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5. Les coûts des préférences commerciales

Comme c'est généralement cas dans la vie, les préférences commerciales ont non seulement des avantages mais aussi des coûts. Si la plupart des premiers revêtent la forme d'avantages économiques directs, les coûts tendent à être plus diffus et n'apparaissent parfois qu'à plus longue échéance. Ils n'en sont pas moins réels et doivent être pesés au regard des avantages. De plus, les avantages et préférences peuvent diminuer avec le temps tandis que les coûts peuvent demeurer constants, voire augmenter.

Les droits frappant les articles manufacturés dans les pays développés ont beaucoup baissé au fil des ans, ce qui a considérablement atténué l'importance des préférences commerciales comme moyen de surmonter les désavantages, sur le plan des coûts, que connaissent les pays qui en sont encore aux premières étapes du développement industriel. De plus, les avantages des préférences commerciales ont été, pour l'essentiel, concentrés parmi un petit nombre de pays en développement dont l'économie est très orientée vers l'exportation. En outre, comme les différents systèmes généralisés de préférences sont déterminés de façon unilatérale par les pays développés, ces derniers peuvent assortir leurs préférences de conditions, et le font effectivement, par exemple l'adoption de normes déterminées de protection des travailleurs ou la coopération dans la lutte contre la drogue, ou d'autres conditions de caractère général.[21] Quelques observateurs font valoir qu'à l'heure actuelle, les préférences tarifaires ne présentent plus guère d'intérêt. C'est ainsi que l'on a dit que "les préférences commerciales s'estompent peu à peu à mesure que la libéralisation multilatérale des échanges progresse mais elles continuent de faire partie du folklore du développement (Robertson, 1999, p. 59). Indépendamment des incidences économiques des préférences commerciales, nombre d'observateurs font valoir qu'à long terme, il n'est peut-être pas dans l'intérêt des pays en développement d'insister sur une absence de réciprocité étant donné que cela tend à compromettre leur influence dans le contexte du régime commercial multilatéral.

D'un autre côté, à la différence des articles manufacturés, les droits qui frappent de nombreux produits agricoles, et souvent des produits dont l'exportation présente un intérêt particulier pour les pays en développement, demeurent extrêmement élevés dans les pays développés. Un accès préférentiel aux marchés agricoles des pays développés continue par conséquent de présenter des avantages économiques potentiels. Cependant, les mêmes sentiments protectionnistes qui ont conduit les pays développés à établir des barrières commerciales élevées les empêchent d'accorder des préférences généreuses aux importations de produits agricoles en provenance des pays en développement. De ce fait, les produits agricoles n'occupent qu'une place réduite dans les systèmes généralisés de préférences de la plupart des pays industrialisés. En particulier, les produits agricoles des zones tempérées ont pour l'essentiel été exclus de tout traitement préférentiel ou ne reçoivent un tel traitement que dans les limites de contingents rigoureux. Dans le cas des produits tropicaux, en revanche, les droits NPF des pays développés sont en tout état de cause nuls ou relativement faibles, de sorte que les préférences ne sont en l'occurrence que de peu d'utilité.

Cela étant, une question cruciale, pour les pays en développement, est de savoir s'il est préférable d'utiliser le "capital de négociation" dont ils disposent pour les négociations de l'OMC concernant de nouvelles réductions des droits NPF concernant les produits agricoles ou pour essayer d'obtenir des préférences tarifaires plus marquées dans le cadre des SGP, un élargissement de la gamme de produits couverts et une augmentation du volume des contingents tarifaires lorsque les préférences sont ainsi limitées. Bien que la réponse à apporter à cette question puisse varier d'un cas d'espèce à un autre, il y a lieu d'étudier soigneusement la démarche des droits NPF. Il est probable que les SGP continueront d'être déterminés de façon unilatérale et d'être appliqués sur une base "volontaire" par les pays développés intéressés et de varier selon le pays importateur. Négocier de meilleures préférences pour les produits agricoles dans le cadre de ces systèmes ne manquera pas de heurter de front les groupes de défense des intérêts agricoles dans les pays qui accordent les préférences, qui peuvent dans tous les cas faire valoir que leur propre pays ne devrait pas faire ce que n'ont pas fait d'autres pays développés. Dans le contexte des négociations concernant la réduction des droits NPF sous l'égide de l'OMC, en revanche, tous les pays sont dans le même sac, et les exportateurs des pays en développement peuvent conjuguer leurs forces avec les exportateurs de produits agricoles de pays développés, comme c'est le cas dans le cadre du Groupe de Cairns. Des réductions tarifaires seront donc plus probables dans le contexte des négociations multilatérales de l'OMC plutôt qu'à la suite de négociations de pays à pays concernant les systèmes généralisés de préférences.

Simultanément, le régime du commerce international de produits agricoles s'oriente peu à peu vers des droits moins élevés. Il faudra longtemps pour parvenir à une situation de libre-échange relatif dans ce domaine. Mais si la série de négociations du Millénaire devait déboucher sur une autre réduction de 36 pour cent des droits frappant les produits agricoles (par rapport à leur niveau d'avant le Cycle d'Uruguay), il ne resterait après la prochaine période d'application que 28 pour cent des droits originels et le résultat d'une nouvelle série de négociations de l'OMC pourrait suffire à éliminer totalement les droits pour nombre de produits agricoles. Il se peut fort bien que le processus de réduction de ces droits prenne beaucoup plus longtemps. Néanmoins, l'orientation du changement est relativement certaine, et conduit à une réduction des droits NPF. Ce faisant, les préférences agricoles ne manqueront pas de perdre de plus en plus de leur valeur, tout comme les préférences accordées pour la plupart des articles manufacturés ont déjà perdu leur intérêt. Tout effort d'amélioration des préférences dans le secteur agricole apparaît par conséquent comme l'investissement d'un capital de négociation limité dans une affaire qui ne sera pas très rentable à long terme.

De plus, il faudra, pour exploiter toute nouvelle préférence significative qui pourrait être obtenue dans l'immédiat pour les produits agricoles, que les pays en développement exportateurs ajustent les structures de leur production et de leurs marchés, ajustement qui risque fort de déboucher sur des structures loin d'être optimales à long terme lorsque les marges préférentielles s'évaporeront du fait des réductions des droits NPF. Tel sera à long terme le cas, en particulier, lorsque le prix sur le marché mondial sera inférieur au prix qui peut être perçu dans l'immédiat, au moyen d'exportations préférentielles, sur les marchés hautement protégés des pays industrialisés (voir plus haut la Section 3). De ce point de vue, l'approche la plus prometteuse consiste sans doute à chercher à obtenir des réductions plus marquées des droits NPF lors de la prochaine série de négociations de l'OMC sur l'agriculture. Ce n'est pas à dire du tout que les préférences actuellement accordées pour les produits agricoles dans le cadre des systèmes généralisés de préférences devraient être éliminées. Toutefois, déployer des efforts majeurs pour que ces préférences soient améliorées risque de coûter plus que cela ne rapportera.

À un niveau tout à fait différent, les préférences ont des coûts qui en résultent de leur application technique. L'octroi de préférences, en particulier, exige des règles d'origine pour veiller à ce qu'elles s'appliquent uniquement, ou principalement, à la production nationale des pays bénéficiaires. Habituellement, les règles d'origine sont passablement complexes, et les textes qui les définissent sont généralement beaucoup plus longs que ceux qui spécifient les préférences commerciales proprement dites. Dans les pays bénéficiaires, toutes sortes de travaux administratifs doivent être faits pour respecter les règles d'origine et donner satisfaction aux pays qui accordent les préférences. Selon l'ampleur de la marge préférentielle, l'application des règles d'origine peut en fait coûter plus cher que la valeur de la préférence. Dans la réalité commerciale de tous les jours, il arrive donc parfois que les préférences restent inutilisées car il est tout simplement trop difficile de respecter les règles d'origine.

Les préférences ont également des coûts pour des pays autres que les bénéficiaires. Pour les pays importateurs qui les accordent, il y a des coûts économiques directs sous forme d'une réduction des recettes douanières. Du point de vue de l'économie dans son ensemble, ces coûts budgétaires peuvent fort bien être moindres que les avantages (pour les consommateurs nationaux) résultant d'une augmentation du volume des importations et d'une baisse des prix intérieurs. Cependant, cela ne vaut que si les préférences en question résultent principalement d'une création plutôt que d'un détournement d'échanges. D'un autre côté, lorsqu'il y a effectivement un détournement du commerce, il y a également un coût pour les autres pays exportateurs qui auraient fourni les produits provenant désormais des pays bénéficiaires. Un détournement d'échanges peut fort bien se justifier s'il a des effets positifs sur le développement économique des pays bénéficiaires et si les pays perdants sont des pays exportateurs industrialisés. Cependant, ces derniers peuvent également être des pays en développement ayant suffisamment progressé pour ne plus pouvoir bénéficier du SGP ou n'appartenant pas au groupe particulier de pays en développement bénéficiant de régimes préférentiels limités. En pareil cas, il est plus difficile d'ignorer les coûts que représente un détournement d'échanges.

Enfin, les préférences ont également un coût du point de vue de l'économie politique en ce sens que les pays qui les reçoivent deviennent des bénéficiaires secondaires de la protection assurée par les droits NPF dans les pays importateurs. Les pays bénéficiaires pour qui une série déterminée de préférences tarifaires présente beaucoup d'intérêt peuvent ne plus avoir de raison de demander une réduction des droits NPF ou même s'opposer activement à la libéralisation des régimes appliqués par les pays importateurs. Par exemple, les pays ACP qui bénéficient des préférences accordées par l'UE pour le sucre et les bananes n'ont aucun intérêt à ce que l'UE libéralise ces régimes. Si une réforme de ces régimes est envisagée, les pays bénéficiaires demanderont sans doute une indemnisation, tout comme le font en pareil cas les agriculteurs de l'UE. Dans la mesure où une telle indemnisation est envisagée sous forme de versements en espèces, les dépenses budgétaires à prévoir risquent d'empêcher une réforme des politiques. Par exemple, dans sa proposition d'octobre 2000 concernant des modifications (extrêmement modestes) du régime communautaire applicable au sucre, la Commission européenne a évoqué le manque à gagner prévisible de 250 millions d'euros dans les pays ACP intéressés pour expliquer pourquoi l'on ne pouvait pas envisager une réduction (hypothétique) de 25 pour cent du prix du sucre de l'UE (Commission européenne, 2000b).

En résumé, les préférences commerciales peuvent également supposer des coûts. Pour améliorer et élargir les préférences, il faut disposer d'un "capital de négociation". Les séries successives de réduction des droits NPF ne manqueront pas de réduire la valeur des préférences, et il importe d'analyser soigneusement dans quelle mesure ce "capital de négociation" devrait être investi dans une affaire qui risque de ne pas être très rentable à longue échéance. En insistant sur la non-réciprocité des préférences, l'on risque aussi de nuire à l'influence des pays en développement en général dans les négociations commerciales multilatérales. Des préférences spécifiques et marquées peuvent se traduire dans les pays bénéficiaires par un schéma de production qui ne sera pas rentable lorsque les droits NPF diminueront. Les préférences tendent à entraîner un détournement des échanges, ce qui a des coûts pour les autres pays exportateurs. Enfin, les pays qui bénéficient des préférences risquent de ne plus s'intéresser aux réductions des droits NPF, ce qui est également un coût pour le régime commercial multilatéral dans son ensemble.


[21] Voir Roessler (1998).

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