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Le droit à une nourriture adéquate et la libération de la faim

Asbjørn Eide

Chercheur et ancien directeur de l�Institut norvégien des droits de l�homme; Rapporteur spécial sur le droit à une nourriture adéquate en tant que droit de l�homme, Sous-Commission des Nations Unies de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités

Au Ghana, des haricots sont mélangés à du riz pour la confection du wakye
Par droit à la nourriture on entend l�accès à une nourriture suffisante pour répondre aux besoins nutritionnels essentiels de chacun.

Les chefs d�État et de Gouvernement réunis à Rome pour le Sommet mondial de l�alimentation à l�invitation de la FAO ont réaffirmé, le 13�novembre�1996, le droit de chacun d�avoir accès à une nourriture saine et nutritive au nom du droit à une nourriture adéquate et du droit fondamental de chacun d�être à l�abri de la faim. Ils ont jugé intolérable que plus de 800�millions de personnes dans le monde et, plus particulièrement, dans les pays en développement, n�aient pas une nourriture suffisant à leurs besoins nutritionnels essentiels, et ils ont proclamé leur volonté politique et leur engagement commun et national de parvenir à la sécurité alimentaire pour tous et de déployer un effort constant afin d�éradiquer la faim dans tous les pays. Ils ont réaffirmé officiellement leur attachement au droit à une nourriture adéquate et ont recommandé que le contenu de ce droit soit défini de façon plus claire et que des moyens de l�appliquer soient recensés.

Le système international des droits de l�homme

L�actuel système international des droits de l�homme est né en 1948, avec l�adoption par l�Assemblée générale des Nations Unies de la Déclaration universelle des droits de l�homme proclamée «� idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l�esprit, s�efforcent, par l�enseignement et l�éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d�en assurer, par des mesures progressives d�ordre national et international, la reconnaissance et l�application universelles et effectives, tant parmi les populations des États Membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sur leur juridiction».

Le discours dit des «Quatre libertés» du Président des États-Unis Roosevelt, prononcé en janvier�1941, a joué un rôle particulier dans l�élaboration de la Déclaration, qui proclamait notamment le droit d�être libéré du besoin1. Lors des négociations ayant abouti à l�adoption de la Déclaration, qui ont eu lieu en 1947-1948, la délégation des États-Unis a joué un rôle majeur en insistant pour que les droits économiques et sociaux figurent dans la Déclaration au même titre que les droits civils qui fondent les libertés essentielles puisque�� selon les mots de la délégation des États-Unis�� «un homme dans le besoin n�est pas un homme libre». Dans son discours à l�État de l�Union prononcé en 1944, Roosevelt avait préconisé l�adoption d�une «Déclaration des droits économiques», ajoutant:

«Nous devons nous rendre à l�évidence: une liberté individuelle authentique est exclue en l�absence d�une sécurité et d�une indépendance économiques. Des hommes nécessiteux ne sont pas des hommes libres. Les peuples affamés et sans travail sont le terreau sur lequel prospèrent les dictatures

Le grand mérite de la Déclaration universelle est d�avoir élargi la notion de droits de l�homme à l�ensemble des droits�� civils, politiques, économiques, sociaux et culturels�� et d�avoir établi entre eux une interdépendance, qui contribue à les renforcer mutuellement.

La Charte internationale des droits de l�homme englobe la Déclaration universelle des droits de l�homme et les deux pactes élaborés à partir de celle-ci, à savoir le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adoptés tous deux en 1966.

Les droits économiques, sociaux et culturels représentent trois éléments interdépendants d�un ensemble plus vaste comportant des liens avec les droits civils et politiques. Parmi les droits sociaux fondamentaux figure le droit à un niveau de vie suffisant (Article�25 de la Déclaration universelle; Article�11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels; et Article�27 de la Convention internationale relative aux droits de l�enfant). Pour bénéficier de ces droits, chaque être doit au minimum jouir des droits nécessaires à la subsistance�� nourriture et nutrition, vêtements et logement adéquats, et soins indispensables. Il convient d�ajouter à ces droits, auxquels ils sont étroitement liés, le droit des familles à bénéficier d�une assistance, le droit à la propriété, le droit au travail et le droit à la sécurité sociale, qui figurent tous dans les instruments internationaux mentionnés.

Le droit à une nourriture adéquate

Aux termes de l�Article�25(1) de la Déclaration universelle, «toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l�alimentation, l�habillement, le logement�» Selon l�Article�11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, les États parties «reconnaissent le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants�» Dans le paragraphe�2 du même article, les États parties au Pacte reconnaissent le droit fondamental qu�a toute personne d�être à l�abri de la faim, et énumèrent les mesures qu�ils adopteront individuellement et au moyen de la coopération internationale pour faire disparaître la faim.

Aux termes de l�Article�27 de la Convention relative aux droits de l�enfant, «les États parties reconnaissent le droit de tout enfant à un niveau de vie suffisant pour permettre son développement physique, mental, spirituel, moral et social».

Le droit à un niveau de vie suffisant résume la préoccupation qui sous-tend l�ensemble des droits économiques et sociaux, à savoir intégrer tout un chacun dans une société humaine. Ce droit est étroitement lié au principe qui oriente tout le système des droits de l�homme, à savoir que tous les êtres naissent libres et égaux en dignité et en droit, et qu�ils doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité (Article�premier de la Déclaration universelle).

Le concept général de nourriture adéquate peut être décomposé en plusieurs éléments: les approvisionnements alimentaires doivent être suffisants; en d�autres termes, les types de denrées habituellement disponibles (au niveau national, sur les marchés locaux et, finalement, à l�échelon des ménages) doivent être acceptables d�un point de vue culturel (adaptés à la culture alimentaire); les disponibilités doivent correspondre aux besoins nutritionnels d�ensemble du point de vue de la quantité (aspect énergétique) et de la qualité (elles doivent assurer tous les nutriments essentiels, y compris les microéléments tels que les vitamines et l�iode); enfin, et surtout, les aliments doivent être sains (dépourvus de tous éléments toxiques et de contaminants) et de qualité (du point de vue du goût et de la texture, par exemple).

La Déclaration universelle des droits de l�homme stipulait que toute personne de par le monde devait bénéficier des droits qu�elle proclame. Ces droits devaient être intégrés dans la culture juridique, administrative et politique des nations, et être reconnus puis appliqués dans le droit et l�administration nationale, au moyen notamment de toutes les réformes politiques et sociales nécessaires. Des institutions mondiales devaient être mises en place, dont certaines pour suivre la réalisation des droits de l�homme de par le monde, tandis que d�autres�� comme la FAO�� pour assurer l�assistance et la coopération voulues afin de faciliter la jouissance de ces droits par tout un chacun. La Déclaration universelle était au départ l�expression d�idéaux à atteindre. La première étape de la transformation de ces idéaux en une législation concrète au niveau international a été l�adoption des deux pactes mentionnés en 1966, qui a été suivie par l�adoption de nombreuses conventions plus spécialisées. Bien que ces instruments aient entraîné des obligations pour les États au nom du droit international, la première tâche a consisté à veiller à ce que les droits définis trouvent leur expression dans la législation nationale et la réalité administrative, et à créer les conditions devant permettre aux États de satisfaire à leurs obligations.

Obligations des États

Aux termes de l�Article�2 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, les États parties ont souscrit des obligations contraignantes qui les obligent à prendre, dans toutes les limites des ressources dont ils disposent, des mesures pour parvenir progressivement à faire appliquer pleinement les droits économiques et sociaux contenus dans ce pacte.

Selon une conception erronée, qui a eu un impact négatif sur la réalisation des droits économiques et sociaux, ce serait à l�État qu�il appartiendrait de pourvoir aux droits. Dans le passé, cette conception a entraîné nombre de personnes à s�opposer aux droits économiques et sociaux, qu�ils jugeaient coûteux et dans lesquels ils voyaient un obstacle à la créativité, un facteur de démobilisation et un risque d�hypertrophie de l�État. Il est aujourd�hui largement admis que cette conception résultait d�une mauvaise perception des droits considérés, et notamment des obligations correspondantes de l�État.

Il convient de comprendre de façon réaliste les obligations de l�État, comme le stipule l�Article�2 de la Déclaration des Nations Unies sur le droit au développement, qui définit l�individu comme sujet actif�� et non un objet�� du développement économique et social. La plupart des êtres humains luttent pour assurer leurs moyens d�existence en utilisant leurs ressources propres, de façon individuelle ou en association avec d�autres. Toutefois, pour pouvoir utiliser leurs ressources, ils doivent disposer de moyens qu�ils puissent utiliser. En règle générale, les ressources qu�un être humain peut utiliser sont la terre, d�autres biens et son travail, ainsi que le savoir nécessaire pour employer au mieux l�ensemble des autres ressources à sa disposition. L�application de nombre des droits économiques, sociaux et culturels s�inscrit généralement dans le cadre d�un ménage, qui constitue l�unité économique de base. Il convient donc de veiller aussi à la division du travail femme/homme, au contrôle de la production et de la consommation, ainsi qu�à diverses formes d�arrangements de portée plus large entre parents, qui influencent la nature et le fonctionnement concret de la notion de «famille».

Étant donné que les obligations de l�État doivent être comprises en partant de l�hypothèse que les êtres humains, les familles et les groupes plus larges s�efforcent de trouver eux-mêmes des solutions à leurs problèmes, les États doivent, au niveau primaire, respecter les ressources que possède l�individu, ainsi que sa liberté d�occuper l�emploi de son choix, d�employer au mieux ses connaissances et de prendre les dispositions voulues et d�utiliser les ressources nécessaires�� seul ou en association avec d�autres�� pour satisfaire ses propres besoins.

L�État ne peut cependant pas reconnaître ces droits et libertés de façon passive. Il est vraisemblable que des tiers chercheront à contrecarrer les choix que pourraient faire les individus ou les groupes pour satisfaire leurs besoins. Au niveau secondaire, les obligations de l�État consistent donc notamment à assurer une protection vis-à-vis d�autres sujets plus sûrs d�eux-mêmes ou plus agressifs, et en particulier d�intérêts économiques plus puissants. Il est indispensable que l�État protège ainsi de la fraude, des comportements illicites dans les relations commerciales et contractuelles, et de la commercialisation ou du rejet dans l�environnement de produits dangereux. Cette fonction de protection de l�État, largement exercée, constitue l�un des principaux aspects de ses obligations en matière de droits économiques, sociaux et culturels, et l�on peut en comparer l�importance à celle du rôle qu�il assume comme protecteur des droits civils et politiques.

Des aspects importants de cette obligation de protection figurent déjà dans le droit de la plupart des États, qui doit être fondé sur les exigences particulières correspondant aux pays considérés. C�est notamment ce qui explique le libellé relativement vague de la formulation des droits économiques et sociaux dans les instruments internationaux; ces droits doivent être clarifiés par une législation spécifique dans chaque pays, en fonction de la situation qui y prévaut.

Au niveau tertiaire, l�État a l�obligation de faciliter les possibilités d�exercer les droits mentionnés ou, lorsque les autres obligations ne sont pas totalement satisfaites, de créer ces possibilités et, partant, de réaliser les droits en question.

Ainsi, en ce qui concerne le droit à la nourriture, l�Article�11(2) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, stipule que l�État prendra les mesures voulues «pour améliorer les méthodes de production, de conservation et de distribution des denrées alimentaires par la pleine utilisation des connaissances techniques et scientifiques et par le développement ou la réforme des régimes agraires».

L�obligation de réaliser les droits en satisfaisant aux besoins énumérés dans les instruments est important aussi bien dans les situations d�urgence que dans des circonstances normales. Dans le premier cas, lorsque les conditions de survie ne sont momentanément plus assurées (à la suite, par exemple, d�une sécheresse ou d�une inondation graves, d�un conflit armé ou de l�effondrement de l�activité économique dans certaines régions d�un pays donné), les obligations de l�État sur le territoire duquel cette situation d�urgence s�est produite doivent être appuyées au moyen d�une aide extérieure. L�existence d�une obligation internationale de coopérer lorsque de tels besoins se présentent est de plus en plus largement reconnue.

L�obligation de réaliser les droits revêt un aspect plus permanent: en effet, son importance s�accroît avec l�urbanisation et le relâchement des liens au sein du groupe ou de la famille. Les obligations envers les personnes âgées et handicapées qui, dans les sociétés agricoles traditionnelles étaient prises en charge par leur famille, doivent être assumées de plus en plus fréquemment par l�État et, partant, par la collectivité nationale dans son ensemble.

L�obligation consiste donc à assurer les besoins fondamentaux comme la nourriture ou les ressources qui peuvent être utilisées à cet effet (aide alimentaire directe ou sécurité sociale) lorsqu�aucune autre possibilité n�existe, notamment: i) lorsque le chômage fait son apparition (en cas de récession économique); ii) vis-à-vis des personnes défavorisées et âgées; iii) lors de crises ou de catastrophes; et iv) vis-à-vis des personnes marginalisées (restructuration de l�économie et de l�outil de production, par exemple).

Conclusions

Les droits économiques et sociaux constituent une part importante du système des droits de l�homme tel qu�il a été formulé et renforcé depuis l�adoption de la Déclaration universelle des droits de l�homme en 1948, mais la volonté politique de les appliquer est restée limitée. La Déclaration et le Plan d�action adoptés par le Sommet mondial de l�alimentation ont sensiblement modifié cet état de choses. Les activités de suivi menées grâce à la coopération qui s�est instaurée entre le Haut Commissaire aux droits de l�homme, la FAO et son Comité de la sécurité alimentaire mondiale, ainsi que d�autres organisations s�occupant d�alimentation, le Fonds des Nations Unies pour l�enfance (UNICEF), le Sous-Comité de la nutrition du Comité de coordination administrative de l�Organisation des Nations Unies, et d�autres organismes, devraient conférer au droit à la nourriture un rang de priorité plus élevé dans la liste des grands sujets d�importance internationale. On peut espérer que ce nouvel état d�esprit permettra de transformer un engagement ancien en une réalité, de sorte que tout un chacun puisse jouir du droit à une nourriture adéquate dans les premières décennies du prochain millénaire.

1En ce qui concerne la vision qu�avait Roosevelt du droit d�être libéré du besoin en tant que source des conceptions contemporaines des droits de l�homme, voir Eide, A., Oshaug, A. et Eide, W.B., 1991. Food security and the right to food in international law and development. Transnational Law and Contemporary Problems (University of Iowa), 1:2, 415-467; et Alston, P., 1990. US ratification of the Convenant on Economic, Social and Cultural Rights: the need for an entirely new strategy. American Journal of International Law, Vol.�84. En ce qui concerne l�évolution historique de la notion de droits de l�homme au sens large, voir Marshall, T.S., 1959. Citizenship and social class and other essays. Cambridge University Press,�Cambridge, Royaume-Uni; et Dahrendorf, R. 1988. The modern social conflict: an essay on the politics of liberty. Weidenfeld et Nicolson, Londres.
2Extrait de Alston, 1990, p. 387 de la version anglaise.

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