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La foresterie tropicale ses contrat actions

L'aménagement d'une forêt tropicale humide pose autant de problèmes qu'il essaie d'en résoudre

Alf Leslie

ALF LESLIE est professeur d'économie forestière à l'université de Christchurch, Nouvelle-Zélande.

Depuis qu'on a commencé à les exploiter commercialement à grande échelle, l'aménagement des forêts tropicales humides a posé bien des problèmes aux forestiers et mis leur patience à rude épreuve. Au départ, les principes de l'économie forestière tropicale étaient ceux de ce que l'on appelle de nos jours, avec une nuance péjorative, l'école classique. Il n'y a à cela rien de bien étonnant: les premières phases de l'économie forestière tropicale ont coïncidé avec les dernières phases de la période classique, et en tout état de cause la plupart des forestiers tropicaux étaient formés dans la tradition classique. Le rendement soutenu et la régénération naturelle furent inévitablement les objectifs prédominants. (L'aménagement suivant ces principes, destiné à préserver, selon l'expression de Catinot (1974), l'écologie originelle de la forêt tropicale, correspond à ce que dans la présente étude nous appellerons traitement en forêt naturelle.) Nous y parlerons donc des incidences économiques du remplacement des forêts existantes, plutôt que de l'économie de leur exploitation.

Au cours des dernières années, ces principes directeurs ont progressivement perdu de leur rigidité: la régénération naturelle a été la première à céder. Devant des déboires répétés, l'enthousiasme pour la régénération naturelle s'est fortement émoussé. Sous la pression de contraintes diverses, les forestiers tropicaux finissent par accepter, quoique souvent à contrecœur, la tendance universelle aux plantations d'essences à croissance rapide, sous une forme ou sous une autre, comme la seule réponse défendable. Le calcul économique semble montrer qu'il ne saurait guère en être autrement.

Le rendement soutenu a résisté un peu plus longtemps, mais semble maintenant perdre aussi du terrain. Cette désaffection a plusieurs raisons (Smith, 1962, 1969) dont l'une, d'une portée considérable pour les pays tropicaux, est l'incompatibilité flagrante avec les réalités économiques des pays en développement. Un aménagement basé sur le rendement soutenu bloque de vastes superficies de terres et d'importants capitaux réalisables, deux types de ressources qui sont rares dans la plupart de ces pays. Le principe du rendement soutenu, appliqué à des forêts naturelles de faible productivité, est donc quasi indéfendable (Lee, 1973).

Dans une certaine mesure, la désillusion éprouvée vis-à-vis du rendement soutenu provient d'un préjugé tenace, selon lequel ce principe n'admettrait qu'une seule interprétation - le remplacement de la forêt, au fur et à mesure de son exploitation et sur la même station, par une nouvelle, dotée d'une composition et d'une structure essentiellement identiques quoique, espère-t-on, de productivité plus élevée. Mais cette conception du rendement soutenu, si valable soit-elle, n'est pas la seule possible, et il en existe plusieurs autres tout aussi valables, sinon plus, dont l'une, celle des «plantations compensatoires», a maintenant de nombreux partisans parmi les forestiers tropicaux.

Le postulat de base de la foresterie tropicale, pour implicite qu'il soit, est qu'un aménagement naturel est possible et souhaitable. Il suffit dès lors de trouver les modalités d'application d'aménagements monocycliques ou polycycliques qui s'adaptent le mieux aux conditions d'une forêt donnée. Or, il semble que, presque universellement, la recherche des méthodes appropriées soit une tâche particulièrement ardue et ingrate. C'est ainsi qu'après un siècle d'efforts opiniâtres pour faire entrer les forêts tropicales humides dans le moule de l'aménagement naturel, il semble que la solution au problème se trouve dans l'abandon de la forêt naturelle.

Dans une large mesure c'est l'économie qu'il faut blâmer, ou louer, pour cette tendance à l'abandon des systèmes d'aménagements naturels dans les forêts tropicales. Que l'aménagement naturel soit trop difficile pour justifier l'effort qu'il nécessite est déjà, en soi, un jugement économique. Mais il y a plus. La forêt tropicale naturelle, par exemple, est trop exigeante en terres, trop coûteuse en capital, trop lente et incertaine dans ses réponses aux traitements, par comparaison avec d'autres formes d'utilisation des terres. Il faudrait voir dans quelle mesure ces arguments sont valables, et pour quelles raisons l'aménagement des forêts tropicales humides apparaît assez peu rentable pour que l'on y renonce. Mais avant de nous tourner vers cet aspect de la question, il y a lieu de mentionner d'autres raisons à l'abandon l'aménagement naturel.

Tout d'abord, même les plus ardents défenseurs du traitement en forêt naturelle ne sauraient nier que tous les efforts entrepris ont fourni très peu de méthodes sûres et généralement applicables pour la régénération naturelle des forêts tropicales humides. Comme on le disait dans une de la FAO en 1974: «Les connaissances en matière de sylviculture de traitement des diverses formations de forêt humide sont très insuffisantes, de sorte que l'on ne peut prescrire avec certitude des méthodes sylvicoles appropriées que pour quelques zones limitées.» Le remplacement des forêts naturelles par des plantations est donc une mesure rationnelle pour rendre moins incertaines les futures sources en bois dans les régions tropicales. Les plantations forestières t en outre pour attrait que l'aménagiste y a désormais affaire à des essences et à des méthodes dont il connaît au moins quelque chose, au lieu d'avancer à tâtons sur un terrain à peu près inconnu.

On pourrait se demander si des motifs de cet ordre ne sont pas finalement plus contraignants que les raisons économiques qui sont incriminées. L'économie n'est en fait guère plus qu'une excuse. Après tout, on ne peut rien dire de plus en ce qui concerne l'économie des forêts tropicales qui ne soit déjà connu quantitativement sur leur sylviculture et leur réponse à l'aménagement. Or, de l'avis général, on en connaît si peu, que l'on ne peut presque rien dire de définitif sur leur économie.

Naturellement il y a des exceptions à la règle qui voudrait que les forêts tropicales humides s'avèrent très difficiles, sinon impossibles, à traiter en forêts naturelles. Toutefois, comme le montre Baur (1964), la plupart des méthodes possibles ont été essayées quelque part et se sont généralement révélées peu satisfaisantes. L'abandon progressif de cette forme de traitement est, par conséquent, presque inévitable.

La majorité des raisons avancées pour expliquer les difficultés de l'aménagement «naturel» des forêts tropicales humides procèdent évidemment de la structure et de la biologie de ces forêts qui sont, comme le souligne Richards (1973), «les écosystèmes les plus complexes de la terre». La plu part des efforts faits pour rendre leur gestion plus économique ont donc porté sur l'aspect écologique. Cependant, le problème de l'aménagement des forêts tropicales humides est à l'origine, comme le souligne Vannière (1975), plus économique que biologique.

Aussi longtemps que les hommes vivant dans la forêt tropicale humide ou à son voisinage n'usèrent de la forêt ou du sol qu'elle occupait qu'en pratiquant l'agriculture de subsistance, dont l'intensité n'excédait pas leur capacité de récupération, aucun problème d'aménagement ne se présentait. La culture itinérante constituait dans ces conditions un système d'aménagement des terres stable et efficace, plutôt qu'une menace comme l'a dénoncé la littérature forestière tropicale. Tant qu'il n'y avait pas de changements excessifs du milieu physique ou de ruptures dans le système culturel, la structure de la forêt naturelle pouvait se maintenir ou se reconstituer. Les problèmes que ces sociétés humaines pouvaient rencontrer dans l'aménagement des forêts différaient de ceux des forestiers modernes sous deux aspects importants. Tout d'abord, l'incidence des interventions humaines sur la forêt, que ce soit pour en tirer des produits et des services ou pour se procurer des terres cultivables, n'était rien à côté des effets de l'exploitation industrielle moderne. En second lieu, la plupart des problèmes trouvaient leur solution à mesure que des systèmes stables d'association entre l'homme et la forêt se développaient et se maintenaient en équilibre dynamique sur de très longues périodes.

CARAÏBES. LA FORÊT RECULE DEVANT LES PÂTURAGES Comment utiliser la forêt? Comment la régénérer? Faut-il abandonner l'aménagement naturel?

Une situation analogue se présente, même à notre époque, lorsque la forêt est soustraite à l'utilisation industrielle au profit d'autres objectifs tels que protection de l'environnement, récréation, réserves de faune, réserves d'aborigènes. Le seul problème qui se pose alors pour aménager la forêt naturelle consiste à la protéger contre une utilisation ou une occupation humaine excessives.

L'exploitation industrielle de la forêt tropicale humide, par contre, provoque des changements profonds dans le milieu naturel et dans la société humaine qui vit en symbiose avec lui. Le choc infligé au milieu humain peut être atténué ou aggravé selon la manière dont l'industrialisation est introduite et appliquée, mais il ne peut être totalement évité. Il en est de même, dans une large mesure, pour la forêt. Pourtant, cette rupture d'équilibre elle-même ne crée de problème d'aménagement que si l'on cherche à remplacer la forêt après exploitation par une autre forêt de composition et de structure semblables sur la même station.

Par conséquent, il faut qu'il y ait combinaison de deux facteurs économiques - l'exploitation industrielle, et un type déterminé de réinvestissement - pour créer une situation telle que la biologie complexe de la forêt tropicale humide fasse de son aménagement un problème réel. Mais le fait que les problèmes soient d'origine économique ne signifie pas forcément que l'économie puisse y apporter une réponse. Les systèmes stables d'association entre l'homme et la forêt qui s'étaient élaborés avant l'ère de l'exploitation forestière étaient fondés sur des institutions qui comportaient des considérations économiques, sans être dominées par elles. Telle est la situation dans laquelle les sociétés d'aujourd'hui auront à déterminer si la forêt tropicale humide survivra en tant: qu'écosystème important.

La question qui se pose alors est évidemment celle-ci: la forêt tropicale humide doit-elle survivre? Et peut-elle survivre? Gomez-Pompa et al. (1972) émettent des doutes sur sa capacité de se renouveler; ces doutes sont confirmés par May (1973) dans ses analyses de stabilité sur des modèles d'écosystèmes qui mettent en évidence des caractéristiques structurales des forêts tropicales humides telles qu'en général elles ne peuvent survivre à des perturbations du type et de l'ampleur qu'implique l'exploitation commerciale. S'il en est ainsi, alors l'aménagement naturel est une illusion. La forêt disparaîtra presque à coup sûr, puisqu'elle ne peut survivre que dans la mesure où elle n'est pas exploitée pour le bois ou pour l'agriculture; or on est amené à penser que ce sera rarement le cas. On revient ainsi à la question: pourquoi doit-elle survivre?

L'élimination des forêts tropicales aurait, comme l'explique Richards (1973), «des conséquences importantes pour la vie sur la terre, encore que leur nature et leur étendue ne puissent être prévues de façon précise». C'est évidemment la dernière partie de cette proposition qui accroche. Il se peut que les forêts tropicales humides soient, par quelque effet climatique global, un élément essentiel de stabilité climatique. Toutefois, d'après Richards (1973), cela est relativement peu probable. Sans doute la seule chose dont on soit sûr pour le moment est que les effets qu'aurait la destruction de larges étendues de forêt tropicale «ne peuvent être prévus de façon précise». L'ennui c'est que la réponse ne sera connue qu'après l'événement. Comme il sera trop tard lorsqu'on découvrira que ces forêts avaient effectivement un important rôle écologique, une certaine prudence est sans doute justifiée. Une saine économie suppose certaines garanties. Le rôle de la forêt tropicale humide, quel qu'il soit, peut ne pas dépendre entièrement de son maintien à l'état de forêt naturelle. Son remplacement par des peuplements artificiels ou par des plantations arboricoles pourrait répondre au même objet, à la condition qu'il porte sur des surfaces suffisamment étendues et d'un seul tenant. Mais tout cela est théorique, et la proposition de Goodall (1975) d'étudier les possibilités d'aménagement des: forêts tropicales par analyse sur ordinateur à partir de modèles simulés mérite d'être prise en considération.

Il y a, selon Richards (1973), des motifs plus graves de préoccupation: la perte d'une source irremplaçable de connaissances biologiques encore inexplorées, et l'appauvrissement du stock de gènes disponible pour l'évolution future des espèces végétales et animales. La disparition des possibilités de choix qui en résulterait diminuerait la souplesse de l'architecture génétique dont l'humanité aura certainement besoin dans l'avenir.

Dans la mesure où ces considérations amènent impérativement à s'inquiéter de la destruction des forêts tropicales humides, le moyen le plus sûr d'assurer leur survie serait de ne pas les exploiter commercialement ni de les convertir à l'agriculture ou autres usages. Il est toutefois bien peu probable que, dans les circonstances actuelles, les pays en développement sur le territoire desquels sont situées les forêts tropicales humides soient suffisamment sensibilisés aux problèmes d'intérêt général, au niveau du globe, pour renoncer à une exploitation et à une conversion à grande échelle. La création d'un nombre relativement peu élevé de réserves isolées à des fins scientifiques, historiques ou récréatives, et pour la protection de la faune sauvage, est le maximum que l'on puisse espérer à cet égard. Il se peut, en fait, que cela suffise.

Le meilleur argument en faveur d'un aménagement à grande échelle des forêts tropicales humides consiste, par conséquent, à démontrer que la forêt représente la forme de mise en valeur la plus rentable. Sur ce point, les opinions sont nettement divisées, et les diverses conceptions de cet aménagement reflètent pour une part ces divergences. Les difficultés résultent essentiellement des faibles taux d'accroissement du capital qui caractérisent les forêts tropicales, et de la longue durée des révolutions nécessaires pour obtenir des produits commercialisables. Des analyses comparatives basées sur une rentabilité assez réaliste des investissements montrent presque inévitablement que la forêt tropicale humide est en général incapable de rivaliser avec n'importe quelle autre forme possible de mise en valeur.

La composante économique de toute activité humaine résulte d'une évaluation comparée entre les produits de cette activité (extrants) et les facteurs de production (intrants) mis en œuvre pour les obtenir. Le lien entre intrants et entrants - c'est-à-dire le processus par lequel lés facteurs de production se combinent entre eux pour se transformer en produits déterminés - est représenté par la technique, correspondant en gros, en ce qui concerne la forêt, à la sylviculture. L'aménagement forestier consiste dès lors en une intervention délibérée qui a pour objet de modifier le processus naturel de production pour en obtenir une combinaison déterminée de produits, jugés plus utiles ou plus satisfaisants, et maintenir cette production pendant un temps donné. Tant que cette manipulation n'entraîne aucune modification profonde et permanente dans la composition et la structure de la forêt, on considère qu'on a affaire à un aménagement «naturel».

Le processus de la production forestière se trouve compliqué par divers facteurs qui rendent son analyse en tant qu'activité économique quelque peu différente en pratique, sinon en théorie, de la plupart des autres activités. Tout d'abord, la forêt est elle-même simultanément le produit, le producteur, et un facteur de production. Cela est vrai, dans une certaine mesure, de toute production en général, mais dans la plupart des processus de production on peut suffisamment différencier ces trois aspects pour les traiter comme des entités distinctes; dans la production forestière, la distinction est beaucoup plus floue et, par suite, l'analyse des processus économiques est moins clairement délimitée. Une seconde complication vient de ce que le temps est un facteur important, voire le principal facteur de la production forestière. Là aussi, la différence entre la production forestière et les autres productions est affaire de degré: pratiquement aucun processus de production n'est instantané. Le processus de combinaison et de transformation des facteurs de production nécessite toujours un certain temps. Dans la plupart des activités économiques, le temps qui s'écoule entre le début et la fin du processus de production n'est jamais assez court pour être ignoré, mais est rarement assez long pour devenir un facteur dominant. Dans la production forestière, par contre, le temps nécessaire au cycle de production pour s'accomplir peut aller de dix ans à plusieurs siècles. Une conséquence connexe de ce fait est que le processus de production peut, après un certain temps, être arrêté plus tôt qu'initialement prévu si on accepte d'avoir un produit final donné de plus petites dimensions, ou en quantités moindres, ou encore un produit final différent, ou une combinaison différente de produits finals Réciproquement, le processus de production peut être prolongé bien au-delà du terme initialement prévu toujours en admettant des variations dans la forme, la quantité, la qualité et la structure du produit final. Une autre conséquence est que les coûts de main-d'œuvre, à l'exception de ceux qui interviennent au stade final de l'exploitation, constituent en fait des intrants financiers, en raison du caractère différé de la production qui en découle.

La forêt tropicale humide est-elle appelée à disparaître? presque à coup sûr puisqu'elle ne pourrait survivre que dans la mesure où elle ne serait pas exploitée pour l'extraction du bois ou pour l'agriculture, d'après nos connaissances actuelles, il y a peu de chances qu'il en aille autrement, ce qui nous ramène à la question: pourquoi devrait-elle survivre?

Ces particularités propres à l'économie forestière ont amené les forestiers à créer un domaine spécialisé d'économie appliquée, se situant pour une large part en dehors des grands courants de la science économique, et caractérisé essentiellement par le fait que le facteur temps est considéré comme un facteur de production prépondérant dans l'évaluation comparative des projets forestiers. Le procédé de calcul fondamental consiste à traiter le temps comme un coût financier, en accumulant exponentiellement la valeur monétaire des intrants et de la production finale à un taux d'intérêt composé spécifié ou tacite. Mais cette solution apportée au problème du temps comme facteur de production a créé un autre problème, celui du fardeau de l'intérêt composé, qui n'a cessé depuis lors de tourmenter les forestiers.

L'artifice qui consiste à utiliser les intérêts composés pour mesurer le temps comme intrant élude automatiquement le problème de la comparaison des intrants et des produits intervenant à des moments différents. Ils sont en effet réduits au même point dans le temps. Mais il y a encore un autre problème d'incommensurabilité à surmonter avant de pouvoir procéder à une évaluation. C'est celui qui résulte des différences dans la nature physique des intrants et des produits, dont les quantités physiques, sous leur forme brute, ne peuvent être additionnées, soustraites, multipliées ou comparées.

La conversion en une commune mesure s'effectue généralement en exprimant les quantités comme des valeurs en termes de monnaie. C'est une simplification qui ne vaut que pour des choses qui ont une valeur commerciale et qui ne donne de résultats satisfaisants que si cette valeur correspond d'assez près à la valeur sociale.

Tous ces éléments réunis font qu'une évaluation économique en matière de forêts exige une somme considérable d'informations chiffrées sur les quantités et prix des intrants (coûts) et leur calendrier; les quantités et prix des extrants (profits) et leur calendrier; la manière dont les extrants sont modifiés ou affectés lorsque l'on fait varier des intrants donnés; le temps qui s'écoule entre le moment où intervient un intrant et la production correspondante, ou bien son effet sur la production; le taux d'intérêt.

Lorsque l'on confronte ces exigences avec l'aménagement des forêts tropicales humides, deux faits apparaissent avec évidence. Le premier est l'insuffisance d'informations quantitatives sur de nombreux points, qui confine à l'ignorance totale lorsqu'il s'agit des rapports entre traitements intermédiaires et production finale. Le second fait est que ce que l'on peut connaître ou conjecturer indique une production en volume de bois relativement faible, associée à un traitement relativement coûteux et à des temps de production longs dans les conditions de la forêt naturelle. En d'autres termes, les informations dont on dispose au sujet des forêts tropicales humides semblent montrer que leur aménagement pourrait exiger des investissements relativement élevés pour une production ligneuse relativement faible. Les conséquences économiques de cette observation à partir de connaissances limitées sont toutefois très trompeuses. Une production faible liée à une longue durée de la révolution et à des traitements coûteux peut être non économique. C'est de toute évidence l'opinion de nombreux auteurs (Lowe, 1974); mais le fait de savoir s'il en est réellement ainsi dépend d'un certain nombre d'autres facteurs, dont l'un est l'influence que d'autres variables, telles que les prix, ont sur la valeur des intrants et sur celle des extrants. Un autre facteur réside dans les critères adoptés pour juger si le rapport entre la valeur de la production et la valeur des intrants correspondants est économiquement satisfaisant ou non.

Avant de nous tourner vers ces aspects de la question, il y a lieu de formuler une réserve importante qui résulte de la prédominance du temps en matière de production forestière: c'est l'incertitude liée aux événements qui sont sous la prépondérance du temps. On peut rarement présumer avec certitude qu'un événement à venir se produira réellement, ou se produira de la manière et au moment prévus. Il en résulte que tous les éléments d'une évaluation économique qui se situent dans le futur ne sont à proprement parler que des probabilités, et leur valeur n'est qu'une valeur espérée. Les évaluations économiques ne peuvent, par conséquent, jamais être déterministes, sinon rétrospectivement. Cela est doublement vrai en économie forestière, où le caractère conjectural des mesures de relations biologiques est aggravé par l'incertitude liée à la réalisation et au niveau d'intensité des événements futurs (Goodall, 1975).

On ne saurait, par conséquent, exagérer l'importance de l'incertitude en matière d'aménagement forestier. Comme le souligne Shackle (1967), «on ne peut affirmer avec vraisemblance qu'un événement se produira nécessairement dans plus ou moins de vingt ans, car même la connaissance la plus approfondie du passé ne permet pas d'éclairer aussi loin l'avenir ... en cinq ans seulement quelque chose peut arriver». Rien ne saurait illustrer avec plus d'éclat la distance qui sépare les problèmes auxquels l'économie forestière est confrontée dans la pratique et l'attitude des théoriciens de l'économie.

Il n'existe que deux modes fondamentaux de traitement de la forêt, que celle-ci soit tropicale ou tempérée, composée de résineux ou de feuillus, pure ou mélangée. Ce sont, d'une part, les traitements en peuplements équiennes ou monocycliques (à révolution unique), d'autre part, les traitements en peuplements inéquiennes ou polycycliques (à révolutions multiples)1. Du point de vue écologique, certaines essences ou certains types de forêt ne peuvent être aménagés que selon un seul de ces modes de traitement mais, dans le cas de la forêt tropicale, le choix semble être rarement aussi restreint.

1II faut souligner que les termes «monocyclique» et «polycyclique» tels qu'ils sont employés ici se rapportent au traitement sylvicole par opposition à la conception réglementaire de l'aménagement. Pour cette dernière, le traitement inéquienne ou polycyclique est fonction de la taille et de la composition de l'unité élémentaire d'aménagement, ou parcelle, et non pas nécessairement des caractères écologiques de l'essence ou du type de forêt.

Vu qu'il est possible dans la forêt tropicale humide de choisir entre un aménagement monocyclique et un aménagement polycyclique, l'apport de l'économie devrait être très important. En effet, l'économie est en définitive une discipline qui traite des choix entre diverses solutions possibles dans des conditions déterminées, à tel point que certains considèrent l'économie comme une science, sinon comme la science, du choix (Walshe, 1970). Cela ne veut pas dire que tous les arguments intervenant dans le choix entre traitements monocycliques et polycycliques sont de caractère économique mais que, dans l'étude des diverses solutions possibles, une évaluation économique devrait apporter une contribution utile.

Les avantages respectifs des modes de traitement monocycliques et polycycliques ont fait l'objet d'un examen assez poussé par Dawkins (1958), dans l'une des premières applications faites de ces termes à l'aménagement forestier. Bien que son raisonnement se fonde essentiellement sur les conditions existant en Ouganda, les principes de base ont pu en être extrapolés à l'ensemble de la zone tropicale, et peu d'apports nouveaux y ont été faits depuis. Toutefois, l'analyse approfondie faite par Vannière (1974) des arguments en faveur de l'un ou l'autre système apporte une clarification fort utile pour faire le point de la controverse.

Du point de vue de l'analyse économique, les éléments essentiels dans les deux systèmes se rapportent aux coûts, aux rendements et aux intervalles de temps entre les coupes successives. A cet égard, l'étude de Vannière (1975) sur les facteurs qui influent sur les niveaux des coûts et des profits dans les forêts tropicales d'Afrique occidentale offre un intérêt tout particulier. On insiste parfois beaucoup sur la durée plus courte des cycles d'exploitation dans les modes de traitement polycycliques par rapport aux modes de traitement monocycliques. Cette différence est sans importance du point de vue économique; ce qui importe c'est de savoir si le temps nécessaire à un semis d'une essence donnée pour devenir un arbre exploitable est plus long avec tel ou tel traitement; or, sur ce point, on ne dispose d'aucune indication. Bien que de nombreuses opinions aient été exprimées a ce sujet, il faudra longtemps avant que le problème ne soit élucidé, si l'on se réfère aux observations de Palmer (1974) concernant le caractère sporadique et imprévisible des vitesses de croissance individuelles des arbres de la forêt tropicale.

L'aspect à considérer ensuite sera donc le nombre par unité de surface d'arbres des diverses essences qui atteindront des dimensions et des qualités commercialisables pendant la période considérée avec chacun des modes de traitement possibles. Ces deux critères, la vitesse de croissance des arbres individuels et le nombre d'arbres par unité de surface, se combinent en un seul qui est l'accroissement annuel moyen pour un type de forêt donné avec chaque mode de traitement. Sur ces bases, Dawkins (1958) a calculé pour les forêts d'Ouganda que l'accroissement annuel moyen maximal en bois de sciage ne pouvait excéder 1,5 mètre cube à l'hectare avec un traitement polycyclique, mais pouvait être de deux à quatre fois plus élevé avec un traitement monocyclique. Il conclut qu'à la lumière de ces comparaisons il n'était pas nécessaire de recourir à des arguments économiques pour justifier son choix d'un traitement en futaie régulière (monocyclique).

Au risque de simplifier à l'excès, on peut dire que les avantages des traitements monocycliques par rapport aux traitements polycycliques selon ce raisonnement procèdent de deux groupes d'observations et des déductions que l'on peut en tirer. Selon la première observation, la forêt tropicale naturelle présente toujours une large gamme de classes de dimensions par unité de surface (Wyatt Smith, 1949; Volk, 1968; Fox, 1971). On peut en déduire essentiellement que les forêts tropicales ont une structure permettant une récolte périodique d'arbres de dimensions commercialisables à intervalles de temps relativement courts, et un recrutement dans les basses classes de diamètres remplaçant les tiges de grandes dimensions enlevées à chaque coupe. Cette déduction s'appuie sur l'hypothèse tacite que les classes inférieures de diamètres représentent en général un accroissement préexistant.

D'après la seconde observation, un grand nombre de tiges de petits diamètres et de semis sont détruits ou endommagés par l'abattage et l'extraction des arbres de grandes dimensions. Les données à ce sujet ne sont ni aussi abondantes ni aussi précises que pour la répartition en classes de dimensions. Dawkins (1958) indique à la lumière de son expérience que l'étendue endommagée par l'enlèvement d'un seul arbre de 70 centimètres de diamètre n'est certainement pas inférieure à 0,02 hectare. Il en résulte qu'avec un traitement polycyclique on perd à chaque exploitation au moins 2 pour cent de l'accroissement préexistant pour chaque arbre adulte enlevé. La conclusion à tirer de cette observation est, comme le souligne Vannière (1974), que le principal avantage du traitement polycyclique risque de se trouver réduit à néant. Cela implique encore une fois que les petites classes de diamètre représentent un accroissement préexistant. Etant donné l'étendue du vide provoqué par l'enlèvement d'un seul arbre adulte, le traitement polycyclique équivaut en réalité dans la forêt tropicale humide à une série de petites coupes à blanc disséminées. Il n'y a pas loin de là à conclure que les superficies ainsi coupées à blanc peuvent aussi bien se trouver concentrées en un ou deux blocs (ce qui revient à un traitement monocyclique), ou en un petit nombre de taches (jardinage par bouquets) qu'être dispersées en plusieurs milliers de petites taches.

Certains semblent penser que la rentabilité financière est le principal critère, sinon le seul, valable pour juger dans quelle mesure l'utilisation des ressources est efficace, il n'en reste pas moins que l'efficacité est souvent délibérément écartée au profit d'autres objectifs, toute évaluation complète des systèmes d'aménagement des forêts tropicales humides devrait donc non seulement tenir compte des valeurs sociales, mais aussi les évaluer en fonction de tous les objectifs sociaux.

Sans essayer d'embrasser ici tous les aspects de la question si bien analysée par Vannière, nous voudrions ajouter que du point de vue économique, il y a au moins trois points, en dehors des hypothèses concernant les taux d'accroissement en diamètre, qui mériteraient un peu plus d'éclaircissements. Tout d'abord, l'argument qui assimile l'accroissement en volume à l'accroissement en valeur néglige le fait que le choix entre traitements polycyclique et monocyclique peut dépendre de la valeur de la production aussi bien que de sa quantité. Un groupe d'essences précieuses produisant 2 mètres cubes à l'hectare par an de bois coté à 8 dollars le mètre cube sur pied est plus rentable en valeur par unité de surface qu'un groupe d'essences à croissance plus rapide donnant un produit final cinq fois plus élevé, à 1,5 dollar le mètre cube. Des différences dans l'accroissement en volume ne constituent donc pas à elles seules un argument décisif dans un sens ou dans l'autre. Ainsi, lorsqu'on envisage le choix d'un système d'aménagement en forêt naturelle pour la forêt tropicale humide, il est essentiel de définir clairement le critère ou la règle selon lesquels les solutions possibles doivent être évaluées. Qu'il fasse intervenir des mesures de production en termes physiques, monétaires ou sociaux est un aspect de la question, mais non le seul. Il est au moins aussi important de connaître la relation qui lie la production finale aux intrants, étant donné que c'est en définitive cette relation qui mesure l'efficacité. L'argument invoqué en faveur du mode de traitement monocyclique se base sur une estimation du volume produit par rapport à une unité de facteur sol, ramené à la moyenne sur une unité de temps, c'est-à-dire qu'il exprime le rapport extrant/intrant en fonction de deux facteurs de production. Dans la mesure où la rentabilité est la plus élevée lorsque le rendement par rapport au facteur dont la disponibilité est la plus faible est maximal, le rendement à l'hectare par an constitue un critère valable, particulièrement du fait que dans la plupart des pays en développement le capital et, dans nombre d'entre eux, la terre sont parmi les facteurs les plus limitants. Il pourrait cependant, dans certains cas, être plus approprié d'exprimer le rendement sous la forme d'un indice par habitant ou par emploi créé, ou encore par dollar investi ou par dollar en devises gagné ou épargné.

La seconde remarque que suscite ce raisonnement simplifié est qu'il ne rapporte pas les rendements obtenus par les divers modes de traitement aux facteurs de production, ou qu'il admet implicitement que ce sont les mêmes dans un système comme dans l'autre. La plupart des méthodes sylvicoles tropicales comportent, semble-t-il, des interventions relativement importantes d'entretien et d'amélioration au cours des premiers stades du développement d'un jeune peuplement ou d'un jeune arbre, ou pendant la période de transition entre l'état non aménagé et l'état aménagé. Leur influence sur l'économie et l'aménagement est bien connue des forestiers tropicaux. Baur (1964), passant en revue toutes les méthodes de sylviculture tropicale, montre que les divers traitements présentent de nombreux points communs en ce qui concerne l'entretien, les dégagements et l'amélioration des peuplements dans une large gamme de types de forêt dense et de systèmes de gestion, ainsi qu'une séquence de variations assez comparable, notamment dans le sens de la simplification, pour ce qui est du calendrier, de l'intensité et de la fréquence des traitements. Il semblerait, d'après cette étude, que les coûts de production seraient moins élevés avec un traitement polycyclique qu'avec un traitement monocyclique. Toutefois, sa remarque concernant les bois d'ébénisterie, qui «se prêteraient aux coûts élevés entraînés par l'application d'un régime de futaie jardinée intensif», jetterait quelques doutes sur le bien-fondé de cette déduction. En l'absence de données définitives tendant à prouver le contraire, l'hypothèse implicite selon laquelle il n'y aurait pas de différences marquées entre les deux traitements en ce qui concerne le coût des interventions sylvicoles est, comme le suggère l'étude de Tran Van Nao (1974), la plus raisonnable.

Il faut toutefois formuler ici une mise en garde. Il est généralement admis que les systèmes d'aménagement polycycliques sont plus difficiles à gérer et à contrôler, indépendamment de l'apport plus ou moins grand de main-d'œuvre que demandent les traitements appliqués. S'il en est ainsi, les aménagements polycycliques doivent, comme le laisse entendre Baur (1964), exiger au total des intrants plus élevés pour avoir la même efficacité. Cette réserve ne s'applique toutefois qu'à des traitements polycycliques intensifs. Les aménagements polycycliques actuellement en vigueur dans les forêts tropicales n'approchent que rarement de ce degré de difficulté. Ils ne vont en général guère plus loin que l'enlèvement périodique des tiges répondant à des normes assez élevées de qualité marchande, associé à des traitements d'amélioration comparables à ceux appliqués dans les régimes monocycliques. On voit mal comment un tel aménagement exigerait des coûts de gestion plus élevés qu'un aménagement monocyclique. En fait, il est difficile de voir une différence réelle entre les deux modes de traitement tels qu'ils sont appliqués à l'heure actuelle, ou d'imaginer qu'il puisse y en avoir une, aussi longtemps que la plus grande partie des bois poussant dans les forêts tropicales demeureront inutilisés (Catinot, 1974)2.

2Les résultats de Catinot sont tirés d'inventaires couvrant plus de 15 millions d'hectares de forêts tropicales d'Afrique occidentale, et se rapportent aux arbres de 60 centimètres de diamètre et au-dessus. L'étude du service forestier des îles Salomon, basée sur 4 placettes de 0,4 hectare chacune, surestime probablement la production pour de grandes étendues de forêts, et se rapporte à tous les bois au-dessus de 10 centimètres de diamètre. L'étude de Sarawak comprenait une série de transects de 40,20 mètres (2 chaînes) de large représentant un échantillon d'une superficie totale de 36 hectares sur 190 hectares de forêt à diptérocarpacées de collines, dont l'exploitation était en cours: Les conditions du marché en 1972 (à l'époque où l'étude des îles Salomon a été effectuée) étaient beaucoup moins favorables qu'en 1973 (étude de Sarawak), ce qui a pu affecter les rendements rapportés.

Les systèmes société-forêt qui sont nés à l'époque où la forêt n'était pas exploitée se fondaient sur des structures institutionnelles tenant compte de considérations économiques mais non dominées par elles. C'est à ce genre de situations que les sociétés actuelles devront parvenir pour que la forêt tropicale humide survive en tant qu'écosystème valable.

Il y a cependant un autre élément du coût de production qui pourrait varier entre les deux systèmes d'aménagement, et que l'on tend à négliger dans les discussions sur l'économie des aménagements forestiers. C'est le coût d'opportunité représenté par les arbres maintenus pour régénérer la forêt ou sauvegarder la régénération, ou encore pour assurer l'accroisse ment au cours du prochain cycle d'exploitation. Du point de vue économique, les recettes auxquelles on renonce en n'exploitant pas ces arbres à un moment donné ou en différant leur remplacement par un nouveau peuplement représentent un investissement (Fedkiw et Yoho, 1960). C'est, par conséquent, un poste de coût pour lequel les différences qui peuvent exister entre les modes de traitement doivent être prises en compte dans les calculs.

Il est plutôt malaisé de déterminer si ce point a une grande importance en pratique dans les forêts tropicales humides. Il arrive souvent, dans les forêts tropicales, que les arbres qui sont en dessous des normes de dimension ou de qualité marchande pour les grumes de sciage n'aient aucune valeur ni comme bois de sciage ni pour d'autres usages. Le coût d'opportunité, c'est-à-dire le manque à gagner, serait alors nul. Une valeur actualisée pourrait être calculée à partir des données d'accroissement en diamètre et en qualité en fonction de l'intervalle qui sépare la dimension ou la qualité actuelle de la norme marchande minimale. Une telle démarche pourrait se justifier s'il existait un marché pour les jeunes bois mais, dans les conditions qui sont celles de la plupart des régions de forêt tropicale, il serait sans doute plus réaliste d'admettre une courbe valeur/dimension ou qualité en crochet, dans laquelle les arbres n'ont pas de valeur marchande jusqu'à une certaine spécification, leur maintien n'entraînant ainsi aucun investissement en coût d'opportunité. Il est courant également que l'on maintienne des arbres défectueux comme semenciers ou comme arbres d'abri et, là encore, leur conservation ne représente aucun coût d'opportunité dans le sens d'un manque à gagner. En outre, s'il peut y avoir des différences entre les deux modes de traitement en ce qui concerne la valeur des arbres maintenus par unité de surface sur une coupe annuelle, il ne s'ensuit pas que ces différences subsisteraient pour l'ensemble de la forêt. En tout cas, les données disponibles pour les taux d'accroissement individuels ou les taux d'accroissement des diverses essences en fonction des différentes conditions de station sont le plus souvent insuffisantes pour permettre d'appliquer quantitativement ce principe. Néanmoins, c'est un facteur qui pourrait affecter le choix entre les traitements possibles pour l'aménagement des forêts tropicales, et dont l'omission pourrait rendre fallacieuses des comparaisons partielles basées sur certains coûts et sur certains revenus seulement.

Un troisième aspect des traitements mono- et polycycliques demande à être traité plus à fond: L'hypothèse selon laquelle les classes inférieures de diamètres représenteraient un accroissement préexistant. Les observations faites en Malaisie et au Nigéria (Baur, 1964), montrant le succès de la régénération à la suite de dégagements, semblent indiquer que cette hypothèse pourrait valoir pour ces forêts, tout au moins pour les plus petites classes de diamètres. Mais il est tout aussi possible que les petites classes correspondent à une croissance retardée plutôt qu'à un accroissement préexistant. Dawkins (1958) évoque cette possibilité, sans toutefois en développer toutes les conséquences, pour ce qui est du choix entre aménagements monocyclique et polycyclique. Si les petites classes de diamètres étaient des arbres retardés dans leur croissance, ce serait, d'un point de vue économique, un argument contre le concept polycyclique, à moins que ces arbres, ou certaines essences de valeur parmi eux, n'aient une énorme capacité de réponse au dégagement. Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres intéressant les aspects économiques de l'aménagement des forêts tropicales, les données sont trop insuffisantes pour être utiles.

Dans l'ensemble, par conséquent, la science économique ne peut pas aider beaucoup à déterminer le mode d'aménagement naturel le plus approprié pour les forêts tropicales humides. La faute n'en incombe pas à l'économie elle-même. Quelles que soient les insuffisances de la théorie économique - et elles sont nombreuses lorsqu'il s'agit de fournir des indications pour l'aménagement - elle a au moins le mérite de faire ressortir, en ce qui concerne la sylviculture des forêts tropicales humides, un certain nombre de questions importantes auxquelles il faudra répondre avant de pouvoir trancher dans la controverse entre modes de traitement monocycliques et polycycliques. Comme le souligne Goodall (1975), cela est déjà en soi une fonction importante.

Lorsqu'on se préoccupe de savoir comment aménager les forêts tropicales humides par des méthodes naturelles, on suppose implicitement que des superficies suffisantes de ces forêts resteront soumises à un aménagement naturel pendant une assez longue durée pour que cette question présente un intérêt dans la pratique, ce qui semble à l'heure actuelle très improbable. En dehors de la pression sur les terres boisées en vue d'autres utilisations, la foresterie tropicale est en voie de devenir beaucoup plus une question de plantation et de gestion de forêts artificielles que d'aménagement des forêts tropicales naturelles.

Il convient donc d'examiner en premier lieu la position économique de la sylviculture tropicale naturelle par rapport aux autres modes d'utilisation des terres et aux autres formes de sylviculture. Le tout est de définir le critère de la meilleure utilisation possible.

Tant que l'homme a utilisé la forêt tropicale humide pour y pratiquer une agriculture de subsistance, selon une intensité qui ne dépasse pas sa capacité de régénération, aucun problème d'aménagement ne s'est posé.

Généralement, on applique dans l'étude des aspects économiques de la sylviculture tropicale le critère de revenu annuel moyen escompté par rapport aux investissements effectués par l'organisme responsable des forêts par unité de surface avec divers modes de mise en valeur. Les résultats présumés pour les différents choix sont donc comparés entre eux en fonction de facteurs tels que la production finale à attendre de la terre, le revenu net actualisé, la valeur nette actuelle, le taux de rentabilité interne et autres variantes exprimant un taux de rentabilité de l'investissement consenti. Du fait que le poste principal d'investissement financier est l'intérêt cumulé sur les coûts des divers intrants, on s'est évertué à trouver, tant par les méthodes de gestion que sur un plan théorique, les moyens d'échapper à ce fardeau de l'intérêt composé.

Les diverses échappatoires envisagées sont les suivantes:

1. Négliger l'intérêt composé
Utiliser des taux d'intérêt spéciaux, très bas

2. Incorporer des bénéfices considérés comme n'étant pas pris en compte, ou insuffisamment, dans les calculs financiers
Accroître la production finale

3. Réduire la durée de la révolution
Réduire les coûts de production

La première proposition dans chaque paire est en fait un cas particulier de la seconde. C'est ainsi, par exemple, que le fait de ne pas tenir compte de l'intérêt composé équivaut à prendre un taux d'intérêt égal à zéro. Prendre en compte des bénéfices additionnels est un moyen d'accroître la production finale. Raccourcir la révolution signifie réduire le coût en facteur temps. Ainsi la rentabilité de l'aménagement naturel de la forêt tropicale ne peut être améliorée que par une réduction du taux d'intérêt, ou de son effet, en l'appliquant à des coûts de production moins élevés, ou à une valeur de la production plus élevée, ou à une durée moins longue. On peut apprécier les conséquences économiques pour l'aménagement des forêts tropicales en considérant chacune de ces possibilités dans ses relations avec l'abaissement des coûts ou l'accroissement des profits.

Une des notions les plus controversées en matière d'aménagement forestier a été, et est encore dans une certaine mesure, la validité de l'intérêt composé, et le taux à lui appliquer si nécessaire. La très abondante bibliographie existant en la matière a montré, à la satisfaction tout au moins des économistes forestiers, que la démarche concrétisée par la formule de Faustman est tout à fait valable et fondamentalement correcte. Le souci montré par la plupart des aménagistes forestiers de réduire la durée de la révolution et d'abaisser le coût des interventions sylvicoles semblerait indiquer qu'ils sont d'accord sur ce point. Mais, comme le soulignent Mutch (1962) et Gaffney (1960), il n'apparaît guère, à l'examen des politiques forestières du Royaume-Uni et des Etats-Unis, que les considérations d'intérêt composé aient eu en pratique une grande influence sur les décisions prises à cet égard, et l'on pourrait en dire autant d'un certain nombre d'autres pays.

La persistance de l'aménagement naturel dans les forêts tropicales humides pourrait bien n'être qu'un exemple de plus de la contradiction qui existe souvent en matière de forêts entre la théorie et la pratique. Il est bien établi, et généralement admis, que des taux d'intérêt positifs, toutes choses égales par ailleurs, placent les longues révolutions et les faibles rendements en position défavorable par rapport à des révolutions plus courtes et à des rendements plus élevés et que, plus le taux d'intérêt est élevé, plus grand est le désavantage. Etant donné que l'une des caractéristiques les plus notoires des forêts tropicales est représentée par la faiblesse de leur production et la lenteur de leur croissance (Rollet, 1973; Catinot, 1974; Nwoboshi, 1975), des taux d'intérêt positifs rendraient presque coup sûr l'aménagement naturel économiquement moins intéressant que des plantations forestières ou d'autres formes de mise en valeur. Si l'or en juge par la rapidité avec laquelle les méthodes de traitement nature sont abandonnées par les forestiers tropicaux, il semblerait que les considérations d'intérêt composé aient en fait une influence bien plus marqué dans l'aménagement des forêts tropicales que dans celui des forêts tempérées.

Il faut toutefois noter deux restrictions avant de tirer des conclusions définitives de cette faible productivité des forêts tropicales. En premier lieu la condition explicite «toutes choses égales par ailleurs» n'est pas toujours respectée. En deuxième lieu, on ne saurait accepter sans restriction le postulat implicite, selon lequel le taux de rentabilité financière pour l'organisme gestionnaire de la forêt est le critère approprié.

Un des exemples les plus évidents où la condition «toutes choses égales par ailleurs» n'est pas respectée est la différence entre les deux méthodes extrêmes de plantation en plein et de la régénération naturelle en ce qui concerne le coût d'installation du peuplement. Même en tenant compte du coût des façons culturales répétées caractéristiques des méthodes d'aménagement naturel (Hughes et Lang-Brown, 1965; Lowe, 1974), il n'y a aucune comparaison entre leur total, variant entre 50 et 90 dollars à l'hectare (Lowe, 1974; Burgess, 1974), et le coût de la conversion en plantation sur terrain nu, de l'ordre de 250 à 350 dollars à l'hectare (IBDF, 1974; Lowe, 1974). Les méthodes de plantation avec déboisement partiel, telles que les plantations d'enrichissement, la plantation en layons et les plantations sur cultures agricoles sont des variantes issues logiquement du coût élevé d'installation des plantations sur terrain entièrement défriché, et pouvant permettre une réduction des coûts de 50 pour cent ou plus. Mais, ainsi que nous l'avons signalé plus haut, une comparaison basée sur les dépenses monétaires seules risque d'induire en erreur. D'autres coûts peuvent entrer en jeu. Les coûts d'opportunité liés à des différences dans le temps de maturation et dans la valeur de la terre sont automatiquement pris en compte dans l'analyse financière actualisée, par l'intermédiaire de la révolution. Les coûts d'opportunité des arbres marchands maintenus comme semenciers ou comme peuplement d'abri dans les méthodes naturelles, ou des arbres de valeur marchande potentielle détruits dans les opérations de défrichement ou d'entretien doivent toutefois être ajoutés explicitement. Comme avec les méthodes naturelles pratiquées les arbres défectueux d'essences recherchées restent généralement sur pied, l'avantage tend, si l'on tient compte de tous les coûts, à pencher encore plus en faveur du traitement naturel.

Cependant, en raison de l'influence du taux d'intérêt sur les coûts cumulés pour toute la révolution, et du risque relativement plus élevé d'échec total ou partiel (Burgess, 1974; Nwoboshi, 1975), une méthode de traitement en forêt naturelle devrait avoir un avantage vraiment marqué par rapport à la plantation en ce qui concerne le coût initial et les coûts ultérieurs. On peut avoir une idée des marges à combler d'après les rapports indiqués au tableau 1.

On peut voir que, pour qu'une méthode d'aménagement naturel comportant une révolution de 70 ans l'emporte sur une plantation plus coûteuse à révolution de 30 ans, avec une même valeur de production donnée à l'âge d'exploitation, son coût d'établissement, même à 3 pour cent, devrait être inférieur au tiers de celui d'une plantation, et que le coût annuel moyen de gestion et d'entretien ne devrait pas être supérieur à un cinquième. Si le taux d'intérêt était de 10 pour cent, l'aménagement naturel ne pourrait supporter que des coûts se situant à un cinquantième de ceux de la plantation. Même dans le cas où les révolutions auraient des chances de ne pas être très différentes, les coûts de l'aménagement naturel ne devraient pas encore dépasser la moitié de ceux des plantations. La réserve concernant l'inégalité des coûts, bien que valable, devrait donc comporter des différences très importantes pour avoir une portée réelle, à moins que a) les taux d'intérêt ne soient très bas ou que b) la valeur escomptée de la récolte provenant de la forêt naturelle ne soit considérablement plus élevée que celle de la plantation qui la remplacerait, et que c) les chances de succès de ce mode de traitement ne soient assez grandes.

Le choix d'un faible taux d'intérêt, première des conditions ci-dessus, ne paraît pas très justifié d'un point de vue économique, en particulier en ce qui concerne la production de bois. Néanmoins, dans la mesure où l'aménagement naturel des forêts tropicales humides serait indiqué dans le cadre général des mesures de conservation et de protection de l'environnement pour lesquelles l'application d'un taux d'intérêt très bas peut être appropriée, un taux d'intérêt spécial serait tout aussi nécessaire pour la forêt tropicale. Mais il ne saurait s'appliquer à un aménagement ayant pour objet principal la production de bois, où se situe en réalité le problème. Cependant, de telles propositions sont encore présentées pour les forêts tempérées ou tropicales (Price, 1973; Rajkhowa, 1975) et obtiennent bien souvent gain de cause, à en juger par les nombreux exemples d'assentiment officiel à des projets de production de bois de faible rentabilité potentielle. L'assentiment de fait peut naturellement être non intentionnel, comme cela semble être le cas aux Etats-Unis, au Canada et en Australie, par exemple. Il doit toutefois être plus délibéré en Grande-Bretagne et en Suède. Le fait que de faibles taux d'intérêt soient effectivement et délibérément appliqués en matière de production forestière est d'une importance fondamentale. Il semble montrer, comme le souligne Mutch (1962), que le critère économique du taux de rentabilité financière comparé, en vertu duquel on rejette les bas taux d'intérêt, n'est pas valable dans la pratique. S'il en est ainsi, cela est d'une grande importance pour les forêts tropicales. Après tout, un critère qui n'est pas valable pour l'évaluation économique dans les forêts tempérées peut difficilement l'être dans les forêts tropicales, même si le milieu est différent.

Tableau 1. - Rapports entre les coûts de l'aménagement naturel et ceux des plantations forestières permettant d'égaliser les valeurs actualisées


Coûts d'établissement

Coûts annuels de gestion

Taux d'intérêt (%)

 


70/30*

60/40

40/30

70/30

60/40

40/30

3

0,306

0,506

0,764

0,200

0,462

0,604

5

0,142

0,376

0,613

0,112

0,341

0,549

7

0,066

0,258

0,508

0,058

0,245

0,473

10

0,022

0,148

0,385

0,020

0,145

0,307

* Révolution aménagement naturel/plantation.

Pourtant, c'est bien cette étrange logique que l'on trouve appliquée dans la pratique. Des pays qui rejettent le critère financier pour leur propre économie forestière y souscrivent, semble-t-il, par l'intermédiaire des organismes de financement internationaux, lorsqu'il s'agit d'autres pays et notamment pour la mise en valeur des forêts tropicales. Néanmoins, on ne peut nier le fait que, lorsqu'il s'agit de production de bois, le critère de rentabilité financière seul est beaucoup trop étroit pour pouvoir être appliqué avec rigueur. Quel que soit le critère employé à sa place, il équivaudra à appliquer un taux d'intérêt spécialement bas pour l'évaluation des investissements forestiers. La question de savoir ce que peut être ce critère, et comment il peut être déterminé, sera abordée plus tard. Ce qui nous importe ici est cependant bien clair: c'est qu'une réduction du coût de l'aménagement naturel de la forêt par l'abaissement du taux d'intérêt dans l'évaluation des projets est possible dans la pratique.

Bien que l'application d'un taux d'intérêt plus bas que les taux commerciaux normaux puisse être justifiée dans l'évaluation des aménagements pour les forêts tropicales humides, il n'est pas dit qu'elle soit d'un grand avantage pour les méthodes naturelles d'aménagement. Tout d'abord, les arguments qui la justifient pour la forêt pourraient valoir aussi bien pour les autres formes de mise en valeur. Certes, il serait illogique d'appliquer ce taux à l'aménagement des forêts naturelles mais non aux systèmes de régénération artificielle. Le tableau 1 indique que pour qu'un système d'aménagement naturel peu coûteux puisse rivaliser avec une plantation forestière plus onéreuse, la valeur de la production doit être considérablement plus grande que celle de la plantation.

Tous les efforts des forestiers et des industriels pour accroître la production des forêts naturelles sont orientés dans la bonne direction. Il faut de toute évidence commencer par réduire la forte proportion de bois laissée de côté par les pratiques actuelles d'exploitation commerciale dans les forêts tropicales. Etant donné que cette situation résulte principalement du grand nombre d'arbres difficilement commercialisables dans les mélanges hétérogènes qui caractérisent les forêts tropicales, il semblerait que ces essences secondaires soient la clef du succès de la mise en valeur des forêts.

Tout bien pesé, ce point de vue est fondé. Sur le volume total de bois produit par les forêts tropicales humides, il est rare que plus de 40 pour cent contribuent à la production utilisée, et cette proportion est plus souvent inférieure à 30 pour cent. C'est ainsi que Catinot (1974) indique des pourcentages allant de 3 à 18 pour cent pour le volume de bois de dimensions commerciales extrait d'un certain nombre de forêts tropicales en Afrique occidentale. Une étude sur les résidus de l'exploitation aux îles Salomon a montré que l'exploitation prenait 25 à 30 pour cent du volume total de bois (Self et Trenaman, 1972), et une étude détaillée de l'exploitation à Sarawak a permis de constater que seulement 40 à 50 pour cent du volume réel de bois inventorié était effectivement extrait (FAO, 1972). Bien que les trois séries de données ne soient pas entièrement comparables, elles corroborent sans aucun doute l'opinion exprimée par Catinot (1974), selon laquelle la forêt tropicale humide est partout très sous-exploitée.

Un potentiel inutilisé

Une utilisation intégrale permettrait, selon une estimation prudente, d'accroître le rendement des forêts tropicales humides de 60 à 200 mètres cubes à l'hectare. Etant donné que les essences secondaires représentent environ 75 à 90 pour cent de ce potentiel inutilisé, il n'est guère surprenant qu'une solution au problème des essences secondaires apparaisse si pleine de promesses. Les considérations sui les perspectives industrielles d'utilisation des essences secondaires exposées par Earl (1968), l'IBDF (1974), Vannière (1975), confirmeraient un te' optimisme. Le fait que ces possibilités soient louées bien plus que traduites en réalités est, toutefois, un peu suspect. En tout cas, on peut discuter sur le point de savoir si un accroissement important de la production entraînerai une amélioration notable de la rentabilité économique des forêts tropicales humides traitées en aménagement naturel. Les niveaux de potentiel mentionnés se rapportent aux forêts existantes qui, pour la plus grande part, ont produit le bois qu'on en a tiré moyennant des dépenses d'aménagement limitées plus ou moins à celles que nécessitait leur protection. Une utilisation accrue des essences secondaires, en augmentant la production valorisée, améliorerait certainement la rentabilité financière des forêts actuelles, à la condition que le prix moyen des essences principales ne s'abaisse pas trop par suite de la dilution avec les essences secondaires. Mais s'ensuit-il nécessairement que l'économie de leur aménagement en régime naturel doive s'en trouver ainsi automatiquement améliorée?

Les méthodes d'aménagement naturel visent toutes à améliorer la structure forestière dans le sens d'une proportion plus élevée d'essences principales à la seconde récolte qu'il n'y en a dans le peuplement actuel. Une réduction de la proportion d'essences secondaires du peuplement initial au cours de la phase d'exploitation peut être une condition préalable à la régénération d'un peuplement enrichi en essences principales en vue de la seconde récolte. L'attention portée à cette réduction dans les interventions suivant la coupe et les opérations d'entretien prescrites par les diverses méthodes sylvicoles tropicales semble indiquer que telle est l'opinion générale. Cependant, les résultats observés indiquent dans l'ensemble que si cette réduction des essences secondaires au cours des phases de régénération et d'installation des peuplements est effectivement obtenue, elle n'est pas suffisante, et ne constitue même pas un facteur important. Néanmoins, si les méthodes d'aménagement naturel réussissent à assurer la régénération et à valoriser la seconde récolte, la substitution d'une opération accroissant le revenu au cours d'une révolution à une autre augmentant les coûts au cours de la révolution suivante devrait en améliorer les perspectives économiques.

Mais le résultat économique d'une méthode ou d'une opération particulières n'a pas en lui-même un caractère absolu. Celles-ci ont toujours, implicitement ou explicitement, une valeur relative par rapport aux autres méthodes ou opérations possibles. C'est ainsi qu'une utilisation accrue des essences secondaires peut améliorer le rapport recettes/coûts pour l'aménagement en forêt naturelle mais, en réduisant le coût du déboisement elle pourrait en faire tout autant pour d'autres formes de mise en valeur telles que l'agriculture ou les plantations forestières.

Il y a toutefois un autre point qui peut avoir une certaine importance. Si les méthodes d'aménagement naturel permettaient à coup sûr d'obtenir un peuplement de valeur accrue à la seconde récolte, il semblerait raisonnable d'en attendre une production totale au moins égale, sinon supérieure, mais concentrée sur les essences actuellement les plus recherchées. Un accroissement de la production à la première révolution est ainsi obtenu par l'utilisation des essences secondaires, mais celle-ci à son tour contribue à modifier la structure de la forêt, de sorte que l'augmentation de la production au cours des révolutions ultérieures résultera moins d'une utilisation des essences secondaires que de leur remplacement par d'autres plus intéressantes. Le raisonnement se tient, mais même s'il devait effectivement en être ainsi, il semble qu'il y ait une contradiction: si le problème des essences secondaires peut être résolu par leur utilisation, pourquoi dès lors faudrait-il investir dans des opérations sylvicoles supplémentaires en vue de réduire leur proportion dans les récoltes futures?

Peuplements améliorés

L'utilisation accrue des essences secondaires, associée à leur perpétuation, représente donc pour l'aménagement des forêts tropicales humides, par rapport aux techniques d'amélioration des peuplements appliquées dans les méthodes sylvicoles actuelles, une autre solution possible, tout en en faisant partie. Aussi, devrait-il être possible d'en apprécier l'efficacité en termes économiques par rapport aux autres techniques, par l'analyse marginale classique suivant la démarche de Worrell (1960). Mais diverses difficultés se présentent, dont l'une réside dans le fait que les données dont on dispose sont certainement à la fois quantitativement et qualitativement insuffisantes pour pouvoir être utilisées directement ou pour fournir la base de conjectures plausibles. Une autre difficulté est que les chances de réussite étendue et homogène dans la régénération ou l'amélioration des peuplements selon l'une quelconque des méthodes possibles sont, quoique différentes, toujours désespérément faibles, si l'on en juge par l'expérience passée. Par conséquent, même si l'on attend d'une méthode naturelle des résultats très favorables dans l'absolu elle aurait, vu le handicap de l'incertitude, beaucoup de mal à rivaliser avec d'autres formes de mise en valeur telles que les plantations forestières ou, sur des sols qui lui conviennent, l'agriculture.

Une conception de l'aménagement naturel basée sur une utilisation accrue des essences secondaires semble donc plus prometteuse à divers égards. Avec l'appauvrissement des ressources ligneuses et l'augmentation des prix réels des essences classiques, les essences secondaires devraient voir leurs débouchés s'élargir, et passer dans la catégorie commercialisable. En d'autres termes, avec le temps le problème des essences secondaires devrait, dans une certaine mesure, s'atténuer presque sans l'aide de l'aménagement ou de la recherche. On ne peut pas en dire autant des problèmes sylvicoles. Ainsi, l'accroissement de la production aurait sans doute de meilleures chances de pouvoir être obtenu par une utilisation accrue des essences secondaires dans les forêts tropicales humides existantes et aménagées que par des techniques de régénération sélective, et ce avec des investissements en recherche et en aménagement moindres. Ces chances peuvent, certes, ne pas être très élevées. Toutefois, dans les conditions actuelles, il semble qu'un faible investissement dans l'accroissement de l'utilisation des essences secondaires ait plus de chances d'améliorer l'économie de l'aménagement naturel des forêts tropicales qu'un investissement identique ou plus important dans les techniques sylvicoles.

Il y a encore un autre aspect à considérer au sujet de l'accroissement de la production. Lorsque l'on compare un ensemble d'intrants divers avec un ensemble d'entrants divers comme c'est le cas pour l'aménagement forestier, il est nécessaire de les réduire à un dénominateur commun, à une commune mesure. Lorsque cette mesure est la monnaie, comme c'est le plus courant et le plus commode, la production à considérer n'est pas simplement le volume ou autre quantité physique de matière produite, mais la somme de cette quantité multipliée par les prix correspondants. Ainsi, la production économique peut être accrue non seulement en augmentant la quantité de bois utilisé ou utilisable produite, mais simplement en élevant le prix moyen obtenu pour tous les produits ligneux écoulés.

Le plus souvent, dans les forêts tropicales, on applique pour les bois sur pied ou les bois en grumes des échelles de prix qui sont fonction de la position des diverses essences sur le marché international ou local, ou de la qualité des grumes indépendamment de l'essence (Volk, 1968). De nombreux facteurs influent sur le gradient et sur le niveau des prix à un moment donné. Parmi les plus importants, on trouve, pour le long terme, les utilisations finales et les marchés, les coûts d'abattage, de transport, de transformation et de distribution, la rareté relative d'un bois et les disponibilités en substituts. En dernière analyse, toutefois, la valeur d'une essence dans la forêt résulte de sa valeur sur les marchés d'utilisation finale. Pour de nombreux pays tropicaux, la valeur des ressources forestières dépend, par conséquent, dans une large mesure des prix sur les marchés d'exportation. La possibilité qu'ont ces pays de faire monter les prix par une action unilatérale est donc plutôt limitée, sauf lorsqu'il s'agit d'essences ou de qualités très particulières. La cartellisation des ressources en bois tropicaux par une action concertée des pays producteurs pourrait accroître leur pouvoir de négociation, mais seulement dans la mesure où les bois tropicaux ne peuvent être supplantés par des bois des forêts tempérées ou par d'autres matières, ou remplacés grâce à une adaptation technologique. Néanmoins, il est probablement exact de dire que la plupart des barèmes de prix des bois sur pied existants ne reflètent pas fidèlement la gamme des valeurs des produits finals. Dans l'ensemble, ils sont probablement trop bas pour les meilleures qualités, relativement trop hauts pour les essences et les qualités les moins appréciées, et présentent généralement une certaine inertie dans leur réponse aux fluctuations et aux changements de structure du marché. Dès lors, la plupart des pays pourraient, dans certaines limites, procéder à des ajustements dans leurs barèmes des prix du bois sur pied s'appliquant aux forêts tropicales humides.

Coûts d'exploitation

Leur liberté d'action en la matière est toutefois beaucoup plus limitée dans un domaine important: un des principaux coûts entre la forêt et l'utilisateur final est celui de l'exploitation. En règle générale, il représente à lui seul de 25 à 35 pour cent du prix des bois débités. Toute réduction dans ce coût pourrait donc se traduire par une marge plus élevée pour payer le bois sur pied. Il est par ailleurs assez courant d'observer dans les coûts d'exploitation des forêts tropicales des variations allant jusqu'à 50 pour cent entre les exploitants, même dans des conditions sensiblement comparables. Il semble donc y avoir des possibilités de redistribution tendant à relever le prix des bois sur pied, simplement par une amélioration de l'efficacité dans l'exploitation forestière. La faute n'incombe pas toujours ou entièrement aux exploitants forestiers. Bien souvent, le manque d'efficacité de l'exploitation est le résultat de procédures et de règlements anachroniques et mal appliqués, ou de mesures de surveillance et de contrôle relâchées. Certaines améliorations dans la structure des prix pourraient, par conséquent, être réalisées à partir du secteur forestier lui-même. Il est évident que les différences dans l'efficacité de l'exploitation sont liées à la capacité plus ou moins grande des exploitants à gérer et organiser. Il ne semble ni nécessaire ni légitime de subventionner des exploitations inefficaces par des structures de prix fondées sur leurs coûts.

Il n'est donc pas exagérément optimiste d'affirmer que la valeur de la production dans la plupart des forêts tropicales pourrait être augmentée par de simples ajustements de la structure des prix du bois sur pied, sans nécessairement reporter sur les utilisateurs un éventuel accroissement de coûts. La possibilité existe, sans aucun doute, mais la question est de savoir comment procéder. La plupart des systèmes de fixation des prix du bois sur pied dans les forêts tropicales sont basés sur des prix imposés, qui se caractérisent par leur immuabilité, pire encore, dans le cas de services gouvernementaux, ces prix sont particulièrement vulnérables aux manipulations politiques lorsqu'il s'agit de leurs fixation, négociation ou ajustement. Un recours plus large et plus effectif aux enchères ou aux appels d'offres comme mécanismes fondamentaux ou auxiliaires de détermination des prix du bois des forêts tropicales pourrait aider à atténuer ces problèmes.

L'effet général d'une augmentation des prix sur la valeur de la production, ne peut pas être évalué de façon ample comme ce pourrait être le cas pour la production en volume. Tout d'abord, les variables réelles et potentielles peuvent être très différentes selon les forêts et les conditions au moment de la vente, de même qu'en fonction des pays et des entreprises en cause. Ensuite, des changements dans les prix relatifs pourraient influer sur les quantités des diverses essences et qualités exploitées. Cela serait certainement le cas si les barèmes révisés comportaient une réduction du prix des bois sur pied pour les qualités inférieures, de façon à refléter plus fidèlement les écarts de prix sur le marché des produits ligneux. De fait, un tel ajustement est sans doute un élément indispensable de toute action en faveur d'une utilisation accrue des essences secondaires.

Toutefois, pour ce qui est des incidences économiques dans les forêts tropicales humides, l'importance d'un accroissement de la valeur de la production ne réside pas dans son niveau absolu, mais dans son effet sur le résultat global. Pour donner une idée des effets possibles, on a formulé un exemple simplifié, et nécessairement pour une large part hypothétique, à partir des données et de la classification présentées par Catinot (1974) pour l'Afrique occidentale.

On a imaginé trois situations, correspondant aux résultats que l'on peut attendre de niveaux croissants d'intensité de l'aménagement (tableau 2). Au niveau I, on a supposé que l'aménagement permettrait de régénérer la forêt et d'obtenir dans des conditions naturelles un peuplement ayant sensiblement la même composition et la même production que le peuplement initial mais avec des révolutions de 40, 50 ou 70 ans. Au niveau II, on suppose qu'un aménagement plus intensif, mais encore naturel, permet d'installer un peuplement ayant la même production commercialisable que le peuplement initial avec ces trois durées de révolution, mais avec une proportion enrichie de ce volume en essences actuellement les plus recherchées.

Tableau 2. - Rendements en volume et en valeur dans les révolutions suivant le peuplement initial avec divers niveaux d'intensité de l'aménagement et divers gradients de prix des bois sur pied

Le niveau le plus haut d'aménagement naturel (niveau III) est censé réaliser un accroissement du volume de la production obtenue avec les trois révolutions, en même temps qu'un enrichissement de la composition en essences. Deux gradients de prix ont été appliqués pour calculer la valeur de la production avec les trois régimes d'aménagement: le barème le plus bas (actuel) correspondant en gros aux gradients actuels, et le nouveau barème (révisé) élargissant la fourchette et augmentant les variations de prix de façon appréciable.

Aménagement naturel

Bien que les chiffres mentionnés n'aient pas une grande valeur réelle, ce tableau donne une idée des possibilités d'amélioration économique de l'aménagement naturel dans les forêts tropicales humides. L'ordre de grandeur général de ces possibilités peut être apprécié d'après la valeur actualisée du supplément de production dans les divers cas envisagés. Ces valeurs représentent l'investissement maximal approximatif par hectare, en interventions sylvicoles et autres mesures d'amélioration de la production, qui pourrait être couvert par les recettes escomptées. Avec un coût d'aménagement naturel avoisinant actuellement 50 dollars à l'hectare au minimum, il n'est pas douteux que, compte tenu de la valeur actualisée du bois produit, l'aménagement naturel des forêts tropicales humides n'offre pas des perspectives économiques très brillantes. Même dans des cas très favorables - taux d'actualisation très bas, révolution relativement courte, augmentation importante des barèmes de prix des bois sur pied, méthodes d'aménagement parfaitement efficaces assurant un enrichissement appréciable dans la composition du nouveau peuplement et un doublement du volume commercialisable - l'accroissement de la valeur de la production couvrirait à peine l'investissement. Vu la grande incertitude quant à la réussite de la sylviculture actuelle et le fait que dans l'ensemble l'application de faibles taux d'actualisation spécialement à l'aménagement naturel ne se justifie pas, les perspectives qu'il peut offrir, aussi longtemps que le critère de viabilité économique sera celui de la valeur monétaire nette de la production ligneuse exprimé comme taux de rentabilité pour l'organisme gestionnaire de la forêt, apparaissent comme pratiquement inexistantes. Il y aura sans doute des exceptions. Ce pourra être le cas de certains types de forêts à diptérocarpacées du Sud-Est asiatique ou de forêts particulièrement bien placées par rapport aux marchés. Mais pour la généralité des forêts tropicales humides, les rendements qu'il faudrait obtenir pour que l'aménagement naturel en vue de la production de bois soit économiquement viable, selon le critère que nous venons de mentionner, sont si élevés qu'il apparaît pratiquement impossible de les atteindre. L'autre possibilité d'un aménagement de coût très bas et hautement efficace apparaît, d'après l'expérience actuelle, comme encore plus lointaine. Tout cela semble confirmer que des mesures en faveur d'une utilisation accrue des essences secondaires, associées à une réforme des barèmes de prix des bois sur pied, offrent de meilleures perspectives que les techniques sylvicoles.

Ces conclusions ne sont valables que dans la mesure où l'est le critère utilisé: recettes nettes de la production commerciale de chaque investissement pour le service gestionnaire. Bien que ce soit le critère le plus généralement utilisé pour l'évaluation des choix en économie forestière, il y a des raisons de douter de son exactitude et de sa validité.

Pour ce qui est de l'exactitude, L'exclusion par exemple des produits non commercialisables pourrait, s'ils sont importants, amener à sous-estimer sérieusement la valeur de la production. Quant à la validité, une évaluation faite du point de vue particulier d'un groupe dans la société ne vaut pas forcément pour la société dans son ensemble. En d'autres termes, ce qui est bon ou mauvais pour les intérêts de l'organisme forestier responsable peut ne pas l'être ipso facto pour la société. Pour mieux juger les effets économiques liés à l'aménagement naturel des forêts tropicales humides, il faut tenir compte de son rôle en ce qui concerne les valeurs non commerciales par rapport aux autres possibilités et estimer ses résultats selon un critère de valeur sociale. C'est dans ce but qu'a été conçue l'analyse coût/ avantage social.

Les problèmes d'évaluation sociale qui se présentent dans l'application de l'analyse coût/avantage sont bien mis en lumière dans le cas de l'aménagement naturel des forêts tropicales humides. La pratique courante, qui consiste à énumérer les avantages supplémentaires associés à la forêt en complément aux analyses financières, revient à reconnaître à la fois l'insuffisance des seules valeurs du marché comme base de décision, et les difficultés rencontrées pour mesurer les valeurs extra-commerciales. Pour ce qui est de l'aménagement des forêts tropicales humides selon un régime naturel, on pourrait évidemment accroître la production en lui ajoutant les valeurs non commerciales non incluses ou insuffisamment prises en compte dans l'analyse financière basée sur la production commerciale. Mais cela ne vaudrait que dans la mesure où ces valeurs ont des chances d'être plus élevées avec l'aménagement naturel qu'avec d'autres formes de mise en valeur, forestière ou autre. Comme le souligne Lee (1973), on ne peut pas tenir cela pour assuré. Malheureusement les données sur ce point sont encore plus insuffisantes pour appuyer l'analyse économique qu'elles ne le sont pour la production ligneuse.

Faune sauvage

Les espèces de la faune sauvage dont les exigences en matière d'habitat les restreignent à la forêt tropicale humide disparaîtraient certainement à la suite d'une conversion en faveur des plantations ou de l'agriculture. Mais leur position risquerait de ne pas être meilleure avec des systèmes d'aménagement naturel comportant des opérations commerciales à grande échelle et des cycles d'exploitation relativement courts. Par contre, une ouverture partielle du peuplement en aménagement naturel peut rendre l'habitat plus favorable pour d'autres espèces. Mais comme le souligne Boulière (1973), les études sur la faune de la forêt tropicale n'en sont qu'à leurs débuts, de sorte qu'une évaluation des efforts économiques n'est que pure conjecture. Il en va de même pour les autres valeurs non commerciales. On manque d'indications concluantes sur l'efficacité comparée des forêts naturelles et des autres formes de couvert pour la protection du sol et des bassins versants. De même, les valeurs récréatives comparées ont été à peine étudiées. Le rôle joué par les grands massifs de forêt tropicale humide dans l'équilibre climatique à l'échelle du globe semble aussi mal élucidé. Il est évident que dans l'état actuel des choses toute évaluation des avantages non commerciaux créés par l'aménagement de la forêt tropicale humide est vouée à être presque totalement spéculative et subjective. La modellisation d'écosystème proposée par Goodall (1975) trouve là un point de départ très approprié.

On manque de données quantitatives sur les diverses formes de services non marchands et leur comportement vis-à-vis des traitements sylvicoles. Même si ces données étaient disponibles en très grand nombre et plus comparables entre elles, il resterait le problème de la valeur sociale à leur attribuer. Quelle serait pour la société la perte réelle due à l'extinction d'une espèce par suite de la destruction de son habitat? Il est presque impossible de répondre à cette question et à d'autres semblables qui sont pourtant l'essence de l'évaluation sociale.

En l'absence d'études concluantes, il peut être justifié de créditer la forêt tropicale humide d'une productivité quelque peu supérieure en ce qui concerne le total des valeurs non commerciales. On pourrait aussi supposer que la production maximale de ces services serait obtenue si les forêts ne faisaient pas l'objet d'une utilisation commerciale. La preuve du contraire devrait tout au moins être administrée par les autres formes de mise en valeur. Il est difficile de dire si la production serait moins affectée par un aménagement naturel que par une conversion en plantations forestières ou arboricoles, mais le bénéfice du doute devrait, semble-t-il, être en faveur de l'aménagement naturel.

Aussi, pourrait-on raisonnablement affirmer que la valeur totale de tous les produits de la forêt tropicale humide en aménagement naturel est plus importante que ne l'indiqueraient les seules analyses financières, mais la question reste ouverte de savoir dans quelle mesure elle est plus importante, et si cela suffit pour compenser la faible rentabilité financière de la forêt par rapport aux autres formes de mise en valeur.

Les principes sont tout aussi clairs en ce qui concerne la validité du critère financier pour l'évaluation des effets économiques de l'aménagement naturel. Il est maintenant généralement admis qu'une évaluation faite du point de vue de l'organisme responsable risque de n'être que partiellement exacte du point de vue de la société. Le problème est dès lors de définir un critère d'avantage social net qui permette de classer aussi nettement les modes possibles d'utilisation du sol et des ressources forestières que les critères financiers le font en apparence dans le domaine plus étroit de l'analyse financière.

Evaluation sociale

Mis à part le fait que les critères financiers ne sont pas si clairement délimités et précis que cela, L'application du concept de critère social se heurte en pratique à un certain nombre de difficultés propres. Dans l'ensemble, on tend à traiter le problème, dans l'analyse coût/avantage social, par un calcul de flux financier actualisé, modifié en ce sens qu'on introduit dans la liste des avantages et coûts une gamme plus étendue de paramètres, qui sont comptabilisés comme valeur sociale (fictive) et non comme valeur de marché, et qu'on utilise pour ce calcul un taux d'actualisation social. Le rapport entre la somme ainsi actualisée des avantages et coûts évalués en valeur sociale est alors exprimé en indices de la valeur actuelle nette, analogues au taux de rentabilité pour les critères financiers.

Les comptes d'évaluation sociale relatifs aux forêts tropicales humides seraient une affaire assez simple, si:

1. Il existait une liste définitive des avantages et des coûts associés aux divers choix possibles.
2. Ces avantages et coûts étaient ou pouvaient être quantifiés.
3. Un ensemble de prix fictifs pour les divers postes de la liste avait été fixé d'un commun accord.
4. On s'était accordé sur la valeur à donner au taux d'actualisation social.
5. La valeur actuelle nette était le type de critère approprié comme base de choix.

Surmonter les difficultés

Malheureusement, toute évaluation sociale concernant les forêts tropicales humides achoppe sur la plupart de ces points. La quasi-impossibilité dans l'état actuel de nos connaissances, d'apprécier les valeurs relatives, sociales ou autres, des productions non commerciales des forêts tropicales humides avec différents modes d'aménament provient principalement du manque de données relatives aux deux premières de ces conditions. Mais même si ces insuffisances étaient surmontées, les autres restrictions subsisteraient. On imagine qu'un accord sur les prix fictifs inclurait le taux d'actualisation social qui n'en est qu'un cas particulier. Mais la diversité des opinions autorisées concernant seulement la valeur appropriée du taux d'actualisation social donne à penser qu'on est encore loin d'un tel accord. Par suite, les chances de réaliser une évaluation sociale définitive à propos des forêts tropicales humides en aménagement naturel sont pour le moment extrêmement faibles. Mais cela ne veut pas dire que l'analyse financière restreinte doive être adoptée à défaut.

En ce qui concerne l'aménagement naturel des forêts tropicales humides, un taux d'actualisation social bas qui, soit dit en passant, a de nombreux partisans aussi bien que des adversaires, associé à une valeur plus élevée pour les productions non commerciales créditées à l'aménagement naturel, améliorerait certainement ses résultats économiques par rapport aux autres choix possibles. Toutefois, ces valeurs additionnelles devraient être vraiment élevées et le taux d'actualisation adopté très bas pour que l'augmentation de l'avantage social net parvienne à compenser le déficit relatif de la rentabilité commerciale. Ces deux conditions sont du domaine des possibilités, mais on doit admettre qu'elles ne semblent pas très probables.

La réserve la plus importante que l'on puisse peut-être formuler à propos de l'évaluation des avantages sociaux et des coûts de l'aménagement naturel des forêts tropicales humides tient non à son impossibilité pratique, mais à ses limitations. La réduction de toutes les valeurs à une expression monétaire, et l'évaluation en fonction d'un taux de rentabilité en monnaie, ne sont, dans leur principe, qu'une extension du critère financier utilisé en analyses commerciales. Cette démarche semble contestable au moins à deux points de vue. Le premier, qui est plutôt d'ordre philosophique, conteste la légitimité d'«une conception de la vie basée sur le principe de l'emploi d'unités monétaires comme dénominateur commun de tout ce qui a une importance dans la vie des hommes» (Gross, 1966), ou tourne en dérision «cette vision de toutes les institutions et pratiques sociales à travers la logique commerciale des échanges» (Hunt et Schwartz, 1972). Le second, plus technique, conteste la validité d'un critère unique pour l'appréciation de choix sociaux. Il n'est que trop évident que la rentabilité financière, quelle que soit la manière dont elle est calculée, n'est pas le seul objectif de la politique sociale ni même de la politique commerciale. Pour certains, elle devrait, en tant que mesure de l'efficacité dans l'utilisation d'une ressource, être le principal sinon le seul critère valable. Il n'en reste pas moins que l'efficacité est souvent délibérément reléguée au second plan en faveur d'autres objectifs. Ainsi, toute évaluation complète des systèmes d'aménagement pour les forêts tropicales humides doit non seulement prendre en compte les valeurs sociales, mais également les estimer en fonction de tous les objectifs sociaux.

Il se pourrait que ce soit sur ce dernier point que réside en réalité la principale faiblesse des techniques actuelles d'évaluation sociale quantitative. Fondamentalement, le problème de l'aménagement naturel des forêts tropicales humides en vue du bien-être humain est un problème social où n'entre qu'une part d'économie. Les rapports sociaux liés aux diverses formes ou aux divers degrés d'utilisation des forêts tropicales humides sont aussi complexes, aussi vastes et aussi fragiles que la biologie de l'écosystème elle-même (Tosi et Voertman, 1964).Ils ne peuvent certainement pas se traduire par un simple indice de valeur numérique dans l'état actuel de nos connaissances.

Le modèle de planification du développement forestier de Malaisie (FAO, 1972; 1974) montre à quel point un critère unique peut donner une vue limitée des choses. Afin d'évaluer les conséquences d'un grand nombre de stratégies possibles en matière d'utilisation des terres et d'aménagement forestier dans la péninsule de Malaisie, les effets en furent calculés en fonction d'un certain nombre de critères économiques et sociaux considérés comme appropriés. On avait attribué à tous ces critères la même importance mais le rapport fait ressortir qu'une pondération différente des critères entraînerait un classement différent pour un ensemble donné de stratégies possibles. L'important est que l'échelle des valeurs retenues à un moment quelconque reflète un classement politique plutôt qu'économique des priorités.

Il est probable qu'en réalité toute prise de décision nécessite l'emploi de critères multiples, et que les critères eux-mêmes, aussi bien que leurs poids respectifs, sont susceptibles de varier dans le temps. Il semble donc ridicule de considérer un critère unique comme valable partout et à tout moment. C'est pourtant ce que font actuellement les techniques d'analyse des coûts/avantages sociaux.

Ainsi, s'il n'est pas douteux que l'analyse comparative des coûts/avantages sociaux représente un progrès conceptuel sensible dans l'évaluation économique des choix d'utilisation des ressources, elle laisse en pratique subsister de sérieuses lacunes. Dans l'état actuel des choses, ni les données disponibles ni les techniques d'analyse ne fournissent de raisons suffisamment fortes pour rejeter catégoriquement l'aménagement naturel des forêts tropicales humides ou pour y souscrire sans réserve sur sa valeur en tant qu'entreprise économique.

Redistribution des revenus

Les conséquences, pour l'aménagement naturel des forêts tropicales humides, qui découlent de l'examen de ses aspects économiques, dépendent en premier lieu de ce qu'on entend par aménagement naturel. S'il s'agit d'utiliser les forêts tropicales humides pour leur bois et autres produits d'une manière qui permette de perpétuer la structure écologique originelle, sans changement profond ni permanent, les conséquences dépendent de la possibilité physique ou écologique de l'aménagement naturel. S'il est impossible, les conséquences économiques seront soit la disparition des forêts tropicales humides au fur et à mesure de leur exploitation, soit leur constitution en réserves soustraites à l'exploitation dans le but de prévenir leur disparition. Si, par contre, l'aménagement naturel est possible, la question sera de savoir s'il vaut la peine de le pratiquer.

Si l'aménagement naturel est, en général, écologiquement impossible, comme le soupçonnent à l'heure actuelle certains écologistes, ou difficile au point de ne pas mériter d'être tenté, ce qui paraît être l'opinion de nombreux forestiers, alors les forêts tropicales humides continueront sûrement à disparaître. Dans les conditions présentes, les réserves à grande échelle sans exploitation commerciale ou conversion agricole, simplement pour les préserver en tant qu'écosystème important, ne semblent guère une option sérieuse. Pour qu'elles le soient, il faudrait que les perspectives économiques pour la grande majorité des populations des pays où se trouvent ces forêts s'améliorent bien plus radicalement et rapidement qu'il n'est vraisemblable en fonction des données actuelles. Et pour que cela puisse se produire, il faudrait qu'il y ait un changement d'attitude presque inconcevable vers une redistribution internationale des revenus.

Dès lors, les seules conséquences de l'impossibilité fondamentale ou pratique de l'aménagement naturel des forêts tropicales humides à considérer sont celles qui résulteraient de leur disparition éventuelle. Une des conséquences les plus graves pourrait être un déséquilibre climatique à l'échelle mondiale ou régionale, lié à la disparition des grands massifs de forêt tropicale humide de l'Amazone, d'Afrique et du Sud-Est asiatique. Cette possibilité a été fortement soulignée il y a quelques années (Richards, 1952; Dawkins, 1958), mais une détérioration globale du climat ne semble plus être considérée comme justifiant le type d'action universelle nécessaire pour arrêter la destruction des forêts tropicales. Que la réduction ou l'extinction des multiples systèmes biologiques complexes qui composent les forêts tropicales humides représente une perte pour l'humanité tout entière est évident, mais il serait difficile de dire en quoi consisterait cette perte, et quasi impossible de savoir ce qu'elle signifierait. Que la disparition sur les marchés mondiaux de certains bois spéciaux représente, pour bien des gens, une perte est aussi une réalité. Mais à quoi se monterait cette perte, cela est du domaine de la conjecture. L'argument en faveur de la conservation des forêts tropicales humides, si elles ne peuvent être aménagées comme telles, s'appuie par conséquent sur des doutes concernant l'avenir qui sont trop conjecturaux pour que ces forêts puissent faire face aux pressions privées et publiques qui s'exercent sur elles à l'heure actuelle. L'incertitude peut inciter à la prudence, mais cet argument n'est pas assez convaincant pour justifier un arrêt dans les pays où se situent les ressources, ou pour créer des conditions qui rendraient cet arrêt possible.

Le manque d'informations qui freine l'action en vue de préserver les forêts tropicales humides si elles constituent une ressource non renouvelable est un handicap encore plus grand si l'on veut justifier leur aménagement en forêts naturelles dans le cas où elles seraient effectivement renouvelables. Tout d'abord, on est loin de savoir avec certitude comment réinstaller par des méthodes naturelles la plupart des types de forêts tropicales humides après la coupe ou en conjonction avec elle (Catinot, 1974; Nwoboshi, 1975). Même si on le savait, le manque de connaissances sur la dynamique des peuplements dans les forêts tropicales naturelles aménagées ou non aménagées réduirait pratiquement les traitements sylvicoles visant à maintenir la productivité, sans parler de l'accroître, à un pur acte de foi. Et, cependant, ce n'est que par l'accroissement de leur productivité que les forêts tropicales humides peuvent, en général, rivaliser avec les autres formes de mise en valeur, eu égard à la demande croissante qui pèse sur les terres et sur les ressources.

Heureusement, les moyens d'accroître la productivité des forêts tropicales humides ne se limitent pas à résoudre les problèmes biologiques de leur aménagement. Une utilisation accrue des essences secondaires assurerait automatiquement un accroissement important de la production des peuplements tant actuels que futurs. Des ajustements de prix augmentant le prix des bois sur pied pour les essences actuellement les plus recherchées et les plus aisément commercialisées par rapport aux essences moins appréciées et plus difficilement vendables pourraient élever substantiellement la valeur de la production. De telles mesures économiques offrent peut-être plus de possibilités de réaliser un accroissement de la productivité en valeur, que les méthodes biologiques suivies actuellement, et cela à des coûts d'investissement beaucoup moins élevés. Ce qui est tout aussi important, c'est qu'elles peuvent être prises sans attendre que soient résolus les problèmes biologiques que pose l'évolution des peuplements. Par contre, elles exigent une compréhension des marchés et de la commercialisation, notamment dans les pays étrangers, ainsi qu'une aptitude aux affaires et un comportement qui excèdent bien souvent les capacités des forestiers tropicaux dans leur ensemble.

Les études sur la faune des forêts tropicales ont à peine commencé; l'évaluation de ses effets économiques relève donc de la simple conjecture. Il en va de même pour les autres valeurs non commerciales.

Parallèlement, il y a, du point de vue biologique, des possibilités d'améliorer le rapport production/intrants par des réductions dans les coûts d'aménagement. Les perspectives dans ce domaine sont limitées, à moins que le produit des coupes actuelles ne puisse être utilisé d'une manière beaucoup plus intensive. Même ainsi, on voit mal comment une amélioration de la rentabilité économique résultant des mesures de réduction des coûts pourrait être suffisante pour avoir un effet vraiment marqué. Le problème est que le principal facteur affectant la relation valeur/coût est le taux d'intérêt, et que toutes les raisons qui pourraient justifier l'application d'un taux d'intérêt exceptionnellement bas en matière d'investissements forestiers ont des chances de valoir pour l'économie forestière en général et non pour les seuls systèmes d'aménagement naturel. Un faible taux d'intérêt pourrait contribuer à améliorer les résultats économiques de l'aménagement naturel, mais il faudrait qu'il soit très bas, et combiné avec une réduction importante de la durée de la révolution, pour avoir une incidence appréciable sur l'écart qui sépare l'aménagement naturel de ses concurrents.

Il est certain que la rentabilité de l'aménagement naturel des forêts tropicales humides peut être améliorée dans l'ensemble, mais il est difficile d'imaginer que le maximum qui puisse être fait en matière de sylviculture ou de commercialisation, suffise, en comparaison de ce que d'autres formes de mise en valeur pourraient réaliser avec les mêmes ressources, pour en faire une option économique sérieuse. Cette observation appelle toutefois une réserve importante. Elle ne vaut en effet que pour autant que les résultats soient appréciés en termes de rentabilité commerciale pour l'organisme gestionnaire des forêts. Or, ce mode d'évaluation des choix possibles peut mener à des conclusions inexactes sinon complètement erronées. Il tend par exemple à laisser trop d'éléments de côté, et à donner une vue trop étroite des effets et de leur portée. Toutefois, à partir du moment où l'on tente d'étendre l'analyse des aspects économiques de l'aménagement naturel au domaine social, L'insuffisance des données concernant la production ligneuse est considérablement amplifiée par celle des données relatives à l'environnement et au domaine social. Une évaluation quelque peu conjecturale mais du moins assez précise pourrait être remplacée par une autre bien plus conjecturale et pas précise du tout. A la limite, une évaluation sociale de l'aménagement naturel des forêts tropicales humides pourrait montrer qu'il constitue ou non un choix viable par rapport à l'agriculture ou aux plantations forestières, selon la réponse désirée. Dans ces conditions, l'analyse financière peut être un mauvais guide pour la décision à prendre, mais l'analyse sociale pourrait ne pas fournir de guide du tout. Il est difficile de dire ce qui est le pire des deux.

Les difficultés peuvent être attribuées pour une part aux données de base, qui sont visiblement insuffisantes pour fournir des relations coûts/avantages définitives. Mais le mal vient aussi pour une bonne part des techniques d'analyse de décision qui soit considèrent une gamme d'intérêts trop étroite, ou bien utilisent des processus d'évaluation trop arbitraires, ou encore incluent dans leurs critères un éventail d'objectifs trop limité. Le problème principal tient à l'incertitude de l'avenir. Aucune analyse basée sur les présomptions que l'on a actuellement de l'avenir ne pourra jamais être concluante. Les forestiers tropicaux, comme presque tous les forestiers d'autres régions, sont obligés d'envisager un futur trop lointain et ne peuvent donc être assez sûrs de leurs hypothèses pour être catégoriques dans leurs décisions. Aussi, certains des arguments les plus sérieux en faveur de l'aménagement naturel des forêts tropicales résident-ils dans les faiblesses conceptuelles de la cause adverse.

Si l'on ne doit pas abandonner complètement l'aménagement naturel des forêts tropicales humides c'est surtout parce que des décisions partant du principe qu'il n'est pas rentable risqueraient d'être erronées.


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