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Les communautés et les aires protégées en Inde

R. Badola

Ruchi Badola travaille au Wildlife Institute of India, Dehradun, Uttar Pradesh (Inde).

Les enjeux de la gestion forestière conjointe et de l'écodéveloppement

En Inde, le réseau d'aires protégées a aidé à conserver une grande part de la diversité biologique du pays. Ce réseau couvre actuellement une superficie de 8,1 millions d'hectares comprenant environ 14 pour cent de la surface de forêts et 4,61 pour cent des terres émergées du pays. Alors qu'il y avait en 1970 six parcs nationaux et 59 réserves de faune et de flore sauvages, ces nombres sont respectivement passés à 85 et 462 en 1998 (Wild life institute of India, 1998). Selon une enquête effectuée au milieu des années 80, plus de 65 pour cent des aires protégées étaient habitées par des communautés qui utilisaient leurs ressources (Kothari et al., 1989).

En Inde, la plupart des aires protégées se composent d'une zone centrale, qui a le statut de parc national, et d'une zone périphérique tampon, pouvant être une réserve de faune et de flore sauvages ou une forêt classée. L'utilisation des ressources n'est permise que dans les zones tampons, où elle est réglementée, alors qu'elle est totalement interdite dans les zones centrales. Un amendement de 1991 à la Loi de protection de la nature spécifie que les directeurs des réserves de faune et de flore sauvages doivent certifier qu'une intervention donnée ne porte pas préjudice à la faune et à la flore, et que ladite intervention doit être approuvée par le gouvernement de l'État. Les aires protégées sont gérées selon une démarche foncièrement «isolationniste», basée sur l'hypothèse contestable que certaines zones sont vierges ou primaires et que la gestion doit viser à protéger le parc des communautés qui vivent aux alentours, et à empêcher l'exploitation de la faune et de la flore sauvages et des autres ressources naturelles. Cet objectif est atteint grâce à l'application rigoureuse de la législation, à des patrouilles pour pré venir les activités illicites et à l'entretien des infrastructures. Dans ce scénario, les tentatives faites pour protéger les aires protégées en empêchant par la force les interventions humaines ont souvent déclenché une attitude hostile des communautés locales à l'égard de la gestion de la faune et de la flore sauvages et du personnel forestier, voire un conflit ouvert.

Le besoin d'exclure les communautés des aires protégées est sujet à discussion. De nombreuses études écologiques ont montré que les interventions humaines ne sont pas toujours nocives du point de vue de la conservation de la faune et de la flore sauvages. À travers le monde, la qualité des forêts et l'état de la biodiversité actuels reflètent l'influence des modes passés d'utilisation des terres (Gomez-Pompa et Kaus, 1992). Le fait d'empêcher l'homme d'intervenir dans les écosystèmes peut même dans certains cas conduire à un appauvrissement de la diversité biologique et à une dégradation des habitats (Hussain, 1996), alors que certains habitats se sont améliorés après avoir été utilisés/habités par l'homme (Western, 1989; Ramakrishnan, 1992).

LA GESTION FORESTIÈRE CONJOINTE ET L'ÉCODÉVELOPPEMENT

Ces dernières années, les approches participatives de la gestion des forêts et de la conservation de la diversité biologique ont connu un regain de faveur. Selon la déclaration de la Politique forestière nationale de 1988, les communautés locales devaient être associées aux activités de conservation des ressources naturelles. Parla suite, en 1990, le Ministère de l'environnement et des forêts indien a publié une circulaire pour promouvoir la gestion forestière conjointe et le partage des ressources. L'approche Gestion forestière conjointe cherche à développer des partenariats entre les départements des forêts des États (en tant que propriétaires) et des organisations communautaires locales, (en tant que cogestionnaires), pour gérer les forêts dans une optique de durabilité. Les groupes d'utilisateurs ont uniquement des droits d'usufruit; il n'est pas question d'allouer la terre ou de la céder à bail.

Depuis 1991, le Gouvernement indien a engagé des crédits, en particulier dans le domaine de la gestion des aires protégées, en faveur de l'écodéveloppement (également appelé conservation et développement intégrés), et déterminé une série de mesures particulières visant à assurer la conservation de la biodiversité par le développement économique local. Il a lancé des projets d'écodéveloppement dans 80 aires protégées, dans le cadre d'un programme financé au niveau central, et dans sept aires protégées avec l'assistance de la Banque mondiale. Deux aires protégées sont soutenues grâce à des projets de recherche, d'éducation et de vulgarisation forestières de la Banque mondiale. Toutes les activités d'écodéveloppement sont administrées par des comités d'écodéveloppement villageois ou des comités de protection des forêts.

L'écodéveloppement intègre des activités environnementales et forestières avec celles d'autres organismes de développement. Les activités sociales comprennent la fourniture d'eau potable et d'installations d'irrigation, la conservation des sols et de l'humidité, le clôturage, la réfection des routes des villages, l'établissement de camps sanitaires et la création d'emplois en faveur des communautés locales vivant à proximité des aires protégées. Ces activités ont amélioré les relations entre les communautés locales et le personnel de gestion des aires protégées. Le directeur d'une aire protégée peut relier des programmes de développement rural existants à des projets de conservation. Depuis 1993, les améliorations des terres, la mise en œuvre des reformes agraires, le remembrement des terres et la conservation des sols, les petits périmètres d'irrigation, la gestion de l'eau et la mise en valeur des bassins versants, l'élevage, les pêches et les produits forestiers non ligneux (PFLN) sont sous la juridiction du panchayat, qui est l'unité administrative villageoise.

En Inde, l'écodéveloppement intègre des activités sociales, telles que fourniture d'eau potable et d'irrigation, avec des activités forestières

L'écodéveloppement tente de réduire la dépendance à l'égard des forêts et d'offrir aux communautés locales qui n'ont plus accès aux ressources des aires protégées une compensation - en espèces et en nature, mais aussi sous la forme d'autres possibilités génératrices de revenus non agricoles. L'approche reconnaît que les communautés vivant à proximité des aires protégées risquent de devoir faire face à des coûts d'opportunité très élevés, alors qu'elles tirent peu d'avantages matériels de la conservation; elle repose toutefois sur quelques hypothèses erronées. La conservation de la biodiversité n'est pas toujours compatible avec le développement économique (lorsque les afflux de touristes et les niveaux des revenus augmentent, la pression sur les ressources forestières s'accroît aussi), et la dépendance à l'égard des forêts n'est pas toujours de nature économique (l'utilisation des forets fait souvent aussi partie de la culture et des traditions des communautés). En effet, aucune des autres possibilités essayées jusqu'ici n'a engendré suffisamment d'avantages pour dissuader les communautés tributaires des forêts de les utiliser.

La gestion forestière conjointe et l'écodéveloppement mettent l'un et l'autre l'accent sur la nécessité d'associer les communautés à la gestion des ressources naturelles, en leur donnant des moyens d'action. Cependant, alors que dans la gestion forestière conjointe, les villageois ont droit à une part des produits de la forêt, les lois de protection de la faune et de la flore sauvages prohibent l'exploitation pour les besoins humains des produits forestiers provenant des parcs nationaux et des réserves de faune et de flore sauvages. Les possibilités de liaison entre l'écodéveloppement et la gestion forestière conjointe sont donc limitées, car l'utilisation des zones tampons - s'il s'agit de réserves de faune et de flore sauvages - ne permet en principe pas de répondre aux besoins des communautés locales (Rodgers, 1992).

L'écodéveloppement, tel qu'il est interprété et mis en œuvre en Inde, comporte quelques lacunes:

· Par définition, aux termes de la législation actuelle, l'écodéveloppement limite la participation des communautés locales à la gestion des parcs nationaux et des réserves de faune et de flore sauvages; les communautés ne peuvent obtenir de pouvoirs que dans des aspects du développement non liés à l'exploitation de la faune et de la flore sauvages ou des ressources des forêts.

· Le concept est mal compris par les fonctionnaires des départements forestiers (en particulier par les agents de terrain) et par les populations locales, qui peuvent craindre de perdre leurs droits.

· Les techniques d'évaluation rurale participative et d'évaluation rurale rapide sont largement utilisées, mais souvent mal comprises ou appliquées à mauvais escient. Le Département des forêts, avec ses processus décisionnels hiérarchisés et presque intégralement non participatifs, a du mal à pratiquer ce qu'il ne préconise que depuis peu. La participation est indispensable pour faire approuver les plans, mais dans la pratique elle se limite en général à des discussions informelles.

· L'approche ne s'est pas occupée de promouvoir des modifications des régimes fonciers et des réformes agraires, qui pourraient inciter à investir dans des travaux d'amélioration et de conservation des terres. Dans le cadre des arrangements fonciers actuels, il a été difficile d'associer les populations locales à la conservation, car la démarche précédente, qui les excluait, n'a pas réussi à les intéresser à cet aspect.

· Il existe d'importants blocages dans le mécanisme de financement, à tous les niveaux. En général, les gestionnaires des aires protégées ne sont pas autonomes sur le plan des finances, de la gestion et de l'administration, et les mécanismes d'approbation des plans, d'obtention des fonds, de règlement des dépenses et de vérification, ne sont pas clairs. Le personnel n'a pas les qualifications techniques requises pour gérer de gros budgets et s'acquitter de ses nouvelles fonctions.

· La liste des activités d'écodéveloppement est relativement complète, mais elle n'équivaut pas à une stratégie. Il s'ensuit que les liens entre les activités de conservation et de développement sont pratiquement inexistants. De plus, l'écodéveloppement n'a pas été en mesure de limiter l'utilisation des terres à la périphérie des aires protégées, notamment la prolifération des centres de tourisme à la périphérie de la Periyar Tiger Reserve, et la multiplication des cimenteries, en bordure du Gir Lion Sanctuary.

· Bien que le programme d'écodéveloppement prévoie une coopération interdépartementale, les cadres juridiques, politiques et administratifs permettant d'y parvenir, sont encore mal définis.

· Avec l'écodéveloppement, les tâches du personnel forestier se sont multipliées, mais les effectifs sont restés inchangés. Dans la plupart des cas, les programmes de formation sont conduits trop tard, c'est-à-dire seulement après la préparation du plan et les consultations avec les communautés locales, et il n'existe pas de formation en matière de gestion communautaire.

· Le potentiel des communautés locales n'a pas été suffisamment développé, en particulier dans les domaines de la comptabilité et de la gestion, du renforcement des institutions et de la création d'équipes, de la direction et de compétences techniques, comme la transformation et la commercialisation.

· Les pauvres et les marginalisés sont souvent insuffisamment représentés dans les Comités d'écodéveloppement villageois ou, s'ils le sont, ils ne sont pas en mesure d'influencer le processus décisionnel. Ordinairement, le gouvernement de l'État n'admet comme membres des comités d'écodéveloppement villageois qu'un seul représentant du ménage (Uttar Pradesh et Gujarat), ou au moins un membre de la famille (Maharasthra), le Bengale occidental étant le seul État prévoyant l'adhésion conjointe du mari et de la femme. Toutefois, l'un des deux doit représenter le ménage dans les réunions, et c'est ordinairement le mari. Les femmes ont donc très peu de place, même comme participantes aux réunions.

· En raison de l'éloignement et des conditions de travail difficiles, la gestion de la faune et de la flore sauvages n'attire pas le personnel le plus qualifié, et le personnel de terrain a parfois du mal à respecter les engagements pris. Ces facteurs peuvent menacer la relation fragile existant entre le personnel de terrain et les communautés locales (Hobley, 1996).

LES CHEMINS À SUIVRE

Les problèmes qui viennent d'être décrits - qu'ils soient réels ou perçus comme tels - et les enseignements tirés de la mise en pratique de l'écodéveloppement indiquent aussi des chemins à suivre.

Les principaux partenaires de la conservation, à savoir les communautés locales et le personnel de terrain, doivent être mis en condition d'agir, par des programmes de formation et de renforcement des capacités. Au stade de la planification, il faut faire preuve de souplesse dans l'allocation des fonds et du temps. Des efforts de communication considérables doivent être déployés, en ayant recours à divers médias, pour sensibiliser les villageois à la question de la conservation, transférer des technologies, donner confiance aux participants et instaurer un esprit de collaboration entre le personnel des aires protégées et les villageois (CEE, 1997).

Il serait déraisonnable de s'attendre à ce que les communautés installées à l'intérieur ou aux alentours des forêts vivent dans l'austérité, alors que d'autres membres de la société gaspillent les ressources. La conservation dans des centres de diversité biologique clés a plus de chances de succès si la question de l'utilisation des ressources naturelles est abordée dans une perspective nationale (Baviskar, 1998).

Selon Cernea (1987), la dégradation des ressources dans les pays en développement, qui a été attribuée à tort aux régimes collectivistes, s'explique en réalité par la dissolution des arrangements institutionnels locaux qui ont été mis au point pour donner naissance à des modes durables d'utilisation des ressources. La participation efficace et active des communautés passe par le rétablissement des institutions locales concernées. En outre, des liaisons institutionnelles avec les principaux programmes de développement doivent être officialisées.

Il faut se garder de partir du principe que la pauvreté conduit inévitablement à la surexploitation de la base de ressources naturelles - dans de nombreuses régions de l'Inde du Nord, de l'Est et du Nord-Est, les pauvres ont géré leur environnement dans une optique de durabilité. Inversement, lutter contre la pauvreté par des activités de développement ne réduit pas automatiquement la dégradation de l'environnement. Certaines dimensions de la pauvreté, comme l'infériorité sociale, la vulnérabilité, les privations saisonnières et le sentiment d'impuissance, sont spécifiquement reliées avec des altérations de l'environnement et nécessitent des mesures différentes.

Des projets de conservation réussis, axés sur les populations, doivent s'attaquer aux différentes priorités et exigences en matière de ressources, dans les divers secteurs d'une communauté. Ils doivent mettre en place des partenariats équitables de façon ace que toutes les parties prenantes aient les mêmes possibilités de contrôler et gérer les ressources, et d'en percevoir les avantages.

Bibliographie

Baviskar, A. 1998. Social concerns in ecodevelopment. Document présenté à un atelier national sur l'écodocumentation, Dehradun, Inde, 24-26 novembre.

Centre d'éducation environnementale (CEE). 1997. An evaluation study for the centrally sponsored scheme of ecodevelopment around protected areas. Rapport soumis au Ministère de l'environnement et des forêts du Gouvernement indien. Ahmedabad, Inde.

Cernea, M. 1987. Farmer organisation and institution building for sustainable development. Regional Development Dialogue, 8(2): 1-24.

Gomez-Pompa, A. et Kaus, A. 1992. Taming the wilderness myth. BioScience, 42(2): 271-279.

Hobley, M. 1996. Participatory forestry: the process of change in India and Nepal. Rural Development Forestry Study Guide No. 3. Overseas Development Institute, Londres.

Hussain, S.A. 1996. A case study on effective wetland management. Wildlife Institute of India, Dehradun, Inde (polycopié non publié)

Kothari, A., Pandey, P., Singh, S. et Varia va, D. 1989. Management of national parks and sanctuaries in India. Status report. Indian Institute of Public Administration, New Dehli, Inde.

Ramakrishnan, P.S. 1992. Shifting agriculture and sustainable development. Man and the Biosphere Series No. 10. UNESCO/Parthenon Publishing Group, Paris.

Rodgers, W.A. 1992. Guidelines for ecodevelopment around protected areas in India. Wildlife Institute of India, Dehradun, Inde. (version provisoire)

Western, D. 1989. Conservation without parks: wildlife in the rural landscape. In D. Western et M.C. Pearl (éds). Conservation for the twenty-first century. Oxford University Press, New York.

Wildlife Institute of India. 1998. National wildlife database. Dehradun, Inde.


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