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Reconsidérer la décentralisation et le transfert des responsabilités en matière de conservation de la diversité biologique

T. Enters et J. Anderson

Thomas Enters est expert en gestion des ressources naturelles auprès de Tan & Associâtes, à Penang (Malaisie).
Jon Anderson est forestier auprès du Service de la conservation des forêts, de la recherche et de l'enseignement forestiers du Département des forêts de la FAO.

Examen critique des principales hypothèses concernant la gestion communautaire des ressources forestières.

Dans l'approche traditionnelle de la conservation de la diversité biologique, les communautés locales et leurs activités économiques étaient considérées comme une menace pour le bon fonctionnement des écosystèmes naturels et devaient être exclues des zones protégées. Toutefois on s'est rendu compte que les coûts sociaux des projets de conservation qui les excluaient étaient parfois élevés, et que leur taux de succès était décevant, même au plan biologique. L'approche classique a donc été remplacée par des projets intégrés de développement et de conservation ayant pour objet de «renforcer la conservation de la diversité biologique par des approches axées sur les besoins, les possibilités et les contraintes des populations locales» (Wells et Brandon, 1993), prévoyant leur participation active.

Le taux de succès des projets intégrés de développement et de conservation est lui aussi décourageant. Toutefois la décentralisation et le transfert des responsabilités de gestion sont encore si unanimement considérés comme la seule solution pour préserver les écosystèmes, que toute tentative de les remettre en cause est taxée d'hérésie.

Le présent article récuse la logique actuelle en examinant plusieurs des hypothèses directrices sur lesquelles se fondent la décentralisation et les approches participatives de la conservation de la diversité biologique et de la gestion des forets.

L'article porte essentiellement sur les communautés vivant à l'intérieur ou à la lisière des forêts et à leurs stratégies de subsistance dans les forêts tropicales. Les décideurs, le secteur privé et les autres parties prenantes, qui ont souvent un impact plus grand sur les ressources et la diversité biologique des forêts (notamment à travers l'exploitation industrielle, la reconversion à grande échelle des forêts, la construction de routes et l'exploitation minière), sont exclus de l'analyse pour deux raisons: premièrement, il est plus facile de réglementer leurs activités - même si la généralisation des activités forestières illicites et la reconversion massive des forêts au profit de l'agriculture dans quelques pays, semblent indiquer le contraire - et, deuxièmement, leur survie ne dépend pas des forêts naturelles, ce qui signifie qu'ils peuvent s'ajuster plus facilement à une nouvelle situation ou aux restrictions imposées.

APPROCHE CLASSIQUE ET APPROCHE PARTICIPATIVE

La sauvegarde des écosystèmes naturels est une question dont s'occupent depuis longtemps les institutions qui s'intéressent à la diversité biologique. Des échantillons représentatifs d'écorégions ont été retirés de la production et sévèrement protégés. Cette vision «nordique» d'une nature vierge a imprégné les orientations et les politiques mondiales pendant des décennies. L'approche conventionnelle de la conservation de la diversité biologique exige (adapté de Biot et al., 1995):

· que l'on reconnaisse la gravité de la perte de diversité biologique, indiquant par là que des mesures de conservation sont nécessaires de toute urgence;

· que l'on élabore des projets où la coopération des communautés locales est recherchée (sauf si leur exclusion est une option);

· que l'on mette à exécution les plans moyennant une combinaison d'encouragements, de persuasion et de menaces subtiles, et parfois d'un renforcement des pouvoirs de répression.

Les populations locales sont considérées comme «population cible» ou «bénéficiaires» et sont souvent exclues des zones jugées importantes pour la conservation de la diversité biologique. Dans une optique conventionnelle, la diversité biologique est considérée comme étant optimale dans les espaces naturels intacts. Le gouvernement national est censé être le gardien de la diversité biologique et il a la souveraineté et le contrôle nominal des zones devant être soumises à des mesures de conservation (Panayotou et Glover, 1994). En réalité, le contrôle réel est entre les mains de chacun des multiples utilisateurs des forêts (ou parties prenantes), et en particulier des communautés qui vivent à l'intérieur ou aux abords des forêts.

On a souvent pensé que la perte de diversité biologique est intensifiée par les projets et programmes de conservation qui ne tiennent pas compte des intérêts des résidents locaux, compromettent les systèmes de gestion locaux existants ou restreignent les pouvoirs décisionnels des autorités locales en matière de gestion des ressources. En outre, ce type de projets soulève des discussions orageuses sur les intérêts nationaux et locaux et peut conduire à des protestations et à des conflits déclarés; ainsi, dans de nombreuses zones protégées de l'Inde, les restrictions de l'accès aux ressources, le harcèlement des responsables des forêts, l'exposition des cultures et des animaux d'élevage aux dégâts causés par la faune, et l'invasion de touristes bruyants - qui se promènent maintenant librement dans des zones interdites aux villageois - ont suscité le mécontentement des communautés villageoises (Kothari, 1997). En outre, il semble qu'il ne soit ni politiquement faisable, ni éthiquement justifiable de priver les pauvres et les marginalisés de la possibilité d'utiliser les ressources naturelles sans leur donner d'autres moyens de gagner leur vie, ou leur verser des primes compensatoires.

On s'accorde depuis peu pour dire que, loin de constituer une menace pour la biodiversité, les populations locales sont les premières victimes de son appauvrissement et de la dégradation des forêts. Lorsqu'elles ont contribué à leur destruction, on estime que ce sont les politiques et les systèmes juridiques inappropriés qui les ont contraintes à surexploiter les ressources. On a donc cessé de rendre les communautés rurales responsables de la déforestation et de la perte de la diversité biologique, pour identifier les processus plus vastes qui sont la principale cause des pratiques d'utilisation des terres non durables et de la surexploitation des ressources forestières.

La reconnaissance du fait que les solutions aux problèmes de gestion des écosystèmes reposent sur des systèmes sociaux, culturels et économiques a favorisé l'apparition d'un nouveau paradigme en vertu duquel les populations locales sont un élément de la solution et non un élément du problème. Ainsi, les systèmes de gestion autoritaires excluant les communautés locales ont été remplacés par des formes de participation et de délégation de pouvoir. Selon ce courant de pensée, l'échec de l'approche conventionnelle dérive principalement du manque de cohérence entre les interventions et les stratégies de subsistance locales, et de la non-participation des populations locales à la conception, à la planification, à la mise en œuvre, au suivi et à l'évaluation des projets.

Pourtant, bien souvent la délégation de pouvoir aux communautés, ou approche participative, ne semble pas plus efficace que l'approche conventionnelle. L'une des raisons à cela est sans doute que la participation véritable représente encore l'exception et non la règle: la plupart des organisations n'approuvent que pour la forme l'objectif de participation des communautés locales. Mais un examen plus attentif des hypothèses qui sous-tendent la délégation et l'approche participative met en évidence d'autres défaillances.

CRITIQUE DES HYPOTHÈSES

Dans le domaine de la conservation, le concept de partenariat se fonde sur des hypothèses souvent contestées, à savoir:

· Les populations locales sont intéressées par l'utilisation durable des ressources forestières et leur conservation, et ont des compétences dans ce domaine;

· Les communautés rurales contemporaines sont homogènes et stables;

· Les systèmes de tenure, de savoir et de gestion des communautés locales sont les seuls qui se prêtent à la conservation des forêts.

Degré de l'intérêt et des compétences dans l'utilisation et la conservation durables des ressources forestières

Les partisans de la délégation de la gestion et de la conservation des ressources naturelles se fondent sur le principe que les communautés locales ont la motivation et les compétences requises. Cette hypothèse est remise en cause par des exemples tirés de la gestion des produits forestiers non ligneux (PFNL), souvent préconisée comme voie de conservation des forêts et des écosystèmes naturels.

Dans le passé, un certain nombre de contraintes sociales et environnementales ont empêché la surexploitation des PFNL et du bois d'œuvre à des fins locales. Dans les zones peu exploitées, la plupart des produits sont encore utilisés de manière durable et les restrictions et les réglementations coutumières sont respectées. Cependant, les faits semblent démontrer que peu de ressources sauvages peuvent être exploitées à des fins commerciales, et que le commerce entraînerait leur appauvrissement ou leur extinction au niveau local ou déclencherait le processus de domestication (Wilkie et Godoy, 1996). Des pratiques destructives sont utilisées dans certains endroits pour récolter de nombreux PFNL (par exemple, bois de fer, miel sauvage, bois de santal et fruits, champignons, rotin, nids d'oiseaux), ce qui réduit dangereusement l'abondance de certaines espèces. L'exploitation traditionnelle des PFNL est probablement moins nocive pour la ressource que leur exploitation commerciale plus récente, mais il s'agit là d'une question complexe, en particulier parce qu'il n'existe pas de distinction claire entre les utilisations à des fins de subsistance et à des fins commerciales.

Au Mali, la gestion des ressources a été marquée par des cycles récurrents d'immigration, surexploitation, émigration et reprise

Les pratiques destructives, couramment utilisées pour la récolte des produits forestiers non ligneux, notamment pour le miel sauvage, peuvent finir par épuiser les ressources

Les ramasseurs traditionnels sont ceux qui pâtissent le plus de l'intensification de l'exploitation forestière; c'est l'une des raisons pour lesquelles ils se préoccupent ordinairement plus des dangers dérivant des intrusions de personnes extérieures, que de la viabilité écologique des forêts en elle-même (Utting, 1988). Les ramasseurs traditionnels sont souvent mal organisés, si tant est qu'ils le soient. Ils ont des difficultés à prendre des mesures collectives pour gérer des ressources communes ou sauvages, et à en contrôler l'accès. Dans le même temps, l'expansion des marchés de nombreux produits a intensifié la concurrence entre les ramasseurs et les commerçants.

Nombre de sociétés traditionnelles ont géré avec soin les forêts naturelles, même si elles ne se sont pas préoccupées outre mesure de la conservation. Sur l'île de Bornéo par exemple, de nombreux Dayaks ont géré des forêts vieillissantes et secondaires pendant plusieurs centaines d'années pour accroître leur productivité. Bien que les Dayaks exploitent intensivement leurs jardins fruitiers forestiers, ces forets se caractérisent par une diversité spécifique et une structure de végétation similaire à celles des forêts naturelles (Peters, 1996; de Jong, 1995). L'agroforesterie des Dayaks a un impact mineur sur le couvert forestier - mais pas nécessairement sur la composition végétale et la biodiversité - dans la mesure où les densités de population restent faibles et où d'autres parties prenantes ne se manifestent pas, mais c'est rarement le cas et cela le sera de moins en moins. Selon Colpher et Soedjito (1996), un espace occupé jusqu'au début des années 60 par une forêt primaire de diptérocarpacées de plaine, est aujourd'hui recouverte d'une forêt très différente altérée par les feux, l'exploitation extensive à grande échelle et les activités agroforestières à petite échelle.

Dans d'autres cas, par exemple au Mali (Haland, 1989), des vestiges archéologiques laissent penser qu'à travers l'histoire, la gestion des ressources a été marquée par des périodes cycliques de surexploitation, émigration, régénération de l'environnement, suivies d'afflux de migrants. Cela explique probablement pourquoi les groupes locaux n'ont pas développé les connaissances, les aptitudes et les techniques utiles pour une gestion durable à long terme dans un environnement de plus en plus confiné, où l'émigration est inévitable.

L'intérêt des communautés locales pour la conservation des forêts dépend au moins en partie de leur degré d'intégration dans l'écosystème et de l'importance de la gestion des ressources pour leur survie. Les mécanismes culturels forgés sur des centaines d'années pour s'adapter à l'environnement forestier sont facilement rejetés lorsque le commerce et les nouvelles technologies libèrent les personnes des contraintes écologiques traditionnelles (McNeely et al., 1995). Ainsi les modes traditionnels d'utilisation des ressources ne sont durables que si certaines conditions sont réunies, notamment: faibles densités de population, abondance de terres, emploi de techniques simples et participation limitée à l'économie de marché. Toutefois, même dans ces conditions, les communautés peuvent gaspiller les ressources, mais l'ampleur de ce gaspillage n'est généralement pas suffisante pour avoir un impact significatif (Alvard, 1996).

Les relations des populations avec le paysage sont dynamiques et peuvent changer d'une génération à l'autre. Les plus jeunes, qui sont coupés des cultures traditionnelles, ont oublié les pratiques de gestion des ressources naturelles adoptées dans le passé et veulent hâter le développement, peuvent mettre en péril la conservation de la biodiversité (Sekhran, 1996).

Il est naïf de partir du principe qu'il est toujours possible d'améliorer les revenus locaux sans épuiser la diversité biologique, que les communautés s'intéressent à la conservation de la biodiversité et qu'elles préfèrent s'en tenir aux pratiques et aux connaissances traditionnelles. Les populations locales peuvent très bien espérer retirer de la gestion communautaire des forêts, des avantages matériels et un meilleur niveau de vie; or cet objectif n'est pas toujours compatible avec la durabilité.

Les communautés locales contemporaines, telles qu'elles sont réellement

À partir du moment où l'on postule qu'un rôle central devrait être assigné aux communautés locales pour atteindre les objectifs de conservation, on se trouve confronté à la difficulté de définir et de comprendre les expressions «communauté locale», «connaissances indigènes» et «culture traditionnelle». L'idée d'une communauté unifiée est une construction sociale probablement séduisante pour les décideurs et les donateurs étrangers, qui fondent leurs hypothèses sur la gestion locale des ressources sur ce concept (Blaikie et Jeanrenaud, 1996). Les partisans d'un renforcement des droits légaux et de la reconnaissance par le gouvernement des systèmes à base communautaire font parfois une description idéalisée des communautés locales (Li, 1996). Celles-ci peuvent être dépeintes comme les gardiennes désintéressées de la terre et des ressources naturelles, alors qu'en fait, celles qui vivent à l'intérieur et en bordure des forêts sont souvent pressées de se développer et de plus en plus touchées par les processus de marchéisation et de modernisation rapides (Rigg, 1997). Non seulement cette image idéalisée est fausse, mais elle rend inutile la recherche d'un consensus constructif et ruine les efforts de ceux qui considèrent la responsabilisation des communautés locales comme une condition de l'efficacité de la conservation de la diversité biologique.

Bien qu'il existe de petits groupes, comme les groupes de voisinage et les familles élargies - qui peuvent être considérés comme des «groupes d'intérêt» - qui mettent en commun leurs ressources et leurs moyens d'existence, les communautés villageoises dans leur ensemble tendent en réalité à être hétérogènes, factieuses et stratifiées. Les villageois sont souvent politiquement divisés et socialement différenciés suivant le sexe, la richesse, la classe, l'âge ou l'ethnie. De la même manière, les perceptions et les définitions de la diversité biologique, les conséquences de son appauvrissement et les coûts de sa conservation, sont différenciés. En outre, les divisions au sein d'une communauté peuvent changer; les communautés peuvent s'unir pour faire face aune menace de l'extérieur, ou être divisées ou redivisées par des litiges éclatant en leur sein à propos de la terre et des ressources. Une société hiérarchisée peut entraver les performances des projets participatifs et freiner le développement communautaire, comme l'a montré Rigg (1991) en Thaïlande.

Le plus gros problème est que les différents groupes d'intérêts, rassemblés dans la catégorie «communauté» interagissent de différentes manières avec l'environnement local et ses ressources. Cette interaction évolue constamment et dépend tout autant du type dominant d'agroécosystème que de l'économie locale et de l'influence des forces externes.

Caractère approprié des systèmes communautaires de tenure, de connaissances et de gestion

Les systèmes de tenure communautaires sont rarement reconnus, au sens réel du terme, par les gouvernements nationaux ou les exploitants forestiers (Lynch, 1998). Or si la modification de la propriété forestière et le transfert aux communautés locales de l'autorité sur les forêts ne sont pas considérés comme la panacée au problème de la dégradation des ressources, ils apparaissent généralement comme indispensables pour assurer la conservation de la diversité biologique. L'accroissement de la sécurité de jouissance a été relié aux pratiques agricoles durables (Lutz et Young, 1992) et est également supposé s'appliquer à la gestion des forêts. L'hypothèse de base est que les populations ne sont disposées à investir leurs ressources rares dans la conservation que si elles savent qu'elles finiront par en retirer des avantages.

Les conséquences des modifications des régimes fonciers et du transfert des responsabilités de la conservation des ressources sont encore très incertaines. En Bolivie, par exemple, elles sont positives ou négatives, selon le cas. Certaines administrations locales patrouillent les zones indigènes pour éviter l'empiétement de sociétés d'exploitation forestière, de gros éleveurs ou de colons agricoles, alors que d'autres ont été bassement corrompues et ont vendu leurs ressources en bois à des sociétés d'exploitation forestière sans se soucier de la durabilité de la production. Globalement, en accroissant le pouvoir de contrôle des communautés indigènes sur leurs ressources naturelles, par le renforcement de la sécurité de leurs régimes fonciers et de leurs administrations locales, il semble que l'on ait favorisé la conservation des ressources, même si la plupart des groupes se préoccupent encore davantage de l'accès aux ressources existantes et de leur revenu à court terme, que du développement durable à long terme (Kaimovitz et al., 1998).

En Bolivie, le fait de donner aux communautés indigènes plus de pouvoirs sur leurs ressources naturelles a favorisé leur conservation - sur la photo, entretien d'arbres plantés pour améliorer la qualité du sol, prévenir l'érosion et protéger les cultures

Quoique nécessaire, la sécurité de jouissance n'est pas la seule condition requise pour la gestion durable des forêts et la conservation de la diversité biologique. De nombreuses communautés planifient pour satisfaire leurs besoins immédiats tels qu'elles les perçoivent plutôt que pour assurer leur bien-être futur, car elles ignorent ou ne comprennent pas les conséquences sociales, économiques et environnementales à moyen ou à long termes de leurs pratiques actuelles d'utilisation des terres. En Papouasie-Nouvelle-Guinée, par exemple, de nombreuses communautés vivant à la lisière des forêts font campagne depuis des années pour attirer des entreprises d'extraction et d'exploitation minière vers les zones communales, et optent pour la vente de leurs droits de récolte à des compagnies forestières (McCallum et Sekhran, 1996). Cela s'explique par le désir de percevoir une rente, de consolider leurs pouvoirs, et parce que, à leurs yeux, il s'agit d'activités de «développement». Dans ce contexte, la conservation, qui ne procure que des avantages futurs, mal définis et souvent de nature immatérielle, voire sans valeur monétaire directe, tend à être sous-estimée par les communautés qui considèrent qu'elle est en conflit avec leurs aspirations.

Les droits sur les terres et sur les ressources évoluent avec la transformation des sociétés agraires et des stratégies de subsistance, et avec l'afflux de migrants. Par exemple, dans certaines régions du Kalimantan, un certain nombre de forêts gérées par des familles Dayak, mais dont les communautés se partagent les nombreux produits, sont rapidement privatisées (Peluso et Padoch, 1996). En particulier, là où des routes réduisent l'isolement des zones antérieurement inaccessibles et où les marchés fonciers se développent, il n'est pas rare de trouver des parcelles de forêts qui appartiennent de droit à l'État, mais qui, dans les faits, s'échangent sur le marché. Ainsi, l'intérêt pour les ressources détenues par les communautés ou pour les biens communs tend à diminuer.

Il est impossible de généraliser à propos de la relation entre la délégation des responsabilités et les régimes fonciers communautaires d'une part, et la conservation de la diversité biologique de l'autre. Cependant, si la conservation de la diversité biologique doit dans une certaine mesure être gérée, la question contestée des régimes fonciers devrait être abordée lors de l'examen des options viables - même si elle ne représente pas la solution à tous les problèmes.

CONCLUSIONS

Pour identifier les communautés utilisatrices des ressources naturelles, il faut étudier tous les groupes socioéconomiques et politiques. Les besoins et les intérêts des autres parties prenantes sont souvent en opposition avec ceux des utilisateurs directs. Il est indispensable de reconnaître que de nombreuses sociétés rurales sont stratifiées. Il se peut qu'elles aient été dans le passé égalitaires et non hiérarchisées (même si cela semble improbable), mais des divisions internes apparaissent à cause de la marchéisation, de la modernisation et de la réification des ressources naturelles.

Il est important que ceux qui s'intéressent à la conservation de la diversité biologique abandonnent délibérément les zones dans lesquelles les communautés ont déjà fait des choix qui se trouveront à terme en conflit avec les impératifs de conservation. Le problème de la disparition des forêts ne sera pas résolu en offrant aux ruraux pauvres des incitations économiques supplémentaires et en leur transférant de plus en plus de responsabilités, mais en créant d'autres opportunités plus intéressantes ailleurs, même si dans certaines zones peu peuplées, il serait sans doute préférable de renforcer leurs moyens de subsistance (Brown, 1998). Les projets de conservation peuvent s'efforcer d'atténuer les conflits d'intérêts entre les besoins de subsistance des populations rurales et la conservation des zones à haute valeur écologique, en mettant à leur disposition d'autres sources de revenu et des programmes d'éducation. Cependant, certains conflits subsisteront, et il sera souvent inévitable de recourir à la contrainte pour faire appliquer la loi et protéger les zones forestières (Ferraro et Kramer, 1997).

Enfin, le transfert des responsabilités de gestion aux communautés n'a pas donné les résultats attendus, car les liens entre le développement socioéconomique des résidents locaux et le comportement à adopter pour réduire la pression sur les ressources forestières restantes et ajuster les intensités d'exploitation sont mal définis. Or si ces liens n'ont pas été établis, c'est en grande partie parce que l'on comprend mal les stratégies de subsistance des communautés vivant à la lisière des forêts, et leur relation avec la ressource forestière. En outre, on ne connaît pas assez bien le comportement des ménages pour pouvoir prévoir les effets de nombreuses interventions.

Le rapport potentiel entre l'intérêt des utilisateurs des ressources pour la décentralisation et les objectifs de conservation de la diversité biologique dépend de multiples variables, telles que la densité de population, l'introduction d'innovations technologiques (par exemple tronçonneuses) et l'amélioration de l'accès aux infrastructures, notamment dans le secteur de l'éducation et sur les marchés. Ces variables sont de bons indicateurs du degré de pénétration du marché et de la modernisation, au sein d'une communauté. L'intégration technologique et économique tend à contribuer à la stratification des communautés, ce qui fait qu'il est extrêmement difficile de leur confier les activités de conservation et la responsabilité de la gestion des forêts. L'éducation et la modernisation peuvent conduire à une disparition rapide du savoir local. Il est parfois contreproductif et inutile de travailler avec des chefs traditionnels et des membres anciens des communautés pour revitaliser les systèmes de gestion traditionnels, surtout si le premier objectif est de faire participer les jeunes à des activités durables.

Il est indispensable d'aborder le concept de la gestion communautaire d'un œil critique. Les approches de la conservation de la diversité biologique entièrement centrées sur les communautés peuvent être aussi peu satisfaisantes que celles qui sont exclusivement centrées sur l'État. Les meilleures solutions pour l'avenir consistent probablement à rechercher des partenariats et des interactions dynamiques entre les différentes parties prenantes.

Pour mettre au point des stratégies de conservation, il est primordial de remettre en question les idées reçues sur la dépendance à l'égard des forêts, la participation des parties prenantes, la cohésion et l'intérêt des communautés, les compétences et les systèmes de gestion des communautés locales en matière de conservation de la biodiversité et de la gestion des forêts. Cela est aussi crucial que de reconsidérer les concepts classiques de la conservation et du développement qui ont jusqu'à présent influencé la conception des projets et qui transparaissent encore dans les politiques contemporaines de délégation, de décentralisation et de privatisation.

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