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L'impérialisme scientifique

Gerardo Budowski

Gerardo Budowski (forestier) est le Directeur général de l'Union internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources (UICN)

Les scientifiques des pays développés s'abattent sur les pays en développement pour en recueillir, «protéger» ou capturer la flore, la faune et en retirer un prestige professionnel. Ils n'y gagnent souvent que difficultés pour eux-mêmes et leurs homologues nationaux. Ce qu'il importe de reconnaître, c'est le droit de tout pays à utiliser et à offrir au monde ses propres ressources scientifiques.

Le terme «impérialisme», qui revêt un sens subjectif, sert généralement à qualifier l'exploitation d'un groupe par un autre. L'impérialisme scientifique a son origine dans le fait que le plus souvent le pays qui possède certaines ressources, précieuses pour des raisons scientifiques, n'a pas les moyens de les utiliser ou de les préserver comme il se doit et ne retire que peu d'avantages de leur exploitation par des tiers.

Ce phénomène, largement répandu de nos jours, prend bien des formes. Parce qu'il a s'exerce au nom de la science Il peut sembler se justifier automatiquement et toute protestation risque de se voir étouffée sous de vives critiques.

Voici, à titre d'exemple, un cas typique d'impérialisme scientifique: on découvre un jour une zone forestière naturelle des plus intéressantes pour la collection et l'observation, dans un pays tropical en développement peu versé encore dans les sciences de base. Tous ses efforts tendent à résoudre les problèmes écrasants d'alimentation, d'hygiène et de communication auxquels il se heurte. La culture itinérante des terres marginales empiète peu à peu sur la forêt naturelle et la détruit. Les scientifiques des pays développés interviennent et collectent au nom de la science, convaincus qu'il leur faut faire vite, sous peine de ne plus rien trouver. Le ressentiment des scientifiques et autres responsables nationaux grandit progressivement à l'égard de ces «étrangers». Justifiée ou non, cette réaction est naturelle, et les scientifiques étrangers peuvent en fin de compte se voir refuser l'accès et l'autorisation de poursuivre leurs collectes de matériel végétal. Pourtant les scientifiques nationaux peuvent ne pas être en mesure de protéger le matériel scientifique en voie de disparition. A la longue, toutes ces richesses risquent d'être perdues, soit que l'on continue d'y empiéter, soit que l'on veuille construire des routes et, par conséquent, déboiser. Une bonne partie de la forêt risque ainsi d'être réduite à l'état de broussaille secondaire sans aucune valeur. Très souvent une herbe envahissante et agressive prend le dessus et il ne reste plus qu'un morne paysage sans grand intérêt pour la collecte ou l'observation scientifique.

Une attitude différente de la part des scientifiques en visite aurait pu contrecarrer cette évolution, en fait, une approche soigneusement planifiée aurait pu déboucher sur un programme d'assistance au développement de ces ressources qui, en dernier ressort, aurait profité à la fois au pays intéressé et aux scientifiques étrangers.

La forme la plus grossière d'impérialisme est celle souvent pratiquée par l'explorateur-observateur-collecteur d'un pays développé qui découvre une nouvelle région jusque-là peu explorée encore par les, scientifiques. Il recueille des échantillons qu'il envoie à des musées et autres instituts étrangers bien nantis, ou ils sont étudiés, préparés, identifiés, décrits et illustrés à des fins scientifiques et autres. C'est à cette méthode, la plus ancienne et la mieux connue, que maints savants et leurs instituts doivent leur réputation tout comme la science y doit ses progrès. Bien qu'apparemment cette méthode classique n'ait rien de mauvais, elle risque, dans le monde d'aujourd'hui, d'éveiller bien des ressentiments que l'on pourrait éviter. Il suffirait en fait d'un tout petit effort pour faire beaucoup plus encore, sans emplir d'amertume les scientifiques du pays en développement. Il est compréhensible que ceux-ci s'émeuvent, surtout s'ils sont tenus à l'écart. Même s'il n'existe pas de scientifiques locaux les générations futures pourront en éprouver du ressentiment et modifier leurs politiques en conséquence.

S'il est indéniable que le recueil d'échantillons et leur envoi aux établissements les meilleurs pour les identifier et les conserver est nécessaire et souhaitable, il ne faut pas, pour autant, s'en arrêter là. Il faut, dans tous les cas, être animé du désir d'aider le pays hôte à mettre sur pied ses propres installations, d'encourager ses propres musées, ses conservateurs ou leurs équivalents, et d'améliorer ses propres bibliothèques. Il faut bien admettre que les herbariums et autres collections sont souvent conservés dans des conditions déplorables et que les bibliothèques sont mal desservies. Néanmoins, cette forme d'assistance, partout et chaque fois qu'elle a été dispensée, s'est révélée fructueuse à tous égards.

Les expéditions sur le terrain devraient toujours être organisées de manière que les scientifiques locaux puissent y prendre une part active. A la longue, une telle politique ne peut que puissamment contribuer à la science. Les collecteurs d'échantillons venus de pays étrangers n'auront que plus facilement accès à de bonnes collections et bibliothèques locales et rencontreront plus facilement des experts nationaux désireux de leur faciliter le travail, de le rendre plus profitable quant aux résultats, et finalement plus économique.

On ne saurait toutefois s'occuper du seul aspect de la collecte de matériel, sans consolider les installations locales, sous peine tôt ou tard de déclencher une vive réaction chez les scientifiques nationaux souvent frustrés par le manque de moyens, par le fait qu'ils sont méconnus chez eux comme a l'étranger et, plus que tout, par le manque de possibilités. Ils peuvent même en arriver à interdire les opérations de collecte par des étrangers, comme cela s'est déjà produit dans quelques pays. Procéder à des opérations de collecte sans tenir compte des besoins du pays constitue donc une méthode à courte vue qui présente des avantages assez minces et risque d'épuiser les ressources.

EUROPÉENS ET AFRICAINS DANS UNE PLANTATION D'EUCALYPTUS EN SAVANE sous le boabab

Les scientifiques qui travaillent dans un autre pays que le leur et qui possèdent une formation et une instruction adaptées à un environnement différent, ont tendance à «découvrir» certaines réalités scientifiques du nouveau pays et à les présenter comme de grandes nouveautés à des collègues de même culture, voire au grand public. La nouveauté de leur découverte peut se rehausser de photographies excellentes, d'anecdotes ou de détails intéressants. Pour le genre de public auquel s'adresse la publication, - des gens formés et cultivés dans des milieux analogues à celui de l'auteur - la découverte peut paraître intéressante voire sensationnelle. Mais dans le pays où ont été effectuées les recherches, la communauté scientifique et le grand public, partant d'un point de vue et de connaissances différents, peuvent avoir l'impression que l'on a déformé la vérité, et prendre ombrage de ce que cette manière subjective de présenter les choses ne respecte pas les données scientifiques.

EXAMEN DE PHOTOGRAPHIES AÉRIENNES AU STÉRÉOSCOPE don précieux pour les scientifiques locaux à court de matériel

Il arrive aussi que l'on passe complètement sous silence des auteurs nationaux dont les écrits sur le même sujet ont pu paraître dans quelque publication moins connue, ou dans un journal local. Les publications étrange gères traitant d'un pays en développement y sont souvent l'objet d'une large publicité, et peuvent être traduites, puis reproduites dans la presse locale. Il en naît des réactions peu souhaitables et il risque même de se manifester chez certains scientifiques ou rédacteurs scientifiques locaux une tendance à plagier l'interprétation étrangère. Ils peuvent y devenir experts mais aussi perdre ainsi peu à peu le contact avec leur propre culture. Quelle que soit l'issue, le résultat final est, là encore, nuisible au progrès de la science.

Les scientifiques étranger doivent promouvoir la création d'organisations locales et le recrutement de personnel autochtone pour préserver la faune et la flore locales...

Il existe à ces inconvénients deux remèdes, selon le genre de la publication. Si, de toute évidence, elle ne vise nullement à servir de référence scientifique, et s'adresse à un public étranger particulier, il convient de le mentionner clairement dans l'introduction. Si, cependant, il s'agit d'une publication scientifique, elle se doit de présenter une image aussi objective que possible, ce qui, certes, n'est pas aisé, à moins de consulter les scientifiques locaux et de faire preuve d'un maximum de tact. La participation des savants ou rédacteurs scientifiques locaux, par exemple en qualité de coauteurs, peut être éminemment souhaitable: ce coauteur peut, en effet, être en mesure de traduire l'article en l'adaptant à ses lecteurs, et, partant, en multiplier la portée.

Les grandes généralisations superficielles auxquelles se livrent les scientifiques étrangers pour classer un pays ou une région dans une catégorie particulière, et lui coller ainsi une étiquette, constituent encore un cas d'impérialisme scientifique. Trop nombreux sont les déclarations et articles qui se fondent sur des observations hâtives et amènent à des généralisations précipitées qui souvent condamnent ou exaltent le pays ou la région au-delà de toute réalité. L'image stéréotypée qui s'en dégage peut persister longtemps avant d'être rejetée, même après des études plus complètes et poussées. L'exemple classique en est la description: «...environnement humide et étouffant, presque, insupportable», qui s'attache à maints pays tropicaux, thème aux variations malheureusement nombreuses. Que les habitants s'adaptent à la région, qu'il y ait à proximité des montagnes au climat plus frais, ou simplement que celui de la capitale ne soit pas nécessairement le, climat de tout le pays, on n'en tient nullement compte. Il y a encore le cas du pays décrit comme ayant de loin la flore et la faune les, plus riches de toute la région, alors qu'en réalité le seul mérite de ce pays est d'avoir été le premier à attirer le plus grand nombre de botanistes ou zoologistes. Et c'est ainsi que, les, uns après les autres, les scientifiques y défilent, que leurs travaux y deviennent peu à peu moins fructueux et qu'ils négligent les pays voisins peut-être dotés d'une flore ou d'une faune tout aussi riche et auxquels une recherche scientifique directe ou indirecte serait très nécessaire.

Le remède, déjà indiqué précédemment, consiste à se montrer beaucoup plus attentif et réaliste dans la description des observations et des collections et à favoriser toutes les activités propres à développer les moyens locaux.

Des assistants locaux

De nombreux scientifiques entrent en pays étranger munis de lettres d'introduction, ou leur arrivée imminente est annoncée par d'autres. Leur réputation étant solidement établie par leurs écrits ou autres activités, ils bénéficient souvent de divers appuis. De plus, il est fréquent qu'ils demandent et se voient affecter des assistants locaux, qui sont généralement des jeunes gens brillants que l'on relève à cette fin de leurs tâches quotidiennes. Ces assistants seront souvent tout prêts à délaisser leurs occupations routinières pour accompagner les distingués visiteurs dans une mission qui promet d'être des plus intéressantes. Leur aide, leur connaissance de la langue et des coutumes du pays sont généralement très précieuses pour le visiteur. L'assistant en retire parfois des avantages - amélioration de sa situation, don de moyens matériels tels que livres et instruments, ou même octroi d'une bourse d'études. Cependant, le plus souvent, il n'obtient rien de tout cela. Bien que l'aide fournie par l'assistant soit parfois reconnue dans une publication, cette mention est souvent noyée dans une longue liste de noms, dont parfois ceux de bureaucrates qui n'ont eu que peu ou rien à faire dans la mission. Au pis, l'assistant est complètement oublié. Il s'en ressent alors d'autant plus blessé qu'il a souvent puissamment contribué au succès de la mission en fournissant les noms courants des plantes et animaux, en expliquant les us et coutumes des populations de la région, en fournissant des renseignements qui n'auraient pu être obtenus autrement, etc.

Le remède évident consiste à améliorer le statut, les connaissances et l'aptitude de ces assistants à œuvrer de façon constructive pour leur donner le sentiment que cette association passagère a été profitable pour eux comme pour leurs pays.

Comme nous l'avons brièvement indiqué, les scientifiques partent souvent en mission nantis de dons ou d'une assistance financière complète pour l'accomplissement des travaux qui leur sont confiés. Il leur arrive même parfois de se faire accompagner par des étudiants diplômés ou leurs épouses. Bien dotés en fonds et en personnel, ils attestent de façon frappante le soin avec lequel le pays ou l'organisation qui les envoie a préparé leur mission. Le pays hôte peut cependant y voir un luxe excessif, notamment les scientifiques locaux, presque toujours mal reconnus, à court de moyens de transport, d'assistants, de matériel, de bibliothèques et de compensations financières. Il en résulte un ressentiment général, encore aggravé bien souvent par l'ignorance du visiteur et de son entourage à l'égard de la langue et des coutumes.

Ce qu'il faut dans ce cas c'est éviter d'emmener un assistant, et faire appel le plus possible aux services locaux en les rétribuant, non seulement en espèces, mais aussi en instruments, livres et autres articles qui pourront servir à rehausser le prestige et l'efficacité des moyens mis à la disposition des scientifiques locaux. Il existe toujours des scientifiques locaux, et même s'il faut quelque temps pour les découvrir, ce ne sera pas peine perdue. Naturellement, on évitera aussi toute ostentation.

Surenchère

Payer trop cher les services locaux est une erreur répandue, qui souvent bouleverse les structures et coutumes traditionnelles et inspire rarement une gratitude durable. Acheter des échantillons à un prix excessif, donner des pourboires exagérés et rétribuer de petits services jugés traditionnels et gratuits par les populations locales constituent des pratiques particulièrement nuisibles. La surenchère n'a en fait aucune excuse. Elle engendre l'animosité et fait naître un fâcheux sentiment de rivalité et de ressentiment parmi les autres scientifiques étrangers qui ne la pratiquent pas; pire encore, elle suscite l'hostilité des scientifiques locaux qui non seulement n'ont pas les moyens de rivaliser avec leurs collègues étrangers, mais pensent souvent que ce sont là pratiques immorales et corrompues. Pour remédier à cela, il faut avant tout se renseigner sur le prix normal ou sur l'attitude à prendre quand vient le moment de faire son choix.

Nombre de pays sont visiblement mal organisés pour la recherche scientifique si on les compare aux normes américaines ou européennes. C'est notamment le cas en ce qui concerne les moyens de transport. Presque toujours le personnel local n'a que peu de véhicules à sa disposition. En cas de réparations, par ailleurs, il faut parfois beaucoup de temps pour obtenir les pièces de rechange et les monter. De plus, les moyens de transport sont souvent symboles de prestige pour les utilisateurs locaux. Aussi les scientifiques en visite doivent-ils n'accepter qu'avec la plus grande discrétion les véhicules qui leur sont offerts généreusement et courtoisement. Le moins qu'ils puissent faire, c'est de déranger au minimum, en offrant, s'il y a lieu, une compensation soit en espèces, soit en présents de valeur égale.

Le scientifique nouvellement arrivé' n'ayant pas encore pris parti, est considéré ou comme allié éventuel... il faut donc qu'il conservée cet avantage

«Dans quelques jours»

Européens et Américains sont généralement peu au fait des mille et une manières subtiles d'opposer une fin de non-recevoir à leurs demandes de transports gratuits, par exemple en leur promettant vaguement de leur trouver un véhicule «dans quelques jours». Aussi onéreux scient-ils, il vaut mieux, si possible, emprunter les moyens locaux que tenter d'obtenir des transports gratuits des entreprises gouvernementales ou locales. On pourrait en dire long sur les malentendus et abus dans ce domaine, source inépuisable de frictions.

Il est contant que diverses expéditions scientifiques poursuivant des objectifs similaires ou connexes (recueil d'échantillons ou étude des écosystèmes naturels) se, trouvent plus ou moins en même temps dans un pays en développement. Si tout le monde convient en principe qu'il y aurait beaucoup à gagner à coordonner les activités et a unir les efforts, cela ne se fait que rarement.

Tôt ou tard l'animosité se fait jour. Cette façon de procéder occasionne le double emploi inévitable des efforts et des frais, mais peut aussi être pour les habitants - et notamment pour la communauté scientifique - une source de malentendus et de méfiance. C'est ainsi que les administrateurs locaux apprennent souvent à jouer un groupe contre l'autre, déplorable habitude sur laquelle on pourrait épiloguer longuement. Bien qu'il puisse paraître élémentaire de se renseigner sur ce que font les autres expéditions et sur les réactions effectives du pays à leurs entreprises, on ne le fait que rarement.

Il existe dans certains pays un bureau qui s'occupe des demandes d'ordre scientifique. Il couvre parfois une région donnée du pays en question, comme c'est le cas en Equateur, de la Fondation Charles Darwin qui sert de bureau de coordination pour les îles Galapagos. Le plus souvent, toutefois, ce genre de centre de coordination n'existe pas et il faut chercher ailleurs les sources de renseignements.

Toute expédition scientifique, tout homme de science doit faire de son mieux pour se renseigner sur les autres groupes, et se mettre en rapport avec eux avant même son arrivée dans la zone d'étude. Il faut, de toute évidence, établir la liaison au plus tôt, et là encore mettre tout en œuvre pour dissiper les méconnaissances ou méfiances réciproques.

Les scientifiques itinérants apportent leurs propres méthodes et technologies que copient le plus souvent les populations, plus ou moins sciemment. Nombre d'entre eux estiment être en droit d'exiger de leurs assistants autochtones, payés ou non, qu'ils travaillent selon les normes étrangères, d'où bien souvent une grande confusion. C'est ainsi que, pour les inventaires forestiers, quelques pays d'Amérique centrale ont, en raison de l'influence nord-américaine, abandonné le système métrique pour le système britannique, puis en sont revenus partiellement au premier sous l'influence de la FAO. L'exemple de l'étranger a occasionné d'autres cas de changements fâcheux, notamment en ce qui concerne les systèmes de classement dans les bibliothèques et les méthodes d'essai des matériaux de construction.

Certaines techniques sont volontiers copiées, souvent avec des résultats désastreux. Ainsi en va-t-il des pièges à animaux perfectionnés dont l'usage est désormais si répandu dans certains pays tropicaux que certaines espèces ont presque totalement disparu, tout comme il en va de fusils et autres armes perfectionnées. Les collectionneurs de petits poissons tropicaux dans la région de l'Amazone ont introduit des méthodes de, pêche spéciales. Et c'est ainsi qu'est né un commerce éminemment florissant, qui profite aux pays importateurs mais qui entraînera sans doute la régression, voire l'extermination de diverses espèces et, par conséquent, sa propre mort. S'il est vrai que la mise en service de technologies nouvelles peut accroître le revenu des populations locales, il n'est pas moins vrai que les scientifiques ont le devoir de veiller aux intérêts à long terme et, si leurs technologies nouvelles s'adressent à des civilisations incapables de les utiliser sans détruire les ressources mêmes sur lesquelles se fonde leur commerce, de ne fournir qu'avec la plus extrême prudence des instruments qui, pour le moment, sont des plus dangereux.

Il peut en revanche être fort bon d'introduire ces techniques au moment voulu, c'est-à-dire quand les populations en cause sont pleinement: préparées à les utiliser avec sagesse sur des bases vraiment durables en vue d'un développement rationnel qui laisse toutes possibilités aux générations futures de faire leur choix d'options. Puisque tant de scientifiques des pays développés sont maintenant «axés sur la conservation», ils devraient faire preuve de prudence dans l'influence qu'ils exercent sur d'autres civilisations, dont les ressources échappent encore relativement à l'épuisement, à la pollution et à l'érosion. Tout cela demande la plus extrême circonspection dans l'introduction de techniques nouvelles.

Ce qu'il faut, de toute évidence, c'est une optique à long terme qui profite en fin de compte au pays et, par conséquent, à son progrès scientifique. En règle générale, on doit toujours éviter avec le plus grand soin de perturber les coutumes locales.

PÉPINIÈRE ET RUINES ROMAINES A DJEMILA EN ALGÉRIE le passé est riche, l'avenir encore plus

A quelle porte frapper?

A leur arrivée dans un pays en développement, les scientifiques estiment souvent nécessaire d'obtenir l'appui ou l'approbation de personnages haut placés. Mais les lettres de recommandation dont ils sont nantis risquent de ne pas s'adresser à qui de droit, car les changements sont en général fréquents dans les administrations de ces pays.

Il est normal et même tout à fait convenable d'établir des contacts, à condition que ce soient les bons. Des émissaires, véritables dons du ciel en apparence, offrent parfois leurs bons offices. Mais comment savoir à quelle porte frapper? A qui présenter ses lettres de recommandation?

Rivalités, intrigues, jalousies entre organisations en ce qui concerne la compétence dans certains domaines, se retrouvent dans tous les pays, qu'ils soient en développement ou développés. Si ces véritables terrains minés sont quelquefois à ciel ouvert et faciles à repérer, mais difficiles quand même à éviter, ils échappent parfois à l'attention de l'étranger, camouflés comme ils le sont par les subtilités locales. Il faut donc se garder soigneusement d'être mêlé à des conflits locaux souvent très subtils, notamment ceux nés de heurts de personnalités. L'attitude des autochtones envers le gouvernement ou les autorités militaires peut par exemple être très différente de celle que l'on a dans les pays d'origine des scientifiques. Chacun a aussi sa façon de respecter les lois et règlements. S'il est évidemment impossible de saisir à fond les équilibres complexes des pouvoirs et autres aspects de la politique locale, il est bon de s'en tenir à certaines règles.

Avant tout s'impose la prudence. Les entrevues personnelles avec des gens haut placés sont toujours très fructueuses, même si elles prennent beaucoup de temps. Il n'est nullement payant de rendre visite à un seul fonctionnaire, en négligeant les autres. Ces visites ne sont pas seulement courtoises ou officielles. Il y a d'autres pièges à éviter. C'est par exemple une erreur que de prendre pour conseiller principal un scientifique local qui, si compétent qu'il soit, est bien connu pour sa vive opposition au gouvernement. Il vaut mieux que le visiteur s'attache les services d'une personnalité neutre, tout en maintenant des rapports cordiaux avec d'autres.

Le scientifique nouvellement arrivé jouit d'un sérieux avantage, en ce sens que n'ayant pas encore pris parti, on le considère comme neutre ou comme allié éventuel, et l'on est prêt à bien le recevoir dans tous les milieux. Il faut donc qu'à tout prix il conserve cet avantage. Les scientifiques en visite se lancent parfois dans des déclarations publiques ou officielles avant d'avoir pu en mesurer la portée. C'est faire preuve de bien peu de sagesse que d'entretenir la presse du potentiel des ressources «inexploitées» du pays, sans être informé de tous les facteurs pertinents - parmi lesquels peuvent figurer des considérations d'ordre social, politique, culturel et économique. Si, ce faisant, on tient des propos identiques à ceux que tiennent les scientifiques locaux, sans pouvoir se faire entendre du ministre responsable, ni de l'opinion publique, le faux pas est encore plus grave et transforme instantanément en ennemis ceux qui auraient pu être des alliés.

Les scientifiques étrangers doivent comprendre qu'ils constituent eux-mêmes des nouvelles ou du moins de la nouveauté. Objets bien souvent d'une courtoisie particulière, ministres et présidents les reçoivent sur-le-champ, alors que les scientifiques locaux, rarement écoutés, doivent gaspiller peine et temps avant d'obtenir l'attention des instances supérieures ou une bonne place dans la presse. Aucune interview, aucune visite à un ministre ne devraient avoir lieu avant consultation approfondie avec les scientifiques locaux. Toute demande de conseils quant aux questions à porter à l'attention du ministre, de la presse, ou du public de la télévision et de la radio, sera généralement accueillie avec gratitude.

L'impérialisme scientifique va croissant. Il faut, prétend-on, procéder à la collecte aussi rapidement et massivement que possible pour conserver, au moins dans les musées et les jardins zoologiques, ce qui naguère constituait un riche patrimoine végétal et animal. S'il est vrai que des ressources naturelles de haute valeur scientifique s'épuisent rapidement sous les effets du surpeuplement et de la destruction de vastes étendues naturelles, le recueil en quantités massives de matériaux scientifiques est loin pourtant d'être la seule - ou la plus souhaitable - solution au problème.

Les scientifiques étrangers ont le devoir de promouvoir la création d'organisations locales et le recrutement de personnel autochtone pour s'occuper efficacement des ressources nationales. Il faudrait surtout que les régions naturelles en cause soient déclarées au plus tôt zones scientifiques protégées, parcs nationaux ou réserves.

VÉHICULE FOURNI PAR LE PNUD POUR UN PROJET FORESTIER évitons les malentendus

Tous les honneurs

L'attribution judicieuse d'appuis financiers et autres aux «spécialistes progressistes de la conservation» locaux est sans doute le moyen d'action le plus fructueux pour les scientifiques en visite et les organisations qui les patronnent. Si, dans un pays, ces spécialistes n'existent pas, il faut en priorité s'attacher à en former. N'oublions pas, en effet, que ceux qui s'élèvent contre l'impérialisme scientifique, ce sont généralement les jeunes scientifiques pleins d'ardeur et souvent ambitieux, qui voient des étrangers recueillir tous les honneurs. Justifié ou non, ce fait ne saurait être nié et il faut donc accorder aux scientifiques locaux des chances égales de se faire apprécier. Dans les pays en développement, le fossé entre a riches «et a pauvres» doit être comblé aussi bien sur le plan de la science que dans les autres domaines de la vie. Reconnaître que tout pays a le droit d'utiliser ses propres ressources scientifiques et de les offrir avec fierté pour le bien du reste du monde, tel doit être le souci de tous les hommes de science, qui se rendent à l'étranger. Ce qui ne signifie nullement qu'ils doivent abandonner leur mission ou expédition originales, car on a besoin, parfois même bien besoin d'eux; ce qu'ils; doivent comprendre, cependant, c'est que, en participant à ces activités scientifiques, ils influeront beaucoup plus qu'ils ne le pensent sur la population et les structures. Il faut donc qu'ils soient préparés à relever ce défi avec intelligence et tact, et qu'ils planifient leur expédition en conséquence.

Il y a lieu, entre-temps, que les scientifiques en visite s'en tiennent à un code moral compatible avec les conditions particulières dans lesquelles ils se trouvent. Un article publié dans Science en 1970 (Vol. 169, p. 8) donnant des directives Il l'intention des biologistes sur le terrain constitue un pas encourageant dans ce sens.


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