CHAPITRE 1

INTRODUCTION

La sécurité alimentaire est définie comme la possibilité physique et économique d'accéder pour tous et en tout temps aux produits alimentaires (Hoskins, 1990). Elle se fonde donc avant tout sur la disponibilité de vivres et son absence finit par se refléter sur l'état nutritionnel de l'individu. Cependant, s'il est vrai que le bien-être nutritionnel est déterminé en premier lieu par l'accès aux aliments, la sécurité alimentaire, elle, est influencée par une série d'autres facteurs, à savoir la situation économique et sociale, la santé (physique/spirituelle/mentale), l'éducation et les préjugés culturels (encadré 1). En étudiant le rôle de la faune sauvage dans la sécurité alimentaire en Afrique, nous nous pencherons non seulement sur sa contribution directe à l'alimentation mais aussi sur la façon dont elle influence l'accès aux aliments, grâce à l'emploi et à la création de revenus, et sur le bien-être physique, spirituel et culturel de l'individu qui en est la conséquence. En outre nous analyserons les impacts positifs et négatifs qu'elle peut avoir sur la production alimentaire (encadré 2).

Dans les pays moins avancés, notamment en Afrique, la famine et la malnutrition sont de graves problèmes de nature permanente auxquels doivent s'attaquer les gouvernements. Il est estimé qu'à la fin de 1989 le nombre de personnes qui ne mangeaient pas à leur faim s'élevait à environ 552 millions. La situation ne semble guère s'être arrangée; à l'heure actuelle la tendance est à l'accroissement démographique, à l'inéquité dans la répartition des biens et à l'exploitation non durable des ressources naturelles, d'où une destruction à grande échelle des systèmes productifs de la planète. Il est prévu que, sans des efforts concertés pour infléchir ces tendances, le monde connaîtra une sous-alimentation croissante et une famine d'une ampleur sans précédent en périodes de sécheresse et d'échec des cultures. D'après une analyse réalisée récemment par l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO, 1995), la situation en Afrique devient de plus en plus précaire en raison d'une part de l'incapacité de l'agriculture traditionnelle de répondre aux attentes et, de l'autre, de la faiblesse des importations de denrées alimentaires due au manque de devises. C'est pourquoi le tiers de la population africaine est chroniquement sous-alimenté et les ruraux de maintes régions sont déjà forcés, sous l'effet des pressions socioéconomiques, d'exploiter toutes les ressources naturelles disponibles. C'est ainsi que des espèces qui n'étaient pas normalement consommées comme aliments ou qui l'étaient seulement par les enfants en guise de colation font désormais partie intégrante du régime alimentaire ou du commerce de la famille.

Pour garantir la sécurité dans la situation alimentaire présente et face aux problèmes nutritionnels auxquels se heurte l'Afrique aujourd'hui, il est impératif d'adopter une approche globale et intégrée du développement agricole. Pour ce faire il faudra non seulement étendre la gamme des plantes cultivées et des animaux élevés pour inclure des espèces non traditionnelles appartenant à la faune et à la flore sauvages, mais aussi intégrer des systèmes de production nouveaux et novateurs aux systèmes traditionnels.

Encadré 1 LA SECURITE ALIMENTAIRE: DEFINITION ET EVALUATION

Dans sa définition la plus courante, la sécurité alimentaire est la possibilité pour chaque individu d'accéder en tout temps à une alimentation salubre et nourrissante lui permettant de mener une vie saine et active. Telle est la définition ratifiée par un certain nombre d'autorités (FAO/OMS, 1992; USAID, 1992, Petit et Gnaegy, 1994, par exemple). La FAO a rendu opérationnel ce concept dans le cadre de son mandat en soulignant tous les aspects dut phénomène qui sont liés à la disponibilité et à la stabilité, dans le temps et l'espace, des approvisionnements alimentaires à l'échelon national, et à l'accès aux aliments aux niveaux de l'individu; du ménage et du pays. Ces considérations sont exprimées dans la définition de la sécurité alimentaire familiale approuvée par le Comité de la sécurité alimentaire mondiale, à savoir, la possibilité physique et économique pour tous les membres de la famille d'avoir accès à une nourriture suffisante sans risque exagéré de le perdre.

S'il est vrai que l'insécurité alimentaire finit par influencer l'état nutritionnel de l'individu il ne faut pas pour autant négliger d'autres facteurs qui interviennent dans la répartition des aliments au sein du ménage, dans leur absorption par l'individu et dans l'utilisation physiologique qui s'ensuit. Il s'agit de facteurs sanitaires, éducationnels, économiques, sociaux, culturels et propres à chaque sexe qui ont tous un rôle à jouer dans le bien-être nutritionnel de l'individu. L'évaluation de la sécurité alimentaire devra donc tenir compte aussi bien des informations concernant l'état nutritionnel proprement dit que de ces autres facteurs qui pourraient également entrer en jeu.

Pour évaluer et surveiller la situation de 1a sécurité alimentaire on se sert normalement d'informations sur les disponibilités alimentaires à un niveau global donné et sur la structure de leur répartition parmi les ménages. Bien que leurs statistiques manquent parfois d'exactitude, les bilans alimentaires nationaux et les enquêtes sur la nutrition et/ou la consommation représentent les sources les plus immédiates de telles informations. De fait, les estimations* de la FAO concernant la prédominance de la sous-alimentation dans les pays en développement et l'indice global de la sécurité alimentaire des ménages (IGSAM) utilisent directement ces données (FAO 1992). Ces évaluations de la sécurité alimentaire consistent pour l'essentiel dans les estimations annuelles, issues des bilans alimentaires nationaux, des disponibilités vivrières par habitant en ternes de calories et provenant aussi bien de la production intérieure que des importations nettes (y compris l'aide alimentaire) (FAO 1993).

* Les estimations indiquent le nombre d'individus chroniquement sous-alimentés qui reçoivent en moyenne, au cours de l'année, une ration alimentaire inférieure à celle nécessaire pour leur permettre de maintenir leur poids corporel et d'entreprendre des activités légères. On estime que le seuil est égal à 1,54 fois le métabolisme basal (MB).

Encadré 2 LA SECURITE ALIMENTAIRE ET LA CONTRIBUTION POTENTIELLE DES RESSOURCES EN FAUNE SAUVAGE

L'importance de valoriser la faune africaine a été reconnue dès les années 1950 et 1960. Son développement comme ressource naturelle en Afrique était à l'ordre du jour des réunions de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) tenues à Athènes en 1958, à Varsovie en 1960, à Arusha en 1961 et à Nairobi en 1963; et la décision d'incorporer sa conservation dans les activités ordinaires de l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture a été prise en 1959 (Riney, 1964, 1970). Malheureusement, malgré le vif intérêt manifesté, rares ont été les capitaux et les efforts de recherche consacrés à la promotion de la faune sauvage comme ressource alimentaire par rapport à ceux investis dans l'agriculture traditionnelle.

Le gibier était l'une des principales sources d'aliments et pratiquement la seule source de protéines d'origine animale des populations préhistoriques. Au fil des millénaires et dans de nombreuses parties du monde, sous l'effet des acquis de la civilisation et du développement agricole, la dépendance des gens vis-à-vis de cette ressource alimentaire a accusé une diminution nette. Cependant, elle contribue encore de façon marquée aux disponibilités en protéines animales totales. Dans des pays comme le Botswana et le Zaïre, une grande partie de la viande consommée vient des animaux sauvages et dans la majorité des Etats de l'Afrique de l'Ouest c'est la viande préférée. Vendue au détail sur les marchés urbains, sa valeur commerciale dépasse celle de la viande d'animaux domestiques. Outre la préférence qui lui est manifestée par maintes populations africaines, la viande de brousse présente aussi l'avantage de constituer une réserve alimentaire vitale en période de disette et de famine. Nombreux sont les textes qui documentent pour les collectivités de la sous-région d'Afrique centrale la grande valeur alimentaire des chenilles, scolytes et termites en période de pénurie alimentaire (cf. Wilson, 1990; McGregor, 1991; Takeda et Sato, 1993, par exemple).

Dans les communautés rurales et urbaines, la faune sauvage contribue aussi de manière notable au revenu familial grâce aux recettes tirées de la chasse, de l'artisanat et du commerce des produits dérivés; en outre le tourisme et la vente des produits de la chasse fournissent un apport substantiel à l'économie nationale.

L'importance de la contribution de la faune sauvage à la sécurité alimentaire et au bien-être nutritionnel en Afrique se reflète aussi dans les vertus spirituelles, culturelles et thérapeutiques que les gens prêtent aux animaux sauvages. Nombreuses sont les collectivités encore tributaires des produits tirés de ces animaux, et elles les utilisent soit isolément soit en combinaison avec des herbes non seulement pour traiter un grand nombre de troubles physiques et mentaux mais aussi pour les soins à donner, par exemple, aux futures mères; en outre à un large éventail d'espèces de faune sauvage est attribuée une valeur spirituelle et culturelle (Ntiamoa-Baidu, 1987; 1992).

Malgré cette évidente contribution de la faune sauvage à la vie socio-économique en Afrique, à l'heure actuelle il n'existe aucune estimation complète et fiable de ses disponibilités, de son commerce et de sa consommation dans les pays africains. Les études sur l'exploitation et la consommation de la viande de brousse sont limitées par des facteurs logistiques à quelques zones ou à quelques groupes spécifiques de certains pays (Lahm, 1993 au Gabon; Ichikawa, 1993 et Takeda et Sato, 1993 au Zaïre; Dei, 1989; 1991 au Ghana), et les données existantes sur son commerce ne concernent que de rares marchés (Asibey, 1978 et Falconer, 1992 au Ghana, Martin, 1983 au Nigéria). Souvent les chasseurs dissimulent leur gibier pour se soustraire aux taxes et/ou aux règlements sur le prélèvement des animaux sauvages. En outre, des fonctions comme celles relatives à l'amélioration du bien-être spirituel et aux valeurs médicinales et culturelles échappent encore davantage aux statistiques; le nombre de personnes, par exemple, qui dépendent de la médecine traditionnelle pour se soigner et le coût annuel de ce traitement ne peuvent être calculés avec précision dans aucun pays africain.

Définitions et portée de l'étude

Dans la présente étude, l'expression "faune sauvage" signifie au sens strict "animaux sauvages" et comprend aussi bien les invertébrés que les vertébrés à l'exclusion des poissons (qui font l'objet d'une étude séparée que la FAO fait entreprendre pour évaluer le rôle des pêches dans la sécurité alimentaire); il n'est fait allusion ici aux poissons qu'à titre indicatif. Le mot "gibier" désigne les grands mammifères chassés pour leur viande, pour les trophées ou pour le sport. En Afrique, toutes les espèces d'animaux sauvages, des insectes aux reptiles, aux rongeurs et aux grands mammifères, sont exploitées à des fins alimentaires. C'est pourquoi nous utiliserons dans la présente étude l'expression "viande de brousse" (originaire de l'Afrique de l'Ouest et qui veut dire viande des animaux sauvages) pour désigner les animaux sauvages chassés/prélevés pour l'alimentation, et nous réserverons le nom de "gibier" à ceux qui font l'objet de la chasse sportive ou de la chasse aux trophées. L'étude porte sur l'Afrique subsaharienne à l'exclusion de Madagascar et d'autres îles liées géographiquement à l'Afrique.

Les chapitres 2 et 3 présentent des données et des indications permettant d'évaluer la contribution directe et indirecte de la faune sauvage à la sécurité alimentaire en Afrique en tant que ressource alimentaire et économique et pour satisfaire d'autres besoins humains (encadré 3). Le chapitre 4 examine les techniques de production de la faune sauvage appliquées à l'heure actuelle, et dans le chapitre 5 sont exposées les raisons pour lesquelles il serait justifié d'accroître les investissements et de renforcer les engagements à long terme de la part des gouvernements africains et des institutions d'aide multilatérale à l'égard du développement de la faune sauvage et de son intégration dans la production agricole traditionnelle.

Encadré 3 LE ROLE DE LA FAUNE SAUVAGE DANS LA SECURITE ALIMENTAIRE EN AFRIQUE

CONTRIBUTION DIRECTE
 
CONTRIBUTION INDIRECTE

Aliments tirés des animaux sauvages

Revenu du ménage

Viande de brousse

 

fumée

fraîche

salée

biltong

Emploi

Chasseurs; commerçants; aides

Personnel des petits restaurants traditionnels

Services associés à l'industrie touristique

Artisans

Fonctionnaires responsables de la faune sauvage

Oeufs

oiseaux, tortues

Macro-economie

Insectes:

adultes, larves

rôtis

séchés

bouillis

 

Industrie touristique

Chasse sportive, observation de la faune

Recettes locales (permis de chasse, taxes)

Exportations (animaux vivants)

Exportations (peaux, cuirs, trophées)

Miel

Influence sur la santé

Assaisonnements

 

Parties d'animaux sauvages et produits dérivés utilisés à des fins thérapeutiques

Utilisation des animaux sauvages pour la préparation de médicaments

Santé spirituelle et mentale

Valeurs culturelles et religieuses

Influence sur les systèmes agricoles
 

Dispersion des semences, pollinisation, fumure

Ravageurs, réservoirs de germes pathogènes