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La forêt, l'homme et l'environnement

Frank Fraser Darling

Sir Frank Fraser Darling, l'un des plus éminents écologistes du monde, a prononcé cette allocution (ici légèrement écourtée) en septembre 19;74, à Oxford, devant la dixième Conférence forestière du Commonwealth

Si l'humanité veut continuer à vivre sur la planète, non pour y mener une existence misérable, mais pour y trouver l'environnement de qualité dont notre civilisation a besoin, le forestier est un des défenseurs sur lesquels elle doit le plus compter.

Les forestiers ont fait grand honneur à un profane en l'invitant à parler le premier à une conférence qui, des Tropiques à l'Arctique, embrasse une si vaste part de la planète. Que dirais-je que vous ne sachiez beaucoup mieux déjà? Certes pas grand-chose de la foresterie, même si j'étais assez téméraire pour vouloir disserter. Cependant, croyez-moi, aussi longtemps qu'il me souvienne, la forêt a toujours été près de moi comme un rêve, comme une présence physique, envahissante. Peut-être a l'origine sommes-nous issus des eaux. Mais pendant des millions d'années les ancêtres de l'homme ont eu affaire à la forêt, à la fois patrie, abri, et nourricière, un monde à quatre dimensions dont nous nous sommes contentés pendant longtemps. La forêt est un tout, aujourd'hui perdu pour nous, bien que nous ayons conquis une totalité supérieure en explorant d'autres milieux. Aujourd'hui encore nos proches parents, l'orang, le gorille et le chimpanzé, ne semblent pas trop curieux du monde extérieur et nos parents lointains, les fémurs, sont unis si étroitement à leur forêt natale qu'ils ne peuvent survivre si l'on touche si peu que ce soit à leur habitat.

Le fait; que l'espèce humaine est désormais capable d'occuper à peu près tous les milieux de la planète est sûrement un des éléments du progrès humain. L'homme a, pour ainsi dire, été sevré de la forêt. Et cependant, après avoir passablement bûché la philosophie et les sciences naturelles je continue à sentir que la forêt fait partie de nous, ou plutôt que nous faisons partie de la forêt. S'il est vrai que les Esquimaux du littoral n'ont pas de forêts et nomadisent sur la glace, il ne faut pas oublier que beaucoup d'entre eux ont tout de même accès à des forêts qu'ils utilisent. Il est même possible qu'ils en aient tiré quelque chose de plus qu'il n'apparaît dans leur vie quotidienne et dans leur langage. Il n'y a pas si longtemps, les Esquimaux du Groënland avaient leurs forêts de hêtres et en Alaska, dans les monts Brooks, j'ai vu au pays des Nunamiuts, des peupleraies de 10 mètres de hauteur. Quant aux grands nomades des plaines d'Asie centrale - les Gengis Khan, leurs ancêtres et leurs descendants - bien que notre imagination les associe au cheval ami des plaines, c'est une légende qui en fait des hommes de la steppe illimitée. Leur monde était un monde de grandes vallées assez découvertes, à peine creusées dans des chaînes de collines boisées. D'après ce que j'ai lu sur ces peuples extraordinaires de cavaliers, ils adoraient aussi leurs forêts. La forêt était pour eux un refuge saisonnier.

Pour certains hommes la forêt était un adversaire et presque un ennemi. Au Cambodge la civilisation khmère a succombé finalement devant la forêt et maintenant, à Angkor, le spectacle d'un figuier tentaculaire éventrant des architectures savantes, inspire une sorte d'effroi superstitieux. Il en est de même au Yucatan. Pourtant, en fait, la forêt est si vulnérable aux assauts de l'homme! En Europe, les Germains, peuple sylvestre, se sentaient parfois tellement emprisonnés par la forêt qu'ils éprouvaient l'horror sylvanus comme une sorte de névrose. Nous rencontrons ici un de ces paradoxes qui nous touchent de si près dans cette conférence, surtout quand nous pensons aux grands arbres des forêts tropicales et à un petit nombre d'essences des zones tempérées. La forêt est puissante et terrifiante et cependant si tendre et si fragile qu'on peut se demander si nous pourrons continuer à faire vivre la grande sylve. L'homme lui a-t-il déjà porté le dernier coup ou bien pouvons-nous lui rendre à force de soins cette longévité auprès de laquelle les soixante ou quatre-vingts ans d'une vie humaine ne sont rien?

Ecologiste tropical et savant irréprochable, Paul Richards qui a écrit The tropical rain forest, œuvre de grande érudition, prédit la mort des forêts des tropiques dans l'espace d'une génération. Quelques-uns d'entre nous espéraient un siècle ou plus de sursis, un siècle pendant lequel nous apprendrions à les préserver; mais Richards, qui en sait beaucoup plus long que la plupart d'entre nous, pense 20 ou 30 ans. En vérité, l'une des grandes forces de la forêt est son immensité même, alors que nous avons vu dépecer les forêts tropicales. La bordure de la forêt, qu'on nomme si justement lisière, lui sert de protection mais une foule d'ennemis peuvent arracher ce tissu protecteur quand il a été réduit en pièces par le feu, par le pâturage, par des cultures marginales qui peuvent devenir des modes de civilisation ou par des constructions routières qui deviennent pour ainsi dire une activité paranoïaque de l'homme. La forêt est alors tellement entaillée qu'elle est toute en lisière et que le massif, ce superorganisme central, n'offre plus d'espace à la régénération séculaire. C'est ce que vous constatez sur le plateau Nyika entre la Zambie et le Malawi. Le destructeur ici a été le feu déchaîné, montant de la plaine vers les sommets. Les petits bosquets forestiers, encore ravissants, sont des condamnés qui attendent la mort debout.

Les méthodes modernes font disparaître des espèces secondaires très importantes pour la régénération

Des forestiers mexicains, dont je reparlerai, nous signalent que sous les tropiques les méthodes modernes de coupe rase font disparaître entièrement des espèces secondaires qui ont une importance immense dans la régénération. Au contraire, les cultures sur brûlis traditionnellement pratiquées par de petites populations indigènes favorisent la survie de la forêt en encourageant la croissance d'espèces secondaires dans ce que l'on peut appeler le a palimpseste» de la régénération. J'ai moi-même constaté que la géologie a son importance dans certains types de terrains. Des espaces débroussaillés et brûlés sur les versants calcaires abrupts de la Sierra Madre sont incapables de régénération parce que le taux d'oxydation de la matière organique nouvelle empêche une formation d'humus suffisante pour la renaissance de la forêt. De grandes taches de calcaire dénudé apparaissent dans le paysage, alors que sur les schistes des versants voisins la régénération triomphe peu à peu.

En Afrique, le complexe de base nourrit mal les arbres mais dans les plaines riveraines les riches forêts tropicales parviennent à croître, en vivant pour ainsi dire sur elles-mêmes sur un substratum qui n'est pas forcément alluvial. Le soleil peut être un ennemi aussi bien qu'un allié si le terrain est défriché et si le sol se latérise.

Aucun agent ne peut être considéré isolément. La forêt tropicale, qui est peut-être le biome le plus ancien de la terre, résulte d'une foule de symbioses, de coopérations subtiles que nous connaissons malheureusement très mal tout en pressentant que beaucoup de découvertes nous attendent. Cette vision intuitive qui précède la compréhension est plus effrayante encore que la vision matérielle qui s'offrait d'abord à nous. Néanmoins la technologie et l'accélération démographique ont permis de graves attaques contre la forêt et nous vivons dans un monde de commerce et d'ambition politique qui nous force à inventer tous les moyens technologiques pour nous procurer ces devises fortes pour lesquelles l'humanité travaille désormais comme jamais esclave n'a travaillé. Il faut aujourd'hui un jour pour abattre un arbre qui, il y a un demi-siècle, aurait résisté une semaine entière; et pour évacuer le géant, on construit aujourd'hui des rails en moins de temps qu'il n'en faut pour savoir comment il a grandi et combien d'existences entremêlées dépendent de sa présence dans la forêt. Plus longtemps il aura mis à croître, plus vite son bois sera prêt à devenir le parquet d'un bureau climatisé où un fonctionnaire prendra des décisions «de la plus haute importance».

Il faut reconnaître le fait cruel que la politique est un facteur puissant de l'écologie forestière, surtout quand une technologie en plein essor peut être mise à profit par des dirigeants qui se préoccupent peu de la survie de la forêt, si l'on peut en tirer immédiatement de l'argent. Une île des Indes-Occidentales nouvellement parvenue à l'indépendance peut recevoir les offres d'un exploitant-exploiteur très concurrentiel qui va raser la forêt, l'utiliser jusqu'à la souche et laisser un terrain nu - et pourquoi? L'île peut continuer à produire modérément ou bien elle peut se changer en désert: la chose est à la merci du nouveau gouvernement. Je demande instamment que les Nations Unies, qui à Stockholm en 1972 ont décidé de créer un Secrétariat de l'environnement, trouvent des solutions qui permettent aux nations jeunes d'obtenir des prêts sans intérêt pour mettre en valeur leurs ressources essentielles, de façon à écarter la nécessité spécieuse d'exploiter le milieu pour le seul profit immédiat. Aucune région du monde ne peut s'offrir le luxe de laisser se perdre ses ressources séculaires et les moyens naturels de leur reconstitution.

L'une des découvertes les plus fécondes du dernier demi-siècle a été la révélation progressive de la complexité du biome forestier.

La forêt tropicale reste pour nous une énigme. Beaucoup de spécialistes se sont contentés de cataloguer les espèces et nous devons leur savoir gré de ce labeur parce que l'écologie ne peut rendre de grands services aussi longtemps que la taxonomie n'est pas fixée. Des forestiers malais ont compté 227 espèces ligneuses de plus de 10 cm de diamètre sur des superficies d'un hectare. Je parle des arbres seulement et non pas des buissons, des épiphytes et des herbes. Cet inventaire n'est qu'un premier pas vers la compréhension de la totalité organique et pourtant il a induit naguère certains spécialistes à adopter l'idée, inspirée par un anthropocentrisme délirant, qu'il faudrait réduire les essences «inutiles» pour s'attacher à obtenir des peuplements plus purs d'essences ayant une valeur économique. C'est méconnaître entièrement le principe de la fonction écologique et de la succession naturelle. Il ne s'agit pas de prétendre, à la manière du Robinson suisse, que tout est bon sur la terre mais de reconnaître que les espèces ont évolué en différenciant, si faiblement que ce soit, leurs exigences à l'égard de la totalité du milieu. Or, connaissons-nous seulement les exigences d'un dixième de ces 227 espèces? Savons-nous quelles «niches» elles occupent dans le processus de transformation? Nous sommes bien loin de pouvoir répondre.

Pour connaître la forêt il faut de très grandes réserves... pas de collections de lisières vulnérables

Que dire de la faune vertébrée et invertébrée de la forêt? Notre taxonomie a encore de grands progrès à faire et notre écologie est fragmentaire. Et pourtant c'est là la grande ressource naturelle qui va disparaître probablement dans une génération ou deux. Nous ne pourrons jamais acquérir le nécessaire si nous ne constituons pas de très grandes réserves qui ne soient pas seulement des collections de lisières - de ces lisières si vulnérables. Les grandes forêts de la ceinture équatoriale sont plus anciennes que les fourmis dont le rôle est aujourd'hui si considérable dans le milieu forestier et que nous considérons comme l'une des espèces terrestres les plus antiques. Il nous reste encore quelques forêts mais il est bien possible que la majorité d'entre vous s'intéressent à elles pour l'exploitation et une minorité seulement pour la tache immense de la conservation. Cependant j'espère que les deux aspects de la foresterie resteront étroitement associés et que l'écologie forestière, bien qu'elle présente tant de facettes en apparence négligeables, ne sera pas tenue pour une activité académique, abandonnée aux missions universitaires, aux érudits isolés.

J'ai insisté sur ces phénomènes profonds de la croissance et du développement ultime parce que, selon moi, les forêts tropicales sont probablement, à certains égards, les gardiennes de certaines espèces extratropicales, y compris l'espèce humaine. Deux chercheurs indiens, Jagannathan et Bhalme (1973), établissent une liaison entre l'incidence des moussons et le cycle des taches solaires. La variabilité est considérable et, bien que nous ne puissions influencer le cycle des taches solaires, nous pouvons nous rendre compte que la forêt tropicale a un effet régulateur sur les moussons. Cette régularité des moussons nous apporte la preuve que nous ne saurions nous passer de la forêt tant que nous ne connaîtrons pas mieux son rôle planétaire dans le cycle météorologique. La météorologie tropicale n'est pas sans influence sur l'heur et le malheur du reste du monde. Dans un article récemment publié par Scientific American Richards rappelle l'influence de la forêt ombrophile tropicale sur le bilan hydrique et appelle l'attention sur la diversité des températures et degrés hygrométriques selon les étages de la forêt. A la fin de son étude, Richards demande avec éloquence qu'on sauvegarde et que l'on conserve des superficies suffisantes de forêts tropicales ombrophiles en attendant de mieux connaître les processus qui sont au cœur de l'évolution.

La forêt est puissante et terrifiante, et cependant si tendre et si fragile qu'on peut se demander si nous pourrons continuer à faire vivre la grande sylve.

Il y a quelques années, le forestier FAO pour l'Amérique latine s'est servi de ces photographies pour montrer aux ministres et autres fonctionnaires qui s'occupent du plan d'utilisation des terres ce qui arrive lorsqu'on néglige d'aménager la forêt menacée par la pression démographique, les incendies et l'érosion.

Une forêt naturelle aménagée dont la lisière recule.

Vue plus large de la même forêt montrant comment l'érosion dégrade les pentes.

Le même endroit cinq ans plus tard.

Une zone contiguë avec un sol du même type; l'avancée du désert.

En raison de l'antiquité des forêts tropicales - plusieurs millions d'années - nous ignorons entièrement l'anatomie ou la physiologie de leur installation, leur embryologie peut-on dire. Nous observons la succession secondaire sur des superficies relativement restreintes mais nous connaissons mal l'action qu'elle peut exercer dans l'ensemble d'une région. Les chercheurs mexicains Gomez-Pompa, Vasquez-Yanes et Guevara (1972) estiment que la régénération est un système extrêmement complexe qui opère à des époques différentes et dans des sens différents, selon la situation locale et les plantes en cause. La croissance des lianes et épiphytes influe aussi sur le comportement et la survie des plantules d'arbres qui remplaceront peut-être un jour la forêt actuelle.

Je pourrais m'étendre davantage sur les problèmes mésologiques de la forêt tropicale mais ce qui nous intéresse particulièrement ici, c'est le milieu forestier en instance de modification par l'homme et la place de la forêt dans l'environnement mondial actuel et futur. Peut-être estimerez-vous avec moi que si notre espèce désire survivre nous devons avant qu'il ne soit trop tard nous dédier vigoureusement à l'étude de cette physiologie des communautés que l'on a baptisée écologie. On plantera peut-être des espèces exotiques pour remplacer la forêt ombrophile comme on essaie de le faire aujourd'hui aux bouches de l'Amazone dans la région du Jari où des plantations de pins des Caraïbes et d'un arbre de la famille des berbénacées originaire de l'Himalaya forment des peuplements où chaque pied pourra être utilisé par une technologie industrielle efficace. La sagesse qui dort dans la vieille forêt pluviale, on la néglige.

Certains d'entre nous savent déjà que les vieilles forêts inviolées représentent la conversion énergétique de ce qu'elles ont reçu - ensoleillement, températures et précipitations - et que la géologie primaire a maintenant un effet moins important. La richesse apparente en matière organique peut disparaître «comme la neige de la face poudreuse du désert» et il ne reste alors véritablement que le désert. La comparaison est possible avec les forêts tempérées qui ont une activité presque égale en fonction de l'ensoleillement et de l'eau disponible, mais la variété est beaucoup moins grande. Si nous sommes expérimentalistes, nous aimons simplifier le plus possible la présentation de nos recherches pour donner à nos conclusions plus de force. Pour en venir à la zone tempérée, j'aimerais particulièrement citer les travaux en cours depuis près de quarante ans dans la forêt de Wytham, si proche d'Oxford où sommes aujourd'hui réunis. Vous ne manquerez pas de visiter cette vieille forêt de feuillus où sous l'impulsion énergique de Charles Elton, un groupe de savants illustrant plusieurs disciplines poursuit une série complète d'enquêtes et de recherches écologiques. Pour certains d'entre vous, accoutumés à la forêt tropicale, ce milieu pourra paraître simple. Pourtant, on estime à 5000 le nombre des espèces animales qui vivent sur ces 8 ou 10 km! et la forêt, loin d'être uniforme, présente de nombreux habitats sur ce qui, pour le profane, est simplement un terrain boisé. La variabilité des habitats, au sens scientifique strict, signifie qu'il existe de multiples interfaces caractérisées par des effets de lisière. Au cours de ces quarante années marquées par la présence d'Elton, plusieurs générations d'étudiants, de diplômés, de savants et de dirigeants qui ont pris la relève ont concouru à un travail d'élucidation qui n'est pas encore achevé. Des ornithologistes, des entomologistes, des biologistes du sol et des eaux douces, des botanistes pour la plupart célèbres, ont apporté leur contribution. L'instrumentation scientifique moderne permet aujourd'hui de relever les microsituations avec une précision naguère inconcevable.

Aucun pays ne peut se permettre de gaspiller ses ressources séculaires

L'étude des forêts adultes, des savanes et des terres en friche nous a aidés à mieux comprendre les milieux britanniques, ce qui à son tour nous aide à les ménager, les restaurer s'ils sont endommagés, à les recréer quand ils disparaissent et peut-être à leur donner des formes neuves et varices. Si nous apprenons plus vite, c'est parce que la complexité ici n'est pas aussi grande que dans les forêts tropicales qui forment, je l'ai dit, un milieu immense dont l'influence, est mesurable à l'échelle de la planète. Aucune forêt, même la plus simple plantation homogène, ne peut être considérée par celui qui réfléchit ou qui observe comme une simple collection de fûts ou de rondins. S'il est vrai que la forêt est faite d'arbres, ce n'est pas dans ce sens limité qu'il faut l'entendre.

La forêt est la patrie naturelle de nombreux animaux qui exercent tous leur influence sur le milieu extérieur. Comme l'a souligné l'écologiste forestier suédois Romell, le système de culture appelé «ing» en Suède méridionale dépend d'une distribution judicieuse des terrains boisés et des terres labourées. Les bois fournissent l'abri et la litière, tandis que les animaux sylvestres profitent des clairières herbeuses que les souverains du Moyen-Age avaient déjà aménagées dans leurs chasses forestières. Derrick Ovington, Professeur de foresterie à Canberra après avoir été membre de la Commission forestière, puis de l'Office de conservation de la nature, travaille depuis des années à améliorer les méthodes de recherche sur les effets de la chute des feuilles, de la formation de litière et de la retombée des déjections de larves d'insectes arboricoles et autres mannes précieuses précipitées sur le sol de la forêt et de son pourtour. Dans la forêt de Wytham, H.N. Southern a étudié à fond un prédateur forestier, le chat-huant ou hulotte. Ces travaux apportent les indications de base nécessaires pour étudier les phénomènes plus complexes, mais analogues dans leurs principes, qui caractérisent la forêt tropicale.

Au cours de la dernière décennie, les individus et les nations ont commencé à beaucoup mieux comprendre l'influence de l'environnement sur la vie de l'être humain. Ayant été dans ce domaine un observateur marginal plutôt qu'un chercheur actif, je me bornerai à noter que le souci de l'environnement a provoqué des réactions d'une authenticité très variable. Penser qu'il faut apporter des soins à l'environnement au lieu de se fier à une harmonie originelle et naturelle entre l'homme et le milieu qui l'entoure, est une prise de Position intellectuelle qui s'est précisée à mesure que les espaces intacts disparaissaient et que l'urbanisation défigurait le paysage familier du citadin. Ce n'est pas une réaction générale à la dégradation, car beaucoup d'hommes restent indifférents et il y a même des gens qui aiment leur monde de rues privées d'arbres. Néanmoins, cette vue de l'esprit a eu un grand retentissement sur des individus qui prêtaient attention au décor immédiat de leur vie, en oubliant le vaste monde: c'est une vision sphérique, et non plus linéaire, de l'existence.

La régénération est un système extrêmement complexe

Le culte des jardins d'agrément et des parcs n'attire pas seulement l'élite ou les intellectuels mais aussi les gens moyens. Le grand public n'est pas lent à se rendre compte que ces sites naturels où la nature garde toute sa beauté offrent une valeur pour tout le monde. Cependant, comme je l'ai dit il y a un moment, le souci de l'environnement est de qualité parfois très inégale. J'ai l'impression pénible qu'il y a dans certaines grandes organisations des cerveaux assez prompts pour capter rapidement le message et comprendre qu'il faut tenir compte du revirement de l'opinion publique mais surtout pour l'exploiter et en tirer un profit supplémentaire. Ces clans-là applaudissent hypocritement aux efforts de conservation et leur portent même un appui, mais avec l'arrière-pensée de saboter au nom du sacro-saint développement toute tentative de mettre un frein à l'expansion commerciale et à la pollution irrémédiable. D'un autre côté, il y a les intellectuels et les sentimentaux pleins d'ardeur qui forment des sociétés et qui écrivent aux journaux, mais qui généralement n'ont pas le sou. Il est vrai qu'ils servent la cause de la conservation, mais ils font souvent figure de naïfs s'ils ne sont pas très judicieusement conseilles.

Enfin j'ai le regret de constater que certains politiciens regardent la conservation de l'environnement comme une activité «élitistes». Si c'est vrai j'espère devenir aussi élitiste que les poètes-paysans du dix-huitième siècle, John Clare et Robert Burns. Ils connaissaient la beauté des choses simples.

Les domaines sous tutelle de l'Etat ont prospéré, sont bien gérés et attirent de plus en plus d'usagers. En fait, qu'il s'agisse de lieux célèbres, de parcs, de forêts, de points du littoral, le principal problème est l'afflux des visiteurs. Enfin, j'ai vu l'Etat acquérir des réserves naturelles, contrôler les aménagements et créer en Grande-Bretagne la Commission forestière, qui va occuper la dernière, mais non la moindre place dans cet examen. C'était en 1919, et je m'en souviens encore, mais n'étant alors qu'un gamin je me bornai à penser «tiens, voilà une bonne chose». Car tous les écoliers se rendaient compte que la suprématie navale et l'expansion industrielle entraînaient la disparition des forêts et, comme je l'ai dit au commencement, j'aimais les forêts - sans trop de discernement.

Au temps de mon adolescence, la Commission forestière faisait de curieuses choses: elle plantait bizarrement; elle ceinturait des bouleaux, abattait des bois entiers de bouleaux et de chênes, elle agissait comme un propriétaire jaloux, mais absent. Mais, parvenu à l'âge d'homme avec quelques notions d'aménagement territorial, j'ai vu une Commission forestière animée d'un esprit nouveau qui se donnait le luxe de créer des parcs forestiers nationaux longtemps avant l'apparition de ce qu'on appelle aujourd'hui les parcs nationaux. Avec des hésitations d'abord, avec une sage lenteur au lendemain de la seconde guerre mondiale, et puis brusquement et tous ensemble, nous nous sommes rendus compte que la Commission forestière avait un double rôle et qu'elle se transformait rapidement en une institution sociale au service d'un pays qui avait précisément besoin de ce qu'elle s'était préparée à lui fournir. Ce qu'elle fournit aujourd'hui, à un peuple qui a eu sa part de tribulations, c'est la possibilité de se délasser dans un décor reposant et harmonieux. Un milieu où la plante peut croître et où l'animal peut vivre. Les forêts de Grande-Bretagne ne sont plus des sanctuaires bien défendus par des gardiens méfiants mais des lieux où le public est invité à prendre place dans un environnement dont, j'en suis persuadé, l'effet a été magique sur les hommes qui l'ont créé et entretenu durant un siècle d'apprentissage. La forêt est un enseignement permanent pour tous et la Commission remplit honorablement sa fonction d'éducatrice.

La forêt est un enseignement permanent pour tous

Je suis désolé que la Commission soit tellement critiquée par des associations comme celle de ces promeneurs qui «envoient promener» les forestiers. Je trouve fort bon que l'homme se promène mais pourquoi forcément dans des collines dénudées? La Grande-Bretagne était naguère moins boisée que tout autre pays d'Europe parce qu'on avait abattu impitoyablement la forêt. Comment reboiser une campagne que l'on a mise à nu pendant si longtemps? En 1919 personne n'avait idée de ce qu'il fallait faire et la Commission n'était pas chargée particulièrement d'étudier la question. Il s'agissait alors de produire du bois pour les besoins de la nation. Tout au plus pouvait-on se proposer alors de planter des résineux à la mode allemande, à grand renfort de science sylvicole. Mais ces sortes de plantations ne sont pas forcément la forêt. C'est à cette époque qu'un mouvement s'est créé contre la foresterie. Mais aujourd'hui encore, alors que l'on cherche à concrétiser une meilleure conception de la forêt, comment faire pour reboiser? L'épicéa de Sitka et la charrue Cuthbertson, quoi qu'on puisse dire, sont une vraie bénédiction. Ils nous aident à établir un couvert sous lequel pourra se former plus tard la forêt véritable. C'est l'œuvre d'un siècle à tout le moins et ce délai doit être supporté par les randonneurs et autres gens de même sorte: les laideurs dont ils se plaignent comme d'une taie sur l'œil sont des maux passagers et inévitables si nous voulons à la fin recréer une forêt varice qui charmera les yeux de nos petits-enfants.

La Commission forestière est devenue un des défenseurs les plus éclairés et les plus actifs de l'environnement dans notre pays et son influence se fait sentir bien au-delà de notre territoire. Il y a aujourd'hui des travaux de boisement dont le propriétaire privé ne peut pas se charger. Je donnerai deux exemples de ces entreprises sans profit immédiat mais auxquelles un pays civilisé ne peut pas renoncer.

Sur la côte méridionale du Firth de Moray, les sables de Culbin devaient certainement leur origine à l'imprudence de l'homme qui depuis le Moyen-Age avait labouré et fait paître ses troupeaux trop près d'un littoral venteux et sableux. Survinrent alors des désastres - dont le dernier et le plus célèbre est celui de 1695 - qui ont enterré les fermes et transformé plusieurs centaines d'hectares en dunes mouvantes. Ce désert était peut-être grandiose mais il était également dangereux. Comment pouvait-on l'assagir? C'est une belle histoire que celle de la création de la forêt de Culbin par plantation de pins de Corse, de pins d'Ecosse, de pins de Murray et de pins Ponderosa. Avant de mettre en place les résineux on avait laborieusement fixé le sol avec du barbelé et des buissons. Le front de mer fut défendu par des levées de terre et par des ouvrages faits avec des pieux pris dans d'autres forêts. Quand vous voyez ce peuplement diversifié par des feuillus spontanés tels que le bouleau, le sorbier et le saule, quand vous pensez au demi siècle de peine et de patience qu'il a coûté à l'homme, vous vous sentez pénétré de reconnaissance. La faune sauvage a pris possession de ce domaine et la flore de lichens est si remarquable qu'une association de lichénologistes s'est dérangée pour lui rendre visite. La Commission ne peut pas transformer la forêt et les dunes de Culbin en terrain de récréation mais elle autorise la visite sur demande individuelle, ce qui est déjà généreux. On ne saurait rien faire de plus dans un habitat si fragile.

Parlons maintenant de ce qui se passe à Glamorgan en Galles du Sud. Ici nous assistons aux méfaits de l'ère imprévoyante des charbonnages. De concert avec l'administration locale et l'Office des houillères, la Commission rend aujourd'hui la vie à un paysage de terrils, de puits bouchés et de terrains en ruine. Ce genre de coopération est désormais coutumier pour la Commission, elle ne cesse de s'étendre à mesure que les plantations réussissent.

La Commission forestière a reboisé près de 30000 hectares sur les plateaux divisés par les vallées profondes du vieux bassin minier du pays de Galles méridional qui tend à se transformer en zone résidentielle ou en zone d'industries légères à mesure que l'industrie se déplace vers la côte. L'achat des terrains a été facilité par l'appauvrissement des agriculteurs privés des terres de la plaine par l'avance des mines, des maisons et de la population. Toutefois, la présence humaine et le vagabondage des troupeaux rendaient la foresterie difficile, d'autant plus que la nature de la végétation et les sécheresses printanières créaient des risques d'incendiés sans équivalent ailleurs en Grande-Bretagne. Quoi qu'il en soit, ces plantations sont devenues des forêts honorables qui produisent aujourd'hui plus de 40000 tonnes de bois par an.

Tout en s'occupant des forêts de production, la Commission a multiplié les plantations d'agrément soit sur le domaine forestier soit pour le compte des administrations locales, de l'industrie et plus récemment de l'Office gallois responsable de la restauration des terres abandonnées. On peut classer ainsi les zones de boisement:

- Pays houiller: boisement des terrils aplanis ou non, et des mines à ciel ouvert.

- Zones de décharge industrielle et urbaine: zones dégradées par les retombées métalliques, déblais et décharges, cendres et gravats.

- Zones à masquer ou stabiliser: zones industrielles; terrains dévastés, parois rocheuses périlleuses; autoroutes et grand-routes.

Des prêts sans intérêt pour éviter aux jeunes Etats de monnayer leur environnement

On dirait que je viens de sonner un péan en l'honneur de la Commission forestière. Je suis vraiment persuadé qu'elle sert bien la cause de l'environnement dans notre pays, quoique je regrette certaines initiatives comme la destruction de certaines forêts de chênes chevelus du centre du pays de Galles et l'abattage de quelques-uns des vieux arbres de la New Forest. Le morcellement peut être très nuisible à certaines espèces animales, en particulier à divers insectes, à des fleurs rares et à coup sûr aux oiseaux. La faune exige des sanctuaires suffisamment vastes.

Je voudrais dire aussi un mot contre les adversaires des résineux. Sont-ils dans leur bon sens ou sont-ils assez utopistes pour réclamer partout la nature vierge? Pour ma part, j'aimerais que la Grande-Bretagne reste inviolée et je serais furieux qu'on abatte un arbre qui, mort ou vivant, peut abriter des piverts, ou qui une fois à terre attirera les collembola, grands agents de la transformation du sol. La mort d'un arbre est le début d'une autre vie. Mais le pays contient déjà 55 millions d'hommes et, nous serons 5 millions de plus avant la lin du siècle. Voilà au moins 40 ans que je suis adversaire de l'expansion démographique, mais cette expansion a bel et bien eu lieu et je n'y peux rien. Le monde est ainsi fait et nous devons nous en accommoder. C'est pourquoi je suis persuadé que la Commission forestière et les propriétaires forestiers privés de Grande-Bretagne font du bien à l'environnement.

Beaucoup d'entre vous proviennent de pays qui possèdent encore des forets naturelles d'une grande beauté. Je vous demande d'y voir quelque chose de plus qu'une source de bois. Le Kenya a fait de sa faune sauvage la base d'une industrie touristique florissante. D'autres nations du Commonwealth peuvent tirer de leurs forets un revenu en devises fortes sans les réduire forcément à l'état de grumes.

A cet égard, je voudrais demander que l'architecte paysagiste ait son mot à dire dans toute équipe d'économistes ou de planificateurs. La Grande-Bretagne a encore une dette envers les paysagistes du dix-huitième siècle qui eux-mêmes s'inspiraient des leçons du passé. Les parcs et les paysages doivent beaucoup à l'arrangement ingénieux des arbres. Les Chinois avaient souvent de fort petits jardins, mais ils les plantaient avec tant d'art qu'en attendant l'heure du thé ils pouvaient vous montrer des allées et des clairières forestières sur quelques arpents de terrain. Les plantations utilitaires peuvent nous donner la beauté en prime.

La forêt parle le langage des complexes écologiques

Enfin je demande aux forestiers de ne jamais oublier l'importance planétaire de la photosynthèse qui dépend pour une bonne part de leurs décisions. Une culture d'orge transforme aussi l'énergie lumineuse, mais elle n'est pas durable et elle n'emmagasine pas le carbone comme la forêt. Si l'humanité veut continuer à vivre sur la planète, non pour y mener une existence misérable, mais pour y trouver un milieu agréable dans lequel la civilisation peut prospérer, le forestier est un des défenseurs sur lesquels elle peut le plus compter. Depuis que l'humanité est devenue nombreuse, capable de se déplacer vite et de déplacer tout autour d'elle, elle ne s'est pas embarrassée de consulter la forêt. Peut-être la forêt est-elle trop silencieuse ou l'homme n'a-t-il pas appris son langage, le langage des complexes écologiques. La forêt t qui exerçait sa domination sur le milieu subit maintenant une domination presque invincible qui, si elle est abusive, risque de nous faire perdre la domination de beaucoup d'autres choses. Nous devons partager notre, rôle de dominateur de la planète avec la forêt, que ce soit sous les tropiques ou dans la ceinture subarctique. Et n'oublions pas le délassement incomparable que la forêt peut apporter à l'homme des villes, alors que nous tendons tous vers la vie urbaine. Une forêt ou même une bonne vieille haie contribue à civiliser l'homme et allège le fardeau de sa condition humaine. Je n'ai pas eu l'impudence de vous proposer des solutions car je n'en connais aucune. Je demande seulement que nous devenions conscients des richesses naturelles qui nous restent et que nous ne succombions pas aux tentations de l'opportunisme politique.

Messieurs, votre profession est l'une des plus honorables. Exercez-la avec toute la fierté du chêne, qui n'a pas d'autre voix que la vôtre.

Références

RICHARDS, PAUL, W. 1952, The tropical rain forest. London, Cambridge University Press.

GOMEZ-POMPA, A., VASQUEZ-YANES, C. & GUEVARA, S. 1972, The tropical rain forest: a non-renewable resource. Science, 177:762-765.

GOMEZ-POMPA, A., VASQUEZ-YANES, C. & GUEVARA, S. 1973, Lettre dans Science, 7 September: 895.

JAGANNATHAN, P. & BHALME H.N. 1973, Monthly Weather Review (India),:101:691. (Résumé dans London Times, 8 March 1974).


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