Page précédente Table des matières Page suivante


6. Le statut des préférences commerciales à l'OMC

Les préférences commerciales dont bénéficient des groupes déterminés de pays vont à l'encontre de l'un des principaux piliers du GATT, à savoir le principe de non-discrimination reflété dans la clause NPF, selon lequel (entre autres choses) les importateurs doivent appliquer à tous les fournisseurs le même traitement que celui qu'ils appliquent au plus favorisé d'entre eux (article premier du GATT). Étant donné l'importance fondamentale de ce principe pour le système commercial multilatéral, les dérogations au traitement de la nation la plus favorisée sont étroitement circonscrites dans le GATT de 1994 et exigent une décision spécifique du GATT/OMC.

Le texte originel de l'Accord général n'envisageait pas de préférences en faveur des pays en développement. La seule exception au principe NPF introduite d'emblée dans le cadre juridique du GATT était la disposition concernant le libre-échange réciproque à l'intérieur d'unions douanières et de zones de libre-échange (article XXIV du GATT). Cette disposition ne pouvait pas être appliquée aux importations préférentielles provenant des pays en développement car ces préférences commerciales orientées vers le développement ne comportaient aucune réciprocité. De même, les préférences commerciales en faveur des pays en développement n'étaient pas censées couvrir "essentiellement tous les échanges", comme l'exige l'Article XXIV du GATT pour les zones de libre-échange. Comme aucune autre disposition de l'Accord général ne pouvait être invoquée pour les justifier, les préférences commerciales en faveur des pays en développement étaient tout simplement illégales à l'époque. Lorsque la Partie IV de l'Accord général, relative au commerce et au développement, a été négociée en 1964, plusieurs pays en développement ont suggéré de modifier l'article premier de l'Accord général de manière à autoriser les préférences commerciales en faveur de pays en développement.[22] Néanmoins, il n'a pas été possible à l'époque de parvenir à un accord sur des dispositions relatives au commerce préférentiel, et la Partie IV du GATT, par conséquent, n'écarte la règle de réciprocité pour les pays en développement que lorsque les pays développés négocient avec eux des concessions (non préférentielles).

Ainsi, lorsque les pays développés ont commencé à accorder un traitement préférentiel aux importations des pays en développement, pendant les années 60, ils ont dû trouver à cette fin une exemption spécifique des règles du GATT. C'est ce qui a été fait à l'époque au moyen de dérogations accordées, en vertu du paragraphe 5 de l'article XXV du GATT, aux différents pays développés qui accordaient des préférences. La question des préférences commerciales a été évoquée de nouveau de manière plus générale au GATT lorsque l'approche du SGP a été adoptée dans un accord de la CNUCED en octobre 1970. Parmi les différentes formules envisagées pour résoudre le problème juridique qui en avait résulté au GATT, les Parties contractantes ont opté à nouveau, dans une décision adoptée en mai 1971, pour l'approche des dérogations. Pendant les négociations de Tokyo, toutefois, il a été constitué à la demande des pays en développement un "groupe-cadre" chargé de trouver une solution juridique plus permanente pour les préférences commerciales. À la suite des négociations, l'on est parvenu dans le cadre du Cycle de négociations de Tokyo à un accord que l'on a appelé depuis la "clause d'habilitation".[23] Cet accord n'a pas modifié le texte de l'Accord général mais, comme il s'agissait d'une décision des Parties contractantes au GATT, il avait pour l'essentiel un effet juridique semblable.

Aux termes de la clause d'habilitation "nonobstant les dispositions de l'article premier de l'Accord général, les Parties contractantes peuvent accorder un traitement différencié plus favorable aux pays en développement sans accorder ledit traitement aux autres Parties contractantes". Plus spécifiquement, cette clause autorise l'octroi d'un "traitement tarifaire préférentiel par les Parties contractantes développées pour les produits provenant des pays en développement conformément au Système généralisé de préférences"; "un traitement différencié et plus favorable ... en matière de mesures non tarifaires"; "des arrangements régionaux ou mondiaux ... entre les Parties contractantes les moins développées en vue de la réduction mutuelle ou de l'élimination des droits ... et des mesures non tarifaires concernant les produits importés les uns des autres"; et "l'octroi d'un 'traitement spécial' aux moins avancés parmi les pays en développement dans le contexte, le cas échéant, de mesures générales ou spécifiques en faveur des pays en développement". En outre, selon la clause d'habilitation, "les pays développés n'attendent pas de réciprocité au titre des engagements qu'ils ont pris dans le cadre des négociations commerciales" et "doivent s'abstenir dans toute la mesure possible de demander des concessions ou contributions en contrepartie des engagements qu'ils ont pris pour réduire ou éliminer les droits de douane et les autres obstacles au commerce des pays moins avancés, et ces derniers ne doivent pas être censés accorder des contributions ou concessions incompatibles avec leur situation et leurs problèmes particuliers".

La clause d'habilitation a ainsi posé un fondement juridique permanent pour les préférences commerciales accordées par les pays développés, tant d'une manière générale pour tous les pays en développement en vertu des régimes SGP que, plus spécifiquement, pour le traitement plus préférentiel accordé aux pays les moins avancés. D'un autre côté, le GATT ne prévoit aucune obligation juridiquement contraignante d'accorder des préférences commerciales quelconques. Autrement dit, les pays développés peuvent et doivent accorder des préférences commerciales aux pays en développement, mais ils ne sont pas juridiquement tenus de le faire. De ce fait, les préférences commerciales relevant du SGP continuent d'être accordées de manière unilatérale par les pays développés intéressés et peuvent par conséquent toujours être modifiés, et même être totalement retirés, sans violer les engagements pris dans le cadre du GATT/OMC. Les droits NPF, lorsqu'ils sont consolidés dans les listes des pays importateurs concernés, en revanche, constituent des engagements juridiques qui ne peuvent pas être modifiés sans suivre les règles correspondantes du GATT, mais comme les préférences commerciales en faveur des pays en développement ne sont pas consolidées, elles peuvent, au regard des règles du GATT/OMC, être modifiées de manière unilatérale par les pays développés qui les accordent.

La clause d'habilitation ne s'applique qu'aux préférences accordées par les pays développés et aux préférences commerciales mutuelles, c'est-à-dire réciproques, entre pays en développement. Cependant, elle ne constitue pas un fondement juridique permettant aux pays en développement d'accorder des préférences commerciales aux importations en provenance des pays les moins avancés, pour lesquels une dérogation spécifique est requise. Les membres de l'OMC ont accepté une dérogation à cet effet le 15 juin 1999.[24] Aux termes de cette décision, "il est dérogé aux dispositions du paragraphe 1 de l'article premier de l'Accord général de 1994 jusqu'au 30 juin 2009, dans la mesure nécessaire pour permettre aux pays en développement membres d'accorder un traitement tarifaire préférentiel aux produits des pays les moins avancés, tels que désignés par l'Organisation des Nations Unies, sans être tenus d'accorder le même traitement tarifaire aux produits semblables provenant de tout autre membre ... sur une base généralisée, non réciproque et non discriminatoire."

En vertu de la clause d'habilitation, les préférences tarifaires accordées par les pays développés ne doivent pas faire de discrimination entre les pays en développement, sous réserve de la possibilité d'accorder des préférences plus généreuses à tous les pays les moins avancés. Les préférences spécifiques accordées par les pays développés à des groupes limités de pays en développement, comme celles que l'UE accorde aux pays ACP en vertu de la Convention de Lomé, ne sont pas couvertes par la clause d'habilitation. Pendant longtemps, aucune objection n'a été soulevée au GATT touchant ces régimes préférentiels spécifiques, et l'on ne peut pas dire avec certitude si ceux-ci étaient "implicitement" considérés comme légaux. Ce n'est que lorsque le premier groupe de règlement des différends du GATT a été appelé à statuer sur le régime appliqué par l'UE aux importations de bananes, en 1993, qu'une décision explicite a été prise sur ce point. Le groupe a constaté que les préférences que l'UE accordait aux importations de bananes en provenant des pays ACP étaient incompatibles avec l'article premier de l'Accord général ainsi qu'avec les règles du GATT concernant les zones de libre-échange, déclarant que la Partie IV de l'Accord général ne justifiait pas l'absence de réciprocité dans les zones de libre-échange avec des pays en développement. La clause d'habilitation ne justifiait pas non plus ces préférences ACP dans la mesure où elles n'étaient pas accordées à tous les pays en développement. Cela signifiait, indirectement, que toutes les préférences spécifiques accordées par l'UE aux pays ACP ainsi que tous les autres régimes semblables appliqués par d'autres pays développés devaient être considérés comme illégaux au regard de l'Accord général. À la suite de cette décision du groupe, et plutôt que d'éliminer les préférences commerciales accordées en application de la Convention de Lomé, l'UE a demandé une dérogation lui permettant de continuer à accorder les préférences commerciales spéciales en question aux pays ACP. Cette dérogation a effectivement été accordée en 1994, pour une période allant jusqu'à l'expiration de la Quatrième Convention de Lomé, c'est-à-dire le 29 février 2000.[25]

Les préférences spéciales en faveur de groupes de pays en développement étant incompatibles avec le GATT, l'UE a, dans ses négociations avec les pays ACP, envisagé d'autres approches pour conclure un accord devant succéder à la Convention de Lomé. En définitive, ces tentatives ont échoué en ce sens qu'il n'a pas encore été possible de s'entendre sur un cadre tout à fait nouveau qui soit compatible avec les règles de l'OMC et qui puisse se substituer aux arrangements commerciaux de Lomé dès 2000. Toutefois, un nouvel accord entre l'UE et les pays ACP a été signé à Cotonou (Bénin) en juin 2000. Comme la Quatrième Convention de Lomé, le nouvel Accord de Cotonou prévoit des préférences commerciales pour les pays ACP. Les arrangements commerciaux prévus par l'Accord de Cotonou ont un caractère temporaire mais esquissent la voie qui mènera à un nouveau régime commercial entre les pays ACP et l'UE, dont il faut espérer qu'il répondra à des conditions qui soient finalement compatibles avec les règles de l'OMC.

Les nouveaux arrangements revêtiront essentiellement deux formes. Il y aura premièrement les nouveaux accords de partenariat économique (APE) qui seront négociés en vue d'éliminer progressivement les barrières aux échanges entre l'UE et les pays ACP intéressés. Les APE établiront sans doute un libre-échange réciproque entre les différents partenaires commerciaux, conformément aux règles de l'OMC relatives aux arrangements régionaux de libre-échange. L'intention est de conclure les nouveaux APE avec tous les pays ACP qui ne sont pas au nombre des PMA. De ce fait, le deuxième volet des arrangements commerciaux prévus a trait aux PMA. À ce propos, l'UE s'est engagée à entamer d'ici à la fin de 2000 un processus qui, à la fin des négociations commerciales multilatérales et en 2005 au plus tard, accordera un accès en franchise de droits à presque tous les produits provenant des pays les moins avancés sur la base des dispositions commerciales existantes de la Quatrième Convention entre les pays ACP et la CE.[26] Autrement dit, ce deuxième aspect des futurs arrangements commerciaux cherche à éviter le problème posé par l'incompatibilité avec les règles de l'OMC en étendant les préférences commerciales accordées de manière unilatérale par l'UE à tous les pays les moins avancés, y compris ceux qui ne sont pas membres du groupe ACP (actuellement au nombre de neuf). Entre-temps, le Conseil européen a adopté un nouveau régime prévoyant un accès en franchise de droits de tous les produits, à l'exception des armes, provenant des pays les moins avancés, parfois appelé "tout sauf les armes" (voir plus haut la Section 2).

Pendant la période durant laquelle ces nouveaux arrangements sont négociés, qui devrait s'étendre jusqu'en 2008 au plus tard, les pays ACP et l'UE auront besoin d'une nouvelle dérogation aux règles de l'OMC pour les arrangements prévus par l'Accord de Cotonou. L'UE, ainsi que la Jamaïque et la République-Unie de Tanzanie, au nom des pays ACP, se sont mises en rapport avec l'OMC le 29 février 2000 pour obtenir cette nouvelle dérogation.[27] À la date de la présente étude, cependant, l'OMC n'avait pas encore statué sur cette demande de dérogation.[28]

Les préférences commerciales spéciales que les États-Unis ont accordées dans le cadre de la loi relative au redressement économique du Bassin des Caraïbes posent un problème semblable à celui que représentent les préférences commerciales accordées par l'UE aux pays ACP. Comme l'UE, les États-Unis ont obtenu de l'OMC en 1995 une dérogation valable jusqu'au 31 décembre 2005.[29] Il semble que chacun s'accorde à penser, à l'OMC, que de telles dérogations pour des régimes préférentiels spécifiques ne devraient pas être étendues. Les pays en développement et les pays développés participant à de tels régimes devront donc rechercher des solutions nouvelles, qui pourront peut-être revêtir la forme actuellement envisagée entre l'UE et les pays ACP.

En résumé, les préférences commerciales universelles en faveur des importations de tous les pays en développement, telles qu'elles sont appliquées dans le cadre du SGP, sont conformes au GATT en vertu de la Clause d'habilitation. Il en est de même des préférences accordées à tous les pays les moins avancés. Cependant, les pays développés ne sont pas juridiquement tenus d'accorder de telles préférences. Aussi peuvent-ils décider de manière multilatérale des marges préférentielles à accorder ou bien de retirer des préférences existantes sans pour autant violer les engagements pris dans le cadre du GATT/OMC. Des préférences commerciales spécifiques en faveur de groupes limités de pays en développement, comme celles qui sont accordées en vertu de la Convention de Lomé ou de la Loi relative au redressement économique du Bassin des Caraïbes, cependant, ne sont pas conformes au GATT. Néanmoins, l'OMC a, par le passé, accordé des dérogations qui ont permis aux pays intéressés de maintenir ces préférences spécifiques.


[22] Pour un bref historique des préférences commerciales en faveur des pays en développement dans le contexte du GATT, voir Long (1985), p. 99 et suivantes et Senti (1986), p. 112 et suivantes.
[23] GATT, Instruments de base et documents sélectionnés, 26èmeSupplément (1980), p. 203-205.
[24] Document de l’OMC WT/L/304, 17 juin 1999.
[25] Aux termes de l’Accord de Marrakech, la dérogation accordée à l’UE aurait expiré automatiquement après le Cycle d’Uruguay, le 31 décembre 1996. Le 14 octobre 1996, toutefois, elle a de nouveau été prolongée par les membres de l’OMC jusqu’au 29 février 2000. Voir le document de l’OMC WT/L/186, 18 octobre 1996.
[26] Paragraphe 9 de l’article 37 de l’Accord de Cotonou. Cette disposition de l’Accord de Cotonou prévoit également que le nouveau régime applicable aux PMA “simplifiera et remaniera les règles d’origine, y compris les dispositions relatives au cumul qui s’appliquent aux exportations des PMA”.
[27] Document de l’OMC G/C/W/187, 2 mars 2000.
[28] Selon les nouvelles parues dans la presse, les membres de l’OMC sont généralement enclins à approuver cette dérogation. Quelques-uns, cependant, répugnent à prendre une décision tant que l’UE n’a pas encore adapté le régime douanier qu’elle applique aux importations de bananes pour le rendre conforme aux règles de l’OMC.
[29] Document de l’OMC WT/L/104, 24 novembre 1995.

Page précédente Début de page Page suivante