Page précédente Table des matières Page suivante


Couvert forestier et crues sur les petits bassins versants de montagne

M. Meunier

Quelques enseignements des bassins versants expérimentaux de Draix et du Réal Collobrier en France.

M. Meunier travaille au CEMAGREF, centre de recherche pour l'ingénierie de l'agriculture et de l'environnement, à Saint-Martin-d'Hères (France).

Vue générale du bassin versant du Laval, où l'on voit bien l'absence de couvert végétal

Le bassin versant du Brusquet, reboisé a la fin du XIXe siècle, est maintenant pourvu de couvert forestier a 78 pour cent

II est généralement admis que la forêt joue un rôle important en ce qui concerne les nombreux phénomènes qui constituent le cycle de l'eau. Le présent article se propose d'étudier l'influence du couvert forestier sur les écoulements de crue; même s'il existe déjà de nombreuses études qui portent sur l'impact de la forêt sur les nappes phréatiques, sur la nébulosité, sur la neige, etc., celles-ci ne seront pas abordées dans le présent article. La revue bibliographique exhaustive de Humbert et Najjar (1992) démontre amplement la multiplicité des thèmes de recherche dans ce domaine, aussi bien au niveau de L'«effet de la forêt sur le cycle de l'eau» qu'à celui du «fonctionnement de l'arbre dans des conditions climatiques données».

En ce qui concerne les écoulements de crue, on s'accorde généralement pour penser que la forêt diminue les écoulements, même si d'aucuns affirment que cela n'est pas toujours vrai (Humbert et Najjar, 1992). Toutefois, une telle affirmation n'est pas vraiment utile aux hydrologues si ceux-ci ne sont pas à même de quantifier cet effet. La réduction de l'écoulement varie en fonction des espèces forestières et des saisons, et n'est certainement pas constante à toutes les échelles d'espace, pour toutes les quantités de pluie, etc. Un certain nombre de questions difficiles mais cruciales du point de vue pratique se posent alors: A partir de quelle quantité de pluie, la forêt est-elle incapable de maîtriser l'écoulement? A partir de quel taux de couvert végétal l'action de la forêt sur les crues devient-elle significative? Dans certaines régions du monde, les déforestations massives sont-elles responsables des crues dévastatrices qui se produisent à très grande échelle? Certains scientifiques contestent le fait que les forêts puissent réellement atténuer de tels phénomènes (Ives et Messerli, 1989).

Lorsqu'on cherche à quantifier la réduction des écoulements de crue due à la présence de couvert forestier, on est amené à détailler et à analyser les processus qui déclenchent cet effet (précipitation sous couverture végétale, interception et rôle de réservoir du sol) (fig. 1). Une analyse qualitative initiale permettra de mettre en évidence les échelles de temps et d'espace concernées, et ce, selon les techniques de mesure utilisées. L'article examinera ensuite les résultats obtenus sur des sites de mesurage du sud-est de la France pour comparer les bassins versants boisés et non boisés de petites dimensions situés en zone de moyenne montagne.

Les processus fondamentaux et les échelles de temps et d'espace

La figure 1 illustre les notions de base et les échanges d'eau (liquide ou gazeuse) qui se produisent entre les milieux aérien, souterrain et superficiel. Cette figure, qui compare deux situations, à savoir celle de la pluie et celle de l'absence de pluie, prouve que la circulation d'eau se produit de manière différente dans les deux cas; on en déduit que des mesures de même nature (en particulier l'évapotranspiration) ne devraient pas être interprétées de la même façon dans les deux cas. En effet, ce qui se produit au cours d'un épisode pluvieux, dépend essentiellement de la pluie, et au cours d'un épisode de beau temps de la réserve hydrique. La période durant laquelle on étudie ces échanges est donc primordiale et il est impératif de préciser si l'étude ne couvre qu'un épisode pluvieux ou une échelle de temps supérieure (mois, saison, année), comprenant des alternances d'épisodes secs et pluvieux. L'échelle journalière, souvent utilisée pour sa commodité, peut correspondre à un temps sec ou pluvieux.

Les échanges d'eau entre les différents milieux (fig. 2) indiquent que la partie aérienne des arbres fait dévier le parcours des gouttes de pluie. L'égouttement de la partie aérienne et l'écoulement le long des troncs constituent la pluie au sol, et ces quantités peuvent être mesurées, contrairement à l'interception qui est calculée par différence. En termes d'espace, ce sont donc des mesures ponctuelles, alors qu'en termes de temps on peut effectuer ces mesures à n'importe quel moment. Il en est de même pour l'interception - concept qui recouvre en fait plusieurs processus tels que évaporation, transpiration et absorption par les feuilles - qui ne sera examinée ici que d'une manière globale.

En interagissant avec le sol, le système radiculaire de la forêt joue un rôle extrêmement important dans la transformation de la pluie au sol en écoulement (Germann, 1994). Ce processus s'effectue à deux niveaux: d'une part à la surface du sol, là où se produit la séparation entre écoulement de surface et écoulement souterrain (ce qui est déterminé par la vitesse d'infiltration), et d'autre part au niveau du stockage et des trajets empruntés par l'écoulement souterrain (ce qui est déterminé par la capacité de rétention et la conductivité hydraulique). L'action des systèmes racine et sol de la forêt se manifeste à chaque épisode pluvieux, et varie peu d'une crue à l'autre, à condition que la teneur en eau de la nappe phréatique soit la même au début de chaque averse. L'influence forêt-sol, qui fait évoluer naturellement le sol forestier au cours du temps, est extrêmement lente (plusieurs dizaines d'années). Les changements rapides et importants (causés par des incendies ou une coupe rase) de la partie superficielle d'un bassin versant semblent affecter surtout l'interception de la pluie, mais leur impact sur le sol forestier, et donc sur les écoulements, varie selon la nature du bassin versant. Par exemple, peu d'effets visibles ont été constatés dans le cas d'une coupe à blanc effectuée dans le bassin du Lamge Brake (Nys, 1959) alors que l'apparition de crues éclair est très nette depuis le feu de forêt du Rimbaud (Lavabre, Sempere-Torres et Cernesson, 1991).

FIGURE 1 Schéma du cycle de l'eau en forêt

Quantifier l'influence de la partie souterraine de la forêt est une question complexe qui comporte le calcul de la différence entre les écoulements et la pluie au sol. Mais la précipitation sous couverture végétale n'est mesurée qu'exceptionnellement. Les mesures ordinaires de pluie et de débit ne donnent en fait que l'action cumulée des parties aérienne et souterraine de la forêt.

Il est difficile de déterminer le parcours des écoulements souterrains lorsqu'il s'agit d'un écoulement sur versant. Aussi, lorsqu'on effectue une mesure de débit en un lieu donné, il est difficile de connaître la provenance exacte de l'écoulement que l'on mesure. Généralement, les mesures d'écoulement sont effectuées au niveau d'un bassin versant d'assez grande ampleur, la concavité naturelle des versants faisant converger les écoulements souterrains et superficiels au point de mesure.

En conclusion, lorsqu'on mesure l'influence du couvert forestier sur les écoulements, il est nécessaire de préciser trois types de données:

· Echelle temporelle: échelle annuelle, mensuelle ou saisonnière, durée d'un épisode pluvieux, etc.

· Echelle d'espace: un arbre ou plusieurs arbres, échelle d'une parcelle de mesure (de type Wischmeier par exemple) ou échelle d'un bassin versant entier, en précisant ses dimensions.

· Type d'action mesurée: influence de la forêt sur les pluies seules, ou influence de la forêt sur les pluies et sur les écoulements.

FIGURE 2 Effet de l'arbre sur le cycle de l'eau: partie aérienne et partie souterraine

FIGURE 3 Plan de situation des bassins versants de Draix et du Réal Collobrier

Importance de la partie aérienne et de la partie souterraine dans la formation du ruissellement

Le degré d'interception se produisant lors d'un épisode pluvieux peut être calculé tantôt à partir de phénomènes réels, tantôt à partir d'expériences de simulation de pluie. Ces données sont souvent exprimées en pourcentage de la pluie incidente, ce coefficient diminuant lorsque la pluie incidente augmente. Dans le contexte de cet article, qui considère l'influence du couvert forestier sur les crues, les données les plus importantes concernent les quantités d'interception se produisant lors d'un épisode pluvieux et elles permettent de déterminer s'il existe un seuil maximum de la capacité de stockage de la partie aérienne de la forêt.

Pour vérifier cette hypothèse et quantifier la capacité de saturation, des mesures d'interception ont été effectuées sur un site spécifique des bassins versants expérimentaux du Réal Collobrier (fig. 3) (Duwig, 1994; Biron, 1994; FAO, 1962) et, à partir de l'hypothèse d'un point de saturation du couvert forestier, un modèle théorique a été créé (Biron, 1994) et calé sur des mesures. On est arrivé à la conclusion que l'interception a une valeur maximale qui est de l'ordre de 5 mm dans le nord de la France (expériences de Biron), et de l'ordre de 12 à 14 mm dans le sud de la France (expériences de Duwig), cette différence étant vraisemblablement due à la différence d'évaporation entre les deux sites de mesures. Il semble que la partie aérienne de la forêt ne peut en aucun cas expliquer une réduction importante des valeurs de pluie au sol pour des épisodes de pluies abondantes (quelques dizaines de mm), et encore moins pour des épisodes d'orages très violents (quelques centaines de mm).

Le présent article examine le rôle de la forêt dans la formation des crues, ainsi que dans la lutte contre l'érosion du sol grâce à la combinaison des facteurs suivants:

· Action directe par la réduction de l'impact des gouttes de pluie.

· Action indirecte par la réduction de l'écoulement de surface et partant, du volume solide qui est arraché et emporté.

· Action indirecte sur les écoulements (écoulement retardé, augmentation de l'infiltration, etc.) qui bloque et stocke des matériaux solides, notamment des matériaux solides grossiers.

Les résultats quantitatifs sont clairement exprimés en termes charge solide en matériaux charriés mesurée sur les bassins versants expérimentaux de Draix (bassin versant boisé du Brusquet, et bassin versant dénudé du Laval), où la moyenne interannuelle de débit solide est passée de 177 tonnes par hectare sur le Laval à 4 tonnes par hectare sur le Brusquet (Meunier, Mathys et Cambon, 1995).

L'étape suivante consiste à examiner l'importance de la partie souterraine de la forêt dans la formation de l'écoulement de surface. Cela a été fait moyennant une expérimentation de simulation de la pluie visant à quantifier l'influence de la végétation sur l'infiltration, en mesurant l'écoulement sur sol boisé, puis en effectuant la même mesure sur la même parcelle après en avoir ôté toute la végétation, racines comprises (Grésillon, 1994). Les résultats prouvent que le sol contenant des racines peut infiltrer quasiment toute la pluie (180 mm sur 196 mm par heure pendant plus de deux heures) et que l'écoulement de surface peut alors être considéré comme quasi nul, même dans le cas d'une forte intensité de pluie. Seule la saturation éventuelle du sol (facteur qui n'a pas été mesuré ici) pourrait changer ce transit de l'écoulement vers les couches plus profondes. Lorsque la végétation est enlevée avec ses racines, l'infiltration est fortement réduite (à une valeur très faible de l'ordre de 10 mm par heure contre une intensité incidente de 134 mm par heure pendant 45 minutes). Dans ce cas, c'est l'écoulement de surface qui l'emporte.

Les conséquences de cette expérimentation sont importantes, car elles confirment que l'incidence principale de la végétation sur les crues provient de la transformation qu'elle opère sur le sol moyennant un ensemble de phénomènes comme la formation des racines et la constitution d'une litière et d'un humus, etc. C'est donc à cette comparaison entre types et profondeurs de sols qu'il faut s'attacher lorsqu'on veut prédéterminer l'impact du reboisement ou de la replantation sur les crues d'un bassin versant donné. Un sol profond et perméable peut être infiltré qu'il soit dénudé ou non; mais dans ce dernier cas, l'effet supplémentaire d'un couvert végétal sur les écoulements sera minime. Toutefois, les bassins de montagne ont souvent des couches de sol peu épaisses et/ou imperméables; la végétation, en permettant une infiltration rapide des eaux de pluie, joue donc un rôle primordial.

En conclusion, à petite échelle on peut considérer la fonction hydrologique d'un sol de montagne en la situant à partir des deux extrêmes que constituent les sols avec et sans végétation:

· Les sols sans végétation entraînent essentiellement un écoulement de surface, avec un taux minimum d'infiltration et de retard. En conséquence, le comportement hydrologique d'un bassin versant très minéral peut être étudié en considérant qu'il produit essentiellement un écoulement de surface.

· Les sols avec couverture végétale entraînent une infiltration plutôt qu'un écoulement de surface. Au niveau du bassin versant, le fonctionnement hydrologique dépend donc des écoulements souterrains, avec la possibilité soit d'un transfert vers des nappes plus profondes (terme ambigu lorsqu'il s'agit de bassins versants de montagne), soit d'un accroissement des écoulements de surface dans les talwegs.

Les cas réels se situent quelque part entre ces deux extrêmes; la difficulté consiste à savoir où. De plus, les questions qui se posent à l'hydrologue concernent ce qui se passe à la bien plus vaste échelle d'un bassin versant entier. Toutefois, les études sur la nature isotopique de l'eau des crues (Ambroise, 1991) laissent penser que même au niveau du bassin versant, l'opposition entre sols recouverts de végétation et sols dénudés est tout aussi valable. La section ci-dessous examine la situation à partir des mesures de débit sur deux bassins versants expérimentaux de Draix.

Crues sur un bassin boisé et un bassin dégradé

Le contraste entre les deux possibilités extrêmes de formation des crues dont il a été question dans la section précédente, montre que le taux de couvert forestier est un facteur très important. L'exemple des bassins versants de Draix sera maintenant utilisé pour quantifier l'influence de la forêt sur les écoulements de crue à l'échelle d'espace de 1 km2 environ, dans le cas de bassins ayant une géologie de marnes noires, un faciès de badlands, une altitude allant de 700 à 1200 m, et une pluviométrie moyenne annuelle de l'ordre de 800 à 900 mm. Les bassins du Laval et du Brusquet ont été choisis car ils sont suffisamment petits et homogènes pour qu'un seul facteur prédominant - leur végétation - puisse expliquer les différences dans leur comportement hydrologique. Le taux de dénudation du Laval est de 78 pour cent, et celui du Brusquet n'est que de 13 pour cent.

Ces bassins, gérés en collaboration avec le Service de restauration des terrains en montagne des Alpes de Haute-Provence, sont situés sur les communes de Draix et du Brusquet. Ils sont constitués de marnes noires et marno-calcaires à fort taux d'érosion, ce qui a justifié le reboisement de l'un d'eux (le Brusquet) à la fin du XIXe siècle. Etant donné que pluie, débit liquide et charge solide en matériaux charriés sont mesurés depuis les années 1984-1987 (Cambon et al., 1990), les résultats peuvent être comparés pour évaluer l'effet global du boisement sur la formation des crues.

Pour comparer les crues des deux bassins, on peut utiliser plusieurs méthodes. Deux sont considérées ici.

La méthode comparative directe. Elle consiste à confronter directement les résultats des mesures. Pour ce faire, il faut que tous les autres éléments restent les mêmes, ce qui veut dire que les pluies provoquant des crues soient le plus semblables possible. La figure 4 présente les hydrogrammes de la crue des 8 et 9 mars 1991 pour les deux bassins. Elle montre que la réponse du bassin versant du Laval est rapide, que l'hydrogramme suit sans retard le hyétogramme (réponse de type inondation éclair), et que les valeurs de crue sont plus élevées qu'au Brusquet. Cette figure étaie, au niveau du bassin, la conclusion dégagée précédemment: on peut appliquer les concepts de ruissellement de surface, ou ruissellement rapide, au bassin dénudé et le concept de ruissellement retardé, ou ruissellement souterrain (qu'il soit hypodermique ou non), au bassin boisé. Sur le bassin versant du Rimbaud du Réal Collobrier, après l'incendie de 80 pour cent de sa superficie (Lavabre, Sempere-Torres et Cernes son, 1991), on a observé le même genre de réponse de type crue éclair aux pluies, réponse qui ne correspondait plus du tout au comportement du bassin avant l'incendie.

De nombreux autres exemples de crues pourraient ainsi être montrés pour illustrer quelque chose qui est à présent évident, c'est-à-dire que, dans le contexte des bassins versants de Draix, le couvert forestier retarde et réduit le volume des crues.

L'hypothèse de linéarité. Une analyse quantitative exige un certain nombre d'hypothèses sur le type de réaction d'un bassin versant à la pluie, fondées sur un hydrogramme. On a vu ci-dessus que la partie aérienne de la forêt stocke une partie de la pluie incidente (interception). On a vu également que le sol forestier joue un rôle complexe dans le stockage, temporaire ou non, de l'eau. Par conséquent, l'état initial du bassin versant est aussi important et tous ces effets font que la transformation de la pluie en débit n'est pas linéaire; en d'autres termes, les débits ne sont certainement pas proportionnels aux pluies: une pluie d'importance moyenne tombant après une période de sécheresse peut ne pas donner de débit, alors qu'une pluie plus faible, mais tombant sur un bassin déjà saturé, peut fournir un écoulement ayant un volume proche du volume de pluie.

Par conséquent, cette hypothèse de linéarité n'est pas réaliste, même si elle fournit une réponse facile à obtenir et à comprendre. Ainsi, malgré les risques de mauvaise interprétation qu'elle autorise, elle a été adoptée dans cette étape. Si l'on veut donc comparer les débits de pointe des crues des deux bassins versants considérés, on peut le faire soit directement si les pluies tombées sur les deux bassins sont les mêmes (en quantité et en structure), soit par le biais du coefficient d'écoulement si elles sont différentes.

FIGURE 4 Crue des 8 et 9 mars 1991 sur les bassins du Laval et du Brusquet

FIGURE 5 Comparaison des débits de pointe (en litres/s) sur un bassin boise et un bassin dénude

La figure 5 présente le résultat de la première comparaison. Elle montre que la majorité des débits du bassin versant boisé sont inférieurs à un cinquième des débits correspondants (notamment le débit de pointe de la crue durant le même orage) du bassin versant déboisé et que, en moyenne, ils sont d'un ordre de grandeur inférieur. Les épisodes du 9 avril 1987 s'en distinguent nettement, et cela s'explique par le caractère non linéaire du processus de formation des crues et l'importance des conditions initiales. La pluie lors de cet épisode était en effet très forte, et le maximum a été atteint vers la fin, durant une deuxième pointe de crue, la première pointe (29 mm de pluie) ayant peut-être saturé le sol. Il était donc logique que l'écoulement devienne alors nettement supérieur à ce qu'il aurait été si le sol n'avait pas été saturé. A l'inverse, lorsque le débit au Brusquet est très faible (comme cela a été le cas lors de l'épisode du 20 août 1988), c'est parce qu'une pluie, courte et intense, à peine suffisante pour qu'un ruissellement se manifeste sur le Brusquet (23 mm de pluie), déclenche un écoulement fort et rapide sur le Laval. Tous les épisodes où il y a eu du ruissellement sur le Laval et aucun sur le Brusquet témoignent d'ailleurs de l'existence d'un seuil minimum de ruissellement (effet non linéaire s'il en est) et n'ont pas été introduits dans ce graphique.

La deuxième comparaison (fig. 6) concerne les coefficients d'écoulement et porte également sur les épisodes où il y a eu ruissellement simultanément sur les deux bassins versants. L'utilisation de ce paramètre est plus controversée que le débit de pointe, car la définition du volume de crue est toujours ambiguë. En outre, dans le cas des bassins versants expérimentaux de Draix, les taux d'écoulement faibles ont été mesurés de manière approximative. La figure 6 montre que les coefficients d'écoulement de crue d'un bassin boisé étaient en moyenne égaux à 30 pour cent de ceux d'un bassin dénudé.

FIGURE 6 Comparaison des coefficients d'écoulement de crue sur un bassin boisé et un bassin non boisé

En conclusion, les comparaisons faites dans le cadre de cette hypothèse de linéarité des phénomènes de ruissellement, nous permettent de quantifier l'effet du couvert forestier relativement à un bassin versant dénudé. Pour des épisodes pluvieux d'importance moyenne et pour des bassins versants de moyenne montagne similaires à ceux de Draix, le couvert forestier limite sans doute les débits de pointe de crue d'au moins 80 pour cent, et les volumes de crue d'au moins 40 pour cent.

Il peut y avoir des exceptions, comme cela a été indiqué plus haut, mais celles-ci s'expliquent facilement lorsqu'on raisonne à partir d'un modèle intuitif du comportement physique global des bassins versants. Il serait donc logique d'explorer plus à fond la possibilité d'utiliser un tel modèle.

Mise au point d'un modèle conceptuel (modèle GR2)

Une approche plus physique, basée sur une série d'hypothèses concernant le comportement hydrologique des bassins versants, va à présent être testée et utilisée pour comparer les deux bassins versants en question. De nombreux modèles sont disponibles pour escompter le comportement d'un bassin versant lors de la formation du ruissellement. Le modèle GR2 adopté ici (Michel, 1991) postule l'existence de deux réservoirs, A et B. entre lesquels se répartit la pluie incidente. Le réservoir A représente les mécanismes de la formation du ruissellement à l'intérieur du sol, alors que le réservoir B. représente les mécanismes de l'écoulement de surface (retard, laminage, etc.). Un troisième paramètre permet de prendre en compte les conditions initiales (Michel, 1991; Brochot, 1995).

Une première hypothèse consiste à postuler que la répartition entre les deux réservoirs se fait en fonction du niveau (a) du réservoir A. Ce réservoir reçoit à chaque instant une fraction de pluie égale à 1-(a/A)2 alors que l'autre fraction va dans le réservoir B. On voit que plus le réservoir A est grand, plus il peut recevoir de pluie, moins il en va dans B. et par conséquent, moins il en reste pour la formation d'un écoulement.

Les résultats du calage du modèle GR2 sur les épisodes enregistrés au Laval et au Brusquet donnent des valeurs de A égales à 25 mm sur le premier et à 125 mm sur le second bassin versant. La figure 7 montre, pour une pluie incidente de 42 mm, l'évolution de la pluie dite «efficace», c'est-à-dire celle qui donne un ruissellement, en fonction de la pluie incidente cumulée pour les deux bassins. Cette figure montre aussi l'énorme potentiel de stockage d'eau qu'est le bassin boisé du Brusquet par opposition à celui du Laval. Un deuxième jeu d'hypothèses concerne les conditions initiales de teneur en eau du sol au début de l'épisode pluvieux. Il faut identifier ces conditions et déterminer leur rôle dans la formation d'une crue. Quantifier l'état de saturation du bassin versant au début de la pluie n'est pas facile, hormis le cas très rare où la teneur en eau du sol a déjà été mesurée. Souvent, le débit du cours d'eau au début de la pluie est un excellent indicateur de cet état initial de saturation. Dans le cas des bassins de Draix, comme les cours d'eau sont des oueds, et sont donc à sec en dehors des périodes de crues, cette solution n'est pas toujours applicable. On s'est donc orienté vers l'utilisation de la courbe de «pluie limite», courbe qui délimite les événements avec et sans ruissellement. Les valeurs de cette pluie limite varient en fonction de la durée de l'épisode sec précédant la pluie, et on peut donc s'en servir pour représenter l'état initial du bassin versant. Une comparaison de ces deux courbes pour les deux bassins (fig. 8) montre l'effet que différents pourcentages de couvert forestier ont sur les crues. Il suffit d'une pluie P1.max = 9 mm de pluie pour provoquer un ruissellement sur le Laval, alors que sur le Brusquet, après une période sèche assez longue, le ruissellement peut ne commencer qu'au moment où P1.max atteint 25 mm. Cela prouve que la forêt multiplie la capacité de stockage initial avant ruissellement, par un facteur de 2,5.

FIGURE 7 Evolution de la pluie efficace cumulée en fonction de la pluie incidente cumulée pour deux bassins versants, l'un boisé et l'autre dénudé

Pour traduire l'effet des conditions initiales sur le remplissage du réservoir A, on a adopté l'hypothèse simple que celui-ci n'était pas vide au début de la pluie, mais qu'il était à un niveau initial de a0 = a x A. Ce niveau a été calé sur les enregistrements des épisodes de pluie réels (en même temps que le paramètre A) et a été relié aux valeurs de pluie limite (P1) mesurées sur les courbes de la figure 8. Les corrélations ne sont pas très fortes mais il est intéressant de noter que les relations obtenues (Brochet, 1995) sont globalement les mêmes pour les deux bassins versants: a = 0,3 (1-P1/P1.max)2. Il est donc possible, à l'aide de cette formule et des courbes de pluie limite, de prédéterminer le niveau initial (a0) du réservoir A.

La dernière hypothèse qui représente la formation du ruissellement sur les bassins concerne le fonctionnement du réservoir superficiel B. Le modèle GR2 adopte l'hypothèse que son niveau (R) augmente au fur et à mesure qu'il reçoit la fraction (a/A)2 de la pluie, mais qu'en même temps il se vide d'un débit Q qui dépend du niveau (R) du réservoir (voir la formule suivante): Q = R2/R + b. Le paramètre b est obtenu par calage sur des épisodes réels. Il traduit la capacité de vidange du réservoir B: plus il est grand, plus le réservoir se vide lentement. C'est un paramètre inversement proportionnel au pas de temps utilisé pour les calculs. Les valeurs obtenues pour b (pour un pas de temps de cinq minutes) sont égales à 14 pour le Laval et 96 pour le Brusquet (Brochet, 1993), ce qui démontre clairement que le laminage du ruissellement effectué par le bassin boisé est bien supérieur à celui du bassin non boisé. Le calage a montré également que le paramètre b diminue quand l'intensité de la pluie augmente fortement.

La figure 9 (p. 36) montre un exemple d'application du modèle (pour des raisons de validation et non d'ordre pratique) pour l'épisode pluvieux du 18 juillet 1987, pour lequel l'écart entre les débits de pointe des bassins versants a été d'un ordre de grandeur. Cet épisode, avec une quantité de pluie de 23 mm, est assez représentatif des épisodes de moyenne importance. La figure montre que le modèle reproduit correctement les deux hydrogrammes pour cet épisode, mais que la courbe varie considérablement d'une crue à l'autre.

Comparaison statistique

Dans les sections précédentes, on a comparé les crues des deux bassins versants pour des épisodes concomitants: on peut aussi comparer les lois statistiques gouvernant leurs débits maximaux annuels. La figure 10 (p. 36) montre les valeurs de ces débits maximaux annuels en fonction de la variable réduite de la loi de Gumbel. Ces échantillons sont assez correctement alignés, ce qui montre que la loi de Gumbel traduit bien la variation de la durée de retour de la crue en fonction de son débit. Mais surtout, on voit qu'à égale durée de retour (donc égale valeur de la variable réduite de Gumbel), les débits des deux échantillons sont séparés par un facteur de 10. En conclusion, les lois statistiques des débits maximaux annuels traduisent fidèlement l'écart d'un ordre de grandeur qui sépare les débits de pointe du bassin boisé de ceux du bassin dégradé.

Conclusion

Les résultats obtenus de Draix confirment que le couvert forestier joue un rôle très important dans la formation des crues en montagne et qu'il ne doit pas être négligé. L'analyse du fonctionnement des petits bassins de montagne du sud-est de la France, lors de la formation des crues, indique qu'il y a un écart de 1 à 10 entre les débits de pointe du bassin boisé et ceux du bassin dégradé. Le couvert forestier joue un rôle efficace dans l'écrêtement des pluies; il sert en outre de réservoir tampon de stockage pour absorber le ruissellement et réduire la vitesse du courant.

FIGURE 8 Courbes de la pluie limite pour les bassins versants du Laval et du Brusquet

Laval

Brusquet

FIGURE 9 Comparaison des hydrogrammes observés et calculés avec le modèle GR2 pour la pluie du 18 juillet 1987

Brusquet

Laval

FIGURE 10 Lois statistiques des débits de pointe maximaux annuels pour les bassins versants du Laval et du Brusquet

En principe, la formation des crues sur les bassins versants de montagne devrait être plus simple à comprendre que celle concernant les bassins de plaine. L'homogénéité des paramètres physiques y est en effet plus grande et, en termes de couvert végétal par exemple, il arrive assez souvent que les bassins versants soient clairement répartis en catégories spécifiques: par exemple, entièrement minéral ou entièrement boisé. Les experts confrontés au problème de quantification des crues des petits bassins versants de montagne trouvent pourtant qu'il s'agit d'une tâche particulièrement difficile à résoudre. Cela est essentiellement dû au fait qu'il n'existe qu'un faible nombre de stations de mesure hydrométriques et pluviométriques, ce qui rend difficile la mise au point de méthodes hydrologiques fiables. Par exemple, les formules élaborées en France pour estimer le débit décennal ne contiennent pas le taux de couvert végétal comme variable explicative. Cela veut dire que ces formules ne sont pas forcément adaptées au calcul des débits de crue des petits bassins de montagne. Aussi, lorsqu'on veut prédéterminer les débits de ces petits bassins versants, on est souvent amené à utiliser des méthodes très simples basées sur une compréhension qualitative de la formation des crues. Il est alors utile de prendre comme points de repères les deux situations extrêmes, c'est-à-dire le bassin totalement boisé et le bassin totalement dénudé. Les résultats obtenus sur les bassins versants de Draix montrent qu'il s'agit là d'une approche fiable puisque les valeurs des crues des deux bassins, boisé et non boisé, diffèrent ordre de grandeur.

Il est donc possible de s'appuyer sur ces résultats pour prédéterminer les débits d'autres bassins de même nature et de taille similaire. Il est en outre possible d'adopter des méthodes de simulation utilisant des modèles très simples, comme le modèle GR2 présenté dans cet article. L'extrapolation des paramètres des modèles n'est toutefois pas facile; il faudrait effectuer une recherche similaire sur d'autres sites, comprenant des mesures hydrométriques et pluviographiques, puis confronter les résultats obtenus sur le plus grand nombre de bassins possible pour en déduire une méthodologie adaptée aux petits bassins versants de montagne.

Bibliographie

Ambroise, B. 1991. Hydrologie des petits bassins versants ruraux en milieu tempéré Processus et modèles. In P. Stengel (éd.), Transferts dans les bassins versants. Série Un point sur... de l'INRA, Paris.

Biron, P. 1994. Le cycle de l'eau en forêt de moyenne montagne: flux de sève et bilans hydriques stationnels (bassin versant du Strengbach à Audure Hautes Vosges). Université Louis Pasteur, Strasbourg. France. (thèse)

Brochot, S. 1993. Erosion de badlands dans le système Durance-Etang de Berre. CEMAGREF-Agence de l'Eau Rhône Méditerranée, Corse.

Brochot, S. 1995. Desertification in the Mediterranean area. European DM2E project. Rapport final du projet EV5V-CT91- 0039. CEMAGREF, Grenoble, France.

Cambon, J.P., Mathys, N., Meunier M. et Olivier, J.O. 1990. Mesures des débits solides et liquides sur des bassins versants de montagne. In Symposium: Hydrology in Mountainous Regions. AIHS Publ. n° 194. Lausanne, Suisse.

Duwig, C. 1994. Elément de modélisation de l'interception des pluies par quatre espèces d'arbres de type méditerranéen. DEA Mécanique des Milieux Géophysiques et Environnement. UJF. CEMAGREF Aix-en-Provence, France.

FAO. 1962. Forest influences: an introduction to ecological forestry. FAO Forestry Series No. 9. Rome.

Germann, P.F. 1994. Do forests control runoff? Beitr. Hydrol. Schweiz, 35: 105-110.

Grésillon, J.M. 1994. Contribution à l'étude de la formation des écoulements de crue sur les petits bassins versants. Approches numériques et expérimentales à différentes échelles. Diplôme d'habilitation à diriger des recherches. Laboratoire des Transferts en Hydrologie et en Environnement. Université Joseph Fourier, Grenoble, France. (thèse)

Humbert, J. et Najjar, G., 1992. Influence de la forêt sur le cycle de l'eau en domaine tempéré. Une analyse de la littérature francophone. CEREG Strasbourg, France.

Ives, J.D. et Messerli, B. 1989. The Himalayan dilemma - reconciling development and conservation. Routledge, Londres.

Lavabre, J., Sempere-Torres D. et Cernesson F. 1991. Etude du comportement hydrologique d'un petit bassin versant méditerranéen après la destruction de l'écosystème forestier par un incendie. Premières analyses. Hydrol. continentale. 6(2): 121-132.

Meunier, M. Mathys, N. et Cambon, J.P. 1995. Panorama synthétique des mesures d'érosion effectuées sur trois bassins du site expérimental de Draix. Compte rendu de recherches n° 3. BVRE de Draix. Série Etudes n° 21. Département Equipements pour l'Eau et l'Environnement, Draix, France.

Michel C., 1991. Hydrologie appliquée aux petits bassins ruraux. Deux volumes. CEMAGREF, Antony, France.

Nys L. 1959. Remarques sur l'effet hydrologique d'une coupe à blanc. Mitteilungen der Schweizerischen Anstalt für das forstliche Versuchswesen, 35(1): 81-84.


Page précédente Début de page Page suivante