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Concessions forestières

A.J. Leslie

A.J. LESLIE est directeur de la Division des industries forestières au Département des forêts de la FAO.

Mettre tous les atouts de son côté

Les forêts feuillues du Sud-Est asiatique représentent aujourd'hui l'une des principales ressources de cette région; n'occupant il y a 25 ans encore qu'une place secondaire dans les échanges commerciaux, elles sont devenues un élément majeur des courants régionaux: exportations de grumes en provenance d'Indonésie, des Philippines et de Malaisie orientale; bois ouvrés de Malaisie péninsulaire, des Philippines et, plus récemment, d'Indonésie; et importations de grumes vers le Japon, Singapour et la Corée. N'eussent été les guerres qui ont sévi dans d'autres pays du Sud-Est asiatique, ces derniers auraient eux aussi presque certainement eu leur part de cet essor de l'exploitation forestière.

Dans les tractations entre gouvernements de pays en développement et grandes sociétés en quête de concessions forestières ce sont en général ces dernières qui gagnent. Nombre de gouvernements perdent par manque de préparation et de connaissances techniques élémentaires

On peut voir l'évolution du commerce du bois dans la région au cours des 20 dernières années dans le tableau, qui donne une idée de la rapidité avec laquelle l'exploitation s'est intensifiée et, en même temps, révèle certaines autres caractéristiques de ce commerce que nous examinerons plus en détail.

L'ensemble de cette exploitation met en jeu un grand nombre de transactions successives, par lesquelles se réalise toute une chaîne de transferts de droits ou de biens depuis le propriétaire de la forêt jusqu'à l'utilisateur final. Elle commence avec la vente du bois sur pied. La procédure juridique la plus courante par laquelle est reconnu le droit d'exploiter une certaine superficie de forêt consiste à attribuer une étendue de forêt, appartenant à l'Etat ou à une collectivité, à une société privée ou quasi-privée (le concessionnaire) par un permis qui spécifie les conditions du contrat (accord de concession). Dans le Sud-Est asiatique nombre des concessionnaires sont des entreprises locales, mais les plus importants sont souvent de grandes compagnies multinationales.

Les conditions dans lesquelles le droit d'exploiter une superficie de forêt domaniale est cédé au concessionnaire par le propriétaire ou son représentant sont par conséquent d'une importance capitale pour déterminer comment la forêt doit être traitée. La capacité du propriétaire forestier à faire respecter le contrat par le concessionnaire est toutefois décisive pour la façon dont la forêt est effectivement traitée. Bien des caractéristiques du commerce des bois tropicaux et de ses conséquences peuvent donc être associées à la nature de l'accord de concession.

De toute évidence, la forêt tropicale se distingue par ses vastes étendues et ses essences dont certaines sont de grande valeur. Elle peut donc, sur le plan économique, contribuer grandement au bien-être des populations et au développement national, et tel est le cas. En 1978, les exportations de bois tropicaux du Sud-Est asiatique et de la région Pacifique représentaient une valeur de plus de 2,5 milliards de dollars US. Même dans une année de grande dépression comme 1975, elles ont tout de même rapporté quelque 1,5 milliard de dollars en devises étrangères. Sur cette base, un hectare de forêt de diptérocarpacées représente pour le propriétaire une valeur très appréciable.

Il est peu probable que les concessionnaires s'empressent de réaliser les plans d'utilisation du bois' et ils préféreront l'exporter en grumes aussi longtemps que (le gouvernement) leur laissera tourner les termes du contrat

Certes, le total de ces recettes est assez élevé pour avoir un impact sur le développement, mais exprimé par habitant cet effet n'est probablement pas perceptible. Cependant, d'autres effets de cette exploitation à grande échelle sont manifestes. Pour une fois exploitation est bien le terme qui convient; il n'y en a pas d'autre pour décrire ce qui se passe dans la majeure partie des forêts tropicales du Sud-Est asiatique, même en se fondant sur l'évaluation la plus indulgente.

PÉROU 1957. GRUMES D'ACAJOU autrefois articles de collection, aujourd'hui introuvables

Ces forêts, dans l'ensemble, sont soumises à une exploitation que l'on peut qualifier de sauvage: on prend ce qui est le plus accessible - et les arbres de plus grande valeur - sans se préoccuper le moins du monde de ce qui se passera ensuite. En fait, voilà ce qui se passe:

· Destruction de la forêt par la colonisation agricole qui suit les opérations d'exploitation.

· Dégradation des sols par la culture itinérante consécutive à l'exploitation, avec un cycle de jachère trop court.

· Absence à peu près complète de reboisement.

· Maintien d'une pauvreté rurale généralisée.

Ainsi, pour les forêts et pour les populations qui en dépendent, le seul effet durable visible est une régression.

Il en découle naturellement une certaine frustration, car en principe l'utilisation d'une ressource forestière par l'industrie devrait conduire au développement économique. On ne voit guère, pourtant, que l'exploitation des forêts du Sud-Est asiatique ait dans l'ensemble apporté les avantages à long terme qui devraient normalement revenir aux pays qui possèdent ces forêts. Cela tient pour une large part à ce que le bois n'est pas transformé sur place. Le tableau révèle que les exportations de bois en grumes sont toujours prépondérantes, comme elles l'ont été dans les 15 dernières années au moins. Les grumes sont exportées vers des pays développés, ou vers des pays en développement plus avancés, et avec elles s'en va la plus grande partie du potentiel de développement. Le fait que les pays importateurs de grumes ont bien plus progressé sur le plan économique que les pays exportateurs n'est peut-être pas une preuve que cette théorie est juste, mais il va bien dans ce sens. Ainsi, ce sentiment de frustration vient du fait que l'on attend d'une exploitation orientée vers l'exportation des résultats qu'elle est incapable de donner.

Les pays exportateurs sont convaincus qu'ils pourraient tirer bien plus de profit de l'exploitation de leurs forêts tropicales qu'à l'heure actuelle. Il serait par conséquent intéressant d'examiner les circonstances qui ont pu contribuer à un tel état de choses, notamment celles qui ont trait aux accords de concession.

Les critiques sur la façon dont les contrats de concession sont appliqués viennent des deux parties et disent la même chose, à savoir que l'autre n'a pas rempli ses obligations. Les gouvernements, dont nous nous occupons pour le moment, reprochent principalement aux concessionnaires:

· De ne pas s'être convertis à la transformation du bois après avoir touché les recettes d'exportation de grumes, recettes indispensables selon eux pour financer de nouveaux investissements.

· De ne pas payer assez cher le bois ou le droit de l'exploiter.

· De ne pas contribuer au reboisement.

· De ne pas former du personnel local au-dessus du niveau d'ouvrier d'usine.

· De laisser la gestion réelle fermement aux mains d'étrangers.

· De rapatrier des bénéfices exorbitants au lieu de les réinvestir sur place.

· D'appliquer des barèmes de fret très injustes favorisant la société mère au détriment du pays hôte.

· D'écrémer les forêts comme ils ne le feraient jamais chez eux et comme ils ne seraient pas autorisés à le faire dans un pays développé.

· D'user des périmètres concédés comme si c'était leur propriété et de traiter les fonctionnaires du gouvernement comme des intrus.

· De fausser les chiffres dans tous les rapports et informations qu'ils fournissent.

En 1978, les exportations de bois tropicaux du Sud-Est asiatique et du Pacifique représentaient une valeur de plus de 2,5 milliards de dollars US. Même dans une année de grande dépression comme 1975, elles ont rapporté près de 1,5 milliard de dollars. Dans ces conditions, un hectare de forêt de diptérocarpacées représente pour son propriétaire une valeur très appréciable

Il ne faut pas en conclure que ces critiques s'appliquent forcément à tout moment à toutes les sociétés multinationales et dans tous les pays. En fait, on n'a guère de preuves que toutes soient justifiées, mais certaines d'entre elles seraient, il est vrai, très difficiles à corroborer. Ce qui importe, toutefois, c'est que les pays exportateurs croient généralement que c'est ainsi qu'agissent les sociétés multinationales; citons pour illustrer ce point l'Indonesian Observer du 22 janvier 1980:

«Les concessions attribuées à des firmes indonésiennes ont été transférées à des sociétés étrangères sous le prétexte d'entreprises en association qui étaient, en fait, entièrement dominées par les partenaires étrangers.

«Ces sociétés étrangères ont coupé des arbres énormes à Bornéo, aux Célèbes et à Sumatra, d'une manière anarchique et sans plans de reboisement ni de réinvestissement.

«Elles ont passé outre aux ordonnances gouvernementales prescrivant de n'exporter que des grumes transformées (sic)

Production et exportation de grumes et de bois ouvrés de feuillus tropicaux dans les pays en développement de la région Asie-Pacifique, 1961-78


1961

1966

1972

1978

Volumes en millions de m³

Production de grumes

Sud-Est asiatique

18,9

28,8

52,6

68,0

Asie occidentale

6,7

7,7

8,9

10,0

Pacifique

0,1

0,5

1,3

1,6

Total

25,7

37,0

62,8

79,6

Exportations de grumes

Sud-Est asiatique

7,4

15,3

31,7

37,5

Asie occidentale

0,2

0,3

0,3

0,3

Pacifique

-

0,1

0,7

0,6

Total

7,6

15,7

32,7

38,4

Production de bois ouvrés

Sud-Est asiatique

5,6

6,7

10,0

13,4

Asie occidentale

2,5

3,4

3,7

4,2

Pacifique

0,1

0,1

0,2

0,2

Total

8,2

10,2

13,9

17,8

Exportations de bois ouvrés

Sud-Est asiatique

1,0

1,2

3,1

5,0

Asie occidentale

0,1

0,1

0,1

0,1

Pacifique

-

-

-

0,1

Total

1,1

1,3

3,2

5,2

Pourcentage de la production de grumes exporté

Sous forme de produits ouvrés1

10,7

8,9

12,8

15,7

En grumes

29,6

42,4

52,5

47,8

Total

41,3

51,3

65,3

63,5

1 Converti en équivalent bois ronds à raison de 0,4 m³ de produits par m³ de bois en grumes.

On peut naturellement écarter ces affirmations erronées ou partiales, mais ce n'est pas vrai pour tout. Comme le montre notre tableau, les exportations de bois en grumes sont tout aussi prépondérantes aujourd'hui qu'elles l'ont été au cours des 20 dernières années. Si ce n'est pas la preuve irréfutable que les promesses de transformation des bois n'ont pas été tenues c'est incontestablement la preuve du manque d'empressement des concessionnaires à passer à des produits finis. La raison en est bien attestée: elle est dans les profits élevés que procure l'exportation de bois en grumes. Par exemple:

«Il semble que l'on ne puisse échapper à la conclusion d'ensemble que l'exploitation forestière au Kalimantan oriental au début des années soixante-dix a été une affaire hautement lucrative»(Ruzika, 1972).

«L'exportation de bois en grumes est très rentable dans cet Etat. Le revenu du capital investi (dans les industries de transformation des bois) est bien inférieur à celui que l'on obtient dans le cas d'exportation en grumes» (FAO, 1980).

La rentabilité, aussi bien en valeur absolue qu'en valeur relative, de l'exportation de grumes ne justifie pas en soi les autres critiques à l'égard du comportement financier des concessionnaires, mais confère une certaine plausibilité à leur conviction. Il est incontestablement dans l'intérêt, au moins à court terme, de toute firme, multinationale ou autre, d'agir ainsi, surtout si elle n'a aucun enjeu dans l'avenir du pays où elle opère. Il est tout aussi évident qu'elle a intérêt à continuer ainsi tant que cette pratique sera payante et qu'on la laissera faire. Comme l'exprime un rapport, «...il est peu probable que les concessionnaires montrent beaucoup d'empressement à réaliser les plans d'utilisation du bois, et ils préféreront l'exporter en grumes aussi longtemps que (le gouvernement) leur laissera tourner les termes du contrat» (FAO, 1980). Il peut donc être intéressant d'examiner dans quelle mesure les lacunes dans les contrats de concession, ou dans les processus de négociation desdits contrats, permettent de telles pratiques.

Les lacunes dans les contrats de concession peuvent apparaître à chacune des trois étapes suivantes:

· Lors du processus de négociation, et elles conduisent alors à un contrat trop vague (du point de vue du gouvernement).

· Lors de la phase d'établissement des documents, dans laquelle les termes de l'accord sont transformés en instrument juridique.

· Enfin, lors de la phase d'application, auquel cas les lacunes conduisent à un contrôle insuffisant (du point de vue du gouvernement).

Ces trois phases sont solidaires. Par exemple, aussi favorable que soit l'accord négocié (du point de vue du gouvernement) et aussi rigoureusement qu'en soient enregistrés les termes, si l'on n'est pas en mesure de le faire respecter, il est pratiquement sans valeur. Il faut toujours avoir présente à l'esprit l'interdépendance des trois phases.

La négociation d'un accord de concession est, dans son principe, une forme de marchandage. Dans tout marchandage, il y a des chances pour que les deux parties diffèrent (a) dans leur pouvoir de négociation; (b) dans leur habileté à négocier.

Ce sont ces deux critères qui déterminent l'issue des négociations. En pratique, ils sont intimement liés. Un négociateur habile peut être capable d'arracher un contrat très favorable en dépit d'une position initiale faible, pour autant qu'il sache la dissimuler. De même, un négociateur peu perspicace ou imprudent peut laisser échapper l'avantage d'une position initiale très forte.

Bien que le pouvoir de négociation soit extrêmement difficile à évaluer, on peut aisément identifier certains de ses éléments. C'est ainsi que l'on peut jauger le pouvoir des deux parties dans une négociation en comparant:

· Leur connaissance des facteurs techniques et économiques en jeu.
· La nécessité dans laquelle elles se trouvent de parvenir à un accord.
· Ce qu'il leur en coûterait de ne pas conclure l'affaire.
· Les autres possibilités qui s'offrent à elles en cas d'échec.
· La compensation qui peut s'opérer entre les objets de la négociation et leurs valeurs relatives.

Les trois derniers éléments font en réalité partie du second, mais pour les besoins de l'analyse il est utile de les distinguer.

Le manque de connaissances est sans doute la lacune la plus souvent mentionnée. On y pense immédiatement, parce que c'est presque par définition une caractéristique du sous développement. Pourtant, on voit mal pourquoi ce devrait être une carence sérieuse en ce qui concerne les forêts et les industries forestières. Le savoir requis, bien que vaste, n'est pas tellement ésotérique. On peut l'acquérir par la formation ou par la recherche, ou même l'acheter. Néanmoins, s'il y a beaucoup de différence entre les deux parties dans leur connaissance des disciplines en jeu, cet écart peut décider de l'issue des négociations: c'est le partenaire qui a les connaissances les plus vastes, les plus justes, les plus à jour qui l'emporte inévitablement.

En l'occurrence, il importe de distinguer entre les deux ordres de connaissances en jeu. Dans un cas il s'agit de connaître la forêt donnée en concession, dans l'autre l'industrie et les affaires. Ces deux séries de données sont les facteurs qui permettent d'évaluer une concession - ils constituent la première étape de la négociation. La question fondamentale que se pose le gouvernement est celle-ci: quelles sont les conditions minimales auxquelles nous devons donner la concession? Quant à l'exploitant, il se demandera: quel est le maximum que nous sommes prêts à offrir ou à accepter pour cette concession? Dans un cas comme dans l'autre, il faut que chacune des parties concernées évalue la concession. Ce n'est que rarement et accidentellement que les deux évaluations coïncident. C'est seulement entre ces deux limites minimale pour le vendeur, maximale pour l'acheteur que l'on parviendra à un accord, si les deux parties agissent rationnellement. Mais le niveau auquel l'accord se fera entre ces deux limites dépendra de la solidité relative de leur pouvoir de négociation et de leur habileté à négocier.

L'affaire est cependant plus compliquée en pratique, parce que la valeur d'une concession ne se traduit pas par un chiffre de x mètres cubes à y dollars, autrement dit par une simple estimation du bois sur pied. Le bénéfice net que chaque partie espère retirer d'un contrat de concession est, en réalité, un ensemble de valeurs interdépendantes. Un certain nombre de considérations autres que la valeur du bois sur pied peuvent compromettre l'équilibre ou jouer entre elles pour finalement parvenir à une résultante globalement satisfaisante. Un prix du bois sur pied plus élevé peut du point de vue du concessionnaire être compensé par une concession de plus longue durée ou par des avantages fiscaux. Un prix du bois sur pied moins élevé peut, du point de vue du gouvernement, être compensé par la création à bref délai d'une usine de transformation ou par une utilisation des bois plus diversifiée. Pour le gouvernement l'affaire est encore plus compliquée du fait qu'il a bien d'autres moyens de tirer un revenu d'une concession d'exploitation forestière que le paiement d'un prix du bois sur pied. Néanmoins, le principe reste valable que plus une partie est capable d'évaluer ses limites et le degré de compensation réciproque entre les divers facteurs en jeu, plus elle sera forte pour négocier.

C'est donc là, pour chacune des deux parties, la première étape de la négociation. Si elle peut en même temps apprécier avec quelque certitude les limites de l'autre partie et la valeur des avantages et désavantages réciproques, elle sera d'autant mieux placée pour négocier.

Les sociétés multinationales sont souvent, sous ces deux aspects, dans une meilleure position que les gouvernements. Ce qu'elles doivent surtout savoir sur la concession c'est la quantité de bois de chaque classe de qualité qu'elle renferme et le coût présumé de son extraction.

De telles données d'inventaire sont notoirement rares dans les pays en développement. En fait, bien souvent, seuls les détenteurs de concessions en ont quelque idée précise. Avec sa plus grande souplesse d'action et ses plus grandes facilités d'accès aux techniques coûteuses de télédétection et de traitement des données, une société multinationale peut souvent parvenir à une évaluation plus précise et plus actuelle des ressources d'une nouvelle zone de concession, et dans un délai plus rapide qu'un service gouvernemental. Avec son expérience pratique de l'exploitation forestière dans une large gamme de conditions, il lui sera facile de convertir les données d'inventaire et les informations topographiques en une estimation sûre du coût de l'exploitation dans toute nouvelle zone.

Cependant, les raisons qui empêchent un gouvernement d'avoir sur l'un et l'autre de ces plans une position aussi forte ne sont que d'ordre institutionnel. En ce qui concerne la connaissance de la ressource, le gouvernement ayant plus facilement accès aux sources d'information locales, devrait être en mesure de rivaliser avec n'importe quelle société étrangère. Les études de coûts de l'exploitation forestière sont pour un exploitant expérimenté assez faciles à effectuer, interpréter et extrapoler. C'est en fait exactement la manière dont toutes les sociétés font leurs estimations. La seule chose qui empêche un gouvernement d'en faire autant est l'absence dans ses effectifs de spécialistes de l'exploitation forestière. Ainsi son handicap dans ces domaines de connaissance résulte simplement de faiblesses institutionnelles. Il peut y avoir de bonnes raisons pour laisser cet état de choses se perpétuer, mais l'ignorance relative des gouvernements à cet égard ne peut en aucune façon être imputée aux sociétés multinationales.

En ce qui concerne les autres éléments d'évaluation des concessions - coûts de transformation et de commercialisation des produits, et paramètres du marché - l'avantage est manifestement du côté de la société multinationale. Aucun service gouvernemental, aucun fonctionnaire ne peut en savoir autant sur les activités et les opérations d'une société prospère basée outre-mer que cette société elle-même. Pourtant, là aussi, ce n'est que pour des raisons institutionnelles que les gouvernements sont privés de la compétence voulue en matière de techniques industrielles, de structures des industries forestières, de structures des marchés et de méthodes commerciales. La plus grande partie de ces connaissances est du domaine public. Tout ce qu'il faut, c'est un petit groupe de spécialistes ayant le savoir et l'expérience de l'industrie et efficacement organisé de façon à disposer de données sûres et actuelles au moment où elles sont nécessaires.

Le savoir ainsi acquis serait évidemment de nature générale et non propre à telle ou telle société. Il suffirait néanmoins à renforcer considérablement le pouvoir de négociation du gouvernement. Rien ne l'affaiblit plus que de montrer une ignorance telle des questions industrielles que même les assertions et les calculs les plus sujets à caution concernant l'économie de l'industrie puissent être avancés sans risquer d'être contestés ou réfutés. Il est préjudiciable pour un gouvernement de se trouver dans une telle position et il peut l'éviter.

Il peut être plus aisé pour une société multinationale d'acquérir - si elle le désire - une connaissance utile de la situation particulière d'un gouvernement. Les raisons en sont là aussi surtout institutionnelles: les systèmes gouvernementaux sont en général bien plus ouverts. Une analyse critique attentive des rapports officiels, en même temps que des déclarations ministérielles et autres, révèle souvent plus sur le fonctionnement des rouages gouvernementaux que ne le font les rapports des sociétés privées. Les fuites d'information sont également plus difficiles à prévenir dans un organisme gouvernemental et, quand elles se produisent, elles sont souvent plus révélatrices. Les jalousies et conflits entre services accroissent la perméabilité du système, et conduisent à des politiques et à des actions contradictoires, à des déclarations et contre-déclarations, et à des confidences officieuses que des outsiders peuvent exploiter dans leur propre intérêt. En outre, les chercheurs officiels fournissent - et c'est en fait ce que l'on attend d'eux - des informations techniques bien plus complètes que leurs homologues du privé. Avec une telle variété de sources à exploiter, l'analyste d'une société privée peut, s'il est habile, dresser un tableau dynamique bien plus précis de la situation du gouvernement qu'aucun gouvernement ne le peut d'une société multinationale.

Les systèmes gouvernementaux sont transparents, mais pas totalement. Ils laissent la porte ouverte à des manœuvres en coulisse, lesquelles, bien plus que la fuite d'informations, peuvent saper le pouvoir de négociation du gouvernement. La partie qui, sous l'effet de pressions internes, est la plus contrainte à conclure un accord est de ce fait même la plus désavantagée. L'autre partie fera vraisemblablement tout ce qu'elle peut pour ajouter encore à ces pressions internes. Les gouvernements sont à cet égard bien plus vulnérables que les sociétés multinationales, en raison de la complexité de leurs systèmes, associée à leur couverture imparfaite. Ceux qui ont leur mot à dire sont plus nombreux dans le gouvernement que dans une société privée et ils ont un intérêt dans l'issue des négociations; leurs actions et leurs objectifs étant bien moins cohérents et contrôlables, les diverses options sont évaluées en fonction de critères beaucoup plus larges et souvent impossibles à quantifier. De ce seul fait, le gouvernement est déjà plutôt vulnérable aux pressions extérieures qui s'exercent sur lui pour qu'il arrive à un accord; toutefois, en admettant qu'il n'en soit pas ainsi, il pèse sur les négociations du gouvernement des pressions internes assez lourdes qui tiennent à ses politiques. Par exemple, la nécessité de procurer de l'emploi dans une certaine localité, de maintenir le niveau des recettes de l'Etat, de faire rentrer des devises étrangères, ou d'attribuer des terres aux fins de colonisation agricole, peut constituer une pression assez forte pour conclure un accord, si défavorable soit-il à d'autres égards.

Exploitation est bien ici le terme qui convient. Les forêts sont dans leur ensemble soumises à une exploitation sauvage; on en extrait les arbres les plus accessibles et les plus précieux' sans se préoccuper le moins du monde de ce qui arrivera ensuite

Les sociétés multinationales sont sans doute moins sensibles au genre de pressions que subissent les gouvernements et ont probablement plus de choix que ces derniers. Cela ne veut pas dire qu'elles n'ont pas leurs propres contraintes. Aussi est-il particulièrement important que les sociétés investissant beaucoup dans les industries forestières veillent à sauvegarder leurs approvisionnements futurs en matière première. Avec le temps, cette contrainte peut finalement faire pencher la balance en faveur du gouvernement. La superficie forestière n'est pas illimitée, et par conséquent le nombre de concessions possibles non plus. Chaque nouveau contrat d'exploitation réduit le nombre de concessions encore disponibles; leur valeur est ainsi accrue et le gouvernement peut éventuellement trouver dans cette raréfaction une arme puissante pour s'imposer aux multinationales. Si, en outre, les pays possesseurs de forêts constituaient des cartels pour la vente de leur bois et les mettaient aux enchères entre plusieurs multinationales, ils pourraient bien détenir alors les cartes maîtresses.

En conclusion, la faiblesse relative des gouvernements dans les négociations tient en grande partie à eux-mêmes. Certaines faiblesses, généralement considérées comme étant parmi les plus graves, peuvent en fait être très aisément surmontées; d'autres, inhérentes à la structure même du système gouvernemental, sont probablement insurmontables. Néanmoins, les gouvernements pourraient compenser cette faiblesse en exploitant la raréfaction de leurs ressources et, par conséquent, ne pas se laisser paralyser par leur infériorité relative dans la négociation des accords de concession. Lorsque ceux-ci sont défectueux, la cause principale en est un manque d'habileté en matière de négociation. En fait, la maladresse dans l'art de négocier est le plus souvent à la base d'accords de concession insatisfaisants; on peut y remédier en partie par la formation et par la pratique.

Références

FAO. 1980. Forestry development in Sarawak. Working Document of for. Dept, Project May/76/008/Rome.

RUZIKA, I. 1972. Rent appropriation in Indonesia logging: East Kalimantan 1972-73 - 1976-77. Bulletin of Indonesian Economic Studies, Vol. 15(2), July 1972.


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