Page précédente Table des matières Page suivante


14. CONCLUSIONS


14.1 Aspects sociaux et culturels de la production de poisson dans la région du Delta

Un des volets du projet FIDA consistait en une enquête socioéconomique accompagnée d'une étude de suivi, dont à l'heure actuelle je ne dispose ni des compte-rendus, ni des résultats (éventuels). On peut néanmoins en tirer les conclusions suivantes, même en l'absence des données concrètes qui s'y rapportent.

Pour commencer, le caractère multitribal et multilingue de la zone du projet n'a pas facilité l'élaboration de conclusions générales quant à l'incidence des facteurs culturels sur la sécurité alimentaire. D'autre part, et malgré cela, nombre de facteurs socioculturels, communs à toute la population de pêcheurs des trois États, ont contribué à garantir la sécurité alimentaire dans les dizaines d'établissements de pêcheurs ayant participé au projet.

Les pêches artisanales du Nigéria, notamment celles du Delta, se sont développées et ont poursuivi leurs activités, dans un contexte politique éminemment complexe et en perpétuel changement, qui a affecté et modifié sans cesse les systèmes culturels et sociaux traditionnels. Le régime colonial a été le premier à amorcer la modification des cultures tribales traditionnelles, tout d'abord en réduisant l'influence des dirigeants tribaux et des chefs locaux, puis en soutenant l'introduction du christianisme, et de la médecine moderne, lesquels ont considérablement diminué l'influence des chefs jujus, des guérisseurs traditionnels et des sociétés secrètes.

Les marchés modernes ont été l'autre facteur important de changement. Ils ont en effet continuellement étendu leur influence prédominante sur les communautés de pêcheurs, ayant des répercussions sur les échanges de marchandises, le besoin d'argent liquide, la volonté d'augmenter la production marchande, le développement du consumérisme et la stratification socioéconomique. Les phénomènes susmentionnés ont par la suite modifié en permanence les cultures locales et les normes sociales correspondantes.

Ayant connu jusqu'à une date récente des régimes militaires, le Nigéria indépendant a cependant organisé des élections locales et régionales et créé en outre une administration relativement importante. Il en a résulté un nouveau système constitué de politiciens non traditionnels, de représentants du régime militaire et de bureaucrates indépendants des chefs et des hiérarchies traditionnelles, et par ailleurs dotés d'une puissance administrative et financière supérieure à celle du système traditionnel des chefs. Toutefois, le nouveau système est parfaitement conscient de l'influence des chefs sur la population et a tendance à coopérer avec lui.

Quant aux pêcheurs, même dans les villages les plus éloignés, les nouvelles réalités sociales, économiques et politiques affectent leurs attitudes vis-à-vis de la production alimentaire. A présent, pêcheurs et poissonnières travaillent et survivent dans un système socioéconomique de marché en voie de modernisation et dynamique, bien que techniquement peu évolué. Pour assurer leur survie, ils ont adopté des attitudes commerciales et sociales adaptées en conséquence. Certains peuvent devenir «riches», voire très riches lorsqu'ils accumulent des biens et des moyens de production, tandis que d'autres restent exposés aux mécanismes de prolétarisation. Les fish-mammies qui dirigent des industries familiales de transformation techniquement sommaires, font partie d'un système complexe de commercialisation, mettant en jeu des activités de transport vers les marchés urbains éloignés et des transactions financières et commerciales complexes. Qui plus est, le système «traditionnel» de crédit fait maintenant intervenir des éléments tels que la fourniture aux pêcheurs de carburant, de services de transport et de techniques modernes, tout en ayant une incidence sur d'autres ressources financières importantes.

Les valeurs socioculturelles locales et traditionnelles continueront certes à avoir un impact important sur les relations personnelles, la vie familiale, les attitudes à l'égard des engagements individuels (notamment en matière de crédit) et la santé (par exemple, un villageois cherche parfois à obtenir l'approbation, souvent coûteuse, d'un guérisseur local ou d'un chef juju avant d'amener à l'hôpital un enfant malade). De plus, les chefs traditionnels continuent à prononcer des jugements et à appliquer des peines. Sinon, les valeurs traditionnelles n'ont qu'une influence mineure et indirecte sur la production de poisson et donc sur la sécurité alimentaire.

Il en va ainsi pour la gestion des ressources halieutiques. Avec l'adoption et l'utilisation croissante de grandes pirogues de mer munies de moteurs hors-bord, les pêcheurs franchissent à présent des distances considérables pour se rendre sur les lieux de pêche de leur choix et leurs activités ne se prêtent guère à un contrôle. Leur concurrence intransigeante avec les chalutiers qui font intrusion dans leurs zones de pêche rend quasi impossible une gestion de type traditionnel. Par conséquent, pratiquement aucun facteur culturel n'affecte ou ne peut favoriser la gestion des ressources, et les impératifs économiques restent pour l'essentiel le principal mécanisme autorégulateur (voir para 3. ci-dessus), auquel s'ajouteront sans doute à l'avenir des mécanismes institués par l'État. Par conséquent, le rôle des aspects culturels en matière de sécurité alimentaire concerne surtout les normes et les institutions socioculturelles susceptibles de faciliter un meilleur accès des pêcheurs aux services de crédit, dans des conditions financièrement adéquates, ce qui améliorerait leurs conditions de production et le niveau de leurs captures.

14.2 Faisabilité de l'introduction de programmes de crédit à l'intention des pêcheurs démunis

D'après différents rapports, les taux moyens de remboursement des prêts consentis aux pêcheurs soutiennent parfaitement la comparaison avec ceux des autres emprunteurs, en particulier lorsque les programmes de crédit sont associés aux institutions, comme aux normes et aux valeurs sociales et culturelles traditionnelles. De fait, et dans nombre de cas rien n'est plus efficace pour garantir le respect des engagements vis-à-vis des prêts que la pression exercée par l'entourage des clients, par les dirigeants locaux et parfois, par la communauté tout entière. Dans le présent contexte, les groupes esusus se sont avérés très efficaces, non seulement en raison de leur engagement de garantie mutuelle, mais aussi parce que le remboursement régulier des prêts par les premiers emprunteurs était la condition à observer pour octroyer des prêts aux membres du groupe. De plus, les taux de remboursement observés dans les groupes de femmes ont été paraît-il supérieurs à ceux observés dans les groupes constitués d'hommes.

Les banques qui participent à ces programmes de crédit ont deux problèmes spécifiques à résoudre. Le premier se rapporte à l'absence de garantie, résolue dans le cadre du projet FIDA par les groupes d'autogarantie; l'autre se rapporte aux dépenses d'exploitation élevées et au traitement des emprunts portant sur de petites sommes par un personnel de vulgarisation spécial exigeant une formation supplémentaire et un soutien logistique coûteux, dont la prise en charge a été assurée par les donateurs internationaux dans le cadre du projet FIDA.

Sinon, les programmes de crédit à l'intention des pêcheurs seraient vraisemblablement voués à l'échec s'ils étaient simplement une composante du système bancaire normal. Le recours à des procédures simplifiées, l'aide d'agents de vulgarisation au niveau du village, et la souplesse dont la banque peut faire preuve pour accepter des délais de paiement lorsque les captures sont insuffisantes ou pour d'autres raisons de force majeure, sont autant de conditions essentielles à la réussite d'un programme de crédit. Les revenus des clients étant tributaires de leurs gains au jour le jour, ils seraient en effet dans l'incapacité d'observer un calendrier rigide de remboursement. (I.A.C., 1990; FIDA, 1990).

14.3 Impact d'un système de crédit économique sur la sécurité alimentaire des pêcheurs

La sécurité alimentaire des pêcheurs pauvres dépend de leurs prises quotidiennes. Certains pêcheurs mieux lotis peuvent avoir des réserves financières leur permettant de nourrir leur famille pendant les périodes difficiles sans devoir réduire notablement leurs rations alimentaires quotidiennes, mais il en va tout autrement pour la grande majorité des pêcheurs du Delta. Ceux d'entre eux qui n'ont pas accès au crédit ont très peu de chances d'augmenter leur production et de progresser sur l'échelle sociale. Les plus pauvres en sont réduits à pêcher à bord de très petites embarcations, au moyen d'un matériel de pêche limité au minimum ou à s'engager pour le compte de propriétaires d'embarcations plus importantes. De plus, ils se trouvent souvent confinés dans des eaux d'estuaires ou de lagune, partiellement surexploitées où ils n'effectueront que de maigres captures; par ailleurs, ils risquent de se trouver relégués au bas de l'échelle des travailleurs de la pêche pour pratiquement le restant de leurs jours lorsqu'ils s'engagent auprès de tiers. Aussi, se posent-ils tous les jours la question de savoir quelle quantité de poissons ils peuvent conserver pour leur subsistance: lorsque la pêche est mauvaise, il en résulte une diminution tant quantitative que qualitative de la nourriture à la disposition des familles de pêcheurs et en particulier de leurs enfants.

Pendant les années 1980, beaucoup de pêcheurs artisanaux du Niger ont réussi à se lancer dans la pêche en mer, en obtenant leur premier moteur hors-bord et des filets dans le cadre du programme de subvention dit de la «révolution bleue». Lorsqu'il fallait remplacer les moteurs et les filets, le seul mode de financement était le système traditionnel de crédit, qui tout en les aidant à poursuivre leur activité freinait leur ascension économique. Ces pécheurs ont donc accueilli de façon enthousiaste le programme de crédit offert par le projet, puisqu'il leur a permis de revenir à leur niveau antérieur de production, tout en apportant pour eux mêmes et pour leur famille une amélioration de leur bien-être général et de leur sécurité alimentaire.

Les pêcheurs pauvres ont peu de chances d'obtenir des prêts suffisants dans le cadre du système traditionnel de crédit, pour pouvoir augmenter leur capacité de pêche, par exemple en achetant une grande pirogue et/ou un moteur hors-bord et/ou un filet. Dans maintes circonstances, même lorsqu'ils acquièrent effectivement à crédit ce matériel, ils retirent seulement de faibles bénéfices de leur production accrue, en raison même du coût élevé de ce crédit, ce qui les enferme dans le cercle vicieux de la pauvreté et de l'insuffisance des disponibilités alimentaires. L'empressement manifesté par les pêcheurs du Delta pour adapter leurs clubs esusus, pour se joindre aux initiatives visant à en créer de nouveaux et pour s'inscrire dans une file d'attente parfois très longue afin d'obtenir des prêts de la banque coopérative agricole du Nigéria, montre clairement qu'ils comptent bien sortir de ce cercle vicieux grâce au programme de crédit présenté ci-dessus.


Page précédente Début de page Page suivante