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2.  AMENAGEMENT DE LAGUNES ET D'ESTUAIRES PAR VOIE DE REGLEMENTATION

2.1  Pratiques de pêche en lagunes et en estuaires qui supposent une réglementation

L'obstruction des voies de pénétration entre les lagunes et la mer au moyen d'engins de pêche fixes ou mobiles semble être un problème qui se pose partout où les lagunes font l'objet d'une exploitation intensive, en particulier quand la pêche est pratiquée sans discrimination sur des espèces en migration vers l'extérieur ou vers l'intérieur à des fins de reproduction et sur des crevettes larvaires ou des poissons en migration vers l'intérieur. On sait que ce problème se pose par exemple en Inde, dans les lagunes de Chilka (Jhingran et Natarajan, 1969) et de Pulicat (Menon et Raman, 1977). Dans cette dernière, on dit que des filets, posés sur des pieux permanents, “bouchent” l'entrée de la lagune à marée haute et retiennent crevettes et poissons, quelle que soit leur taille. Dans la première, on s'est préoccupé d'une interférence possible avec les migrations de Mugil et Lates qui vont frayer en mer. Meza (1980) s'est aperçu aussi que la pêche pratiquée près des ouvertures de la lagune, sur des espèces en migration vers l'intérieur et vers l'extérieur, nuisait à la pêcherie de poissons dans la lagune Madre de Tamaulipas (Mexique), et à la pêcherie de crevettes dans cette même lagune, selon Martinez Mata (1980). De nombreux barrages à poissons bloquent complètement le chenal qui relie les lagunes de la rivière Inharrime (Mozambique) à la mer. L'abondance de poissons d'origine marine dans ce cours d'eau est, semble-t-il, inversement proportionnelle au nombre de barrages que le poisson doit franchir au cours de ses migrations vers l'intérieur (Matthes,1981).

Slack-Smith et al. (1977) ont relevé les emplacements de divers types d'engins de pêche utilisés principalement pour pêcher la crevette dans divers bras d'eau communiquants de la Lagoa de Araruama au Brésil (figure 1). Là aussi, il a été constaté que l'obstruction des chenaux par les engins est un des facteurs qui a fait baisser les rendements de crevettes ces dernières années. L'un de ces pièges bloquait si fortement le courant qu'il y avait 10 cm de différence entre le niveau de l'eau dans la lagune et celui du chenal, circonstance succeptible d'empêcher l'entrée des crevettes post-larvaires dans la lagune, entrée qui s'effectue tout au long de l'année.

Parmi les autres problèmes liés à l'utilisation des engins de pêche dans les lagunes, citons l'exploitation de certaines parties de la lagune dont on sait qu'elles constituent des zones d'alevinage où se concentrent les crevettes juvéniles (Slack-Smith et al. (1977); Martinez Mata, 1980). A cette pratique s'ajoute généralement l'emploi de petits maillages (Barrera Huerta, 1976). Meza (1980) note également que les engins actifs traînés sur le fond pour pêcher les poissons dans la lagune Madre de Tamaulipas arrachent la végétation sur leur passage et détruisent les bancs d'huîtres naturels.

2.2  Méthodes d'aménagement par voie de réglementation

Parmi les solutions d'aménagement proposées par Slack-Smith et al. (1977) pour freiner la surexploitation de la crevette par les pêcheries artisanales de la Lagoa de Araruama, l'une consistait à enlever les pngins de pêche qui bloquaient complètement les chenaux d'accès à la lagune (ceux-ci laissant une certaine zone de passage libre pouvant rester en place dans la mesure où leur nombre n'augmenterait pas). Matthes (1981) a proposé une solution analogue pour remédier au blocage des migrations de poissons dans le système lagunaire de Inharrime. Pour remplacer les barrages, un système de piège a été élaboré suivant un plan qui permet le passage des poissons au moment des migrations vers l'intérieur et vers l'extérieur (figure 2).

Parmi d'autres mesures d'aménagement, Slack-Smith et al. (1977) ont préconisé également l'inscription de quelque 10 000 pêcheurs et de leurs engins. Sur la base de cet enregistrement, aucun pêcheur ou engin nouveau ne serait autorisé à pénétrer dans la pêcherie. Ils ont recommandé aussi que l'on limite l'emploi de certains engins actifs aux zones plus profondes de la lagune.

Il n'a pas été recommandé de limiter le maillage pour la pêche à la crevette, car les renseignements concernant la sélectivité des engins manquent et qu'en outre, une tentative faite précédemment pour imposer une taille de crevettes minimum a provoqué une telle diminution du revenu des pêcheurs que leur survie économique en a été menacée. De plus, des engins construits avec un maillage inférieur à celui qui prévaut actuellement, ne pourraient pas fonctionner car ils seraient obturés par les matériaux végétaux qui abondent dans la lagune.

Dans la lagune Bardawil qui longe la Médirerranée en Egypte, on est arrivé, en 1970, à corriger l'hypersalinité en entretenant des communications constantes avec la mer; cette amélioration a entraîné un accroissement des stocks mais a aussi déclenché une rapide expansion de la pêcherie. Il s'en est suivi une surexploitation des précieuses ressources de Sparus aurata de la lagune (Ben-Tuvia, 1979). A la fin des années soixante, la pêche était en grande partie de subsistance et utilisait 50 bateaux à voile. Dès 1972, le nombre des bateaux était passé à 179, dont 68 étaient motorisés (Pisanty, 1980). Les filets de coton ont été remplacés par les fibre synthétiques et le nombre et la longueur des filets ont augmenté. Des études biologiques effectuées par la suite ont montré qu'il était urgent de réglementer la pêcherie et un certain nombre de mesures d'aménagement ont été adoptées, notamment la réglementation du maillage, l'institution d'une longueur légale minimum, d'une campagne de fermeture pour protéger les migrations de Sparus qui vont frayer en mer, et pour assurer une protection aux classes de jeunes qui ne migrent pas et restent dans la lagune pendant 1'hiver (Ben-Tuvia, 1979). D'autres mesures d'aménagement ont été adoptées - octroi de licences couvrant les pêcheurs, les bateaux et les engins, système de permis réglementant l'effort de pêche par rotation, enfin restrictions concernant les dimensions des engins (Pisanty, 1980).

Fig. 1

Figure 1   Emplacements de divers types d'engins de pêche dansles chenaux de communication de la Lagoa de Araruama, Brésil, (d'après Slack-Smith et al., 1977)

Fig. 2

Figure. 2   Barrages à poissons actuels et solution de remplacement recommandée comportant des pièges à poissons avec enceints de capture, permettant les migrations (d' après Matthes, 1981)

A la suite de ces programmes d'aménagement hydraulique et halieutique, le rendement de la lagune a doublé et la valeur de la pêcherie décuplé, entre 1968 et 1978 (Pisanty, 1980).

Il vaut la peine de noter que la taxe d'environ 15 pour cent perçue sur la valeur brute de la capture a été plus que suffisante pourfinancer l'aménagement hydraulique de la lagune et pour couvrir le coût des recherches, de l'administration et de l'aménagement de la pêcherie lagunaire.

Un autre facteur qui doit avoir contribué au succès de la pêcherie, en dehors du programme exhaustif d'aménagement, bien qu'il ne soit spécifiquement mentionné ni par Ben-Tuvia (1979) ni par Pisanty (1980), est que la lagune est relativement isolée et que par conséquent les réglementations sont plus faciles à appliquer. De plus, les mesures d'aménagement ont été élaborées et mise en vigueur avant que la pêcherie n'échappe à tout contrôle, et les méthodes choisies se sont révélées dès le départ tout à fait opportunes.

Sur le lac Borullus, l'une des cinq lagunes côtières du delta du Nil en Egypte, les réglementations concernant la pêcherie prévoient entre autres l'interdiction de la pêche dans la zone de communication entre le lac et la mer, des maillages minimums pour les engins, des restrictions a l'égard de certains types d'engins et une limitation de vitesse pour le chalutage. Toutefois, Libosvarsky, Lusk et El-Sedfy (1972) signalent que ces réglementations ne sont pas respectées, faute probablement de moyens d'application.

Le lac Chilka, en Inde, dont la superficie varie de 96 500 à 116 500 hm², est encombré d'un conglomérat incroyable d'engins de pêche des principales catégories ci-après: filets, pièges et “janos” (endiguements). Jhingran et Natarajan (1969) recensent 13 types différents de filets, qui sont autant de variantes de la drague, du filet maillant et de l'épervier. La pêche au filet s'effectue sur des fonds concédés à bail (droits de pêche exclusifs) et, dans les autres zones, contre redevance. On compte 112 pêcheries-réservoirs jano couvertes par des bails qui totalisent une superficie de 13 550 hm² (13 pour cent de la superficie moyenne de la lagune) et 67 pêcheries de crevettes à bail (pièges). Une carte de l'ensemble de la lagune et de plusieurs sections à plus grande échelle (figure 3) donne une idée de la densité des engins de pêche utilisés dans les zones concédées à bail.

La pêcherie exploite dix principales espèces ichtyologiques d'importance commerciale et deux espèces de crevettes, ainsi que des crabes. Les ressources sont quelque peu surexploitées, comme on peut s'en rendre compte par la petite taille des sujets, leur jeune âge au moment de la capture et par le taux relativement élevé de la mortalité due à la pêche.

Parmi les mesures d'aménagement proposées pour cette pêcherie, Jhingran et Natarajan (1969) ont suggéré de limiter la pêche des muges migrant vers la mer pour se reproduire et l'interdiction de la pêche des alevins de muges en migration vers la lagune, ces migrations empruntant l'une et l'autre l'étroit chenal qui relie la lagune à la mer.

Pour ce qui est de l'intérieur de la lagune, Jhingran et Natarajan (1969) ont suggéré que l'on fixe des tailles minimums pour les poissons commercialement importants, les sujets de taille inférieure étant rejetés vivants dans la lagune. L'application de ces normes de taille serait assurée en exerçant une surveillance sur les marchés. Vu l'extrême diversité des types d'engins, on a estimé qu'il n'était pas possible de limiter les maillages. D'autres mesures d'aménagement recommandées portent sur la reproduction artificielle du muge pour repeupler le lac pour la pisciculture, l'emploi des parties peu profondes du lac pour l'aquaculture avec une partie du naissain provenant du lac, l'éclaircissement des pièges à crevettes situés dans des zones interférant avec les voies de migration des poissons et crevettes, ainsi que des travaux de génie hydraulique pour entretenir le raccordement entre la lagune et la mer.

Fig. 3

Figure 3   Répartition des divers types de fonds de pêche et zones de pêche dans le lac Chilka en Inde (d' adaptation d' après Jhingran et Natarajan, 1969)

Une technique d'aménagement souvent utilisée dans les pêcheries lagunaires mexicaines de crevettes consiste à instituer une saison de fermeture “veda”, au moment voulu pour protéger les crevettes pendant la période où elles se développent rapidement dans les lagunes avant de migrer vers la mer pour se reproduire. Des recherches considérables ont été effectuées en vue de rationnaliser l'époque et la durée de la “veda” (Castro Melendez et Santiago Villalobos, 1976; Barrera Huerta, 1976, par exemple) et pour faire correspondre l'utilisation des dispositifs de piégeage des crevettes (“tapos”, “atravesadas”) avec le départ des crevettes vers la mer (Reyna Cabrera, 1976; Gezan Soto, 1976). Toutefois, on n'a pas encore résolu le problème qui consiste à faciliter l'entrée dans les lagunes des crevettes post-larvaires, des oeufs et des juvéniles de poissons, et des larves de crabes tout en évitant une fuite trop importante de crevettes bonnes à pêcher migrant vers la mer (Barrera Huerta, 1976), ainsi qu'une perte trop importante d'eau de la lagune (Edwards, 1978). Selon Barrera Huerta (1976), dans les réseaux lagunaires d'Oaxaca (côte pacifique) par exemple pour utiliser le dispositif de façon à favoriser la première poussée de migration vers la lagune, il faudrait l'ouvrir pour faire entrer les crevettes post-larvaires jusqu'à la fin de juin et le fermer ensuite. Mais il se produit en septembre une autre migration de crevettes post-larvaires vers la lagune, qui coíncide avec une migration vers la mer de crevettes récoltables provenant de la lagune. Edwards (1978) a proposé un système dans lequel on utiliserait deux “tapos” en tandem dans le même chenal, en alternant ouverture et fermeture. Cela permettrait à la fois de laisser entrer les crevettes postlarvaires immigrantes et de capturer celles qui émigrent. Il note cependant qu'un aménagement de ce genre suppose une liaison entre les coopératives de peche possédant chacun des “tapos”.

L'installation, en 1960, d'une usine de traitement de la crevette a donné un élan à la pêcherie artisanale de Penaeus duorarum dans l'estuaire de la Casamance (Sénégal). Dans le passé, le développement de la pêcherie de crevettes avait été caractérisé par un accroissement plus ou moins régulier des rendements en crevettes et de l'effort de pêche jusqu'en 1968. Par contre, de 1968 à 1976, l'effort a augmenté progressivement, tandis que les captures fluctuaient. Au cours de la période 1974–1976, les captures ont diminué d'environ un tiers, ce qui a amené les autorités à se préoccuper du sort de cette ressource.

On pensait que le problème venait de ce que l'accroissement de l'effort de pêche s'était accompagné d'une extension de la pêche à la crevette dans des zones qui n'étaient pas exploitées auparavant et que celles-ci abritaient des crevettes de petite taille qui, précédemment, n'étaient pas comprises dans la pêcherie. On a donc pensé que la diminution des captures provenait d'une surexploitation des crevettes juvéniles.

Dans la logique de cette hypothèse, on a adopté en 1977 un certain nombre de mesures réglementaires d'aménagement. Notamment, on a déclaré zones fermées les criques à mangroves, limité la pêche à la crevette à une portion bien délimitée du chenal principal de la Casamance, interdit l'emploi de sennes le long du rivage et fixé un maillage minimum pour les engins non soumis à restrictions.

Mais Le Reste (1980 et MS), dans une étude postérieure à l'institution de cette réglementation, a constaté que les rendements annuels de crevettes dans l'estuaire étaient régis beaucoup plus par des variations historiques de la salinité que par les effets de la pêche sur les ressources. Les résultats de son analyse montrent, en particulier, que l'époque à laquelle se produit la migration des crevettes de l'estuaire vers l'extérieur et, ce qui est plus important encore pour la pêcherie, la taille des crevettes au moment de la migration, sont régies par des variations annuelles de la salinité. Ces variations influent en outre sur la répartition spatiale des crevettes à l'intérieur de l'estuaire.

L'objectif actuel de l'aménagement de la pêcherie de crevettes dans l'estuaire de la Casamance étant de maximiser la valeur des captures, objectif qui implique à son tour que l'aménagement doit être axé sur une stratégie qui maximise la quantité de crevettes de grande taille, celles qui ont le plus de valeur, Le Reste (MS) préconise le maintien de maillages minimums. En ce qui concerne néanmoins les zones de fermeture, il note que les réponses biologiques des crevettes aux changements annuels de salinité se traduiront par une variation des modes de distribution des crevettes dans l'estuaire. Il n'est donc pas réaliste d'escompter que les crevettes de grande taille se trouveront toujours dans les zones de l'estuaire qui sont actuellement ouvertes à la pêche et il recommande de conserver une certaine souplesse à la législation régissant les limites géographiques des zones de fermeture et de l'accompagner d'un système de surveillance de la pêche à la crevette.

Dans une perspective quelque peu différente des techniques par voie de réglementation directe qui ont été mentionnées ci-dessus, il existe une approche “administrative” à l'aménagement des petites pêcheries moyennant la création de concessions de pêche. La concession constitue ainsi un instrument qui permet d'atténuer ou de supprimer le régime de propriété commune (Christy, en préparation). En accordant des droits exclusifs pour l'exploitation des ressources halieutiques, on incite l'organisme qui reçoit la concession à s'autoréglementer et à s'auto-contrôler afin de maximiser les profits tirés de la ressource.

La concession à bail des fonds de pêche des estuaires et des lagunes semble être une pratique courante en Inde, comme c'est le cas dans le lac Chilka (Jhingran et Natarajan, 1969) et dans l'estuaire du Mahanadi (Shetty, Chakraborty et Bhattacharya, 1965) mais la documentation disponible ne permet pas de voir clairement dans quelle mesure cette pratique est utilisée comme instrument d'aménagement, et l'on a l'impression que les baux sont considérés plutôt comme une source de revenus pour le gouvernement.

Shetty, Chakraborty et Bhattacharya (1965) rapportent, à propos des pêcheries de l'estuaire du Mahanadi (Orissa), que le système des baux représentait jadis pour les “Mokaddams” (propriétaires terriens) une forme d'exploitation des pêcheurs, ceux-ci devant donner plus de la moitié de la valeur de leurs captures en échange des droits de pêche. Par la suite l'attribution des droits de pêche par le biais des baux a été placée sous le contrôle du gouvernement; cependant, dans certaines zones du moins, les baux ont été repris par les puissants propriétaires terriens et les pêcheurs ont été à nouveau obligés de payer chèrement leurs droits de pêche.

Le système de concessions à bail pratiqué dans l'estuaire de Mahanadi semble analogue à celui qui est appliqué actuellement pour les pêcheries continentales au Bangladesh. Jadis, dans les réseaux lacustres/fluviaux des plaines d'inondation, les riches propriétaires concédaient directement des droits de pêche aux pêcheurs pour des périodes de 20 à 30 ans. Dans ces conditions, les pêcheurs avaient tout intérêt à gérer l'exploitation de façon à obtenir une production élevée et régulière d'année en année. On veillait à protéger les zones de frayéres, les chenaux et les digues étaient entretenus de façon à maîtriser l'hydraulique au bénéfice de la production halieutique. Avec le morcellement des grands domaines résultant de la réforme agraire après l'indépendance, la concession des droits de pêche est devenue du domaine public. La durée des baux a été ramenée à un, deux ou trois ans, de sorte que la stratégie d'exploitation s'est modifiée et qu'on a cherché à en tirer le maximum dans le délai le plus court possible; les captures ont diminué, ainsi que les revenus du gouvernement (Kapetksy, communication non publiée).

Si l'on respecte toute une série de conditions, la concession à bail des fonds de pêche peut être un puissant instrument d'aménagement des pêcheries et assurer des bénéfices socio-économiques considérables aux pêcheurs, tout en réduisant sensiblement les coûts d'aménagement. Parmi les conditions qui doivent être remplies, citons: 1) les baux doivent être relativement à long terme, pour inciter à une exploitation rationnelle; 2) le bail doit comporter des limites géographiques bien définies (lagunes, bras d'estuaire); 3) la pêcherie doit exploiter de préférence et principalement des stocks qui accomplissent leur cycle biologique à l'intérieur de la zone amodiée; sinon il faut prévoir des zones ou des saisons de fermeture de la pêche, pour donner aux poissons migrateurs la possibilité d'accomplir leur cycle biologique et pour que chacun des fonds de pêche amodiés ait une chance à peu près équivalente de recevoir des juvéniles et des adultes migrateurs; 4) il faut un gouvernement central ou local fort et incorruptible pour administrer le système des concessions à bail dans l'intérêt des pêcheurs.

2.3  Quelques perspectives concernant l'aménagement par voie de réglementation des pêcheries des lagunes côtières et des estuaires

Les exemples donnés plus haut ont servi à présenter toute une gamme de besoins et différents types et combinaisons de techniques d'aménagement par voie de réglementation appliqués dans un certain nombre de pêcheries de lagunes côtières et d'estuaires.

Nous allons voir maintenant brièvement quelques aspects complémentaires importants de l'aménagement des pêcheries de lagunes côtières et d'estuaires qui n'ont pas été explicitement couverts par ces exemples.

2.3.1  Objectifs de l'aménagement par voie de réglementation

Presque tous les exemples donnés supposent implicitement que l'aménagement par voie de réglementation a pour objectif de garantir un rendement maximum ou une valeur économique maximum de la production. En réalité, dans la grande majorité des pêcheries de lagunes côtières et d'estuaires des pays en développement, les conditions socio-économiques - essentiellement le sous-emploi et l'absence d'autres possibilités d'occupation pour les pêcheurs- exigent que les pêcheries soient aménagées de façon à assurer un maximum d'emplois, même si cet objectif se traduit par un profit économique marginal pour les pêcheurs euxmêmes et même si la production totale de la pêcherie en souffre. C'est pourquoi l'un des instruments les plus puissants de l'aménagement par voie de réglementation, à savoir la limitation des entrées, que ce soit par réglementation directe du nombre total de pêcheurs, par réglementation indirecte des conditions d'entrée, par type d'engins ou par institution de périodes de fermeture, n'est pas toujours acceptable dans bien des pêcheries de lagunes côtieres et d'estuaires, sauf dans les cas où les pêcheurs ont d'autres possibilités d'emplois ou si ces possibilités peuvent être créées.

2.3.2  Difficultés concernant l'élaboration et l'application de methodes d'aménagement par voie de réglementation

En dehors des contextes socio-économiques qui plaident contre la limitation des conditions d'accès aux pêcheries des lagunes côtières et d'estuaires comme moyen d'aménagement, il existe d'autres facteurs qui réduisent aussi les possibilités de choix. En ce qui concerne l'élaboration de politiques et de stratégies d'aménagement appropriées, l'absence de renseignements suffisants - par exemple, de données de base sur la biologie des poissons, le rendement, l'effort, l'économie et l'environnement - peut fausser la conception des programmes d'aménagement ou entralner l'application de réglementations inadéquates. Les études de Le Reste (1980 et MS) sur la pêcherie de crevettes de l'estuaire de la Casamance, citées dans la section précédente, décrivent un exemple de mise en place d'une série de règlements d'aménagement fondés sur une information insuffisante ou inexacte.

Cette même absence d'information fait presque invariablement que la situation de la pêcherie a déjà échappé à tout contrôle avant que la nécessité d'adopter une réglementation soit officiellement constatée, ce qui rend d'autant plus difficile l'application d'un programme d'aménagement correct.

D'autres caractéristiques propres aux pêcheries de lagunes et d'estuaires limitent les solutions qui pourraient remplacer les techniques d'aménagement par réglementation. Entre autres, les pêcheurs sont très dispersés et les fonds de pêche, périodes de pêche et points de débarquement peuvent varier considérablement. Ainsi, les techniques réglementaires qui comporteraient la surveillance des pêcheurs pendant que ceux-ci se livrent à la pêche ou aux points de débarquement, seraient nécessairement onéreuses de par leurs besoins de personnel et les gouvernements auraient des difficultés à en financer l'application.

Un autre facteur qui vient compliquer la réglementation de la pêche ou des engins sur les fonds de pêche a trait à la nature souvent complexe et variée des engins de pêche utilisés; la pêcherie du lac Chilka en offre un exemple (section 2.2). Dans un cas de ce genre, il n'est pas facile de mesurer la sélectivité des engins et l'effort et, partant, il est pratiquement impossible de réglementer les spécifications des engins ou l'effort de pêche à moins de recourir à la loi pour éliminer complètement tel ou tel engin de la pêcherie.

Dans les circonstances qui caractérisent actuellement les pêcheries de lagunes côtières et d'estuaires dans la plupart des pays en développement, il est probablement plus facile d'aménager les pêcheries (avec le plus de chance d'arriver à une certaine efficacité) si la réglementation vise tout d'abord les pratiques de pêche les plus destructrices. En la circonstance, la majorité des pêcheurs eux-mêmes pourront apprécier directement les effets bénéfiques de la réglementation. Un cas de ce genre, dans lequel l'aménagement par voie de réglementation peut être d'application facile, vise le blocage des migrations reproductrices, vers l'intérieur et vers l'extérieur, et la pêche des juvéniles au moyen d'engins fixes installés dans les chenaux d'accès entre la lagune et la mer. Une autre solution qui semble applicable à première vue consiste à imposer une taille ou une longueur minimums en surveillant les captures commercialisées et en tenant les commerçants responsables de l'observance des normes au moyen d'amendes. Cette méthode a l'avantage de ne nécessiter qu'un personnel réduit, donc peu coûteux, pour atteindre un objectif d'aménagement immédiat. Toutefois, même une méthode d'aménagement aussi peu complexe peut présenter des difficultés dans certaines pêcheries, à savoir que dans beaucoup de pêcheries artisanales, une part importante des captures peut être de simple subsistance ou destinée à la vente locale et ne pas pénétrer dans les réseaux de commercialisation officiels. Un autre inconvénient est que, dans certaines pêcheries, la transformation est parfois entreprise par les pêcheurs euxmêmes et que les poissons ou crustacés dont la taille est réglementée ne peuvent pas toujours être identifiés et mesurés après traitement. Un cas extrême concerne la pratique qui consiste à utiliser les poissons et crevettes de taille inférieure à la norme pour confectionner des sauces ou des pâtes, mais le séchage au soleil, qui prévaut comme méthode de conservation presque partout dans les zones tropicales et sub-tropicales, aurait un résultat analogue. L'application des réglementations concernant la taille devrait donc se faire aux points de débarquement du poisson, généralement très dispersés. Cette méthode réglementaire s'applique donc mieux aux poissons, crustacés et mollusques de grande valeur dont la conservation exige une transformation centralisée, donc relativement facile à surveiller.

2.3.3  Remise en honneur de pratiques traditionnelles d'aménagement

En dehors de la réglementation des pêcheries de lagunes et d'estuaires par intervention des pouvoirs centraux il reste la possibilité de remettre en honneur ou de renforcer certaines pratiques traditionnelles d'aménagement des pêcheries. Ces pratiques traditionnelles d'aménagement des pêcheries se sont formées au cours des siècles dans le but de conserver les ressources halieutiques tout en assurant une répartition équitable de cette richesse entre les collectivités de pêcheurs.

L'aménagement des pêcheries par les méthodes traditionnelles est probablement en train de disparaître rapidement; il semble cependant que ces traditions conservent leur vigueur dans certaines régions. Par exemple, “l'autoréglementation” qui met en jeu des contrôles d'origine traditionnelle fonctionne encore dans certaines parties du système lagunaire ghanéen. Dans ce pays, la propriété de la lagune relève du village ou de la ville qui y touche et la lagune elle-même a un statut religieux. La réglementation de la pêche est contrôlée par un Grand Féticheur et s'exerce sous forme de périodes de fermeture (Mensah, 1979). Les féticheurs jouent aussi un rôle dans, la réglementation et dans la répartition de la pêche dans le système lagunaire du Bénin (Welcomme, communication personnelle). Au Nigéria, où les pêcheries d'huîtres de lagune sont en déclin depuis un certain temps, les villageois eux-mêmes ont mis en vigueur, pour empêcher leur surexploitation ultérieure, des réglementations qui prévoient l'octroi de licences, des périodes de fermeture et des contingents de pêche (Ajana, 1980).

En Côte-d'Ivoire, la pêche traditionnelle en lagune Ebrié a été perturbée par l'afflux de pêcheurs, d'engins et de capitaux étrangers; mais dans une autre lagune de ce même pays, les pêcheurs eux-mêmes ont décidé de ne pas permettre l'entrée de nouveaux engins (Garcia, communication personnelle)

Cordell (1974, 1978 et 1978a) a montré que dans les pêcheries d'estuaires de l'Etat de Bahia au Brésil, un ensemble complexe de paramètres a été mis au point au cours des quatre derniers siècles pour harmoniser l'exploitation traditionnelle par les pêcheurs à pirogues avec les ressources disponibles. Parmi les moyens qui ont été mis au point pour assurer une exploitation rationnelle des ressources figure un système de conservation, à l'intérieur de groupes familiaux étroitement liés entre eux et dont le nombre est limité, des connaissances détaillées qui sont nécessaires pour prédire les marées et courants et dont dépend le succès de la pêche. L'institution de la propriété des droits de pêche dans certaines zones de pêche, droits qui se transmettent de génération en génération, est probablement ce qui a contribué le plus à rationaliser l'exploitation. Parmi les autres facteurs, citons un comportement coopératif à l'intérieur des collectivités de pêcheurs et la pression sociale de la collectivité.

Pour remettre en honneur l'aménagement traditionnel des pêcheries là où cette pratique est en voie de disparition rapide, ou pour le renforcer s'il existe encore, il faudrait néanmoins commencer par faire une étude approfondie des aspects sociologiques/anthropologiques/économiques des pêcheries traditionnelles, comme l'a fait Cordell (voir plus haut). Il semble que cette approche, si elle était couronnée de succès, pourrait être tout à fait viable et, à longue échéance, rentable comparée aux coûts et difficultés que comportent les programmes d'aménagement élaborés et imposés par les pouvoirs centraux. Une fois étudiés et compris les mécanismes qui entrent en jeu dans l'aménagement traditionnel des pêcheries, le gouvernement pourrait prendre des dispositions pour donner une forme juridique officielle à ces institutions réglementaires traditionnelles et pour renforcer l'autorité traditionnelle dont elles émanent. Par exemple, la première tentative pour unifier la législation de la pêche au Japon, en 1901, a reconnu et officialisé une grande partie des institutions et pratiques traditionnelles qui régissaient alors la pêche (Asada, 1973).

En résumé, de nombreuses techniques “classiques” d'aménagement des pêches par réglementation ont été proposées pour résoudre les problèmes divers de la pêche dans les lagunes et les estuaires des pays en développement - périodes de fermeture, zones de fermeture, limitation de l'entrée des engins et des pêcheurs et réglementation des engins; malheureusement la documentation dont on dispose est beaucoup moins riche quand il s'agit de trouver des exemples d'application réussie de ces réglementations, et des chiffres concernant les bénéfices en résultant pour les pêcheurs et les coûts liés aux stratégies d'aménagement adoptées. La lagune de Bardawil en est la seule exception. Il a été démontré, que le recours classique à la réglementation pour aménager les pêcheries peut donner de bons résultats s'il s'accompagne de conditions quasiment idéales: valeur élevée des ressources; administration forte mais bienveillante; recherches suffisantes et appropriées étayant les stratégies d'aménagement; et moyens d'action suffisants pour appliquer strictement les réglementations. Toutefois, dans le contexte qui est le plus souvent celui des pêcheries de lagunes côtières et d'estuaires dans les pays en développement, les formes les plus puissantes d'aménagement par voie de réglementation ne seront pas toujours adaptées ou applicables, pour tout un ensemble de raisons sociologiques, économiques et politiques, ou bien les renseignements disponibles ne seront pas suffisants pour élaborer des politiques d'aménagement appropriées. Dans ce genre de circonstances, on peut néanmoins commencer par essayer de s'attaquer aux problèmes d'aménagement les plus graves en réglementant les pratiques de pêche les plus destructrices. A la place des réglementations imposées et appliquées d'en haut, ou pour compléter ce genre d'aménagment, on pourrait reprendre ou renforcer certains élédu contrôle traditionnel des pêcheries qui, dans le passé, ont permis de conserver des ressources halieutiques tout en assurant aux collectivités de pêcheurs une part équitable de cette richesse.


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