Page précédente Table des matières Page suivante


TROISIEME PARTIE: COMMUNIQUER DANS L'AFFRONTEMENT RECOMMANDATIONS POUR LA CONNAISSANCE ET POUR L'ACTION


Chapitre 8 - Le "pessimisme méthodologique" et les deux rhétoriques
Chapitre 9 - Clarifier les concepts et les pratiques pour mieux décrire les situations réelles
Chapitre 10 - Structurer la diversité dans le temps
Chapitre 11 - Elaborer des normes d'affrontements et d'arbitrage
Chapitre 12 - Intégrer les conditions locales et contextuelles


Le "pessimisme méthodologique" qui a délibérément orienté cette étude permet de mettre en évidence des situations et des problèmes que les praticiens du développement et les populations elles-mêmes rencontrent régulièrement dans la pratique des projets participatifs. Encore faut-il que l'analyse ne débouche pas sur un fatalisme démobilisateur qui confinerait alors à un "pessimisme idéologique".

On exposera d'abord les raisons pour lesquelles le groupe de travail estime que le "pessimisme idéologique" vis-à-vis de l'approche participative est tout aussi réducteur que la "rhétorique participative" inverse.

On examinera ensuite les moyens d'orienter les processus engagés par l'approche participative dans un sens plus adéquat aux objectifs. Beaucoup sont déjà mis en oeuvre sur le terrain. Ces moyens (et les principales recommandations du groupe de travail) concernent les priorités suivantes:

- clarifier encore davantage les concepts-clés de "participation", "d'aide aux plus pauvres" et de "projet" pour mieux décrire les situations réelles;

- prendre davantage en compte la diversité sociale des intervenants et la temporalité des processus afin de mieux structurer l'intervention sans la rigidifier;

- élaborer des normes de négociation tout en assumant l'incontournable dimension conflictuelle de l'approche participative.

Chapitre 8 - Le "pessimisme méthodologique" et les deux rhétoriques

L'exercice du "pessimisme méthodologique" vise:

- à expliciter les critiques ou les insatisfactions qu'inspirent la mise en oeuvre de l'approche participative;

- à les dédramatiser en montrant qu'elles correspondent à des situations somme toute "sociologiquement normales", eu égard aux conditions locales et à l'environnement socio-économique;

- à les rendre constructives en assumant pleinement les limites et les difficultés de la participation.

L'exercice du pessimisme méthodologique répond à une nécessité de vigilance. Il est le moyen le plus sûr d'éviter deux dérives opposées qui parasitent les débats sur la participation et sa mise en oeuvre: la rhétorique participative et son contraire, la rhétorique du pessimisme idéologique, qui consiste à penser que tout projet participatif est voué à être récupéré par les plus forts et les mieux nantis.

La rhétorique participative, désespérément creuse et à but purement institutionnel, est sans aucun doute la meilleure alliée du pessimisme idéologique. Confrontée aux faits, elle ne peut en effet qu'inciter l'observateur à conclure, au mieux, à l'inanité et, au pire, à la nature intrinsèquement perverse de la participation:

- à son inanité car, ignorant la "contre-participation" que génèrent les dynamiques sociales préexistantes et la dimension fatalement politique de la participation, on ne peut attendre qu'elle ait des effets décisifs;

- à sa nature perverse car, prônant des modèles et des structures standardisés, elle ne peut que promouvoir une autorité bureaucratique et permettre aux groupes dominants ou mieux informés d'investir ces projets.

L'usage inconsidéré de la participation envisagée comme panacée ne peut donc que renforcer un diagnostic "réactionnaire" (Hirschman 1991).

Cependant, reconnaître les effets intrinsèquement politiques et conflictuels de tout projet peut aussi conduire, si l'on n'y prend garde, à substituer à la rhétorique participative une rhétorique inverse radicalement fataliste. Tout projet serait surdéterminé par le jeu politique des acteurs et la participation s'avérerait sinon impossible, du moins d'effets très limités puisqu'en permanence récupérés par les groupes d'acteurs dominants.

Il ne faudrait pas que le discours sur les stratégies de manipulation réciproque devienne une simple rhétorique, que l'on peut toujours plaquer sur chaque situation (on trouvera toujours des effets inintentionnels, des stratégies, des objectifs inavoués, des intérêts personnels, des manoeuvres opportunistes, etc.) et qui évite d'analyser de près la façon dont se jouent ces interactions. De l'avis du groupe d'étude, une telle rhétorique doit et peut être également évitée car, d'une part, elle sous-estime le changement introduit par la participation (en particulier des plus pauvres) dans le champ du pouvoir local et car, d'autre part, elle surestime la complexité et se condamne à l'inaction.

a) Réalité des changements introduits par la participation

Il convient d'abord de rappeler que de nombreuses observations au sein des collectivités villageoises montrent que les groupes les plus faibles ne sont pas dénués, autant qu'on le croit, de capacité d'initiative et de moyens de résistance à la domination: ruse, stratagème ou rétorsion privée (par exemple, on connaît des cas extrêmes où des femmes ont décrété la grève des rapports sexuels pour contraindre leurs époux à remplir leurs engagements vis-à-vis d'un projet collectif, par exemple terminer une maternité dans un projet d'animation en Casamance, au Sénégal). Mais, en général, ces manoeuvres relèvent de ce que Scott (1990) appelle "l'infra-politique" des dominés. Elles ont des effets limités et, pour être efficace, cette résistance "informelle" à la domination doit rester dans la sphère privée et doit passer pour être dépourvue d'une organisation structurée et formelle, sous peine de ne pas résister aux contre-attaques des groupes dominants.

C'est précisément ce qui change avec les projets participatifs, dont l'objectif explicite et public est d'organiser les plus faibles. Les risques, tout à fait réels comme on l'a vu, est de désigner alors à l'attention des plus puissants les groupes vulnérables dont on vise à renforcer les capacités, ou encore d'introduire des tensions larvées au sein des collectivités villageoises qui peuvent être des facteurs d'immobilisme. Mais d'autres exemples montrent aussi que les groupes les plus vulnérables bénéficient malgré tout des changements introduits par les projets participatifs:

- on ne doit pas sous-estimer le changement introduit par la participation (en particulier des plus pauvres) dans le champ du pouvoir local, surtout s'il ont accès à des ressources propres et si le projet permet d'ouvrir de nouveaux espaces publics (cf., entre autres, les contributions de Lavigne Delville et Lachenmann au groupe de travail);

- on ne doit pas sous-estimer non plus les effets de la présence des praticiens de la recherche-développement et des agents des projets dans le sens de ce changement. Ils peuvent jouer un rôle d'outsiders-facilitateurs important, en particulier en ce qui concerne la participation des femmes (Lachenmann et infra: 4.4).

Le problème n'est donc pas tant que la promotion de la participation des groupes vulnérables entraîne des conflits et des manoeuvres de récupération: cela est inévitable. La question principale est celle du dosage des effets des interventions participatives:

- leurs effets nécessairement conflictuels doivent être assumés, sans pour autant être caricaturés (par exemple, il faut éviter d'opposer de manière trop systématique d'un côté les "bons paysans de base" et, d'un autre côté, les "méchants commerçants" ou les leaders paysans qui ne rechercheraient que leurs seuls intérêts: Pesche 1995);

- mais l'extension des conflits doit être contrôlée sous peine de nuire aux capacités de résistance "ordinaire" des groupes les plus pauvres et les vulnérables. Ces capacités, qui pré-existent en général à l'intervention, peuvent en effet se trouver affaiblies par les effets de stigmatisation, d'accroissement des risques et de clientélisme induits par les projets.

Ces observations militent dans le sens de l'importance qu'il convient d'accorder au suivi-évaluation dans les projets participatifs et à la capacité d'auto-régulation des projets eux-mêmes.

b) La complexité des processus ne doit pas condamner à l'inaction.

La logique d'intervention est donc aussi un élément qui contribue à structurer la configuration d'une arène concrète, à orienter le jeu des acteurs, et donc le produit final des interactions. Pour cela, il faut sans doute raffiner les catégories d'analyse, étudier si (et de quelle façon) on peut observer des différences de pratiques selon les cas de figure, identifier, au delà des logiques d'acteurs, les facteurs environnementaux ou micro-sociologiques qui influent sur la configuration de l'arène, connaître les instances, formelles ou non, au sein desquelles se jouent les interactions, etc.

Mais comment concilier ce "parti pris de la complexité" avec la nécessité, pour les opérateurs de développement, de disposer d'outils d'analyse de la réalité opératoire (Pesche 1995)? Il n'y a certes pas de solution simple à cette question. Les méthodes d'enquête participative rapide constituent un élément de réponse, mais on sait, d'une part, qu'elles sont soumises à de nombreux biais et que, d'autre part, tout compte fait, elles ne sont pas si rapides et si légères compte tenu de la capitalisation d'informations nécessaire pour que ce type d'enquête ne se contente pas de redécouvrir des généralités ou des évidences (Fall et Lericollais 1992, Lavigne Delville 1995). Il n'y a donc pas de miracle en la matière.

Toutefois, la complexité du "champ" du développement (les multiples niveaux de position et de relations sociales qui dessinent le "paysage" d'une intervention) est compatible avec une attitude pragmatique pour les agents de développement rural. Ce pragmatisme consiste, à partir de quelques principes simples et d'une grille d'analyse synthétique (telle que celle présentée précédemment), à faire intervenir l'incontournable savoir-faire des experts et opérateurs de développement pour hiérarchiser, dans une situation donnée, les groupes et les types de relations qui "pèsent" le plus dans l'espace du projet. Une certaine dose de schématisme est nécessaire pour rendre opératoire l'outil d'analyse sans pour autant verser dans la standardisation (Pesche 1995).

L'importance de la phase de suivi-évaluation doit, ici encore, être soulignée.

Chapitre 9 - Clarifier les concepts et les pratiques pour mieux décrire les situations réelles


1 - Le concept de participation
2 - Le concept d'aide aux plus pauvres: clarifier les groupes-cibles sans les rigidifier
3 - Le concept de projet


Si les bénéfices attendus de l'approche participative dans le domaine du développement rural sont importants, il convient de conserver à l'esprit que sa mise en oeuvre est, comparativement aux approches classiques, beaucoup plus délicate et exigeante vis-à-vis de ses promoteurs. Une attitude réaliste en matière de participation consiste en premier lieu à "défétichiser" les notions de "participation" et "d'aide aux plus pauvres" ainsi qu'à prendre en compte les limites et les ambiguïtés de l'approche participative en termes de "projet".

1 - Le concept de participation

Le groupe de réflexion recommande d'intégrer au concept de Participation deux dimensions essentielles: sa face cachée et sa dimension politique.

a) La participation cachée

Il ressort clairement des études de cas considérées que les populations participent toujours aux projets. Les populations ne restent pas dénuées d'initiative face à des événements dans lesquels elles sont impliquées de gré, de force ou par nécessité et qui touchent leur vie quotidienne, tant du point de vue de leur subsistance que du point de vue de leurs relations sociales. Même dans les projets non participatifs, comme dans n'importe quelle situation de domination et de contrainte, chaque groupe d'acteurs essaie de tirer le meilleur profit des ressources nouvelles ou de minimiser les conséquences défavorables d'un projet vis-à-vis de sa position antérieure dans l'accès aux ressources villageoises.

Mais l'essentiel de cette participation reste caché aux yeux des opérateurs de développement pour deux raisons. La première est qu'il s'agit de manoeuvres et de subterfuges qui, pour être efficaces, doivent rester discrètes. La seconde est que les opérateurs de développement eux-mêmes rejettent ce genre d'initiative hors du domaine de la Participation, celle qui va dans le sens prévu par les projets. Tout cela reste vrai de la participation orientée sur des groupes pauvres ou vulnérables. Le ciblage des bénéficiaires est bien insuffisant pour écarter du projet et de ses ressources les autres catégories d'acteurs villageois ou pour empêcher ces catégories de réagir à la perte de ressources que le projet peut représenter pour elles.

La question n'est donc pas, fondamentalement, de "provoquer" ou même de promouvoir la participation: toute intervention extérieure l'entraîne ipso facto, ouvertement ou de manière feutrée. Cela revient aussi à dire que le dispositif d'intervention lui-même fait partie du projet

b) La dimension politique

Dans leur tentative classique de clarifier la notion de participation, Uphoff et Cohen (1980) ont précisément négligé, même s'ils les mentionnent, les structures et les agents des projets dans le système d'interactions qui oriente la participation. Une autre dimension essentielle n'est envisagée que comme un aspect secondaire et, en quelque sorte, par défaut: la dimension politique (Uphoff et Cohen 1980: 19-20). Ces auteurs assimilent en effet le "politique" à sa définition institutionnelle et formelle (la conception "politicienne" du politique); ils sont en outre eux-mêmes implicitement animés par l'idéologie, éminemment politique, qui consiste à vouloir dépolitiser le Développement. Or la politique "politicienne" n'est qu'une forme particulière de la compétition pour (ou par) le pouvoir et pour (ou par) le contrôle des ressources inhérent aux interactions sociales.

L'analyse sociale des projets, qu'ils soient ou non participatifs, démontre à l'évidence que l'affrontement et la négociation demeurent au centre des processus d'interaction autour des ressources des projets. Le fait que les projets participatifs, particulièrement les projets orientés sur les catégories les plus pauvres et les plus vulnérables, imposent une règle supplémentaire de répartition des ressources ne change pas fondamentalement le problème: la règle devient un enjeu supplémentaire et s'intègre au jeu social local sans faire disparaître les règles préexistantes.

C'est pourquoi toute démarche participative qui postule au départ une approche consensuelle et met entre parenthèses la dimension conflictuelle est condamnée à courir perpétuellement après un train en marche. Inversement, vouloir imposer des règles conduit à multiplier les procédures et les instances de contrôle sans éliminer les négociations et les manipulations informelles de ces règles; à terme, la lourdeur du contrôle ne peut que générer des effets contre-productifs sur la participation elle-même.

2 - Le concept d'aide aux plus pauvres: clarifier les groupes-cibles sans les rigidifier

On rappellera simplement ici que la clarification suppose de se départir de la vision standardisée qui prévaut généralement tout en conservant un point de vue pragmatique.

- La pauvreté est d'abord l'état social de ceux qui sont le plus dépourvus de recours contre le risque et l'incertitude. Elle n'est réductible ni à des groupes sociaux strictement délimités, ni à des indicateurs quantitatifs qui n'en sont que les résultats à un moment donné.

- L'état social de pauvreté n'est pas un état statique mais s'inscrit dans une dynamique, de nature politique, d'inclusion et d'exclusion de l'accès aux ressources. Le niveau d'exclusion qui caractérise les groupes vulnérables dans une situation donnée n'est pas toujours, loin s'en faut, le résultat mécanique de l'organisation sociale locale. Il est en outre nécessaire de tenir compte des effets au niveau local des dynamiques régionales et nationales.

- L'intervention pour renforcer les capacités des groupes identifiés comme les plus pauvres ou les plus vulnérables peut avoir des effets contre-productifs si l'on ne tient pas compte des procédures préexistantes de régulation des inégalités. Ces effets peuvent être d'accroître l'incertitude et le risque pour ces groupes, de les stigmatiser en les "labellisant" ou même de renforcer leur dépendance (tant à l'égard des groupes les plus favorisés qu'à l'égard du projet) si l'intervention n'est pas en mesure de contrôler les "coûts de dérégulation" qu'elle provoque inévitablement

- La participation-contrepartie (en travail ou sous forme financière) ne doit pas être confondue avec la "mise sociale" que constitue le coût de la participation pour les groupes les plus vulnérables. Seule celle-ci, qui passe généralement inaperçue aux yeux des opérateurs de développement, est décisive.

Le meilleur moyen pour clarifier la notion et le contenu des groupes-cibles ainsi que pour identifier leurs marges de manoeuvre effectives est de "croiser" leur définition formelle, telle que les projets les identifient a priori dans leurs objectifs, avec les "groupes stratégiques", identifiés à partir de la grille d'analyse et tels qu'ils se constituent et se recomposent autour des enjeux du projet.

La grille d'analyse peut ainsi faire apparaître les recouvrements comme les distorsions entre les définitions "officielles" des groupes-cibles et leur occurrence effective dans l'arène locale. En outre, elle permet de suivre les recompositions des groupes-cibles et des groupes stratégiques dans le cours du déroulement du projet. Les phénomènes de confrontation et d'alliance autour des enjeux du projet peuvent en effet changer au cours du temps et les "groupes stratégiques" eux-mêmes peuvent se recomposer en conséquence.

Cela conduit encore une fois à souligner l'importance du suivi-évaluation dans l'approche participative.

3 - Le concept de projet

Les projets participatifs doivent prendre en compte les critiques qui sont adressées à l'approche-projet en général: lourdeur des structures et prédétermination des moyens qui les rendent peu adaptés aux contextes locaux, insuffisamment flexibles et incontrôlables par les populations bénéficiaires. Ces défauts proviennent principalement de ce que les projets sont considérés comme des entités en soi, et non pour ce qu'ils sont en réalité: des interfaces organisés entre différents niveaux de coordination et entre des groupes hétérogènes. Il en découle des exigences particulières au niveau de l'explicitation des objectifs en amont de la mise en oeuvre du projet

a) Un projet est un interface organisé, non une entité en soi

On rappellera simplement que si, du point de vue de son fonctionnement institutionnel et financier, un projet a évidemment une existence propre, il en va tout autrement dans la réalité de son fonctionnement social. Du point de vue de son insertion dans le monde villageois, par exemple, un projet n'a pas de frontières spatiale et temporelle délimitées.

En tant que système d'interactions entre des groupes et des enjeux multiples, les caractéristiques officielles d'un projet, participatif ou non, recouvrent en réalité autant de perceptions et de "projets" particuliers qu'il y a de groupes stratégiques. Dans le temps, les effets des projets ne sont par conséquent ni continus ni linéaires. Les caractéristiques elles-mêmes des projets changent au cours de leur mise en oeuvre et de leur déroulement. Un projet est en perpétuelle renégociation entre les différents groupes au fur et à mesure que ceux-ci prennent en compte ses effets inintentionnels et les nouveaux enjeux qui en résultent (Long and van der Ploeg 1989, Nguinguiri; annexe 4). En outre, les effets d'un projet peuvent se prolonger bien au-delà de sa "durée de vie" et affecter des projets postérieurs.

L'espace des projets est lui-même soumis à "l'espace social et économique" des dynamiques préexistantes. N'importe quel agriculteur concerné par un projet développe des stratégies complémentaires dans le projet et "hors projet" (par exemple en combinant les conduites techniques sur la partie de son exploitation concernée par le projet et sur celle qui ne l'est pas); les femmes engagées dans un projet "épargne-crédit" n'en continuent pas moins à cotiser dans les tontines habituelles, etc. En outre, l'espace villageois d'un projet est fatalement réinséré dans un espace bien plus large que les ressources de l'aide contribuent d'ailleurs à réactiver: relations villes-campagne, réseau des migrations, réseaux de clientèle et de "courtage en développement", etc.

Les phénomènes de médiation provoqués par un projet vont donc bien au-delà de l'espace ciblé a priori et du temps affecté au projet. L'approche participative est soumise, comme les approches classiques, à ces contraintes. La différence est que, contrairement à ces approches, elle ne peut se permettre de l'ignorer.

b) Expliciter et contextualiser les objectifs des projets

L'organisation de l'interface par le projet suppose que les objectifs du projet soient clairement explicités et situés dans le contexte politique, économique et institutionnel, ne serait-ce que pour mieux les adapter ou les changer en fonction des dynamiques locales et du déroulement des projets. On rappellera simplement ici les deux principaux points qui doivent être clairement explicités en amont de l'intervention.

Le premier est de reconnaître la dimension politique des projets participatifs, ce qui implique d'expliciter et de contextualiser le projet de société sous-jacent au projet, tant

· vis-à-vis des politiques agricoles ou rurales gouvernementales, avec lesquelles le projet peut entrer en contradiction: par exemple lorsque l'Etat, en quête d'organes-relais de ses propres décisions, promeut ostensiblement ses réseaux clientélistes (Blundo 1991, Darbon 1988); ou lorsque l'objectif productiviste est privilégié par d'autres opérateurs dans la zone d'intervention du projet participatif;

· que vis-à-vis des projets des populations elles-mêmes (que signifie un projet participatif visant à stabiliser les activités agricoles dans des régions particulièrement défavorisées où l'émigration est très forte?).

Reconnaître que la participation a un coût doit implique également de prendre en compte:

· les contradictions éventuelles avec les politiques économiques et monétaires nationales. Par exemple, on doit se demander si les politiques actuelles d'ajustements structurels et le retrait de l'Etat de ses responsabilités sociales ne changent pas profondément la donne (Lachenmann, dir., 1990, Mongbo et Floquet 1993);

· la légitimité (ou non) de contreparties dédommageant l'investissement personnel des principaux responsables "participatifs" locaux. Cette contrepartie (matérielle mais aussi en termes de reconnaissance politique ou symbolique) constitue souvent une revendication larvée (et honteuse) dans les projets participatifs; elle peut devenir la cause de malentendus entre les participants aux projets et, peut-être surtout, entre les responsables participatifs et les agents des projets. Cette revendication doit pouvoir être clairement explicitée et examinée.

Ces différents points doivent être explicités en amont de la mise en oeuvre des projets. Mais cela ne signifie pas qu'ils doivent être tranchés à ce stade de manière définitive.

Chapitre 10 - Structurer la diversité dans le temps


1 - Intégrer la diversité sans la brider
2 - Privilégier l'appui aux processus


On rappellera ici les implications de la prise en compte de la diversité des intervenants et des structures dans un projet, d'une part, et de la temporalité des processus, d'autre part. Ces implications peuvent être résumées par deux recommandations générales afin de mieux structurer l'intervention sans la rigidifier: intégrer la diversité sans la brider; privilégier "l'appui aux processus".

1 - Intégrer la diversité sans la brider

Considéré comme un interface, un projet met en présence une diversité d'éléments:

- diversité d'acteurs et de groupes d'acteurs (du côté des intervenants comme du côté des populations concernées);

- diversité de structures (celles qui sont propres au projet et celles qui gravitent dans la zone d'intervention du projet, qu'elles soient gouvernementales, non gouvernementales et d'origine exogène ou associatives et d'origine endogène);

- diversité d'activités ou de fonctions (organisation des producteurs, crédit, services communautaires, etc.).

La question est d'organiser, dans ces conditions, la rencontre entre la "demande" d'innovation, censée émaner des populations locales, et "l'offre" d'innovation, censée appuyer cette demande.

a) Les limites de la métaphore du marché

La métaphore de la rencontre d'une "offre" et d'une "demande" d'innovation est suggestive mais elle n'est guère opératoire (Jacob 1994, Lavigne Delville):

i) La structure de la demande est largement déterminée par l'offre.

Le choix des usagers est surdéterminé par les propositions des intervenants (cf. 2.2.3). Le pilotage par les "besoins exprimés par les populations" est largement rhétorique (Ndione 1987). "Beaucoup d'intervenants prétendent partir des demandes... tout en les orientant nettement vers leur offre. Les "diagnostics participatifs" menés par les projets, dans le but de faire émerger les "vrais besoins des populations" peuvent être une sophistication supplémentaire dans la manipulation des populations par les projets (il est rare qu'un diagnostic "participatif" mené par un projet agro-forestier ne débouche pas sur une demande de reboisement..)" (Lavigne Delville, annexe 4).

ii) La structure de l'offre est peu diversifiée.

"On assiste dans le domaine du développement à un concurrence qui aboutit à une homogénéisation des prestations proposées au lieu d'encourager leur diversification. Les intervenants se disputent le privilège de vulgariser chez les paysans les mêmes thèmes à la mode (conservation des eaux et des sols, petit crédit, projets pour les femmes...), la diversité se faisant non sur ces thèmes, mais sur leur conditions et les modalités de leur mise en oeuvre (recouvrement plus ou moins laxiste des crédits, contrôle plus ou moins sérieux de la crédibilité des associations volontaires, usage d'aliments contre travail...). Il s'agit, pour certains intervenants, de mobiliser le maximum d'intéressés grâce aux stimulants proposés" (Jacob 1994: 259).

iii) Ni la "demande" ni "l'offre" d'innovation ne sont autonomes par rapport à l'arène politique locale.

Les structures participatives ne fonctionnent pas de manière autonome par rapport au pouvoir local. Les organisations paysannes, par exemple, se situent soit en continuité, soit en rupture, ce qui a des conséquences sur le type de service que les différentes catégories de la population locale attendent des associations ou des organisations participatives.

De même, "l'offre" d'innovation proposée ne sera saisie que si elle peut être "socialisée", c'est-à-dire si elle permet une dérive au profit des participants au projet ou si, du côté des intervenants, les agents locaux du projet sont en mesure de mobiliser, à partir de leurs propres relations avec la population, la "clientèle" du projet lors d'une activité à mener (Jacob 1994).

Identifier les limites de la métaphore du marché de l'innovation conduit à souligner que la demande comme l'offre sont nécessairement "construites" et qu'il convient d'en tirer les conséquences dans la mise en oeuvre des interventions: l'élaboration de la demande peut impliquer un appui spécifique; la flexibilité nécessaire aux projets n'est pas incompatible avec une action organisée d'intégration.

b) Appuyer l'élaboration de la demande

La notion de "demande" n'est pas simple. "Les paysans demandent un barrage": qui? pour quelle finalité? y a-t-il d'autres alternatives, plus efficaces ou moins coûteuses? comment faire si ce n'est pas techniquement faisable? A moins de tomber dans le registre populiste, où toute demande paysanne est sacrée (ce qui aboutit souvent à des petits barrages dans des sites aberrants ou à des proliférations incontrôlées d'infrastructures qui n'ont pas les moyens de fonctionner), un projet concret est toujours un compromis entre les demandes des gens et des critères techniques, compromis qu'il est plus ou moins facile de négocier selon la logique d'intervention. La "demande" d'innovation ne va pas de soi. Son élaboration dans un cadre participatif n'exclut pas un appui extérieur.

Pour les réalisations de type communautaire, il y a parfois besoin d'un véritable travail d'élaboration de la demande (pour préciser qui veut quoi, et pourquoi, quels sont les impacts à en attendre, quelles sont les conséquences prévisibles pour les différents groupes, etc.). Cela peut nécessiter une animation externe (informations techniques à apporter dans la discussion, organisation de visites auprès de villages voisins, construction du consensus entre acteurs, etc.). Dans les démarches actuelles de "gestion de terroirs/développement local", cette étape est séparée de l'opérationnel, et elle est réalisée par des équipes d'animation. Dans certains cas, elle peut être prise en charge par une organisation paysanne.

Certains bureaux d'études spécialisés en animation/communication proposent de distinguer systématiquement, dans les "diagnostics villageois", ce qui ressortit du diagnostic technique (qui sera plus particulièrement pris en charge par les techniciens) et ce qui relève des représentations et des projets villageois, qui sera plus particulièrement pris en charge par la fonction d'animation pour permettre à une collectivité (à travers les différentes catégories qui la composent) de construire une représentation de son devenir possible ou souhaitable, de son terroir, etc.

Enfin, la demande d'une participation financière ou en travail peut permettre de filtrer les demandes de convenance. Au delà de l'économie que cela représente, on s'aperçoit qu'un certain nombre de "demandes" tombent, ou plus exactement que des offres d'aide sont refusées. Cela représente un net progrès par rapport au "amène toujours, on verra ensuite" si, toutefois, deux conditions sont respectées:

- Expliciter les termes du contrat dans la demande de participation aux populations locales. C'est différent de dire "nous pouvons vous amener telle réalisation, mais il faut payer tant" (cela revient pour les villageois à "acheter" l'intervention de l'ONG ou du projet, ce qui ne relève pas à proprement parler des interventions participatives) et de dire: "il y a des fonds pour co-financer un projet pour lequel vous n'avez pas assez de moyens propres". La différence peut paraître subtile, mais elle est réelle, en particulier dans l'utilisation de cette contribution et le contrôle qu'en gardent les demandeurs (cf. 3.1.3).

- S'assurer que la "mise" exigée correspond aux possibilités réelles des groupes vulnérables visés et que la "participation-contrepartie" n'est ni un simple moyen de transférer les coûts sur les organisations paysannes ni utilisée comme "ticket d'entrée" dans le projet par les groupes prééminents (cf. 2.2.4).

c) Flexibiliser l'offre en la diversifiant tout en assurant un niveau d'intégration

Il faut pouvoir répondre à des demandes diversifiées, qu'elles soient individuelles ou collectives. Pour cela, le groupe de travail estime qu'il est nécessaire de distinguer les structures de l'offre d'appui (comme des organisations paysannes) et les tâches qu'elles peuvent remplir.

Dans cette perspective, il convient:

i) de séparer ou, tout au moins, de distinguer des fonctions qui se superposent classiquement (ce qui contribue à cumuler tous les pouvoirs dans les mains des intervenants) afin de clarifier tant les procédures de prise de décision que les relations contractuelles entre les structures du projet et les populations participantes:

- offre d'innovation et offre de financement;

- fonctions d'animation et de mise en oeuvre opérationnelle;

- diagnostic technique et diagnostic villageois;

ii) de diversifier l'offre d'innovation et d'appui et, pour cela:

- de promouvoir la concurrence et la coopération entre projets différents ou entre organisations d'origines et de fonctionnement différents (agences gouvernementales, ONG, associations villageoises); pour des demandes qui sortent des thèmes d'intervention du projet, d'aiguiller les demandeurs vers d'autres intervenants (ce qui est à l'opposé du jeu clientéliste habituel);

- de confronter les associations nées du projet avec les autres associations d'agriculteurs existantes;

iii) de prolonger les activités des organisations locales par des entités supérieures intégratrices:

Le problème des structures et des organisations paysannes participatives "doit être pensé dans un continuum politique qui associe liberté (d'entreprise) et autorité de régulation (de redistribution des bénéfices des activités, de gestion des interdépendances...). Or, a priori, liberté et autorité de régulation imposent des solutions institutionnelles inverses, puisque la première pousse vers la pluralité des structures tandis que l'autre milite pour la réduction et la concertation entre celles qui existent. La multiplicité des (structures) est en effet la réponse normale à la pluralité des activités possibles. (...) Par contre, s'il s'agit d'intégrer les bénéfices de ces activités dans le plan local, de maintenir les solidarités entre les individus qui participent de la même communauté et de gérer de façon satisfaisante les ressources communes dont ils tirent partie dans leur système de production, alors des institutions de décision légitimes, peu nombreuses et intégrées organiquement, s'imposent"

"Les nécessités d'un paysage institutionnel cohérent exigent que l'on cherche à prolonger positivement les activités d'organisations paysannes (et des structures d'intervention) nombreuses par des entités supérieurs intégratrices, fonctionnant comme instances de régulation et d'arbitrage et instaurant les conditions de possibilité du développement local. Pour ce faire, il vaut mieux distinguer entre les institutions et les tâches qu'elles peuvent remplir. Sans cette distinction, on continuera longtemps à osciller entre le rappel des nécessités de la régulation, qui déplore la multiplication des structures, et l'apologie de la liberté, qui l'encourage" (Jacob 1994: 267-268).

2 - Privilégier l'appui aux processus

Les critiques adressées à "l'approche projet" repose sur le constat que "la mise en oeuvre d'une intervention tient plus de la gestion finalisée d'une évolution sociale que de l'application d'une stratégie pré-définie pour atteindre des objectifs. C'est en effet à travers l'interaction projet/acteurs, les dynamiques d'échange, d'apprentissage, d'appropriation, de réajustements sociaux et économiques que les objectifs de l'intervention sont atteints. L'intervention n'a cependant ni le contrôle ni une idée précise de l'ensemble de ces dynamiques avant son engagement auprès des acteurs. Les stratégies pour atteindre les objectifs d'une intervention sont donc tributaires de dynamiques qu'il est difficile d'intégrer a priori dans un document de projet" (Kleitz 1995-a).

Il convient donc de partir du principe que les objectifs et les moyens du projet ne peuvent être définis que par le résultat des confrontations et des compromis qui se dessineront progressivement autour de la pratique du projet. Cette méthodologie générale s'inscrit dans la remise en cause des logiques d'intervention positivistes, déterministes et déductives. Elle inspire les "projets d'appui aux processus" qui se définissent par opposition aux projets ayant des objectifs productifs et matériels prédéfinis (Kleitz 1995-a): approche par les processus d'apprentissage (learning process approach: Korten 1980 et 1989); approche du changement technique en termes de "systèmes souples" (Checkland 1981); suivi et gestion de processus (Ackroyd 1992); plaidoyer pour les "tâtonnements constructifs" (Lecomte 1991).

Chapitre 11 - Elaborer des normes d'affrontements et d'arbitrage

Au sein des "bénéficiaires", la notion de "groupe demandeur" oblige à sortir de la rhétorique sur "le" village, "la" communauté, pour prendre acte des divergences d'intérêts et identifier les groupes stratégiques. Le groupe de travail souligne la nécessité de reconnaître l'affrontement en tant que tel, sans qu'il soit besoin de l'euphémiser a priori dans une idéologie floue du consensus (qui peut en être le résultat mais qui ne dit rien des divergences et des oppositions existant réellement).

Reconnaître l'affrontement n'implique ni l'absence de règles et de normes de règlement des conflits ni l'absence de compromis sur ces règles elles-mêmes. L'affrontement peut être un moyen de communiquer. La question centrale est d'aménager l'affrontement dans la négociation: "Les hommes ne se détruisent pas toujours parce qu'ils défendent un principe mais parfois tout simplement parce qu'ils n'ont pas appris à communiquer au moyen d'affrontements et qu'ils ne savent pas limiter le coût social de leurs duels" (Bailey 1971: 246).

a) Maîtrise de l'écrit et usage libre de ressources propres: deux conditions préalables

Rappelons pour mémoire ces deux conditions préalables à l'aménagement de l'affrontement et de la négociation. L'enjeu d'une maîtrise de l'écrit suffisamment partagée, pour éviter un monopole de quelques individus, et celui de la libre disposition de ressources propres, pour améliorer la position des groupements locaux dans les discussions avec les intervenants, sont suffisamment connus pour qu'on n'y insiste pas (Belloncle 1993). Le cas des associations villageoises des zones coton, ou des associations de ressortissants en France (La vigne Delville 1994) le montre clairement

b) Intérêt des démarches d'animation

L'intérêt des démarches d'animation est de prendre en compte la diversité des groupes sociaux dans le diagnostic des priorités de réalisations. La démarche d'animation peut permettre de faire prendre en compte les logiques des groupes qui ne s'exprimeraient pas en l'absence de cette démarche. Par exemple, dans l'étude de cas présenté par P. Lavigne Delville (3.3.4), les démarches d'animation ont montré qu'on pouvait, suite à une première réunion générale, constituer des réunions par groupes d'intérêt (hommes, femmes, jeunes, en général), suivies par une restitution en assemblée générale, où le groupe dominant prend la parole en dernier, et où les décisions sont donc prises après avoir écouté les priorités de chacun. Ces démarches d'animation n'assurent pas que les intérêts des groupes sociaux dominés soient pris en compte, mais elles permettent d'assurer qu'ils ont été formulés... et entendus par les autorités qui ont légitimité pour trancher, ce qui déjà quelque chose.

La démarche d'animation peut-être promue par divers moyens: "ateliers villageois" (qui ne peuvent pas cependant remplacer complètement la recherche participative ni se passer d'une validation technique), promotion des débats d'idées, clarification des groupes demandeurs par un groupe d'appui aux organisations locales, etc.

c) Négociation et construction de dispositifs institutionnels

Reconnaître l'existence de groupes aux logiques contradictoires, mais néanmoins légitimes, reconnaître qu'une réalisation est avant tout le fruit de compromis socio-politiques aboutit à faire éclater la notion vague de participation, au profit de celle de négociation. Si on reconnaît que les logiques propres de l'Etat (ou des ONG) et des différents groupes de populations sont légitimes, la question est "comment organiser une convergence d'intérêts, fut-elle ponctuelle, entre les différents protagonistes d'une intervention de développement?". On est dans une logique de négociation, entre des groupes d'acteurs qui, tout en étant dans des positions différentes dans le champ social, et en situation d'inégalité, ont chacun leurs logiques, leurs marges de manoeuvre, et peuvent donc négocier leur participation aux projets de l'autre.

Parler de négociation oblige de plus:

- à se demander si les protagonistes - et en particulier ceux qui sont en position de domination - ont réellement la volonté de le faire (autrement dit, s'ils sont prêts à lâcher une partie de leur pouvoir, à accepter que le résultat final de la négociation puisse être différent de ce qu'ils souhaitaient au départ);

- à être attentifs aux conditions concrètes de la négociation, c'est-à-dire à la répartition des pouvoirs: il y a des conditions pour que la négociation puisse se tenir; le lieu n'est pas neutre; il faut des bases sur lesquelles discuter, un ordre du jour précis, avoir les dossiers à l'avance, etc.

- Pour cela, une bonne connaissance des procédures locales des décisions collectives est indispensable de manière à éviter deux obstacles à la clarification des règles: le "piège" de l'apparence consensuelle des décisions collectives et celui qui consiste à imposer des règles qui ne pourraient pas être respectées.

Il faut au minimum des règles du jeu claires sur les rapports institutionnels, les lieux et les modalités de décision (ce qui tranche avec le paternalisme doublé de clientélisme et de fausses promesses qui préside, en général, au comportement des intervenants); et la possibilité pour les "acteurs d'en bas" d'influer sur elles, de les modifier, ou au moins de les refuser (sans que cela signifie renoncer à son projet). Faute de clarification des règles de la négociation, le flou sur les attentes, réelles ou supposées, des intervenants peut être source de conflits internes (Laurent et Mathieu 1994).

d) Un exemple

A la connaissance du groupe de travail, l'expérience la plus avancée en matière de construction d'un dispositif institutionnel négocié est le Fonds d'Investissement Local, à Sikasso (Projet FAC/IRAM, qui travaille en étroite collaboration avec le Projet Gestion de Terroirs/CMDT de Sikasso dans le cadre de Mali-Sud III). L'idée est de constituer à l'échelle régionale un fonds permettant de cofinancer des actions lancées par des individus, des groupes ou des villages, dans des domaines liés peu ou prou à l'aménagement du terroir et à la gestion des ressources naturelles, à partir de certaines règles du jeu (type d'action, part d'autofinancement, validation technique, etc.). Les règles ont été élaborées avec une "commission paysanne" formée au démarrage du projet avec des leaders paysans (issus en partie du syndicat cotonnier). Le fonds fonctionne par grappes d'une dizaine de villages voisins, qui bénéficient d'un réseau dense d'interconnaissance.

Elaborés avec l'appui d'une petite équipe (le PGT, qui apporte un appui en animation), les projets sont présentés par le représentant du groupe demandeur à un Comité intervillageois d'attribution, constitué à l'échelle de la grappe de villages. Une grille de dépouillement permet de juger le dossier, les délégués paysans questionnant sur les aspects fonciers, organisationnels, etc. L'attribution de financement se traduit par un contrat qui prévoit un suivi technique et une cotisation au fonds intervillageois (pour constituer des fonds propres à l'échelle de la grappe de villages). Le financement n'est débloqué que lorsque les fonds propres du porteur de projet sont versés sur un compte spécial à la caisse locale d'épargne-crédit. Alors que les villages financent déjà, sur les ressources de la ristourne coton, des centres d'alphabétisation, des magasins de stockage d'intrants, etc., les demandes de financement portent souvent sur les aménagements de bas-fonds, trop complexes techniquement, et trop coûteux pour les moyens d'une Association Villageoise. Mais les contributions financières sont loin d'être négligeables: de l'ordre de 500.000 à 600.000 F pour un aménagement de bas-fond de 3 à 4 millions. De plus, la commission paysanne a proposé que le porteur de projet paie aussi une partie de l'étude technique, de façon à avoir un droit de regard dessus, à inclure une restitution de l'étude au village (avec une synthèse rédigée en bambara... ce que les bureaux d'études maliens ne savaient pas faire!), à disposer d'un exemplaire du dossier. Ils sont aussi associés au choix du prestataire (comparaisons de devis, etc.).

L'ensemble du dispositif vise à permettre aux populations (groupes demandeurs, comités d'attributions, commission paysanne) d'avoir une certaine prise sur tous ces aspects qui échappent habituellement aux paysans. Sur des bases apparemment voisines, d'autres projets Gestion de terroir mettent en place au Mali des comités paritaires où siègent les techniciens du projet et des délégués paysans. Ils traitent une cinquantaine de dossier par réunion, sur une base géographique plus large, qui ne rend pas possible l'interconnaissance des cas. Mais, dans ces conditions, cela peut-il être autre chose qu'une chambre d'enregistrement? Une étude comparative permettrait de mieux préciser l'importance de l'enjeu institutionnel.

Chapitre 12 - Intégrer les conditions locales et contextuelles

Reste à évaluer à quelles conditions les démarches d'intervention induisent un changement notable dans la façon dont se jouent les interactions entre "développeurs" et "développés", et permettent un déplacement réel des rapports de force au sein des arènes locales.

Une manière d'évaluer ces conditions consiste à identifier les "facteurs" favorables et défavorables à la participation locale et de distinguer, parmi ces facteurs, ceux qui relèvent des conditions internes au milieu local et ceux qui dépendent de l'environnement externe. L'intérêt est de décomposer les mécanismes selon les différents niveaux d'organisation et selon le type de contexte auquel on a affaire. On peut ainsi évaluer les mécanismes d'amplification ou, au contraire, d'atténuation de la marginalisation ou de l'exclusion.

Le groupe de travail s'inscrit dans cette approche et ne pense pas pouvoir ajouter des éléments plus pertinents que ceux qui ont été déjà identifiés. Nous renvoyons notamment au document FAO Participation et risques d'exclusion (Bonnal, dir., 1995).

Il convient toutefois de préciser les points suivants, afin de bien se démarquer d'une approche "positiviste" et déterministe du développement (Kleitz 1995-a):

i) La distinction interne/externe (ou local/global) est certes opératoire mais ne correspond pas vraiment au point de vue des acteurs locaux, pour qui les facteurs externes, par exemple, constituent bien un élément de prise de décision à leur échelle (en termes d'exclusion ou d'appartenance à des réseaux socio-politiques, d'accès ou non à des ressources institutionnelles ou économiques, d'existence ou non de surplus locaux, etc.).

Si les acteurs locaux n'ont évidemment pas la maîtrise de ces facteurs externes, il ne faut pas exclure l'hypothèse qu'ils ont les capacités d'influer dessus, aussi faible que soit leur marge de manoeuvre (Long 1989). En outre, c'est bien dans cette hypothèse que se situe l'approche participative. De ce point de vue, l'intensité et les formes de la participation politique (et du factionnalisme ethnique ou régional) ainsi que la nature des réseaux de patronage et des mouvements politiques devront être particulièrement pris en considération.

ii) Il est possible d'identifier a priori comme favorables ou défavorables des éléments pris individuellement (par exemple tel type de régime politique, de conjoncture économique, d'intervention extérieure ou d'organisation sociale locale) mais c'est en fin de compte la configuration d'ensemble qui, par les mécanismes d'interaction et par l'émergence de processus en grande partie imprévisibles, décidera (ou non) de l'existence d'une synergie. Il ne faut pas exclure, par exemple, qu'un renforcement de la participation et des capacités d'initiative puisse naître d'un projet non participatif (cas de certaines zones cotonnières d'Afrique de l'ouest) ou de situation de crise économique ou écologique générant des initiatives de reconversion. Par ailleurs, la situation est très différente selon que le projet est une simple "rente de développement" ou qu'il existe localement une production de surplus et selon que celle-ci est plus ou moins importante.

iii) Le dispositif d'intervention (sa structure et son mode d'organisation; ses agents, leurs valeurs, leurs stratégies et leurs comportements) est un élément constitutif de la situation des populations locales. La prise en compte de son fonctionnement (qui évolue aussi dans le cours du déroulement du projet) ne relève pas d'une évaluation spécifique mais doit être intégrée au diagnostic participatif lui-même.

iv) Il ne suffit plus de définir localement les conditions locales de succès d'une innovation et les bénéfices qu'elle apporte. Dans le nouveau contexte institutionnel du développement (retrait de l'Etat, décentralisation, démocratisation, substitution des politiques de développement par des politiques économiques), et en tenant compte aussi de la crise à multiples facettes à laquelle sont confrontées les populations rurales africaine, le domaine classique de la recherche-développement est tenu de s'élargir pour passer de l'appui à des actions pilotes locales au renforcement de la cohérence avec les échelles supérieures d'intégration et, en fin de compte, à la formulation de politiques d'intervention.

Dans cette perspective, la contribution des études socio-anthropologiques des démarches d'intervention ne réside pas seulement dans l'analyse des jeux d'acteurs autour d'un projet à l'échelle locale, mais aussi dans la "contextualisation" des stratégies des acteurs locaux (y compris les agents locaux des projets) vis-à-vis de l'environnement social, politique et économique.


Page précédente Début de page Page suivante