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2.10 Gestion communautaire des pêches


Les différentes façons dont les pêcheurs perçoivent, définissent, délimitent, «détiennent» et défendent leurs droits sur les lieux de pêche côtière - ou leur «régime de propriété des ressources marines» - constituent l’une des principales découvertes des dix dernières années des travaux de recherche en anthropologie maritime...[même si] elles n’ont rien de nouveau pour les pêcheurs eux-mêmes (Ruddle et Akimichi, 1984: page 1).

La gestion communautaire des pêches désigne la gestion assurée par les pêcheurs eux-mêmes et peut être distinguée de celle qui est instituée par les pouvoirs publics. Dans les publications consacrées aux communautés de pêcheurs, elle est par ailleurs connue sous d’autres noms, notamment «la gestion populaire», la «gestion locale», «l’autogestion», la «gestion autochtone», la «gestion traditionnelle», le «régime traditionnel de propriété des ressources marines», la «gestion organique», la «gestion au niveau des populations locales» et la «gestion venue de la base». Cette tâche incombe essentiellement aux communautés de petits pêcheurs, qui ont et appliquent presque toutes des pratiques et des croyances importantes en matière de gestion, même en dépit des tentatives des gestionnaires extérieurs pour les supprimer ou les éliminer.

Facteurs conditionnant la gestion communautaire dans les cultures de pêcheurs à petite échelle

Trois facteurs essentiels déterminent la gestion communautaire dans le cadre des cultures de pêcheurs à petite échelle: premièrement, les lieux de pêche sont d’ordinaire officiellement institués en tant que ressources communes; deuxièmement, les limites des lieux de pêche sont en règle générale difficiles à marquer précisément; troisièmement, ces mêmes lieux de pêche sont habituellement exposés à des incursions de concurrents venus de communautés extérieures de petits pêcheurs. Ruddle et Akimichi (1984: page 1) ont exposé succinctement les problèmes qui surviennent dans ce contexte:

...le caractère incertain, mal défini ou contesté du régime de propriété (des ressources marines) compte parmi les difficultés majeures rencontrées par les pêcheurs à petite échelle dans maintes régions du monde.

La plupart du temps les membres des communautés de petits pêcheurs fondent leurs droits vis-à-vis de certaines ressources marines sur leur appartenance à des familles particulières, à des groupes parentaux ou à des communautés qui ont traditionnellement exploité lesdites ressources. Rarement consignés par écrit, leur droits sont non moins rarement institués en tant que droits de «propriété» au sens conventionnel moderne. En revanche, ils sont revendiqués en termes d’impossibilité théorique de séparer les ressources en question des cultures humaines qui les utilisent. Or, de façon problématique et incompatible, des unités politiques contemporaines telles que districts, états et nations, ont souvent institué des droits sur les ressources marines sur la base d’autres critères, tout en continuant à méconnaître les droits revendiqués de longue date par les populations locales.

Les pêcheurs à petite échelle font valoir leurs droits en s’appuyant sur des croyances et des pratiques élaborées parmi eux, et instituées par leurs soins pour gérer les pêcheries exploitées. Mais malheureusement, ces pratiques sont généralement méconnues en dehors des communautés en question, et risquent en outre d’être tellement imbriquées dans l’organisation locale, l’histoire, le folklore, et différents aspects de la culture traditionnelle d’une communauté, qu’elles semblent parfois pratiquement incompréhensibles aux responsables des pêches qui s’efforcent de mieux les connaître (voir Nietschmann, 1989: page 65 et Johannes et MacFarlane, 1984).

L’exposé des facteurs ci-dessus définit le cadre des conflits à l’issue desquels les communautés de petits pêcheurs sont souvent perdantes. Comme le fait observer Cordell (1984: 301):

Les questions de droits sur la mer, à proximité du littoral et touchant à l’exploitation de pêcheries, sont souvent à l’origine d’une surenchère de tensions entre les groupes ethniques, les flottilles de pêche côtière et hauturière, les administrations locales et centrales, et enfin, les intérêts commerciaux, maritimes concurrents de toutes sortes.

Les conflits entre pêcheurs à petite et à grande échelle se sont donc intensifiés depuis plusieurs décennies dans différentes pêcheries côtières, et ont eu progressivement pour effet de marginaliser la plupart des petits pêcheurs, bien que parmi eux quelques groupes isolés aient obtenu des avantages momentanés. Si la responsabilité collective de la surpêche dans certaines eaux côtières incombe conjointement aux deux groupes, les répercussions humaines les plus préjudiciables ont d’ordinaire été observées au sein des communautés de petits pêcheurs (voir Clark, 1991 et Karnjanakesom, 1992).

Plusieurs de ces conflits ont également donné lieu à la destruction des engins de pêche plus «passifs» normalement utilisés par nombre de pêcheurs à petite échelle, par les engins de pêche plus «agressifs» des pêcheurs à grande échelle, notamment de ceux qui se livrent au chalutage. Bailey (1987: 173) fait observer par exemple que les conflits entre pêcheurs utilisateurs d’engins passifs et d’engins actifs sont omniprésents dans toute l’Asie du Sud-est et dans une grande partie de l’archipel indonésien.

Nombre des conflits susmentionnés opposant des pêcheurs à petite échelle à d’autres pêcheurs ont aussi été alimentés par des revendications ambiguës, non enregistrées, non codifiées, non résolues ou récurrentes, concernant les droits sur certaines ressources halieutiques; ces conflits ont donné naissance à un nombre croissant de travaux approfondis consacrés aux régimes traditionnels de «propriété des ressources marines», par exemple, Cordell (dir. publ.), 1989; Dyer et McGoodwin (dir. publ.), 1994; Johannes, 1977 et 1978; McCay et Acheson (dir. publ.), 1987; Ruddle et Akimichi (dir. publ.), 1984 et Ruddle et Johannes dir. publ), 1985. Une littérature étroitement connexe, consacrée aux problèmes de propriété commune, s’est également développée ces dernières années (par exemple, Bromley (dir. publ.) 1992, Hardin, 1968 et McCay et Acheson (dir. publ.), 1987).

Au sujet des questions susmentionnées, Ruddle (1993) s’intéresse plus spécialement aux problèmes graves apparus chez les pêcheurs communautaires traditionnels à petite échelle, lorsque leurs droits traditionnels de propriété revendiqués depuis longtemps sur certaines pêches ont été confisqués à toutes fins pratiques par des entreprises industrielles de pêche moderne; ils signale ainsi:

Dans la région Asie-Pacifique, comme partout dans le monde, les systèmes traditionnels communautaires de gestion des ressources marines sont de plus en plus affectés par des facteurs extérieurs qui génèrent des tensions et aboutissent souvent à des modifications radicales des systèmes, notamment leur élimination pure et simple (page 1).

Ruddle passe ensuite à l’étude d’un conflit contemporain particulièrement vif dans les pêcheries au thon du Pacifique Sud où opèrent des thoniers-canneurs.

Dans le Pacifique Sud, le problème sans doute le plus important et le plus répandu dans les pêches côtières impliquant des systèmes communautaires traditionnels d’aménagement se pose dès lors que les eaux exploitées sont utilisées également par les pêches industrielles qui capturent des appâts vivants pour la pêche thonière industrielle à la ligne. Or, puisque le thon est incontestablement la première ressource industrielle renouvelable dans la région et constitue un élément déterminant des revenus d’exportation, cette question fait désormais partie des grands enjeux politiques (page 18).

De manière analogue, les pêcheurs traditionnels à petite échelle des îles Trobriand (Papouasie-Nouvelle-Guinée) ont récemment revendiqué leurs droits sur des pêcheries en s’appuyant sur des traditions, des coutumes et des lois établies depuis longtemps parmi eux, mais par ailleurs en contradiction avec des droits conférés en vertu de la législation nationale et internationale sur certains écosystèmes marins et sur les ressources qu’ils contiennent. Dans l’ensemble, les différents régimes juridiques, communautaires, nationaux et internationaux ainsi que les politiques correspondantes sont souvent contradictoires, sans aucun rapport, impossibles à comparer, peu clairs ou du moins peu propices à l’utilisation et à la gestion harmonieuses des ressources marines côtières dans cette région (TomTavala, 1990).

Les incompatibilités ainsi observées à différents niveaux entre les politiques de gestion posent des problèmes délicats pour nombre de communautés de petits pêcheurs partout dans le monde. Or, ces problèmes ne seront pas facilement résolus dans un proche avenir, puisqu’ils font essentiellement intervenir des conflits entre des cultures et des sous-cultures radicalement différentes. Ainsi, tandis que maintes communautés de petits pêcheurs revendiquent actuellement leurs droits en s’appuyant sur l’état du monde tel qu’il était autrefois, elles rencontrent l’hostilité d’autres intervenants qui font valoir les droits fondés sur l’état actuel du monde et sur ce qu’ils aimeraient qu’il soit à l’avenir.

L’affirmation de Ruddle et Akimachi, selon laquelle le caractère incertain, mal défini ou contesté du régime de propriété des ressources marines propre aux pêcheurs à petite échelle, compte parmi les principales difficultés auxquelles ils sont confrontés, n’est nullement exagérée. Il s’agit en outre de la raison majeure qui les pousse à instituer une gestion communautaire.

Stratégies de gestion communautaire

Les stratégies de gestion communautaire les plus courantes utilisées par les pêcheurs à petite échelle sont les suivantes: limitation de l’accès aux lieux de pêche, notamment, limitation de l’accès par des moyens extra-légaux; activisme politique et actions violentes; gestion de l’information; respect des comportements rituels et des tabous; et surveillance biologique. Elles présentent donc des analogies avec les stratégies modernes d’aménagement des pêches fondées sur des préoccupations de préservation et de sauvegarde des ressources biologiques.

Limitation de l’accès aux lieux de pêche

Incontestablement, les stratégies de gestion communautaire les plus répandues parmi les pêcheurs à petite échelle reposent sur la volonté de prévenir ou de déjouer l’intrusion d’intervenants extérieurs dans les zones de pêche ou les territoires dont ils dépendent pour leur subsistance, plutôt que de chercher à limiter l’effort de pêche. Le principe de base consiste à réduire les pressions de la concurrence dans certaines zones ou dans certains territoires, en faisant valoir des droits d’antériorité, exactement comme on ferait valoir un droit de propriété.

Dans pratiquement toutes les communautés de petits pêcheurs, ceux des membres qui se livrent à la pêche développent un sentiment de propriété à l’égard des écosystèmes marins qu’ils exploitent, en faisant valoir qu’ils détiennent certains droits antérieurs d’accès à ces écosystèmes. Ces revendications sont souvent étendues aux systèmes locaux de commercialisation assurant la distribution des captures. De plus, les membres des communautés de petits pêcheurs revendiqueront généralement les droits en question, indépendamment de leur reconnaissance officielle par des autorités responsables et souvent à l’encontre des lois ou des réglementations qui les contestent explicitement.

Les revendications évoquées ci-dessus sont pour les communautés de petits pêcheurs généralement plus faciles à faire valoir et à appliquer dans les pêcheries côtières et littorales, alors que cela est de plus en plus difficile lorsqu’il s’agit de pêcheries plus éloignées des communautés ou de la côte. En particulier dans des eaux côtières peu profondes, la délimitation ou le marquage de certains lieux de pêche est parfois relativement facile: des membres des communautés de petits pêcheurs peuvent alors les posséder exactement comme des terres. En pareille circonstance, les propriétaires peuvent être des individus, des familles, des groupes parentaux, ou encore l’ensemble des résidents d’une communauté particulière. Lorsque la propriété de ces lieux fait l’objet d’une reconnaissance juridique par les hautes instances publiques, ils peuvent être achetés et vendus, et transmis par voie d’héritage ou de succession.

Malheureusement, les droits de propriété des communautés de petits pêcheurs sur certains lieux de pêche sont rarement reconnus formellement et soutenus par les pouvoirs publics. En revanche, ces derniers ont plus souvent tendance à instituer ces lieux de pêche en tant que biens collectifs, laissant les membres des communautés de petits pêcheurs faire valoir comme ils le peuvent ce qu’ils estiment être leurs droits.

Acheson (1988) décrit par exemple des communautés de pêcheurs au homard dans l’Etat du Maine (Etats-Unis) qui ont maintenu depuis plusieurs générations une activité durable en établissant des droits d’accès à l’intention de leurs membres. Les pratiques locales ainsi instituées consistent notamment à dissuader l’intrusion d’intervenants extérieurs par des menaces et parfois par la destruction de leur matériel de pêche. De manière analogue, Andersen (1979 et 1982) et Martin (1979) donnent une description de pêcheurs à petite échelle qui vivent dans de petites communautés semi-isolées le long de la côte de Terre-Neuve (Canada) et dont le caractère «clanique» tend à maintenir à distance les gens de l’extérieur. Par ailleurs, Johannes (1978) expose la situation de pêcheurs autochtones pré-modernes et contemporains dans différentes parties de l’Océanie, qui ont créé des institutions communautaires propriétaires des pêches, lesquelles évitent l’intrusion d’intervenants extérieurs. Lofgren (1982) présente aussi le cas de communautés de petits pêcheurs en Suède, dont les pêches sont partiellement fermées aux incursions de personnes étrangères. Enfin, Rockwood (1973) décrit des communautés insulaires d’ostréiculteurs à petite échelle en Floride (Etats-unis) qui s’appuient sur des liens parentaux pour définir les possibilités de participation aux pêcheries exploitées, tout en faisant appel à différents moyens pour empêcher l’intrusion d’intervenants extérieurs. De manière analogue, Suttles (1974) donne une description de pêcheurs ruraux dans l’Etat de Washington (Etats-Unis) qui font obstacle à ce type d’intrusion dans les pêcheries qu’ils exploitent.

Dans plusieurs cultures le maintien des «étrangers» à l’extérieur des pêcheries à petite échelle a été garanti par la bénédiction du gouvernement, ce qui s’est traduit par une atténuation notable des conflits. Le Japon, par exemple, de l’époque féodale jusqu’à l’époque moderne, fournit à cet égard plusieurs cas typiques particulièrement intéressants, ainsi que les Philippines dans la période pré-coloniale et la plus grande partie de l’Océanie (voir Ruddle et Akimichi, 1984), et Zengoryen 1984, pour le Japon et Okinawa; Blair et Robertson, 1905, pour les Philippines et Johannes, 1978 pour l’Océanie).

Limitation de l’accès par des moyens extra-juridiques

Le fait de recourir à des moyens extra-juridiques ou illicites est l’une des méthodes les plus problématiques employées par les pêcheurs locaux pour revendiquer leurs droits sur des ressources halieutiques. Cette pratique est très répandue vis-à-vis des pêcheries qui constituent des biens collectifs à accès libre et tout particulièrement chez les pêcheurs à petite échelle. Les méthodes extra-juridiques utilisées sont parfois relativement anodines et peuvent se manifester par exemple sous forme d’ostracisme social, de violence verbale, de transmission d’informations erronées, outre le fait de ne pas porter secours à des navires en perdition. En revanche, elles peuvent comporter dans d’autres cas des agressions individuelles, la destruction ou le vol du matériel de pêche des concurrents, l’incendie criminel de leurs navires et différentes formes de sabotage. De fait, les stratégies extra-juridiques peuvent être classées sur une échelle continue, qui commence par des mesures à peine perceptibles d’intimidation et des violences verbales, puis différents types de sabotage et d’agressions personnelles à un certain stade, pour aboutir en définitive à des conflits armés organisés à une échelle plus vaste.

Les revendications des pêcheurs à petite échelle concernant leurs droits d’accès sont illicites lorsqu’elles vont à l’encontre d’un régime juridique officiellement institué qui confère à une administration publique la prérogative d’attribuer les droits d’accès. Or, de façon tout à fait caractéristique des cultures de pêcheurs à petite échelle, tel est exactement le cas de nombre de ces revendications. Comme l’a fait observer Andersen, 1982: p. 24):

... la création de systèmes publics d’aménagement légalement adoptés ne met pas toujours un terme à la poursuite des stratégies autochtones visant à exercer une autorégulation, quand bien même les stratégies autochtones sont déclarées illicites par les nouveaux systèmes légaux d’aménagement.

Parfois, les méthodes extra-juridiques employées par les pêcheurs à petite échelle vont de pair avec ou reproduisent les règles et les politiques adoptées par les pouvoirs publics, auquel cas, elles ont peu d’impact sur le fonctionnement du système d’aménagement officiellement institué. Dans d’autres cas cependant, elles peuvent aller directement à l’encontre dudit système et risquent de perturber et de compliquer considérablement son bon fonctionnement, suscitant ainsi d’âpres conflits entre pêcheurs et responsables des pêches.

Les responsables des pêches doivent par conséquent envisager la mise en place éventuelle par les pêcheurs à petite échelle de moyens extra-juridiques pour contrôler l’accès aux pêcheries dont ils dépendent pour leur subsistance. Si forte soit leur condamnation du caractère illicite de ces comportements, cela ne les fera pas disparaître, ni ne facilitera l’observation de mesures d’aménagement plus efficaces. De fait, ils auront peut-être même l’occasion de constater qu’il peut être intéressant de tirer les enseignements de certains procédés communautaires extrajuridiques.

Encadré 4
Aménagement communautaire extra-juridique efficace: exemple du Maine (Etats-Unis)

Les descriptions par Acheson de l’industrie de la pêche au homard du Maine aux Etats-Unis (par exemple 1972, 1975, 1987 et 1988) figurent parmi les exemples les plus connus et les plus détaillés d’aménagement communautaire extra-juridique. Comme il le fait observer, les pêcheurs au homard du Maine se sont longtemps opposés aux efforts déployés par les pouvoirs publics pour aménager leurs pêches en cherchant à en limiter eux-mêmes l’accès. Sans avoir reçu aucune approbation officielle à cet effet, les membres de différentes communautés de pêcheurs de homard désignent formellement ceux d’entre eux qui ont le droit de pêcher dans les eaux situées au voisinage. Simultanément, ils empêchent les étrangers d’exploiter ces pêches. Théoriquement, toute personne désireuse d’y pratiquer la pêche en a la possibilité, à condition d’acheter les permis requis et de respecter la législation pertinente des Etats et du Gouvernement fédéral. En pratique toutefois, l’accès à ces pêcheries par des membres non autorisés de la communauté et par des étrangers est activement combattu par les pêcheurs locaux qui peuvent soumettre les intrus à des violences verbales ou physiques, relâcher leurs prises et détruire leur matériel de pêche. Fait plus notable encore, d’après les données probantes présentées par Acheson, ces pratiques anciennes et extra-juridiques d’aménagement communautaires extra-juridiques ont permis de maintenir les stocks de homards à de bons niveaux, tout en assurant des revenus appropriés aux pêcheurs locaux depuis plusieurs générations.

Activisme politique et actions violentes

Les paragraphes ci-dessus rendent compte de certains des principaux moyens utilisés par les pêcheurs à petite échelle pour chercher à réduire la concurrence. Or, de plus en plus actuellement et de façon générale, tout à fait à l’inverse de leurs prédécesseurs plus individualistes et apolitiques d’il y a seulement une génération ou deux, les pêcheurs à petite échelle ont recours à l’activisme politique et dans certains cas également aux actions violentes. Certains se sont organisés et ont réclamé des subventions auprès de leur gouvernement pour les aider à couvrir les frais de combustible et de matériel de pêche. D’autres ont encouragé la formation de coopératives capables de renforcer leur pouvoir de négociation sur les marchés; d’autres encore se sont employés à obtenir la reconnaissance explicite dans les systèmes officiels de leur droit d’accès et de leurs revendications territoriales.

Le cas des pêcheurs traditionnels issus de groupes ethniques distincts, utilisant des filets maillants et des filets dérivants dans les pêcheries de la mer Rouge du Nord Yémen, constitue un bon exemple d’activisme politique couronné de succès; après avoir subi la destruction de leur matériel et une diminution de leurs ressources halieutiques, suite à l’intrusion de chaluts dans leurs zones de pêche traditionnelles, ils se sont organisés politiquement, ont brandi la menace d’actions violentes et amené en définitive leur gouvernement central à retirer le permis d’opérer dans ces eaux accordé aux chaluts (Thomson, 1980: page 3). En revanche, dans le delta du Niger des heurts violents entre groupes tribaux différents qui occupaient des campements de pêche saisonniers ont abouti à la conclusion d’un accord entre groupes rivaux, aux termes duquel les camps et les zones affectées aux opérations de pêche devraient rester bien distincts. Enfin, le long de la Costa Brava en Espagne, à la suite des menaces exercées par le développement touristique sur l’utilisation des sites traditionnels de débarquement des captures des pêcheurs à petite échelle, ces derniers se sont organisés politiquement et ont obtenu en définitive la reconnaissance par le gouvernement de leurs droits exclusifs d’accès à ces sites, et d’autres droits importants (Pi-Sunyer, 1976).

Malheureusement, dans la période actuelle d’instabilité, caractérisée par une rapidité sans précédent des transformations sociales, économiques et politiques, un nombre croissant de pêcheurs à petite échelle se sont également efforcés de garantir leurs droits de pêche par des recours à la violence à l’encontre de leurs concurrents. Dans certaines régions par exemple, les pêcheurs à petite échelle sont passés à l’action violente après avoir vécu des conflits intenses entraînés par l’intrusion de plus en plus fréquente de chaluts et de flottilles de senneurs dans leurs zones de pêche traditionnelles. Leurs protestations virulentes ne se sont pas seulement exprimées sur le seul plan politique légal, mais aussi par des révoltes et des actes de violence à l’encontre des pêcheurs au chalut. De plus, dans plusieurs régions ces actions ont contribué de façon décisive à faire adopter par les pouvoirs publics des décrets interdisant le chalutage côtier et proclamant par ailleurs la priorité dont les pêcheurs à petite échelle devaient bénéficier dans les programmes futurs d’aménagement des pêches (Thomson 1980; et Bailey 1986). Or, même dans ces conditions, les acquis des pêcheurs à petite échelle se sont avérés en définitive seulement provisoires, en particulier dans certains pays en développement qui continuent à faire l’objet de rapides transformations sociales, économiques et politiques.

Il y aura donc tout intérêt à ce que les responsables des pêches prennent conscience du fait que l’activisme politique, voire les actions violentes de la part des communautés de petits pêcheurs, répondent habituellement à la nécessité de protéger leurs droits d’accès à certains lieux de pêche. La plupart des pêcheurs à petite échelle sont en effet intrinsèquement apolitiques et seule la mise en cause de leurs moyens d’existence les amène à s’engager sur la voie de l’activisme politique; aussi, lorsque des pêcheurs à petite échelle se sont livrés à des actes de violence, les responsables des pêches devraient chercher à comprendre pourquoi et comment concrètement supprimer les conditions responsables de ce comportement. Ils devraient par ailleurs promouvoir l’éducation des pêcheurs quant à leurs droits en matière de participation politique, de façon à leur permettre d’avoir de meilleures possibilités d’atteindre leurs objectifs par des voies pacifiques et des moyens politiques légitimes. Comme le fait valoir Le Sann (1998: page 83):

... Il est absolument essentiel de rétablir le rôle des pêcheurs et de leurs communautés en matière de gestion des ressources et de reconnaître la validité de leurs droits d’accès et de leur droit de participer à leur propre développement... Seul un travail d’organisation peut rétablir les pouvoirs des pêcheurs, et c’est seulement ainsi que peuvent être créées les conditions nécessaires à l’aménagement rationnel des stocks de poissons et de l’environnement marin.

Gestion de l’information et préservation de la diversité des compétences

Les pêcheurs à petite échelle cherchent à réduire la concurrence dans les pêcheries dont ils dépendent, en gérant l’information et en préservant les différences de savoir-faire. Cette attitude comporte d’ordinaire le maintien de la confidentialité quant aux emplacements de pêche productifs, notamment en s’abstenant de révéler à quels moments le poisson peut être disponible, en induisant délibérément en erreur à cet égard les concurrents potentiels et en se montrant hostile à l’idée de mettre en commun les connaissances acquises quant aux compétences et aux méthodes garantes d’un effort de pêche couronné de succès.

Il se peut que les actions de ce type contribuent à empêcher l’intrusion de concurrents dans une pêcherie et même à réduire l’effort de pêche global, mais dans la plupart des cas, leur impact est minime. De fait, ces suggestions ont donné lieu à des expérimentations et à un examen approfondi de la part de différents chercheurs en sciences sociales, lesquels sont parvenus à des résultats restés contradictoires ou peu concluants (par exemple, Andersen, 1972; Cordell 1974, Forman 1967, Gatewood 1987, Orth 1987, Pálsson 1988 et Thorlindsson 1988).

Une chose est davantage certaine: les pêcheurs à petite échelle ont d’autant plus tendance à thésauriser l’information et les compétences, qu’ils estiment plus vulnérables les ressources dont ils sont tributaires. Les responsables des pêches peuvent donc interpréter l’ampleur des actions communautaires de ce type comme un symptôme de la gravité de la menace ressentie par les pêcheurs locaux. Faute de quoi, il se peut qu’ils ne souhaitent pas mettre à profit ces stratégies d’aménagement communautaire en les intégrant aux pratiques d’aménagement des pêches, non seulement en raison de leurs effets incertains, mais aussi à cause des problèmes de justice sociale que cela pourrait provoquer.

Règles à respecter

Dans certaines communautés de petits pêcheurs, différentes coutumes impliquant l’observation de certaines règles sociales ou de certaines manifestations de respect peuvent contribuer à réduire la concurrence dans le cadre des activités de pêche. Attendre son tour sur les lieux de pêche, autoriser l’accès suivant le principe du premier arrivé, premier servi, déterminer par tirage au sort les personnes autorisées à pêcher à certains endroits et enfin, espacer volontairement les campagnes de pêche, sont autant de pratiques courantes.

En tant que stratégies d’aménagement des communautés de petits pêcheurs, les systèmes fondés sur un ensemble de règles à respecter fonctionnent particulièrement bien au sein de communautés culturellement homogènes, c’est-à-dire dont les membres ont en commun une appartenance ethnique et culturelle et dont les méthodes de pêche ainsi que les niveaux de richesse individuelle sont plus ou moins identiques. Ces systèmes ont par contre tendance à échouer lorsque des groupes de pêcheurs différents et sans aucun rapport sont présents conjointement dans une pêcherie. Sinon, ils sont surtout efficaces lorsque les intéressés estiment que les ressources exploitées sont abondantes et ne sont pas menacées par des concurrents venus de l’extérieur - situation rare au demeurant dans la plupart des communautés actuelles. L’institution de règles de ce genre méritent au demeurant l’attention des responsables des pêches, dans la mesure où elles peuvent fournir d’importantes possibilités en matière d’aménagement communautaire, susceptibles d’être intégrées avec profit aux politiques officielles des pêches.

Respect des comportements rituels et des tabous

Dans certains cas, les traditions, coutumes, pratiques religieuses, comportements rituels et tabous des communautés de petits pêcheurs peuvent également exercer une influence sur l’effort de pêche et la mortalité due à la pêche. Par exemple, des impératifs religieux interdisant de travailler certains jours peuvent impliquer une interruption de l’effort de pêche et entraîner une diminution notable correspondante de la mortalité due à la pêche. De plus, différentes cultures ont institué des règles visant à dissuader d’utiliser certaines espèces marines dans l’alimentation humaine ou ont interdit sa consommation à certaines époques. Plusieurs tabous sont parfois apparus indépendamment de la toxicité potentielle de certaines espèces marines à certaines époques, tandis que d’autres sont peut-être venus de populations continentales qui se méfiaient d’une alimentation à base de fruits de mer et qui ont ensuite communiqué leurs tabous à des voisins moins puissants vivant le long du littoral. Par ailleurs, telle ou telle culture peut définir une interdiction de consommation de certains produits de la mer, en fonction du sexe ou du groupe d’âge, dans le but de les réserver à d’autres personnes qui ne sont pas tenues d’observer les tabous.

Indépendamment des raisons de leur mise en place, les tabous décrits ci-dessus peuvent avoir des répercussions importantes sur les stocks de poissons et présenter ainsi un intérêt du point de vue de l’aménagement des pêches. En réalité, des communautés ont parfois institué de longue date des pratiques visant à conserver certains stocks et dont les effets bénéfiques peuvent néanmoins subsister actuellement, bien que les raisons de leur mise en place aient été oubliées depuis longtemps.

Par conséquent, les responsables des pêches devraient se garder d’écarter purement et simplement les rituels et les tabous jugés inutiles et sans fondement d’une communauté de petits pêcheurs. Non seulement, cela serait perçu comme une insulte par de nombreux membres de la communauté, mais cela reviendrait également à oublier que ces pratiques peuvent en réalité être le résultat d’une expérience considérable et de nombreuses expérimentations dans le cadre des pêches, dont les effets bénéfiques éventuels ne sont pas nécessairement forcément apparents. En réalité, lesdites pratiques peuvent avoir des avantages fortuits en matière de conservation, même lorsque les membres de la communauté qui les observent déclarent le faire pour d’autres raisons.

Suivi biologique

Certains pêcheurs à petite échelle suivent des stratégies d’aménagement communautaire qui semblent voisines de stratégies modernes d’aménagement des pêches, fondées sur la volonté de préserver et de conserver les ressources biologiques. Parmi ces mesures figurent l’interruption des activités de pêche lorsque les stocks sont soumis à une pression excessive, leur suspension en période de reproduction des principaux stocks, le fait de laisser une issue à une partie du stock ou de renoncer à la possibilité de le capturer en totalité, la fixation de niveaux limites des captures totales, la limitation du nombre de pièges ou de filets susceptibles d’être déployés, le refus d’adopter certains engins de pêche, la restitution à l’eau des alevins et des juvéniles (spécimens de petite taille), la conservation des captures excédentaires en enclos jusqu’à ce qu’elles soient nécessaires, l’adoption d’une attitude visant à dissuader les confrères pêcheurs manifestant un zèle excessif, et enfin, la réalisation de projets visant à améliorer les écosystèmes marins.

Les pratiques communautaires qui s’apparentent aux stratégies modernes d’aménagement fondées sur des préoccupations de protection de la nature et des ressources biologiques sont très souvent le fait de pêcheurs à petite échelle qui ont la possibilité de limiter l’accès à leurs pêches et qui ne sont pas exposés à une chute de leur production et à une concurrence sauvage. Aussi appartiennent-ils souvent à des communautés semi-isolées, plus traditionnelles et pré-industrielles, qui n’ont pas encore été en rapport avec des espaces de commercialisation plus étendus et qui pratiquent la pêche avant tout pour répondre aux besoins d’approvisionnement en fruits de mer de la région immédiatement voisine. Naturellement, ce cas de figure ne correspond pas à un très grand nombre de pêcheries à petite échelle du monde actuel.

Si différentes pratiques peuvent avoir un effet bénéfique en termes de protection de la nature, il n’y pas lieu de supposer automatiquement que les pêcheurs à petite échelle les ont instituées pour cette raison. En réalité, si pratiquement tous les pêcheurs à petite échelle ont des idées bien arrêtées et des opinions fermement ancrées en matière de protection de la nature, cela ne signifie nullement qu’ils les mettent toujours en pratique au niveau communautaire. En effet, s’ils affirment parfois que certaines pratiques se justifient par le besoin du suivi des ressources biologiques, d’autres raisons peuvent en réalité intervenir plus directement: par exemple, pour éviter un conflit avec des pêcheurs voisins, pour favoriser des activités de subsistance de rechange, ou pour maintenir les prix à un niveau élevé en évitant d’inonder les marchés.

Malheureusement, nombre de travaux de chercheurs en sciences sociales consacrés aux communautés de petits pêcheurs, surtout les premiers travaux de ce type, ont véhiculé une vision idéaliste, romantique et rousseauiste des pratiques de pêche au sein des communautés en question, ces mêmes pratiques étant décrites comme dictées par la volonté de protéger la nature, alors que ce n’était pas le cas. Aussi, les idéologies et les pratiques communautaires prétendument fondées sur cette préoccupation appellent à un certain scepticisme, quand bien même lesdites communautés ont bénéficié d’une productivité soutenue, pendant des périodes de temps prolongées. Peut-être ont-elles été en mesure de maintenir ces niveaux de production parce qu’elles n’ont pas eu accès à des techniques de pêche plus efficaces ou en raison de la faiblesse des effectifs démographiques et des besoins correspondants de fruits de mer ou encore, parce qu’elles étaient isolées des espaces de commercialisation plus vastes, et non en raison de l’importance qu’elles attachaient à la protection de la nature en soi.

Les responsables des pêches devraient donc prendre soin de ne pas chercher à expliquer les pratiques des pêcheurs à petite échelle par la volonté de protéger la nature, uniquement parce que celles-ci ont des points de similitude avec les stratégies de pêche modernes, et rester conscients du fait qu’elles ont vraisemblablement été motivées par d’autres raisons. D’autre part, il est certes envisageable de mettre à profit lesdites pratiques en les intégrant à une politique d’aménagement des pêches, mais les responsables des pêches auraient tout intérêt à s’abstenir, tant qu’ils n’ont pas acquis une parfaite connaissance des conditions dans lesquelles la communauté de pêche exploite la ressource halieutique, de sa dépendance par rapport à différents marchés et de ses relations avec les autres communautés.


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