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1. INTRODUCTION.

1.1. La problématique écologique du Lac Kivu.

La problématique est la suivante: si l'on se réfère aux statistiques de pêche du projet, les captures de Limnothrissa présentent des variations assez marquées au cours de l'année. Sur la base de données écologiques antérieures à l'introduction de ce petit Clupéidé (Verbeke, 1957), l'hypothèse de variations du stock de cette espèce planctonophage en fonction de fluctuations saisonnières de la production phyto- et zooplanctonique a été avancée. Néanmoins, les connaissances sur le plancton du lac Kivu, sa biomasse, sa production et son évolution temporelle sont très fragmentaires.

Avant de passer en revue la littérature sur la production planctonique du Lac Kivu, il est utile de rappeler ses caractéristiques limnologiques exceptionnelles: c'est un lac profond (profondeur maximale: plus de 500 m dans la partie Nord) méromictique, à cause d'un gradient de salinité croissant à partir d'une profondeur de 70 m environ. en conséquence, la vie aérobie est réduite à la zone de surface, appelée “biozone” ou mixolimnion. Le terme “biozone” est en fait impropre, puisque la majeure partie des organismes vivants du lac est constitué par des bactéries vivant dans la zone anoxique ou monimolimnion. Leur activité, par biodégradation anaérobie des matières organiques des sédiments et réduction du CO2, génère du méthane; une partie de ce méthane diffuse vers le mixolimnion où il est oxydé, contribuant à l'enrichissement des eaux de surface en CO2 (Degens et al., 1973, Tietze et al., 1980; Tietze, 1981).

A côté des études approfondies menées sur l'hydrochimie particulière du lac, on ne dispose que de peu de données récentes sur l'écologie et la biologie du mixolimnion. Les données anciennes (Verbeke, 1957), antérieures à l'introduction de l' Isambaza signalent que la productivité primaire planctonique doit être “modérément élevée”, ce que l'on déduit de l'abondance du zooplancton, qui présente par ailleurs des fluctuations saisonnières marquées, avec un maximum en août-septembre (Verbeke, 1957; Kiss, 1959). On peut penser que ce phénomène est lié, comme dans les autres lacs profonds du Rift africain, à une augmentation de la production primaire grâce à la remise en disponibilité de nutriments suite à un mélange profond induit par les vents alizés. On doit cependant se limiter à cette hypothèse, la variation saisonnière du phytoplancton et de la production primaire du lac Kivu n'ayant jamais été examinée, contrairement aux lacs Victoria, Tanganyika, Malawi, …

Les seules données sur la production primaire sont les suivantes:

Dans la littérature récente, on trouve heureusement des renseignements complémentaires intéressants. Hecky & Kling (1987) ont étudié la composition du phytoplancton dans les grands lacs du “Western Rift” africain, notamment en plusieurs points du lac Kivu. D'après ces auteurs, en mars 1972, le phytoplancton du lac Kivu était beaucoup plus abondant que dans les lacs Malawi et Tanganyika à la même époque: de 500 à 2100 mg.m-3, soit 1100 mg.m-3 en moyenne (soit 0.12 g C.m-3). La composition de ce phytoplancton est également précisée: dominance générale des Cyanophycées (surtout des formes filamenteuses, dont plusieurs fixatrices d'azote) et des Chlorophycées, ces deux groupes représentant 70–90 % de la biomasse. D'autres groupes d'algues significatifs sont les Péridiniens (dans la zone Nord) et les diatomées (Nitzschia et Synedra spp.) dans la baie de Kabuno (ou baie de Sake). Dans les grandes lignes, le phytoplancton du lac Kivu est similaire à celui du lac Tanganyika en période de stratification, si l'on fait abstraction du fait que les Cyanophycées sont des formes filamenteuses et que les Péridiniens sont localement abondants.

Ces analyses montrent une certaine hétérogénéité de la biomasse et de la composition du phytoplancton du Kivu. Ces variations spatiales seraient liées à des teneurs en nutriments très variables suivant la zone du lac, qui se traduisent par des rapports Si: P très différents (Haberyan & Hecky, 1987; Kilham, 1990; Kilham, sous presse):

L'importance de ces rapports de ressources en éléments nutritifs a été bien démontrée par Kilham et al. (1986) et se vérifie remarquablement au lac Kivu: parmi les diatomées planctoniques, les espèces des genres Synedra et Nitzschia, meilleurs “compétiteurs” pour le P, dominent aux valeurs élevées du rapport Si:P, alors que les Stephanodiscus, dont les exigences en Si sont moindres, dominent aux rapports Si:P faibles. Ces rapports de ressources en nutriments variables sont sans doute aussi l'indice de productivités très différentes. Enfin, les variations saisonnières liées à la mise en circulation de l'eau intermédiaire (entre l'épilimnion et le chimiocline) peuvent être à l'origine de fluctuations de la production primaire et influencer fortement la productivité du zooplancton qui constitue la ressource alimentaire majeure des poissons pélagiques.

D'autres études partielles orientées principalement vers l'estimation du potentiel de production halieutique, notamment celle de Mahy (1981), soulignait bien l'intérêt de poursuivre les études physico-chimiques et planctoniques du lac Kivu, parallèlement à l'étude de la biologie de Limnothrissa dans l'ensemble du lac. Dans un contexte plus général, Hecky et al. (1981) ont démontré l'importance de poursuivre des recherches comparatives sur la production des grands lacs (Malawi, Tanganyika, Kivu) dans le but de caractériser l'efficience trophique de ces écosystèmes uniques, qui supportent une production halieutique au moins équivalente à celle des meilleures pêcheries océaniques.

Enfin, les données concernant le zooplancton et l'impact sur cette communauté de la prédation par Limnothrissa sont à approfondir: la problématique soulevée par l'opinion de Dumont (1986), qui considère que le zooplancton du lac Kivu s'est dramatiquement modifié et appauvri suite à l'introduction de l'Isambaza, demande certainement une réponse, puisque c'est l'avenir même de la pêche sur le lac Kivu qui est en cause. Dans le même ordre d'idées, beaucoup de questions sont restées sans réponse sur le fait que Stolothrissa tanganyikae ne s'est pas développé au lac Kivu: Limnothrissa miodon serait une espèce plus opportuniste, s'étant bien adaptée à l'exploitation d'une grande variété de ressources (Spliethoff et al., 1983). comprenant du zooplancton (Copépodes, Rotifères), mais aussi du phytoplancton (Cyanophycées, Chrysophytes, Dinoflagellés).

Dans le cadre de la pêche sur le lac Kivu, le problème essentiel est moins de déterminer si l'introduction de l'Isambaza est une réussite ou une catastrophe écologique, que de maintenir le stock par une exploitation halieutique rationnelle couplée à une gestion écologique du lac. Ceci implique de rechercher les causes des fluctuations importantes des captures et des résultats fort variables des estimations du stock de Limnothrissa par échosondage. L'hypothèse à vérifier est la relation entre des variations des productions phyto- et zooplanctonique et les variations du stock piscicole et des captures. Enfin, une estimation correcte de la production primaire du lac Kivu, basée sur un échantillonnage suffisant dans le temps et dans différentes zones du lac, permettrait sans doute une évaluation fiable de la production piscicole.

1.2. Programme d'études.

Pour apporter une réponse aux problèmes posés, nous avons proposé, en collaboration avec le Pr. J.-C. Micha, un projet d'étude et de formation. Les interlocuteurs étaient, pour la FAO à Rome, L. Rijavec et, pour le centre de Gisenyi, G. Hanek, directeur, et M. Lamboeuf, coordinateur scientifique.

Les principaux points du programme étaient les suivants:

La réalisation de ce programme impliquait deux aspects:

La mise en route du programme a été réalisée en grâce à l'organisation efficace des responsables et l'aide du personnel du projet pêche. Débutant à la fin du mois de septembre 1990, l'étude a couvert quelques points de la zone Nord, au large de Gisenyi et dans la baie de Sake. Malheureusement, les troubles survenus au Rwanda au début du mois d'octobre n'ont pas permis de couvrir la zone centrale et la partie Sud du lac.

En conséquence, la présent rapport couvre largement les méthodes de récolte, de traitement et d'analyse des échantillons: ces éléments sont en effet les plus utiles dans la perspective d'une poursuite ultérieure du travail par les biologistes du projet. Ensuite, les résultats obtenus dans la partie Nord du lac Kivu sont présentés et des conclusions préliminaires sont ébauchées sur la base de ces derniers.


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