10. Investissement dans le secteur agricole: évolution et perspectives

Documents d'information technique
© FAO, 1996


1. Introduction

1.1De récentes études sur le développement1 ont attiré l’attention sur le fait que l’on s’est sans doute bercé d’illusions ces dernières années à propos des approvisionnements alimentaires mondiaux. Au cours des deux dernières décennies, la production céréalière s’est accrue à un rythme plus rapide que la population; la production céréalière par habitant est passée de 305 kg en 1970 à 342 kg au milieu des années 80, niveau auquel elle a plafonné jusqu’à il y a quelques années, pour fléchir ensuite légèrement. La tendance à la baisse des cours mondiaux des céréales s’est poursuivie, mis à part deux brèves interruptions durant les crises pétrolières. Cette baisse est intervenue malgré la conversion croissante des céréales en viande et lait sous l’effet de la croissance des revenus, et malgré une diminution des superficies consacrées aux cultures vivrières de base au profit d’utilisations non agricoles et d’une expansion des cultures à haute valeur marchande. Il est top tôt pour juger si la hausse des prix des produits agricoles, notamment des céréales observée depuis la moitié de 1995, est un phénomène temporaire, comme cela a été souvent le cas par le passé, ou s’il s’agit d’un arrêt ou même d’un renversement de la tendance à long terme à la baisse des cours.

1.2 Il semblerait cependant que, malgré la croissance enregistrée dans le monde entier, il y ait eu sous-investissement dans l’agriculture au cours de la dernière décennie dans quelques pays et régions et dans certaines catégories d’investissement. Les principaux éléments qui permettent de le penser sont les suivants:

1.3 Les prévisions concernant les équilibres entre l’offre et la demande alimentaires mondiales au cours des deux ou trois prochaines décennies sont très variables suivant les sources: certaines s’éloignent des théories malthusiennes et sont modérément optimistes, alors que d’autres s’en rapprochent et prévoient la catastrophe. D’une manière générale, les avis divergent surtout à propos des taux de croissance futurs de la production agricole, c’est-à-dire de la possibilité de répéter les performances agricoles des deux dernières décennies.

1.4 Rares ont été les projections qui analysaient les implications de la croissance agricole au niveau des investissements. Depuis les années 60, les modèles de croissance économique du type Harrod/Domar relient la croissance à long terme de la production totale à des changements dans le capital immobilisé, mais il est difficile d’établir une relation ayant réellement une valeur statistique entre les investissements et la production agricoles, au niveau global (voir encadré 1).

1.5 L’histoire nous apprend néanmoins que dans l’économie de marché, la réaction de l’offre de produits agricoles aux incitations par les prix est bonne dans la plupart des cas et peut aboutir à des surinvestissements et à des sous-investissements cycliques. La hausse des prix lors de guerres importantes ou d’autres crises a rarement été de longue durée. Cependant, la dépendance exclusive vis-à-vis des forces du marché ne saurait constituer une politique appropriée pour faire face aux pénuries alimentaires, premièrement, parce que les mécanismes du marché ne fonctionnent pas bien dans tous les pays et dans toutes les situations et deuxièmement, parce que la rareté qui fournit aux producteurs des incitations par les prix suffisantes risque de ne pouvoir être acceptée par les consommateurs ayant un faible pouvoir d’achat, si bien qu’il faut prendre en plus des mesures anticipatoires pour atténuer leurs souffrances.

 

Encadré 1
FACTEURS TECHNOLOGIQUES ET ÉCONOMIQUES AYANT UN RÔLE DÉTERMINANT DANS LA CROISSANCE AGRICOLE

Le rapport entre l’investissement et la croissance agricole n’est pas évident sur le plan statistique. En effet, il est difficile d’une part de définir l’investissement agricole et d’autre part, de le mesurer. Dans un petit nombre de pays en développement seulement, les statistiques de la comptabilité nationale indiquent la formation de capital par secteurs et, quand c’est le cas, les chiffres sont difficiles à interpréter. La formation brute de capital fixe dans l’agriculture, en pourcentage du produit intérieur brut (PIB), est très variable et sa relation avec la croissance ne ressort pas clairement. Cela est dû aux difficultés que pose, sur le plan méthodologique, l’évaluation des investissements dans l’économie non commerciale et à l’influence d’autres facteurs tels que l’emploi d’intrants, les conditions climatiques et les variations de la qualité et de la productivité du capital ainsi que les décalages très divers entre les investissements et le résultat obtenu pour différents types d’investissement. Peu d’études économétriques sont réalisées car elles demandent une grande quantité de données et elle sont coûteuses. Les résultats n’ont pas toujours une grande valeur statistique. Au niveau supérieur de ségrégation ou dans un projet particulier, l’analyse des coûts-avantages est une activité de routine et les difficultés diminuent, sans toutefois disparaître. D’après Binswanger (1993), la croissance agricole est le résultat combiné d’une série de relations de cause à effet qui s’enchaînent, notamment des facteurs exogènes et des possibilités, grâce aux interventions du secteur public face aux réactions du secteur privé et des agriculteurs.

Facteurs exogènes

Ces facteurs sont l’environnement agroéconomique naturel, la croissance démographique, les progrès autonomes des technologies et les possibilités commerciales internationales. La dotation en ressources naturelles a une grande influence sur les décisions d’investissement. Les investissements réalisés par les secteurs public et privé sont fortement influencés par le patrimoine naturel, favorisant les régions les plus riches sur ce plan. La population peut avoir des influences tant positives que négatives sur la croissance agricole. La croissance de la production doit être étayée par une demande effective et une main-d’oeuvre active. En ce sens, la population peut être un élément moteur. En revanche, elle peut être une entrave si la malnutrition ou la mauvaise santé réduisent l’efficacité de la main-d’oeuvre, si le nombre d’inactifs qui sont tributaires du système productif devient excessif, et si les populations qui n’ont pas accès aux technologies appropriées ou à des incitations endommagent l’environnement. Dans de nombreux pays en développement, ce sont les effets négatifs de la croissance démographique qui prédominent. Le système commercial international détermine les possibilités qu’ont les pays de tirer profit de leurs avantages comparatifs et conditionne la structure de l’investissement agricole et les scénarios de croissance. Par exemple, après les négociations du Cycle d’Uruguay de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), les échanges de produits agricoles modifieront la structure de la production agricole et créeront des possibilités de croissance agricole dans quelques pays, alors que dans d’autres ils entraîneront des ajustements. On peut encore accentuer considérablement la libéralisation des échanges de produits agricoles, d’où peut venir une croissance agricole supplémentaire dans quelques pays et une amélioration du bien-être des consommateurs dans d’autres. Les modifications autonomes des technologies dérivant de la recherche fondamentale ou stratégique ou de ses retombées peuvent créer des possibilités d’investissement et de croissance agricoles. Les possibilités naissent quand des progrès technologiques sont accomplis, même s’ils ne sont pas toujours bénéfiques du point de vue social ou écologique. On peut prendre pour exemples les filets synthétiques dans le secteur des pêches, le sirop de glucose dans les industries consommatrices de sucre ou les progrès biotechnologiques en matière d’élevage.

Interventions publiques

Le rôle du secteur public est de façonner l’environnement, en définissant les politiques et en investissant dans les infrastructures de base et dans le capital humain afin de créer des externalités positives qui encourageront les opérations du secteur privé. Au niveau plus général, la stabilité politique et un cadre institutionnel et politique stable et prévisible, un équilibre macroéconomique garantissant les équilibres monétaires, budgétaires et extérieurs, des taux de change réalistes et des marchés libres des capitaux sont des conditions indispensables pour attirer les investissements. Il faut ensuite qu’il existe des services publics régulateurs pour que les opérations et les transactions privées puissent se dérouler dans un cadre institutionnel sûr; ces mécanismes pourraient notamment garantir la sécurité des régimes fonciers, les contrôles sanitaires, la protection des contrats et de la propriété et un accès équitable aux garanties prévues par la loi. Dans le passé, les politiques de nombreux pays en développement ont été caractérisées par une discrimination anti-agricole se traduisant par des mesures telles que: surévaluation des monnaies nationales, taxation excessive des exportations agricoles, protection du secteur industriel, intervention du gouvernement dans la commercialisation des produits agricoles par le contrôle des prix, importance excessive des offices de commercialisation para-étatiques, réglementations administratives restreignant la libre circulation des biens et sous-équipement des zones rurales en services publics. Depuis les années 80, des programmes d’ajustement structurel ont tenté d’éliminer ces distorsions et de rendre les économies plus réceptives aux investissements. Le climat d’investissement peut être notamment amélioré par les mesures suivantes: redéfinition des rôles des secteurs public et privé, décentralisation des prises de décisions (notamment rôle des ONG et approches participatives dans les programmes de développement), récupération des coûts et durabilité financière des services gouvernementaux. Les mesures garantissant les mêmes chances pour tous et luttant, par une action ciblée, contre la pauvreté sont également importantes car elles créent un climat de stabilité sociale et politique et mettent en valeur les ressources humaines sous-utilisées. Dans pratiquement tous les pays en développement, le processus d’ajustement n’est pas encore achevé et le contexte général continue de défavoriser les investissements. L’investissement public est essentiel lorsque l’investissement privé n’est pas en mesure de fournir un service indispensable, en raison de défaillances du marché ou parce qu’il s’agit d’un bien public. C’est le cas des infrastructures majeures, telles que l’irrigation, les routes rurales, la recherche agricole et la vulgarisation axée sur les petits exploitants, ainsi que pour la majeure partie des services d’éducation et de santé. Les investissements de ce type stimulent pratiquement toujours l’emploi d’intrants et la production agricole.

Réactions du secteur privé

A de faibles niveaux de revenu, l’investissement des ménages agricoles est en premier lieu déterminé par des besoins de survie. Tant qu’un minimum de sécurité alimentaire n’est pas atteint, les décisions d’investissement sont caractérisées par une forte aversion contre le risque et par une préférence pour les résultats rapides qui peuvent aller à l’encontre de la durabilité et de l’efficacité. A des niveaux de revenus plus élevés, les ménages d’agriculteurs peuvent être hautement réceptifs aux incitations extérieures. Malgré la quantité de données requises et les problèmes d’interprétation, quelques études sur les réactions du secteur privé à un environnement favorable créé par les interventions des pouvoirs publics ont été publiées de temps à autres (Binswanger, 1989; Craig, Pardey et Roseboom, 1994). Des études transnationales montrent que la production agricole et la demande de facteurs de production réagissent à des améliorations apportées dans divers domaines (santé humaine et éducation, recherche et vulgarisation, densité des réseaux routiers, nombre de filiales de banques rurales, etc.) et que ces réactions sont significatives sur le plan statistique. Les analyses de l’investissement du secteur privé dans des services et installations avant et après-récolte sont plus rares et cette question mériterait une étude plus approfondie. Les données dont on dispose laissent penser que les services de soutien privés répondent de façon plus modérée à une infrastructure et à un cadre général favorables et que la production agricole est fortement stimulée par la disponibilité de ces services.

1.6 Le présent document tente d’estimer en général les types et volumes d’investissement2 qui pourraient être nécessaires pour garantir les accroissements de la production alimentaire qui devront être réalisés dans les pays en développement au cours des 20 prochaines années. Les contributions qui devront être apportées par les secteurs privé et public, ainsi que le rôle de l’aide extérieure, sont analysés. Les problèmes transfrontières et mondiaux qui auront des répercussions sur les approvisionnements alimentaires mondiaux et sur leur durabilité sont également abordés. Il est toutefois important de noter que, pour urgente qu’elle soit, une analyse des coûts directs de l’aide ciblée ou d’urgence aux individus sous-alimentés n’entre pas dans le cadre de cette étude. De même, une analyse détaillée des besoins d’investissement spéciaux des sous-secteurs des forêts et des pêches qui, dans quelques pays, sont cruciaux pour la sécurité alimentaire et le bien-être des populations locales, n’a pas sa place ici. Le document ne rend pas non plus pleinement justice au problème fondamental de la mise en valeur des ressources humaines, dont la portée dépasse largement le secteur agricole, sauf dans le contexte de la vulgarisation.

1.7 L’étude WAT2010 base ses projections de la production agricole sur la demande effective projetée, sur la structure de production et le patrimoine naturel des différentes régions du monde. On obtient ainsi un modèle mondial qui peut être utilisé, comme nous l’avons fait ci-après, comme première approche permettant de prévoir les investissements agricoles requis.

1.8 D’autres éléments sont nécessaires pour affiner les estimations. Etant donné que les ressources naturelles mondiales sont soumises à une pression croissante et que les bonnes terres inexploitées se font rares, la croissance agricole devra reposer de plus en plus sur l’intensification des cultures, qui est synonyme d’investissements. Les personnes vulnérables sur le plan alimentaire, encore nombreuses, n’ont pas les moyens d’acheter des aliments; leur demande s’ajoute à celle prise en compte dans le modèle WAT20103 et rend encore plus complexes les estimations sur les investissements requis et sur leur orientation. En outre, l’investissement n’aura pas pour seul objet de soutenir la croissance de la production agricole, il devra aussi garantir l’exploitation durable des ressources.

1.9 Par ailleurs, la croissance démographique se ralentit dans le monde entier et si les revenus augmentent, la demande alimentaire effective ne s’accroît pas dans les mêmes proportions. La technologie continue à progresser et tend à réduire les besoins d’investissement par unité de production. On ne sait pas très bien quelles seront les implications pour les besoins nets d’investissements agricoles, d’autant que les ressources ne sont pas systématiquement comptabilisées, mais il est certain que la qualité et la composition de l’investissement doivent changer radicalement pour refléter le nouvel environnement économique qui s’est dessiné au cours des 20 dernières années et qui a été caractérisé par l’ajustement structurel, par l’ouverture de l’économie mondiale et par une évolution des demandes auxquelles doit répondre le système de production alimentaire mondial.

Cont.


Notes

(1) Studies have been undertaken by Mitchell and Ingco (1993), Brown and Kane (1994), McCalla (1994) and Crosson and Anderson (1992), among others. A critical review of this and other literature on the subject is presented by Alexandratos and de Haen (1995).

(2) Investment is defined here in a broad sense as consumption foregone for the sake of future gain. The maturity of investment can range from one to over 20 years or into the next generation. In this sense, farm labour for bush clearing, a farmer raising a calf rather than slaughtering it, public expenditure on health and education, including extension, which enhance human capital, and soil liming and phosphating, which affect crop yields for more than one year at a time, are all termed investment for the purposes of this paper.