisons sont étudiées dans les sections qui suivent. Il est désormais admis que si des politiques semblables réussissent dans certains pays et pas dans d'autres, cela tient dans une large mesure au fait que la quantité et la qualité des infrastructures matérielles et institutionnelles existantes ne sont pas les mêmes et que la volonté politique d'entreprendre des mesures souvent impopulaires varie elle aussi d'un pays à l'autre.

19. La pénurie de biens de consommation importés dans les zones rurales a été identifiée comme un facteur empêchant les cultivateurs de réagir aux prix. On considère que ce phénomène était assez commun en Tanzanie dans les années 70. L'absence de disponibilités de biens de consommation tant sur les marchés officiels que sur les marchés parallèles signifie que souvent l'utilité marginale des revenus additionnels est pratiquement nulle. Ainsi, quand les prix à la production augmentent, on peut obtenir le même niveau de revenu réel avec moins d'efforts, et la réaction de l'offre aux incitations par les prix peut être carrément négative. Bevan et al. (1987).


Page précédente Début de page Page suivante