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Utilisation des terres et régimes fonciers sous les tropiques

Inapplicabilité des concepts classiques

S. Kolade Adeyoju

S. KOLADE ADEYOJU, forestier et géographe, est membre du département de l'aménagement des ressources forestières, à l'université d'Ibadan, Nigeria.

Les populations tropicales dépendant essentiellement de l'agriculture pour leur existence, on ne peut guère espérer modifier sensiblement ce système économique dans un avenir proche, en l'amenant à un niveau comparable à celui des pays industrialisés. Il est donc évident qu'en vue d'un développement général, il faut prévoir des activités qui demandent une utilisation assez extensive des terres et même souvent commencer par ces activités. A moins d'une production excédentaire de l'agriculture et autres entreprises rurales, l'industrialisation ne saurait se matérialiser, sauf si l'on dispose d'autres sources de devises grâce à l'exportation de produits minéraux. Toutefois, les conséquences mondiales de la «guerre économique» de ces dernières années montrent clairement qu'une dépendance excessive à l'égard des exportations ou des importations de ressources minérales comporte des risques imprévisibles et de subtils chantages. S'il est souhaitable d'avoir des ressources diversifiées, et s'il est nécessaire, par ailleurs, de choisir un type d'activité économique plutôt qu'un autre, il n'existe jusqu'à présent aucune raison valable d'exclure le développement agricole, que ce soit dans les pays développés ou en développement. On a au contraire des motifs à la fois évidents et impératifs d'accorder au secteur agricole, y compris les forêts, une attention croissante.

Les politiques de développement peuvent, au bout d'un certain temps, transformer un système économique essentiellement agricole en un système où prédomine le secteur industriel. L'introduction d'une foresterie moderne peut puissamment aider à cette évolution. Mais comme les exigences d'une telle foresterie sont étrangères aux pays tropicaux, on en sous-estime souvent les possibilités, et les régimes fonciers des forêts s'en trouvent plus hétéroclites que celui de l'agriculture traditionnelle. Or, le régime foncier forestier influence directement la mise en valeur des forêts puisqu'il incorpore toutes les dispositions juridiques, contractuelles et coutumières qui permettent au service forestier d'accéder au potentiel productif de la terre. Il constitue également l'ensemble des règles et procédures qui régissent les droits et devoirs, les libertés et contraintes des particuliers et des groupements dans l'utilisation et le contrôle des ressources forestières. En un mot, le régime foncier est en relation étroite avec la structure de distribution des revenus du secteur forestier.

Dans l'histoire de la foresterie tropicale, l'évolution a surtout été modelée par des forces extérieures. Le point de départ en a été essentiellement le souci d'approvisionner en grumes les marchés européens. Comme il fallait de longues années pour obtenir l'arbre tropical d'un diamètre de 1,80 mètre dont on avait alors besoin vu l'état de la technologie du bois à l'époque, on estimait que, pour assurer un approvisionnement continu en grumes de premier choix, il était nécessaire de mettre en réserve une assez forte proportion des terres. Ainsi, tant dans son objet que dans sa conception, la foresterie tropicale a engendré des conflits dont les causes et l'ampleur tiennent étroitement à la nature et à l'importance des économies rurales.

Bien que, en tant qu'entreprise, le secteur forestier ait maintenant sa place bien établie dans les économies tropicales, sa base opérationnelle, à savoir la terre, reste source de controverse et d'instabilité. S'il en va ainsi, c'est surtout à cause des exigences exclusives de ce secteur et des considérations plutôt rigoureuses auxquelles il doit se tenir et qui vont à l'encontre des intérêts des économies paysannes et des sociétés traditionnelles. Les propriétaires terriens de droit coutumier ont perdu beaucoup de leur influence politique et économique en se voyant refuser l'accès à des terres forestières considérées de tout temps comme leur patrimoine le plus sacré. De même, les droits des agriculteurs, des pasteurs et des chasseurs ont été soit abolis, soit sévèrement restreints à la suite de l'instauration de réserves forestières. D'une manière générale, les problèmes suscités par l'évacuation des réserves forestières ou la suppression de droits d'utilisation des terres n'ont jamais reçu de solution satisfaisante. Avec l'accroissement de la. population, l'importante évolution politique et l'expression accrue des droits individuels même dans les sociétés dites traditionnelles, ces problèmes sont devenus plus urgents et appellent plus de compréhension.

DE PETITES EXPLOITATIONS REMPLACENT LES FORÊTS AU COSTA RICA une façon d'acquérir la terre

Un examen approfondi des problèmes concernant le régime foncier des forêts tropicales se heurte à de sévères limitations. La vaste zone constituée par la ceinture tropicale englobe divers pays qui, en fait, sont un amalgame de plusieurs groupements traditionnels ou nations. Aussi peut-il être impossible de parler d'un régime foncier traditionnel caractéristique de tout un pays donné. Il faut ajouter à cela que les sept grandes puissances coloniales européennes (Belgique, Espagne, France, Royaume-Uni, Italie, Pays-Bas et Portugal) ont appliqué des systèmes fonciers différents tout comme elles ont poursuivi des objectifs de colonisation différents dans leurs programmes de mise en valeur des régions tropicales. C'est ainsi que, dans les anciens territoires britanniques, les lois foncières anglaises étaient introduites et appliquées de manière variable. Ces problèmes sont d'autant plus complexes dans les pays tropicaux qui ont été colonisés successivement par diverses puissances. Vu la multiplicité des régimes fonciers en vigueur dans les tropiques, la présente étude s'en tient surtout à quelques pays, notamment en Afrique de l'Ouest, bien qu'elle donne parfois des exemples se rapportant à d'autres régions tropicales. Néanmoins, les divers points qui seront exposés devraient intéresser une zone géographique plus large.

Si certains concepts en matière foncière sont critiqués, ce n'est pas simplement parce qu'ils sont étrangers mais parce qu'il s'agit strictement de leur applicabilité aux conditions des pays tropicaux. En fait, ce que je cherche à dégager surtout, c'est une logique ou un ensemble de principes qui a) favorisent la contribution du potentiel forestier au développement économique et b) facilitent des ajustements compatibles avec les aspirations des pays tropicaux en matière de régime foncier, tout en tenant compte des impératifs de la mise en valeur forestière.

Principaux éléments du régime foncier

Il n'existe pas pour les pays tropicaux de description uniformisée ou généralement acceptable du régime foncier. Le plus simple est peut-être de le considérer comme une série de mesures visant à contrôler l'utilisation des terres. Il se peut qu'avec le temps ces mesures soient érigées officiellement en droits et relations entre particuliers pour réglementer avant tout l'utilisation des ressources en terres. La terre étant en effet un élément fondamental pour la plupart des entre prises humaines, auquel particuliers et groupes s'efforcent sans cesse d'accéder pour l'exploiter, il entre nécessairement un certain esprit de concurrence dans toute évolution et considération touchant le régime foncier. C'est ainsi que, dans une économie de subsistance, l'agriculture a la haute main sur la terre. A mesure cependant que croît le nombre d'utilisateurs potentiels et que s'élargissent les besoins et aspirations de la communauté, la terre acquiert toujours plus de valeur économique. Aussi, le sens que l'on attache aux principaux éléments du régime foncier - terres, propriété, droits et règles d'utilisation - varie-t-il beaucoup dans le temps et dans l'espace.

PROSPECTEURS AU NIGERIA la valeur terres n'a plus le même sens

Dans les pays développés, la «terre» peut se définir géographiquement comme une superficie déterminée de la surface terrestre dont les caractéristiques comprennent tous les éléments normalement stables ou cycliques de la biosphère que porte ou renferme cette surface... populations végétales et animales, résultat des activités humaines passées et présentes, et leurs interactions, dans la mesure où ces éléments et leurs interactions exercent une influence significative sur l'utilisation présente et future de la terre par l'homme (FAO, 1975a). On peut compléter cette description en disant que la terre se divise selon des grilles imaginaires en lots ou parcelles qui peuvent être «occupés», «possédé,», «loués» ou «vendus». Ces principes ne sont pas toujours aisément applicables dans les pays tropicaux où l'on peut encore concevoir la terre en fonction essentiellement de régimes fonciers traditionnels. L'étendue, l'emplacement et les limites des terres ont de tout temps fait l'objet d'une littérature hautement subjective, plus que de données qualitatives ou quantitatives. Par ailleurs, la terre appartient à tous et les décisions concernant sa jouissance ne sont valables que si elles sont approuvées par chacun des membres de la communauté.

Droits individuels

De même, les «droits fonciers» des pays occidentaux n'ont pas nécessairement d'équivalents appropries dans les zones rurales des pays en développement. Pour être solidement établis, les droits individuels n'ont pas forcément à être permanents ou héréditaires. Le degré de permanence des droits dépend dans une large mesure des modes de vie particuliers, de la fertilité des sols, de divers facteurs écologiques, et de la nature des activités économiques. «Utilisation» et «droits» s'apparentent étroitement et sont en fait plus ou moins synonymes. Une utilisation effective et une appropriation sont généralement indispensables pour le maintien de droits individuels et familiaux sur une parcelle donnée. Par contre, un village ou une lignée n'a pas besoin d'exploiter constamment et intégralement ses terres pour conserver ses titres sur l'ensemble de son territoire.

Ainsi, le régime foncier dans les pays tropicaux se compose des principaux éléments suivants: a) concept de la terre; b) façon de concevoir les rapports entre l'homme et son environnement; c) système social à dimension spatiale; et enfin d) niveau économique de la population locale. A la différence des pays occidentaux, où existent des «règles de jouissance» s'appuyant sur des plans cadastraux, des principes généraux comme ceux du droit fondamental ou souverain, du droit d'affectation ou de contrôle, et des distinctions reconnues entre propriété, possession, jouissance et usufruit, de nombreux pays tropicaux ont des régimes fonciers articulés différemment qui ne se comprennent bien que dans le contexte linguistique et socio-économique de chaque communauté.

Propriété collective

Dans la plupart des pays tropicaux, le régime foncier indigène a une orientation essentiellement collective. La structure de la propriété peut, dans le détail, varier d'une communauté à l'autre, mais le principe de base est que l'individu tient ses droits de propriété du groupe auquel il appartient. Dans son étude de la situation en Afrique, Elias (1962) note que la propriété est celle du groupe, chaque membre n'ayant qu'un droit de jouissance. Mais cette jouissance va en fait plus loin que le simple contrôle physique de l'attributaire sur la portion de terre qui lui est allouée; il peut en exclure non seulement les étrangers au groupe mais également d'autres membres du même groupe, à condition qu'il puisse, dans ce dernier cas, prouver qu'il n'a lui-même commis aucune infraction aux règles coutumières qui s'appliquent aux membres du groupe en général.

Le rôle joué par l'unité familiale est la caractéristique la plus commune de la propriété collective. En l'occurrence, la terre est considérée comme appartenant à un ancêtre commun, et peut être utilisée par tout membre de la famille lorsqu'elle est vacante.

Dans la plupart des familles, c'est la filiation paternelle qui est de règle, bien qu'au Ghana, en Côte-d'Ivoire, au Congo et en Zambie, le droit de contrôle de l'utilisation de la terre soit reconnu à la descendance maternelle. Toutefois, il est plus aisé de cerner la notion de terre familiale que celle, vague mais universelle, de terre collective. On en trouve des variations d'un pays à l'autre dans toute la zone tropicale. En Afrique comme en Asie, une forte proportion des terres rurales sont la copropriété des communautés. En vertu de ce régime foncier, les particuliers gèrent plutôt qu'ils ne possèdent la terre, tantôt à titre individuel, tantôt à titre collectif; le cultivateur est maître des recolles qu'il produit, tandis que le groupe a le pouvoir de décider à quelle utilisation une surface donnée de la terre sera affectée; les plantations pérennes telles que le palmier à huile et le karité dans certaines parties de l'Afrique occidentale, le sagoutier en Papouasie Nouvelle-Guinée, et le bambou dans le Sud-Est asiatique appartiennent à la communauté, tandis que les cultures annuelles telles que le maïs, les haricots, le riz, le manioc et l'igname, sont considérées comme étant la propriété de celui qui les a plantées. Aussi n'est-il pas rare que le groupe et les particuliers revendiquent en même temps des droits divers sur la même parcelle de terre.

DANS UNE PLANTATION DE TECK EN INDONÉSIE une culture de valeur augmente le prix de la terre

Dans d'autres cas, comme, par exemple, dans les savanes d'Afrique occidentale, l'utilisation des terres collectives est plus libérale. Tout un chacun peut faire paître son bétail sur les pâturages; l'occupation commune du sol est chez les nomades un lien plus fort que le lien familial et est, à leurs yeux, interchangeable avec la fraternité du sang. Cette considération ainsi que d'autres exemples d'ambiguïtés résultant de l'accès sans restriction de nombreux membres de la communauté au «fonds commun» de ressources en terres ont amené Elias (1962) à qualifier ce système de «corporate» plutôt que de communautaire, étant donné, argumente-t-il, que les rapports du groupe avec la terre sont invariablement complexes, en ce sens que les droits individuels des membres du groupe coexistent souvent avec ceux du groupe sur la même parcelle de terre. Les membres du groupe n'en détiennent pas moins des droits certains et parfaitement reconnus à l'intérieur du patrimoine collectif.

NOMADES AU SAHEL à qui appartient la terre?

Un aspect intéressant de la propriété collective est le principe du «premier occupant». Dans la plupart des zones rurales des tropiques, il y a en effet un rapport particulier entre certains groupements sociaux considérés comme les premiers occupants de territoires donnés et l'octroi de droits spéciaux. Tel est notamment le cas dans les régions qu'ont peuplées des vagues successives de migrants appartenant à des groupements ethniquement semblables ou différents. Dans ces cas, il se peut qu'un ensemble de droits rituels soit attribué aux premiers occupants, et un autre ensemble de droits politiques aux immigrants ultérieurs. Ce système ne respecte pas entièrement le principe «égalitaire» de la propriété communautaire, ce qui constitue une raison de plus à l'appui de l'argument d'Elias (1962) pour parler de propriété «corporate» plutôt que communautaire. Cette hiérarchie des droits fonciers est structurellement analogue à celle des pouvoirs constitutionnels des gouvernements centraux et provinciaux dans la plupart des nations fédérales; les droits des premiers occupants correspondent aux «pouvoirs réservés» dont jouissent souvent les gouvernements centraux. Des exemples de ce régime foncier se rencontrent dans certaines parties du Nigeria, de la Côte-d'Ivoire, du Niger, du Congo, de la Rhodésie et de la Papouasie Nouvelle-Guinée.

Utilisation traditionnelle des terres

L'économie traditionnelle des populations tropicales est essentiellement axée sur l'utilisation extensive des terres. L'accès à ces dernières était indispensable à la survie des divers groupes, mais n'avait guère de valeur d'échange. Le droit sur la terre signifiait à la fois prestige et moyen de subsistance; il signifiait aussi la survie pour les groupes sociaux et leur conférait une certaine souveraineté. La terre était dévolue aux chefs, aux conseils de tribu ou aux anciens. Tous avaient le droit d'accéder à la terre, mais ce droit découlait surtout de l'appartenance à un groupe donné et parfois de l'allégeance du sujet à l'autorité politique.

La terre étant accessible à tous, la règle générale était que les descendants d'un individu avaient des droits égaux sur sa terre. Toutefois, l'exercice de ces droits était toujours limité par des obligations, et contrebalancé par les droits et privilèges d'autres personnes. C'est ainsi qu'un trait caractéristique du régime foncier en Rhodésie était qu'un jeune homme ne pouvait hériter ou se voir attribuer de la terre avant d'être sur le point de se marier (Garbett, 1963).

La superficie de terre exploitée par une famille ou un particulier dépendait en grande partie de facteurs économiques, techniques, voire magiques. Une pratique inhabituelle d'utilisation du sol a toutefois été observée par Thomas (1963) au Sénégal. Les Diola sont tenus de cultiver un nombre égal de champs en hautes et basses terres pour équilibrer leur production. D'où non seulement un morcellement en petites parcelles, mais aussi une grande dispersion des exploitations. Etant donné la pression démographique, il faut périodiquement gagner de nouvelles terres sur la mangrove moyennant une mise en valeur collective, et redistribuer les rizières au niveau de la lignée toutes les cinq ou six générations.

La mise en réserve de certaines terres pour des raisons de culte est pratique courante dans la plupart des communautés. La culture et la tradition de certaines sociétés leur imposent souvent en effet de vénérer leurs ancêtres en temps de victoire ou d'épreuve, sur des terrains d'initiation, des lieux hantés par les esprits, des sites d'où, selon la légende, ont surgi les dynasties régnantes ou d'autres groupes, des terres jadis habitées ou abritant des sanctuaires. L'existence ou l'absence de telles terres reflète généralement le degré de mobilité des populations locales.

Les litiges fonciers étaient autrefois peu fréquents, notamment parmi les unités qui avaient la maîtrise des terres, et dans les groupements étroitement apparentés. Toutefois, les mouvements et l'expansion des groupes humains ont périodiquement été la cause de changements territoriaux et ont amené la coexistence de groupes différents, revendiquant des droits différents sur la même étendue de terre. Bien qu'il y eût des conflits à l'intérieur de groupes ethniques, de villages ou de lignées, ils étaient aisément réglés, chacun s'inclinant devant un ensemble de valeurs communes, de sanctions et d'arrangements symboliques. Des droits temporaires pouvaient fort bien être exercés par diverses catégories de personnes, mais les droits issus de la première occupation ou du premier défrichement étaient reconnus.

Facteurs modifiant la structure de l'utilisation des terres

Bien que des changements se soient constamment opérés dans les régimes fonciers des pays tropicaux, ceux qui sont intervenus ces cinquante dernières années ont été considérablement plus rapides et plus définitifs. Les migrations, les contacts entre peuples, les changements politiques internes, et la propagation de nouvelles religions ont influé fortement sur l'évolution des régimes fonciers. Depuis le siècle dernier, toutefois, d'autres grands facteurs sont entrés en jeu. Des modifications économiques et sociales se sont produites, sous l'effet surtout du rôle majeur joué par la technique et les religions. Les régimes fonciers existants s'en sont trouvés sensiblement modifiés ou compliqués. En même temps qu'ils étaient soumis aux formes européennes d'administration et de gouvernement, les pays tropicaux apprenaient à pratiquer des cultures «exotiques» telles que le cacao, le café, le thé, le sisal, la canne à sucre, la banane, le riz, l'ananas et les agrumes, en régime de plantation. Le caoutchouc, le bois et les produits du palmier indigènes étaient aussi de plus en plus demandés.

Et c'est pourquoi la composition des groupes vivant sur la terre ou y travaillant s'est modifiée, la délimitation des unités terrestres a considérablement évolué, ou s'est accusée, certaines terres ont été divisées ou partagées, la nature et la substance des droits ont changé, de nouvelles catégories de personnes ont acquis des droits sur la terre, et de nouvelles conceptions de cette dernière se sont fait jour.

Les effets des changements d'inspiration européenne apparaissent spectaculaires en raison de leur origine et de leur action souvent néfaste, et également parce que nous sommes tous les témoins vivants de leurs conséquences, dans certaines régions d'Afrique, par exemple. Il n'est pas douteux que les conquêtes et colonisations de jadis ont laissé leur empreinte sur les divers régimes fonciers. Ainsi, par exemple, dans les régions d'Afrique et d'Asie où la loi islamique était solidement implantée avant la venue des Européens, il n'est plus possible de dissocier entièrement le régime foncier indigène de la doctrine successorale islamique.

Les mouvements colonisateurs des dix-neuvième et vingtième siècles ont profondément altéré les régimes fonciers dans certains pays. En raison du climat généralement inhospitalier de l'Afrique occidentale pour les Européens, les puissances impérialistes n'ont pas imposé un régime foncier de type occidental, si ce n'est dans les zones urbaines ou pour les besoins particuliers d'aménagement de certaines ressources naturelles. Par contre, en Afrique orientale et centrale, les colons européens ont rapidement agrandi leurs domaines en dépossédant une grande partie de la population locale, et ont créé une société raciale fondée pour une grande part sur la maîtrise des meilleures terres. Après leur indépendance, le Kenya, la Tanzanie, le Malawi, le Zaïre et la Zambie durent abroger toute une série de lois foncières pour faciliter les réformes agraires. Il se peut que le moment venu l'Angola et le Mozambique en fassent autant. La Malaisie a eu une expérience analogue avec les colons indiens et chinois, et a dû créer la réserve foncière malaise pour endiguer le flot croissant de ses ressortissants sans terres.

Influences autres qu'agricoles

C'est la conscience toujours plus aiguë des possibilités offertes par les terres non agricoles qui a le plus influé sur la structure de l'utilisation des terres. Dans beaucoup de pays, les ressources potentielles offertes par les minerais, les eaux, la pêche, L'élevage, la faune sauvage et les forêts sont bien supérieures à celles de l'agriculture de subsistance et même de l'agriculture à grande échelle pratiquée aujourd'hui. La mise en valeur de ces ressources a nécessité des mesures institutionnelles aussi bien qu'économiques pour l'aménagement des terres. De même, L'amélioration de l'infrastructure qui accompagne les programmes nationaux de développement économique a bouleversé les régimes fonciers coutumiers. La construction de routes, par exemple, bien qu'ayant pour objet de faciliter et d'encourager la production et la commercialisation de cultures d'exportation aussi bien que d'atténuer les problèmes de communications, est généralement néfaste pour l'intégrité des terres et la cohésion familiale.

Dans tous ces exemples, les changements dans le régime foncier découlent soit des activités planifiées par les gouvernements, soit de l'interaction de divers facteurs touchant au commerce, aux communications, à la pression démographique, et au passage progressif d'une économie de subsistance à une économie monétaire. Les éléments du régime foncier dans les pays tropicaux ne sont donc pas immuables en soi, même si le système reste pour une grande part traditionnel.

Cession et location de terres

Pour qu'une terre puisse être cédée, il faut qu'elle ait un propriétaire. Propriété engendre droit de cession, tout comme cession engendre titre de propriété. A noter cependant que la propriété d'une terre ne comporte pas toujours le pouvoir de la transférer. La cession moyennant vente est mal admise dans le régime foncier coutumier, et généralement considérée avec désapprobation. Autrefois, le transfert de propriété était assujetti à des limitations sociales et rituelles. Dans bien des pays cependant, l'apparition de nouvelles conceptions en matière d'aliénation est liée aux processus de désocialisation et d'individualisation de la propriété foncière. Par ailleurs, le sentiment d'insécurité et d'hostilité à l'égard des «outsiders» que suscitent la raréfaction et la demande croissante de terres, a beaucoup fait pencher la balance en faveur des concepts d'inaliénabilité, de propriété collective et de sanctions rituelles en matière foncière.

L'Afrique occidentale a connu de nombreuses invasions et migrations, qui ont provoqué des transferts de terres. La situation dans ces pays est bien récapitulée par Mabogunje (1971), selon lequel on trouve dans cette ceinture forestière certaines des zones les plus peuplées à l'heure actuelle en Afrique occidentale. Maints des groupes ethniques les plus importants, toutefois, sont, selon la tradition, venus du nord, déplaçant ou noyautant des populations moins organisées ou plus primitives. Nous sommes donc amenés à conclure, poursuit Mabogunje, que dans l'histoire ancienne de l'Afrique occidentale les régions forestières ont fait office de refuge, offrant, si ce n'est que provisoirement, une certaine protection contre l'agressivité de groupes plus puissants et mieux organisés venant des régions de prairies au nord.

La forme la plus courante de transfert de la terre est l'héritage. En vertu du régime foncier coutumier, le groupe, en tant que possesseur suprême de la terre est censé ne jamais s'éteindre. La succession se fait surtout selon la filiation paternelle, bien que le système présente une caractéristique notable, à savoir que les membres du groupe meurent intestats, autrement dit qu'il n'est pas tenu compte des desiderata de l'intéressé avant son décès, de sorte que les règles coutumières de succession et de répartition peuvent s'exercer sans contraintes. Selon ces règles, les anciens ont faculté de régler comme ils le jugent bon le contrôle, la protection, et le partage final, s'il y a lieu, de l'héritage foncier. S'il est fait de plus en plus exception à cette règle c'est en raison de l'introduction de cultures pérennes comme le cacao, l'hévéa, le café, le thé, le sisal, car elles représentent de gros investissements que le groupe ne peut gérer aisément, ni matériellement ni moralement, en tant que propriété collective.

En général, une terre sur laquelle une personne décédée avait des droits de jouissance peut venir s'ajouter aux terres réservées à des fins communautaires si le propriétaire reconnu meurt sans descendance ou si, de l'avis du conseil de famille, nulle règle de droit familial en matière de descendance ou de partage ne paraît s'appliquer aux héritiers éventuels. Une fois qu'une terre a été ainsi affectée à des fins communautaires, elle ne peut plus repasser en propriété individuelle ou être héritée. De même, une parcelle reprise à un étranger, ou gagnée sur du terrain marécageux ou en friche grâce à un effort collectif, ne peut être héritée à titre individuel.

L'affermage, l'emprunt et l'échange sont des modes mieux acceptés de transfert des terres, qui tous sont plus ou moins utilisés dans les pays tropicaux. La mise en gage est le plus courant, et de loin le plus traditionnel de ces modes. Le droit coutumier autorise généralement la mise en gage de biens, dont les cultures agricoles, à titre de garantie d'un prêt. Dans certaines parties du Nigeria, les cacaoyers, les hévéas et les palmiers à huile sont les principaux gages utilisés en garantie d'emprunts contractés pour l'éducation des enfants, le mariage, les funérailles, les procès, la vieillesse ou la maladie, le paiement des impôts et, à l'occasion, des améliorations agricoles. Ce n'est pas la terre qui est ainsi mise en gage, mais seulement les arbres qu'elle porte et qui sont propriété individuelle. Il existe une différence importante entre la conception coutumière du gage et la conception anglo-saxonne en ce sens que le gage coutumier peut être dégagé à tout moment. C'est ainsi que des petits-enfants ou autres parents peuvent être appelés à rembourser un prêt consenti à un membre décédé de la famille pour récupérer les cacaoyers ou hévéas mis en gage.

La terre elle-même, en admettant même qu'elle soit aliénable, n'aurait guère de valeur en tant que gage, du fait que ceux qui peuvent prêter de l'argent possèdent généralement beaucoup de terres. Ce qui intéresse le prêteur, ce n'est pas le travail de la terre pour en tirer certains produits, mais la récolte et la vente de la production pour encaisser le bénéfice de son prêt. A noter, là encore, que la mise en gage de cultures arboricoles est un phénomène récent dans l'économie rurale. Elle entrave les processus de succession; dans les périodes de bonnes récoltes et de prix élevés à la production, les prêteurs sont peu disposés à céder la gestion des terres agricoles.

On emprunte la terre lorsqu'on en manque provisoirement pour la production de cultures vivrières. Cette pénurie temporaire peut se produire: lorsque a) la terre en jachère ne s'est pas régénérée suffisamment au moment où le propriétaire ou l'usager a besoin de terre pour y faire une culture saisonnière, b) l'agriculteur veut profiter d'une main-d'œuvre migrante bon marché, et n'a pas assez de terre pour l'occuper; c) un ouvrier agricole décide de s'établir comme fermier, et emprunte de la terre d'une saison a l'autre jusqu'au moment où il s'intègre dans le groupe propriétaire. Quant aux échanges de terres, ils ont lieu lorsque des agriculteurs décident de créer des lots d'un seul tenant.

Par régime foncier forestier, on entend ici un mode codifié de contrôle total ou partiel de l'utilisation des terres forestières. Les dispositifs et institutions d'aménagement qui vont de pair avec ce contrôle sont étrangers aux systèmes locaux. Le caractère étranger du régime foncier forestier tient en partie aux exigences à long terme de la mise en valeur forestière, et en partie à ce que les possibilités du secteur forestier sont malaisées à percevoir dans l'horizon économique limité des sociétés traditionnelles. Pour la plupart de ces sociétés, le rôle de la forêt consiste essentiellement à satisfaire des besoins élémentaires - bois de feu, perches de construction, gibier pour des protéines animales, et éventuellement bois d'oeuvre pour la construction de maisons et de bateaux. Et c'est ainsi que les terres forestières sont restées à l'abandon et que même l'exploitation de leurs produits de choix n'a été qu'un hasard, face à l'expansion de la culture itinérante.

Utilisation des terres à des fins agricoles

Pour parer au caractère agressif des pratiques d'utilisation agricole des terres, il a fallu concevoir, pour les forêts, un système d'aménagement différent, fondé à l'origine sur le principe du rendement soutenu. En conséquence, on s'est donc efforcé de diverses manières de se procurer des terres à des fins exclusivement forestières. Comme on l'a déjà fait observer, les principes comme le cadre de la propriété foncière sont infiniment variables dans les pays tropicaux. Pour atteindre l'objectif fondamental, à savoir arrêter la destruction des forêts et acquérir des titres sur les terres forestières, on a employé des tactiques variées dans les diverses communautés de chaque pays, d'où une multitude de régimes fonciers forestiers. Ce qui, toutefois, a beaucoup nui à l'uniformisation de ces régimes dans un pays donné, c'est qu'on a mal compris les sociétés autochtones, et notamment les raisons fondamentales de leur attachement à la terre. Dans presque tous les pays tropicaux, les services forestiers ont été, au départ, une émanation de l'administration coloniale, qui ne se préoccupait guère des coutumes locales. On ne saurait toutefois pas trop blâmer les forestiers d'antan pour leur attitude naïve et sans nuance et leur souci anthropologique car, il ne faut pas l'oublier, ils se heurtaient alors à maintes forces: d'un côté les chefs locaux, les collectivités et les agriculteurs itinérants, et de l'autre la toute puissante administration coloniale.

HABITATION SUR LES RIVES D'UN FLEUVE TROPICAL le villageois sait-il à qui appartient sa terre?

Le premier type de régime foncier, celui que l'on considère généralement comme le plus satisfaisant, est celui de la forêt soumise à l'Etat; les terres de cette catégorie sont fréquemment qualifiées de «forêts domaniales» ou «réserves forestières». La plupart des pays se sont efforcés de réserver et de classer comme propriété de l'Etat autant de terrains forestiers qu'il était possible de le faire. De vastes superficies «menacées par l'agriculture itinérante», «vacantes», «inoccupées» ou «inhabitées» ont été hâtivement levées et délimitées, et les droits individuels sur ces terres préemptés, en vertu d'ordonnancer ou de proclamations. L'expropriation des droits d'occupation découle essentiellement du principe de la primauté du domaine de l'Etat, qui est commun à tous les systèmes européens de propriété foncière. Cette règle est particulièrement opérante dans les pays démunis de puissants royaumes indigènes dont les prérogatives et le rôle traditionnel vont à l'encontre de l'esprit et des dispositions de la propriété forestière domaniale. La Malaisie occidentale, toutefois, constitue une exception, en ce sens que le rôle constitutionnel des sultans y est reconnu, mais que la propriété des terrains forestiers n'en est pas moins dévolue à l'Etat.

Le second type de régime foncier forestier est la propriété communautaire ou collective. Historiquement, il est né d'un compromis découlant de la politique d'apaisement adoptée pendant la période de transition politique des Etats ethnico-nationaux aux amalgames que sont les pays actuels. Pour éviter les troubles politiques, les services forestiers concernés durent tempérer la conception occidentale de la propriété perpétuelle, et reconnaître les collectivités locales comme propriétaires de jure des forêts, ayant droit au revenu de Leur exploitation, le service forestier devenant pour sa part gestionnaire de facto ou tenancier «perpétuel». C'est au Ghana et au Nigeria que l'on a appliqué ce système sur la plus grande échelle. Le Gabon, quant a lui, prévoit des conditions exceptionnelles pour créer des forêts collectives. En vertu d'un décret de 1957, les forêts d'okoumé et de limbe peuvent être mises en valeur dans le but de contribuer au bien-être des petites collectivisés ou villages. Bien que le décret autorise chaque village à entreprendre certaines activités, il sous-entend que la propriété de la terre ne revient pas aux ruraux.

Forêts de protection et forêts protégées

Les terres forestières, quel qu'en soit le régime de propriété effectif, peuvent se classer en «forêts de protection» et «forêts protégées». Les forêts protégées renferment des essences utiles, mais ne sont pas censées être aménagées en vue d'un rendement soutenu. Elles peuvent se situer sur des terrains qui feront finalement retour à l'agriculture ou à d'autres utilisations, mais, pour en exploiter au maximum les ressources ligneuses existantes et en freiner l'accès prématuré, on leur applique entre-temps certaines restrictions. Les forêts de protection sont établies sur des terrains sujets à érosion et surpâturés. Dans d'autres cas, on les établit pour s'assurer des produits ou des services particuliers, tels que du bois de feu, ou des aires de loisirs au voisinage de centres urbains. Comme elles peuvent contribuer à la stabilité de l'environnement - on en trouve dans la plupart des pays - la question est donc de savoir si ces forêts sont protégées en vertu d'une législation émanant du gouvernement central, ou d'arrêtés édictés par les conseils locaux.

Au Nigeria et au Ghana, on trouve des forêts de protection de statut gouvernemental aussi bien que local. Cependant, dans les pays africains francophones, où l'Etat est propriétaire de tous les terrains forestiers il existe des forêts de protection aussi bien que des forêts protégées. Ce qui distingue ces dernières, c'est ce qualificatif qui est un terme administratif s'appliquant à tous les types de forêts, spécialement lorsqu'elles ne sont pas encore juridiquement classées. Tous les droits coutumiers sont reconnus dans les forêts protégées, à l'exception de ceux qui occasionneraient la destruction et l'enlèvement de certaines essences. Ces forêts ont généralement des objectifs bien déterminés en matière d'aménagement.

Essences forestières expressément protégées

Quelques gouvernements ont prévu des dispositions particulières quant au statut de certaines espèces ligneuses. Ces arbres classés ne peuvent être enlevés sans l'autorisation du service forestier. Les responsabilités de l'agriculteur local à leur égard sont quelque peu contradictoires. S'il lui est interdit de les endommager délibérément, il n'est pas tenu par ailleurs d'en prendre soin, encore que dans certains pays, en particulier au Ghana et au Nigeria, des redevances peuvent être payées au propriétaire avant l'enlèvement des arbres. Bien souvent, les lois forestières des pays africains francophones interdisent d'endommager les arbres protégés.

Terres forestières privées

La propriété forestière privée constitue le troisième type de régime foncier. On en trouve des exemples en Amérique latine et, dans une certaine mesure, dans la région du Pacifique. Etant donné, d'une part, la longue durée des cycles forestiers, et, d'autre part, le fait que la terre appartient généralement aux collectivités, la propriété forestière privée n'a guère pu se développer beaucoup en Afrique. Les propriétaires terriens n'ont aucune motivation particulière qui leur permette de saisir les avantages qu'offre l'investissement dans la forêt plutôt que dans l'agriculture. A Madagascar, aux Comores, aux Philippines et aux îles Fidji, une part importante du domaine forestier est propriété privée.

Dans le cas de grands projets de mise en valeur exécutés à l'aide de fonds publics, c'est généralement l'Etat qui est propriétaire des terres. A mentionner toutefois l'expérience récente faite au Nigeria, qui consiste, dans les zones sujettes à l'érosion et à la sécheresse, ainsi que dans les régions balayées par le vent ou dégradées par l'exploitation minière, à encourager les paysans à s'engager par contrat à réserver une certaine partie de leurs terres à des fins exclusivement forestières. L'avantage de ce système est qu'il peut être éventuellement codifié sous la forme d'un droit de propriété restrictif analogue à celui sur les «dedicated woodlands» introduit par la loi forestière britannique de 1947.

Acquisition par l'Etat de droits d'exploitation du bois

L'acquisition de droits d'exploitation du bois sur de vastes superficies est une disposition particulière du développement forestier dans certaines Îles du Pacifique. Aux îles Fidji, en Papouasie Nouvelle-Guinée, aux îles Salomon, et dans les Samoa occidentales, il est impossible au service forestier d'acheter des terres, même si celles-ci abondent, si la population est peu dense et si les divers utilisateurs ne se les disputent pas. Cela tient à la répugnance qu'ont les collectivités propriétaires à se dessaisir de leurs terres. La pratique courante consiste donc pour le gouvernement à passer des accords avec les propriétaires coutumiers pour acquérir le droit à l'exploitation des bois commercialisables. Le droit de coupe peut alors être attribué à des sociétés ou à des entrepreneurs prives sous la forme de permis de coupe ou de contrats d'exploitation. Ce système diffère sensiblement des contrats d'exploitation usuels évoqués plus haut. Bien que les droits de coupe soient accordés pour 20 ans, après quoi des terrains retournent aux propriétaires coutumiers, le service forestier, en dépit du statu quo, s'est efforcé d'établir des plantations forestières sur des terrains qui avaient été exploités. C'est en fait une «possession anticipée» lourde d'incertitudes.

Droits d'usage locaux

Dans quelques pays africains, les «droits d'usage» ont été concédés aux populations locales (FAO, 1965). Ces droits ont leur origine dans la coutume, et des lois non écrites en régissent l'exercice sur une grande partie, et parfois sur la totalité du domaine forestier. Ils comprennent le droit de récolter des produits mineurs, de chasser, de pêcher, de puiser de l'eau, de creuser des puits, des droits de passage, et le droit d'utiliser la forêt aux fins de cérémonie. Poussés à l'extrême, ce sont là des droits nuisibles, qui permettent aux habitants de couper ou d'utiliser d'importants produits forestiers, de récolter des produits mineurs dont sont tributaires les arbres d'intérêt économique, de faire des feux, d'élever et faire pâturer du bétail, et même d'entreprendre des défrichements en vue d'installer des cultures ou des habitations. Dans les pays anglophones, l'exercice des droits coutumiers est strictement réglementé, la plupart d'entre eux étant abolis par la législation forestière générale. Mais dans les pays francophones, il existe comme on l'a dit plus haut une distinction essentielle entre «forêts classées» et «forêts protégées», l'exercice des droits d'usage dans ces dernières étant moins strict que dans les premières.

DANS LA COUR D'UN NOTABLE EN AFRIQUE OCCIDENTALE les administrateurs des terres communales

On a parfois toléré ces droits d'usage pour encourager les propriétaires terriens à coopérer avec le service forestier à la mise en réserve et à l'aménagement des forêts. Invariablement, les habitants exercent activement ces droits et s'y accrochent, opposant ainsi de sérieuses contraintes foncières au gestionnaire forestier. Pourtant, les réserves forestières étant constituées dans des buts divers, il devrait être possible de classifier les droits d'usage selon les circonstances. De plus, étant donné qu'en dernière analyse les objectifs forestiers doivent tenir compte des besoins des populations locales, les contraintes foncières résultant de l'octroi et de l'exercice des droits d'usage pourraient être considérées comme un sacrifice nécessaire.

On peut faire deux remarques à propos de l'évolution des régimes fonciers forestiers susmentionnés. La première est que pour divers pays les régimes actuellement en vigueur ont été importés, selon des mécanismes très divers, et dans des milieux également très variés. La seconde est que, là où il n'y avait pas pression démographique, la nécessité d'officialiser le statut des terres forestières est passée après celle de les exploiter, comme cela a été le cas au Cameroun, au Congo, en Côte-d'Ivoire et au Surinam. Mais en ce qui concerne la situation dans les îles du Pacifique, qui a été évoquée plus haut, c'est un exemple d'occasion perdue. Si l'on avait commencé à appliquer une politique énergique de mise en réserve forestière dès la mise sur pied de l'administration politique, on aurait pu éviter les difficultés actuelles. Par contre, dans les pays non soumis à une pression démographique et jouissant d'un climat convenant aux colons européens, le régime foncier a été calqué sur celui de la métropole européenne. C'est ce qui a déterminé la distinction entre les régimes fonciers forestiers des pays d'Amérique latine, d'une part, et ceux des pays homologues d'Afrique et d'Asie, d'autre part.

Politique forestière et objectifs généraux de l'utilisation des terres

Dans les premiers temps de la foresterie tropicale, on visait, par exemple, à mettre en réserve 33 pour cent des terres dans certains pays, 25 pour cent dans d'autres. Ces objectifs étaient rarement atteints. La part des terrains forestiers varie considérablement selon les pays: environ 3 pour cent au Kenya, 10 pour cent au Nigeria, 29 pour cent à Madagascar, 40 pour cent au Brésil, 57 pour cent au Zaïre, 78 pour cent en Papouasie Nouvelle-Guinée, 87 pour cent en Guyane (FAO, 1966). Bien que les forêts tropicales présentent une hétérogénéité infinie et, par conséquent, des possibilités extrêmement variées, leur existence et leur statut juridique réduisent d'autant La superficie totale de terres disponibles pour d'autres usages, notamment l'agriculture. C'est ainsi que partout où elle existe, la propriété forestière a fait naître un nouveau type d'investissement foncier, et a du même coup mué l'intérêt immédiat de l'agriculture de subsistance pour la terre en un intérêt à plus longue échéance.

Les restrictions imposées à l'utilisation des terres par l'établissement de réserves forestières ont favorisé l'amélioration de l'aménagement des terres. Au Nigeria, par exemple, le paysan qui depuis toujours fait une utilisation extensive des terres a dû non seulement restreindre ses activités de culture itinérante au voisinage des réserves forestières, mais également réviser ses relations avec les autres agriculteurs en ce qui concerne le contrôle, l'occupation et l'utilisation des terres. C'est ainsi que dans certaines communautés les paysans pratiquent une agriculture intensive sans le vouloir, tandis que les rotations de cultures de mil, de sorgho, d'oignons, d'arachide et de coton deviennent de plus en plus courantes dans les localités avoisinant les réserves forestières de savane au Ghana et au Nigeria.

Dans la vaste zone de savane africaine, l'élevage constitue l'activité principale. Les intérêts du forestier et ceux du pasteur y sont à la fois contradictoires et interdépendants. En général, les pasteurs ne se préoccupent guère des lignes de démarcation, si ce n'est celles que leur opposent les grands cours d'eau, les montagnes infranchissables, ou la mouche tsé-tsé. C'est pourquoi, lorsque les pasteurs nomades sont tenus à des redevances pour la jouissance des pâturages, comme c'est le cas au Nigeria, il est difficile d'en obtenir le versement effectif. Cependant, partout où cela est possible, les réserves forestières sont établies en premier lieu pour fournir de la nourriture aux troupeaux. On instaure alors un système de pâturage qui permet au bétail de se déplacer d'une zone à l'autre pour profiter d'une végétation herbacée relativement riche. Ces dispositions facilitent le recouvrement des taxes sur le cheptel, et sont des plus profitables à la fois pour l'économie pastorale et pour la préservation des écosystèmes.

Les gigantesques efforts de protection des sols déployés par les gouvernements pour combattre les problèmes de sécheresse dans les quatre Etats du Nigeria septentrional, par exemple, se sont vus sérieusement entravés par des droits fonciers dont jouissent actuellement les habitants. Ceux-ci se refusent à céder la moindre part de leur terrain pour y installer des rideaux-abris et des brise-vent qui sont pourtant d'importance capitale pour leur permettre d'exploiter le reste de leurs terres, et partant, de survivre. Bien qu'ils reconnaissent maintenant les avantages de ces brise-vent l'acquisition des terrains reste extrêmement laborieuse et coûteuse (Adeyoju, 1973). Pourtant, là où on est parvenu à mettre en œuvre ce genre de projet, les profits résultant des indemnisations versées et des possibilités d'emploi pendant la période d'installation ont été d'une importance considérable pour l'économie locale.

Chômage

Les exemples ci-dessus montrent différents aspects fonciers de la mise en valeur qui, toutefois passent après les problèmes de développement rural dans la plupart des pays tropicaux. En même temps qu'il leur fallait tenter, d'une façon ou de l'autre, de stimuler, de favoriser et de créer un milieu favorable au développement, et de brûler les étapes de la croissance économique, ces pays devaient livrer une rude bataille contre le chômage. C'est là un combat des plus difficiles, en dépit de la contribution concertée de l'industrie moderne, de l'agriculture, de l'infrastructure, des services sociaux, et de la réforme foncière. Dans ces conditions, le rôle du secteur forestier est tel que le fait ressortir Raup (1967) lorsqu'il déclare que partout où il y a excédent de main-d'œuvre agricole et pénurie de capital, les systèmes fonciers doivent être conçus de façon à mettre les gens au travail.

La théorie de Raup fournit un cadre socio-économique permettant de concilier les objectifs antagonistes de la politique forestière et de l'utilisation des terres en général. Par ailleurs, dans le même ordre d'idées, Nautiyal et Smith (1968) et Muthoo (1970) ont examiné les critères d'évaluation de politiques corrélatives en matière d'utilisation des terres. La conclusion qui ressort de ces études est qu'une utilisation profitable et équilibrée des ressources foncières est conditionnée par des méthodes rationnelles d'aménagement.

Les forêts tropicales couvrent quelque 700 millions d'hectares (FAO, 1974). Elles doivent cette vaste étendue, en partie à l'action des forestiers et en partie aux caractéristiques naturelles des pays concernés. Les politiques forestières ne s'étant pas fondées sur l'étude de la vocation des terres et sur des enquêtes socio-économiques, les réserves forestières existantes englobent inévitablement dans la plupart des pays les meilleures terres agricoles, et sont de ce fait menacées, non seulement dans les régions très peuplées, mais également dans les sociétés en évolution rapide. Il est évident que, dans beaucoup de régions, les terres forestières constituent un capital dormant, en raison des dispositions juridiques qui en interdisent l'utilisation à des fins plus lucratives. Ainsi, l'excès de réserves forestières peut être un obstacle au développement dans certains pays, tandis que dans d'autres où ces réserves occupent une superficie raisonnable, le manque d'impulsion peut être dû à des méthodes d'aménagement trop rigides. Lorsqu'on étudie les possibilités des terres forestières et les options pour leur aménagement, il ne faut pas perdre de vue que toute la superficie actuellement boisée ne sera pas nécessairement toujours vouée à la forêt, pas plus que le domaine forestier ne se limitera nécessairement dans l'avenir aux terres actuellement sous forêts (Westoby, 1974).

La question qui se pose en l'occurrence est de savoir quel usage le service forestier, les propriétaires et la société en général, font ou pourraient faire des terrains dont ils disposent. C'est le seul critère qui doive être examiné attentivement lorsqu'il s'agit de justifier des changements dans le régime foncier forestier. A l'heure actuelle, pratiquement tous les services forestiers tropicaux aménagent leurs forêts à la seule fin d'en tirer régulièrement du bois. Il n'est pas douteux que la monoculture exclusive pratiquée dans les forêts tropicales n'est pas nécessairement apte à procurer le plus grand profit possible au plus grand nombre possible des gens, comme l'envisagent fréquemment les textes de politique forestière. Aussi, les services forestiers doivent-ils constamment réestimer les valeurs que la société peut et doit attribuer aux terres boisées.

Ce ne sont pas seulement la stratégie du développement et sa mise en œuvre qui devraient évoluer avec le temps. Les circonstances peuvent exiger que la politique d'aménagement extensif, compatible avec un système d'exploitation hautement sélectif, soit modifiée en vue de permettre une conversion plus efficace des essences recherchées, ou parce que les progrès de la technologie permettent d'utiliser des essences jusque-là délaissées. Par ailleurs, la gamme et la portée des variables techniques dont dispose maintenant le forestier tropical devraient lui permettre d'apprécier le caractère systématique des activités forestières, et de mettre en évidence que, si l'économie forestière peut être qualifiée de système, ce dernier n'est et ne saurait être considéré ni comme fermé (King, 1975), ni voué à la seule production de cellulose.

L'aptitude des terrains forestiers à satisfaire des besoins très divers en les soumettant à un aménagement polyvalent et non plus monovalent, reste pour la plupart des forestiers tropicaux un objectif lointain. A souligner à cet égard que l'aménagement forestier doit être fonction des avantages que l'on peut en attendre. En conséquence, il peut être souhaitable de réduire l'importance accordée à la production ligneuse dans les forêts situées relativement près de centres urbains, et dans celles où la durée d'une révolution normale excède cinquante ou soixante ans. Là où les responsabilités du service forestier incluent la création de parcs nationaux et de forêts la protection de la faune sauvage, l'organisation de la chasse, nulle contrainte institutionnelle ne devrait s'opposer à une réorientation des priorités de l'aménagement en vue d'un profit optimal. Ces dernières années, les services forestiers d'Etat du Nigeria ont accordé une attention toute particulière au développement de ces ressources annexes. De fait, dans certains Etats, le succès de ces projets forestiers secondaires a puissamment rehaussé les possibilités d'atteindre les objectifs fondamentaux de l'économie forestière.

PLANTATION PRIVÉE DE COCOTIERS ET DE CACAOYERS une autre forme de tenure

Agrosylviculture

Il existe d'autres possibilités de développement auxquelles on accorde rarement toute l'attention et l'importance qu'elles méritent dans l'aménagement des forêts tropicales. C'est ainsi que les forêts et les industries forestières, se situant généralement en milieu rural, contribuent souvent à freiner l'exode vers les villes, et, partant, à réduire le chômage dans les zones urbaines, et à favoriser une répartition plus équitable des activités économiques dans un pays ou une région donnés. La foresterie offre un autre atout peut-être plus important encore en ces temps de chômage croissant, en ce sens qu'elle procure généralement plus d'emploi par unité de capital engagé que ne peuvent le faire la plupart des autres secteurs de l'économie. Par ailleurs, les systèmes agrosylvicoles (taungya ou shamba) que pratiquent les forestiers un peu partout dans le monde, présentent, à condition de les appliquer rationnellement et sur des bases scientifiques, d'excellentes possibilités de développer en symbiose la sylviculture et l'agriculture pour répondre à la demande croissante de vivres et de produits ligneux homogènes (King, 1968). Certains pays s'intéressent aux avantages que peut procurer le dynamisme d'une telle combinaison. Au Nigeria, par exemple, l'agrosylviculture fait désormais partie intégrante des programmes de développement rural, et elle est l'objet d'importants investissements socio-économiques. La production et la transformation des denrées agricoles sont effectuées par l'ensemble des ouvriers permanents du service forestier; la réussite des plantations est bien meilleure que dans la taungya traditionnelle, et les travailleurs vivent dans des cités rationnelles, pourvues d'un minimum de commodités, et dans un climat qui contribue à l'harmonisation des rapports ethniques (Enabor et Adeyoju, 1975). Les avantages économiques de ce programme sont suffisamment évidents pour dissuader toute tentative d'aménagement forestier non planifié.

Parallèlement à la modernisation du système de la taungya, on peut entreprendre d'autres programmes d'aménagement visant à intégrer les ressources des populations locales, professionnellement menacées par la création de réserves forestières, avec celles du service forestier. Dans certaines zones, la vraie menace pour la sécurité du domaine forestier vient de groupes professionnels peu nombreux mais organisés dont les besoins particuliers et les moyens d'existence ne sont pas dûment reconnus. C'est ainsi que les chasseurs qui pourvoient aux besoins en protéines animales des communautés locales ont non seulement été l'objet de discrimination de la part du service forestier, mais ont parfois été poussés à la violence avec l'appui des ruraux. L'attitude de la plupart des services forestiers dans de tels cas, ou vis-à-vis d'autres groupes professionnels, a été négative et stérile. En l'occurrence, la formule la plus rationnelle consiste à élaborer un programme d'aménagement qui offre une source de profit au plus grand nombre possible de membres du groupe, afin de se garantir contre l'instabilité de tenure.

En général, l'utilisation à long terme des ressources forestières se confond avec le problème de la production soutenue. Si les forêts sont capables d'offrir de manière continue des biens et des services, elles ne peuvent le faire qu'à condition qu'on en entretienne la productivité du sol et des peuplements. Cette production soutenue peut être plus ou moins importante selon la façon dont la forêt est aménagée. Le concept de variantes d'aménagement est cependant encore inconnu de la foresterie tropicale. Face à l'accroissement de la population, il faut comprendre que l'unique moyen de satisfaire au mieux les besoins de tous réside en un équilibre idéal des biens et des services. C'est pourquoi on ne saurait trop insister sur le fait que la forêt n'est pas une bonne chose en soi. Elle n'a de valeur que si on lui fait produire les biens et les services dont les gens ont besoin (Worrell, 1959); c'est en cela que résident la raison d'être et les objectifs de l'aménagement.

Impératifs pour l'avenir

Dans la recherche de solutions aux problèmes fonciers que posent les terres forestières, il importe de tenir compte de deux grands facteurs, à savoir la nécessite d'organiser, en s'appuyant sur les assises traditionnelles, un système de propriété qui puisse s'adapter aux besoins de vie économique d'un Etat moderne, et celle de prévoir et d'encourager les investissements de la part de collectivités locales extérieures, en facilitant aux organismes de développement l'accès à la terre et en leur garantissant des conditions de sécurité et de stabilité convenables. Dans le cas où la quasi-totalité des terres rurales appartient à des groupements, et où le terme d'aliénation de terre n'a pas de sens, on peut résoudre le dilemme évident du développement forestier en louant à long terme des terres de statut coutumier. Cette formule a été appliquée en Nouvelle-Zélande pour la mise en valeur des terrains forestiers de droit coutumier des Maoris.

Les contrats d'aménagement forestier à long terme en vue de reconstituer une nouvelle forêt sur des terres exploitées sont d'importance capitale, notamment pour les superficies destinées à être incorporées au domaine forestier permanent; aussi doivent-ils être négociés avec les propriétaires coutumiers dès les premiers stades de la mise en valeur forestière dans une zone donnée. Il est bon que ces contrats aient été conclus au moment de l'acquisition des droits de coupe, de sorte que puissent être inclus dans l'acte de concession des engagements relatifs à la reconstitution des ressources forestières sur les terrains exploités à blanc. La plantation peut être effectuée soit par le gouvernement, soit par une société de reboisement à créer avec la participation du gouvernement et des propriétaires terriens. L'introduction de ce système au Libéria, en Papouasie Nouvelle-Guinée, au Surinam et dans d'autres pays qui en sont encore au début du développement forestier intensif, offrira des perspectives sans cesse améliorées à mesure que les populations prendront une part plus directe aux activités forestières, et pourront mieux comprendre ainsi les conséquences néfastes pour leur bien-être d'attaques anarchiques contre l'intégrité des forets. L'affermage peut donc être une phase intermédiaire, ou un prélude nécessaire à l'affectation des terres forestières.

FORESTIERS INDIENS AU TRAVAIL quel que soit le régime foncier, les ressources doivent être protégées

Aussi logique que paraisse la disparition des formes traditionnelles d'utilisation des terres, qui impliquent des conditions socio-économiques peu favorables au progrès, notamment le défaut de sédentarisation, ces formes subsisteront sans doute longtemps encore dans bien des pays. Le secteur forestier, tout en continuant à fournir l'espace potentiel nécessaire à la culture itinérante, devra se modeler sur les besoins du développement économique; il faudra qu'il mette en réserve une superficie forestière suffisante pour la production de bois et qu'il l'affranchisse de droits d'usage, puis qu'il délimite et protège des zones non boisées, jusqu'ici soumises à un pâturage incontrôlé, pour y établir des forêts artificielles. Il s'agit donc de concilier les droits d'usage forestiers avec le rôle du secteur forestier dans le contexte économique général. Comme le laissent entendre les concepts à la base des programmes de réforme agraire (FAO, 1966), la solution doit être cherchée dans la propagation de méthodes d'agriculture et d'élevage permettant une utilisation plus intensive de la terre que les pratiques traditionnelles. Grâce à la mise en valeur forestière, on peut incontestablement mieux utiliser la terre et la main-d'œuvre dont disposent les populations rurales. Il faut toutefois que les mesures destinées à accroître la contribution directe de la mise en valeur forestière à l'amélioration des conditions sociales et économiques des zones rurales s'assortissent d'un contrôle et d'une rationalisation progressifs des droits d'usage, moyennant une réglementation.

Adapter la législation aux institutions traditionnelles

Selon la vieille école, le meilleur moyen de résoudre ces problèmes consisterait à étendre le régime de la propriété individuelle de droit écrit à tous les ressortissants d'un pays donné. Toutefois, l'intégration d'une telle institution avec les systèmes traditionnels se heurte à de telles difficultés d'ordre sociologique que cette solution n'est guère viable en l'état actuel des choses. Il se peut, de plus, que certaines sociétés tropicales soient encore très attachées à leurs systèmes, à leurs idées et à leurs modes de pensée. Il semblerait donc préférable, en matière de régime foncier, d'ajuster dans toute la mesure possible la législation au contenu des institutions traditionnelles. Le difficile, en l'occurrence, est le caractère extrêmement délicat des mesures à prendre. On pourrait, néanmoins, envisager d'abolir, plus ou moins progressivement, les droits de lignage, en faveur non pas de particuliers mais de collectivités plus larges, qui pourraient aller de la «commune rurale» à l'Etat. Mais là encore, on peut s'attendre à de vives résistances.

L'abolition des droits d'usage nuisibles aux réserves forestières peut être compensée par l'expansion des bois communaux au voisinage des villages et des villes. Dans certains cas, on indemniserait en argent les communautés privées de certains droits d'usage nuisibles à la forêt et, dans d'autres, on constituerait une réserve forestière dont les revenus futurs seraient partagés entre le gouvernement et les ayants droit (King, 1963). Le statut de forêt communautaire comporte généralement des avantages propres. Ainsi, par exemple, lorsque des dirigeants veulent pratiquer d'imprudentes politiques de liquidation dans Les forêts communautaires, les responsabilités statutaires des communautés concernées sont souvent un moyen utile d'opposition. En dépit des droits souverains des collectivités sur leurs réserves forestières, on a pu cependant imposer d'autres dispositions qui atténuent les effets d'une mauvaise administration éventuelle des forêts par les conseils locaux. Ces dernières années, on a revu au Nigeria les procédures de l'aménagement de forêts communautaires. sans que le droit de propriété en soit touché; les fonctions statutaires de. conseils locaux, en tant que représentants des propriétaires forestiers, se limitent désormais à des consultations de routine et à l'encaissement des redevances forestières; les services forestiers des conseils locaux ont aussi été supprimés, et leurs pouvoirs fiscaux abolis dans la plus grande partie du pays. Ces nouvelles dispositions permettent une mise en œuvre sans entrave de la politique forestière, et renforcent la stabilité de tenure.

Conservatoires ou «banques foncières»

La création de conservatoires a donné une nouvelle impulsion à la mise en valeur forestière. Leur existence, par exemple au Nigeria, offre de grandes possibilités d'acquisition de nouveaux terrains pour la forêt. Ces conservatoires sont eux-mêmes des organismes de développement mieux placés que quiconque pour faire office de «banques foncières». De vastes étendues de terres sous-exploitées ou mal exploitées peuvent être placées sous la tutelle des conservatoires, ce qui permet aux services forestiers de rivaliser pour les restaurer et les mettre définitivement en valeur.

Certains pays n'offrent guère de possibilités d'accroître sensiblement le domaine forestier. Les conditions y sont peu propices à l'acquisition de terrains aux fins essentiellement de mise en valeur forestière, et on ne peut davantage y invoquer les concepts de «territoires vierges», de «terres inoccupées», ou de «terrains vacants». C'est ainsi qu'au Nigeria, au Ghana, en Ouganda, en Inde, au Pakistan, au Bangladesh, à Sri Lanka et en Malaisie occidentale, des politiques visant à l'établissement de nouvelles réserves forestières apparaîtraient dans une large mesure non seulement comme un anachronisme, mais même comme une provocation. Néanmoins, le désir sincère qu'ont ces pays de moins dépendre des importations, et d'acquérir la technologie nécessaire pour transformer leurs ressources actuelles et potentielles, ouvrent de nouvelles possibilités de mise en valeur des terres. En outre, les récents progrès de la science permettent une réduction appréciable du temps d'élaboration des produits forestiers, dont la longueur est une faiblesse traditionnelle du secteur forestier. Grâce, en fait, aux progrès de la génétique végétale et de la fertilisation des forêts, on obtient plus vite une production ligneuse meilleure en quantité et en qualité, moyennant la création de forêts artificielles dont le régime est adapté à la demande de l'industrie. A ajouter à cela que, devant l'étendue toujours croissante de terres agricoles aux sols épuisés par l'arboriculture (par exemple, le cacaoyer en Afrique occidentale) les agriculteurs réclament des essences susceptibles de s'accommoder de tels sols. La rentabilité économique démontrée de certaines essences cultivées à une révolution de 5 à 10 ans pour l'approvisionnement en matière première d'industries de pâte, d'allumettes ou de mobilier, offre une solution de rechange séduisante à des agriculteurs pratiquant des cultures commerciales ne rapportant qu'au bout de longues années. Ces évolutions pourraient puissamment influer sur les structures de la propriété forestière. Il se peut que l'on voie dans certains pays se créer et prospérer un complexe forestier privé fait d'un échiquier de forêts, de terres agricoles et de quelques petites industries. Il est probable également que les progrès de la génétique forestière et des techniques de transformation du bois s'assortiront d'un regain d'investissements privés dans les terres forestières.

Ces changements éventuels dans le régime foncier des forêts tropicales et toutes autres améliorations connexes ne peuvent se concrétiser que si l'on apporte les ajustements voulus à la structure et aux objectifs des services forestiers. Pour le moment, la plupart des administrations forestières sont sur pied et agissent essentiellement en tant qu'«agents de conservation», dans une optique indûment limitée à la production de bois et à la régénération. Si ces activités méritent encore la priorité absolue qui leur a toujours été accordée, il faut, vu l'âpreté avec laquelle on dispute maintenant au secteur forestier les ressources qu'il peut mettre en valeur, tenir compte d'autres aspects tout aussi importants, sinon capitaux. La maxime traditionnelle, selon laquelle la foresterie commence et finit par l'élevage d'arbres dans des réserves forestières est simpliste, et constitue une arme a double tranchant au même titre que le protectionnisme pour le commerce national.

Nécessité d'une évaluation constante

Dans une économie dynamique, les objectifs, et les moyens de les atteindre doivent faire l'objet d'une évaluation constante. Il faut que les services forestiers réorientent leurs priorités, que, là où une réforme agraire est entreprise, leur rôle soit clairement défini et pleinement intégré, que, dans les zones où il y a pénurie de terres, ils soient les premiers à favoriser le développement économique, et que, même en l'absence de toute contestation ou menace à l'égard de la tenure forestière, ils fassent preuve d'imagination, et résistent à la tentation de se conduire en seigneurs féodaux.

De toute évidence, les forestiers tropicaux pâtissent de deux grands maux qui tiennent à leur impuissance à agrandir notablement leur domaine, à en stabiliser la situation foncière, et à mettre un terme aux attaques dont ils sont l'objet. Tout d'abord, de par leur formation et leur tradition, les forestiers tropicaux se préoccupent exclusivement de la production extensive d'une seule matière première, position toujours plus difficile a défendre, tant en théorie qu'en pratique, dans certains pays. En fait, dans certaines régions du Bangladesh, de l'Inde, du Kenya, du Nigeria et de Sri Lanka, la situation en est arrivée au point où le forestier doit avant tout faire office de gestionnaire des ressources en terres, et seulement en deuxième ou troisième place, de producteur de bois. Cependant, le forestier ne saurait s'acquitter efficacement de ces nouvelles fonctions sans avoir quelques notions d'autres disciplines telle, que le droit, l'économie, la sociologie, l'anthropologie, l'administration, le crédit agricole et les finances politiques.

La plupart des programmes de formation forestière ne comprennent pas l'enseignement de matières qui permettraient aux forestiers de mieux comprendre les sociétés auxquelles ils auront affaire. Il se peut que la concentration des forestiers sur une ressource fondamentalement lente à se développer nuise involontairement à leur cause. Il est également intéressant de noter que jusqu'à présent on ne s'est guère préoccupé dans les séminaires, consultations ou conférences, des problèmes particuliers de l'utilisation des terres forestières. Il y a, naturellement, des séminaires et des stages de formation consacrés spécifiquement à l'écologie forestière, à l'hydrologie, à l'aménagement, à la phytopathologie, à la protection, à la sylviculture, mais toutes ces disciplines ne sauraient se concevoir isolément. On dispose, en revanche, d'une abondante information sur l'utilisation et l'aménagement des terres agricoles, qui facilite l'accès à de larges facilités de crédit et à des subventions de développement par le truchement de services de consultation et de vulgarisation tels qu'en possède l'agriculture. Mais, en raison des limitations et des lacunes de sa formation, le forestier, pour sa part, n'est pas toujours en mesure de solliciter des prêts aux fins de mise en valeur, même dans des pays où les banques et les institutions de crédit agricole seraient disposées à prêter leur appui à des plantations à court terme en vue de la production de bois de pâte, de bois de copeaux ou de gomme arabique.

CALCUL DU VOLUME, EQUATEUR le régime foncier doit être conçu pour créer des emplois

Le deuxième mal dont pâtissent la plupart des services forestiers tropicaux tient au manque d'informations sur leurs activités. Ces services, n'ayant pas une orientation commerciale, se comportent souvent comme une petite bureaucratie paralysée par l'inertie; comme, de plus, ce sont eux les propriétaires de facto des forêts, ils ne ressentent pas le besoin de rendre compte ou de fournir des informations sur leurs activités, sinon pour la circonstance et pour la forme. Aussi le public et même la majorité du personnel forestier ignorent-ils tout des problèmes propres à la forêt, des succès enregistrés et des possibilités. Rien d'étonnant, par conséquent, à ce qu'on soit peu ou pas tenté d'investir dans la forêt, à ce qu'on ne soit pas disposé à céder des terrains à la sylviculture dans les régions peu peuplées et à ce qu'on ne s'intéresse que faiblement à l'entreprise forestière privée. De plus, en dépit des avantages économiques patents et potentiels des projets forestiers, ceux-ci se heurtent dans certaines communautés à une opposition violente, à un refus de coopération, ou, au mieux, à l'apathie. Cela tient à la fois à l'absence de solides programmes d'information du public, et à la lourdeur des structures administratives dans lesquelles sont enfermés les services forestiers.

Les problèmes fondamentaux ressortant de l'examen des régimes fonciers dans les forêts tropicales résident donc dans l'usage et l'abus des forêts existantes ainsi que dans le sens des responsabilités à leur égard. Les réponses qui seront données à ces questions seront d'une importance déterminante pour les propositions de modifications au régime foncier et à l'utilisation des terres présentées par les services forestiers. S'il est vraiment nécessaire et souhaitable de stabiliser ou de remanier le régime foncier de la forêt, il faut avant tout appliquer le vieil adage: «Charité bien ordonnée commence par soi-même». Les services forestiers doivent donc commencer par panser leur propres plaies, afin de pouvoir mener le bon combat avec courage et détermination. Ces problèmes découlant surtout de l'organisation interne des services forestiers, on peut leur trouver des solutions immédiates. Par exemple, le redéploiement ou le renforcement du personnel forestier aux points névralgiques permettrait à des fonctionnaires expérimentés de consulter régulièrement les communautés et leurs dirigeants, et d'engager ainsi un dialogue fécond. Comme on l'a constaté à diverses reprises, les groupes réfractaires sont souvent divisés par des dissensions superficielles qui naissent d'un manque d'appréciation de leurs difficultés et de leurs aspirations mutuelles. Les services forestiers ayant une attitude de repli vis-à-vis du public, les objectifs de leur saine politique qui sont de nature à promouvoir et à appuyer le développement économique, ainsi que leur souci sincère de transmettre aux générations futures un environnement bien aménagé, sont souvent mal interprétés. Ces malentendus et ce désintérêt pour la juste cause des forestiers peuvent être combattus grâce à des programmes suivis d'information du public (FAO, 1975b).

On ne saurait, par conséquent, trop souligner que, aussi longtemps qu'elle sera inséparable du sol qui la porte, la forêt et son régime foncier resteront en butte à la controverse et à l'instabilité. Le meilleur moyen d'en garantir l'intégrité à long terme et de la défendre contre toute action précipitée, c'est de toujours utiliser la terre dans l'intérêt du public, et de faire mieux comprendre à ce dernier ses problèmes et sa politique.


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