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5. CONCLUSION ET DISCUSSION


5.1 L'évolution des captures et les interactions entre les différents types de pêche

L'évolution des captures de petits pélagiques dans l'Atlantique Est au cours des vingt dernières années est marquée par des fluctuations importantes qui s'expliquent pour partie par la variabilité naturelle, pour partie par le niveau et les caractéristiques de l'effort de pêche. La variabilité naturelle renvoie essentiellement à l'intensité des upwellings; cette variabilité naturelle amplifie la vulnérabilité des stocks de petits pélagiques, espèces à cycle court dont le recrutement est très lié aux variations de l'environnement (Cury et Roy, 1998). Quant à l'impact de l'effort de pêche sur les captures, il est apparu d'une manière évidente lors du retrait partiel et temporaire des flottes industrielles de l'ex-URSS dans la période 1990-94.

A la fin des années 1990, l'évolution globale des captures indique un déséquilibre géographique accentué au profit de l'Atlantique Centre-Est (plus particulièrement de la ZEE mauritanienne) et au détriment de l'Atlantique Sud-Est; vingt ans auparavant, les captures étaient sensiblement égales dans les deux zones géographiques.

Une autre tendance remarquable de l'évolution des captures est le rôle accru des pays côtiers et celui diminué des pays non côtiers. C'est ce qu'atteste l'augmentation des captures des pays côtiers dans l'Atlantique Est, dont le volume dépasse celui des captures des pays non côtiers depuis le début des années 1990; augmentation qui peut être attribuée au dynamisme de la pêche marocaine et à celui de la pêche artisanale du Sénégal à l'Angola. Cependant, la tendance à la diminution des captures des pays non côtiers, dûe en grande partie au retrait des flottes de l'ex-URSS, pourrait s'inverser les prochaines années ainsi que le suggère le retour partiel de ces flottes dans la deuxième moitié des années 1990 couplé à l'arrivée de chalutiers pélagiques de l'Union européenne.

Une première recommandation suggère de prendre en compte les interconnections de l'exploitation des petits pélagiques et des autres espèces. La vitalité de la pêche des petits pélagiques dans l'Atlantique Centre-Est est confirmée par le niveau élevé des captures, en particulier celui des pays côtiers; cette vitalité peut être comparée au marasme de certaines pêcheries démersales en proie à la surexploitation. Or, le fait que des pressions environnementales (intensité des upwellings) ou anthropiques entraînent des modifications dans le comportement des peuplements, l'abaissement des niveaux trophiques et de la valeur marchande des espèces, conduit à replacer l'exploitation des petits pélagiques dans un contexte plus général prenant en compte l'exploitation des autres espèces (Laë, 1997).

Une deuxième recommandation concerne l'examen de la compétition sur la ressource entre les différents types d'exploitation. En effet, la dualité de l'exploitation (pêche industrielle d'un côté, pêche artisanale ou semi-industrielle de l'autre) peut masquer une concurrence due au caractère séquentiel de l'exploitation: les différentes flottes peuvent pêcher la même espèce avec un décalage de temps et de lieu sachant que les phases juvéniles des petits pélagiques ont tendance à se dérouler dans la zone littorale. L'absence de compétition sur les stocks peut n'être qu'apparente: la pêche artisanale et industrielle peuvent se mettre réciproquement en danger.

5.2 La restructuration des flottes et le choix de l'intensification capitalistique

Les vingt dernières années sont caractérisées par une restructuration des flottes de pêche industrielle et artisanale, mais aussi par un réajustement de la capacité de pêche entre flottes semi-industrielles et flottes artisanales de la Mauritanie à l'Angola. Quant au Maroc, à la Namibie et à l'Afrique du Sud, ces pays ont connu une croissance de leur flotte «semi-industrielle» de senneurs.

La restructuration des flottes de pêche industrielle s'est traduit par des gains de productivité très importants suite à l'augmentation de la puissance, de la jauge brute, de la capacité de congélation et de stockage mais aussi à l'introduction de nouvelles techniques de pêche ou de conditionnement à bord (chalut pélagique, informatisation, chambres de congélation etc..). En particulier, le retour partiel des flottes de l'ex-URSS, qui assurent de nouveau plus de la moitié des captures de la pêche industrielle, manifeste leur capacité d'adaptation aux nouvelles conditions d'exploitation et de valorisation avec la création de co-entreprises ou l'association avec des armements ou des courtiers ouest-européens assurant un support financier de l'investissement ou du fonctionnement. Cette restructuration des flottes ouest-européennes, russes, ukrainiennes ou baltes, s'est accompagnée du renforcement du processus d'intégration verticale et de maîtrise de la filière par les armements ouest-européens ou ex-soviétiques qui éloigne encore la perspective d'une domiciliation de la valorisation des captures pour les pays côtiers. Deux principaux systèmes d'exploitation se sont peu à peu imposés: le système de licences qui concerne essentiellement les armements ouest-européens, le système d'affrètement qui concerne les flottes de l'ex-URSS; le premier est généralement lié aux accords de pêche avec l'Union européenne et s'accompagne de redevances budgétisées par les Etats côtiers, le deuxième induit un taux de rapatriement de la valeur ajoutée nettement plus élevé vers ces mêmes Etats côtiers.

Les flottes semi-industrielles de la Mauritanie à l'Angola restent marginales, voire diminuent sous la pression de rigidités institutionnelles, de l'absence d'un système de crédit maritime approprié, d'une fiscalité mouvante et aléatoire mais aussi du comportement plus spéculatif que rigoureux de la part des armateurs; tant au niveau de la ressource que du marché, elles subissent la concurrence des flottes artisanales qui démontrent une meilleure adaptabilité. Il en est différemment au Maroc, Namibie et Afrique du Sud, pays qui ont misé avec succès sur la pêche semi-industrielle pour des raisons de conditions de mer (forte houle et littoral inhospitalier), historiques (pas de tradition de pêche artisanale) et organisationnelles (système de crédit adapté, main d'œuvre relativement qualifiée, faibles rigidités institutionnelles). Toutefois au cours de ces dernières années, les flottes de ces pays ont eu à subir une raréfaction de la ressource (Namibie, Afrique du Sud, Centre et Nord marocains) liée à la variabilité naturelle et à une probable surexploitation des ressources en petits pélagiques.

L'augmentation de la capacité de pêche artisanale a été remarquable au cours des vingt dernières années. Celle-ci a concerné tous les pays côtiers de la Mauritanie à l'Angola et s'est accompagnée d'une colonisation du littoral avec le renforcement d'implantations déjà anciennes et l'ouverture de nouveaux fronts pionniers. Cette augmentation s'est réalisée soit par un accroissement du nombre d'unités de pêche, soit par l'augmentation de la puissance unitaire, soit par une combinaison des deux. La structure de la flotte révèle une disparité qui reflète des modalités différentes de mobilisation des facteurs de production. Ce développement remarquable a été aidé par de nombreux projets des agences internationales et des mécanismes de subventionnement direct et indirect. Cependant, la mise en œuvre des plans d'ajustement structurel dans les pays concernés depuis le milieu des années 1980 a vu l'érosion progressive des subventions et des dévaluations qui ont pu obliger les armateurs et mareyeurs à rationaliser l'exploitation de leurs unités de pêche et à restructurer leur flottille (concentration, intensification capitalistique et modification des systèmes de partage) face au tarissement des subventions. L'importance des emplois directs et indirects (essentiellement transformation artisanale et commercialisation) est désormais pris en compte par les planificateurs nationaux et les bailleurs de fonds.

Une troisième recommandation porte sur l'analyse des effets directs et indirects de l'intensification capitalistique. En effet, le plafonnement des prix des petits pélagiques lié à celui du pouvoir d'achat des consommateurs implique une rationalisation des investissements et du fonctionnement des unités de pêche, à l'image des unités de pêche néerlandaises pour la pêche industrielle et des unités de pêche à la senne tournante sénégalaises pour la pêche artisanale. L'étude de ces effets devrait mettre en exergue d'une part les enjeux en terme d'emplois (pêche, transformation, commercialisation) et de redistribution de la valeur ajoutée de chaque type d'exploitation, d'autre part les mesures de protection souhaitables (modes de gestion, droits d'accès et droits de propriété, politique fiscale ou tarifaire).

5.3 La dynamique du marché et l'enjeu de la domiciliation de la valorisation

L'évolution du marché souligne l'insuffisante augmentation de l'offre qui se traduit par une baisse de la consommation par tête qui serait passée de 8 à 7 kilo au cours des vingt dernières années. L'offre de poisson congelé est assuré pour plus de la moitié par les flottilles de l'ex-URSS qui ont encore actuellement un rôle primordial; elle est assurée en deuxième lieu par l'Union européenne grâce essentiellement à sa flotte pêchant dans les ZEE des pays côtiers ce qui indique l'enjeu des accords de pêche signés avec les Etats de la région. La faiblesse et la concentration de l'offre de conserves révèlent les problèmes de cette industrie qui ne transforme que 6% des captures de l'Atlantique Centre-Est et Sud-Est: problèmes de de compétitivité au Maroc, d'approvisionnement en pilchards et anchois en Namibie et en Afrique du Sud. L'offre de poissons salés, séchés, fumés ou en saumure, est traditionnellement permise par le dynamisme de la transformation artisanale; le succès récent d'un salage séchage industriel en Namibie permet une augmentation substantielle des quantités mises sur le marché et pourrait avoir un effet d'entraînement d'autres pays.

La demande de petits pélagiques en Afrique de l'Ouest a été affectée par la mise en place des plans d'ajustement structurel qui a souvent induit le maintien voire la baisse du pouvoir d'achat des populations urbaines fortement consommatrices de petits pélagiques sous diverses formes. Cette contrainte sur la demande se traduit par le maintien ou la légère baisse des prix déflatés (C&F ou criée) du poisson congelé ou frais sur les cinq dernières années, les importations de poisson congelé ayant une fonction stabilisatrice sur le niveau des prix du poisson frais. Cette pression sur les prix concerne aussi les conserves, d'autant plus que le déclin du marché mondial offre peu d'alternatives aux producteurs (Josupeit, 1998). A contrario, à l'échelle mondiale, la demande de farine et d'huile est en forte augmentation à cause d'une réduction drastique de la production du Pérou et du Chili due à El Nino; si l'Afrique du Sud et la Namibie ont des problèmes d'approvisionnement en matière première, le Maroc bénéficie d'une conjoncture favorable lui permettant de remettre à plus tard l'inévitable restructuration de sa politique tarifaire et de l'ensemble du secteur.

La coexistence de deux types de circuits commerciaux continue à assurer d'une part l'importation à bas prix du poisson congelé (circuit à forte intensité capitalistique), d'autre part la diffusion des captures domestiques (circuit traditionnel) en frais ou transformées artisanalement. Les planificateurs de la filière pélagique sont amenés à tenir compte de l'enjeu en terme d'emploi des circuits traditionnels dont la structure permet une redistribution des marges sur un grand nombre d'opérateurs. Ils doivent également prendre en considération la capacité des circuits traditionnels à assurer un approvisionnement à petite échelle et ainsi leur contribution à la sécurité alimentaire. Ces dernières années ont été marquées par la vitalité des circuits informels et la confirmation de leur complémentarité avec les circuits d'importation de poisson congelé.

L'ancienneté des échanges de poisson contribue à expliquer l'importance des flux régionaux. Si traditionnellement les échanges étaient transfrontaliers et concernaient les petits pélagiques fumés, salés ou séchés, depuis les années 1970 on assiste à un transfert massif des ZEE de capture (essentiellement Mauritanie et Namibie) vers les pays consommateurs du Golfe de Guinée. C'est avant tout le poisson congelé qui alimente ces flux dont le taux de croissance est estimé à 35% pour la période 1980-96; les faits les plus marquants sont la reprise du marché nigérian qui retrouve son niveau de la fin des années 1970, le maintien des marchés ivoiriens et congolais (République démocratique du Congo), l'ouverture et le développement de nouveaux marchés en Afrique australe. Si le commerce de poisson fumé, salé et séché artisanalement continue à alimenter des flux transfrontaliers dont l'aire de distribution augmente, un phénomène remarquable est le développement du séchage industriel en Namibie qui permet d'écouler des quantités beaucoup plus importantes et qui pourrait faire des émules. En ce qui concerne les flux régionaux de conserves, ils auraient diminué de moitié entre 1980 et 1996, ce qui s'explique par le recentrage des exportations marocaines vers l'Europe (marché plus rémunérateur) et le tarissement des importations nigérianes qui ont été divisées par dix au cours de cette même période. En Afrique du Sud, le marché des conserves de petits pélagiques est organisé et réglementé en référence à l'importance fondamentale de ce produit pour la sécurité alimentaire des populations défavorisées. Quant à la farine et à l'huile de poisson, le manque de matières premières (effondrement du stock d'anchois) en Namibie et en Afrique du Sud explique la croissance des importations sud-africaines au cours de ces dernières années. Le triplement de la production de farine et d'huile marocaine au cours des vingt dernières années n'alimente que faiblement les flux régionaux puisque ce n'est qu'un dixième de la production qui est exportée; de même la production des bateaux-usines de l'ex-URSS n'alimente que marginalement les flux régionaux de farine car la quasi-totalité de leur production est rapatriée vers les pays d'origine des flottilles.

Une quatrième recommandation a trait à l'étude des modalités de domiciliation de la valorisation des captures dans un contexte marqué par l'érosion des avantages traditionnellement accordés aux pays ACP avec la renégociation de la Convention de Lomé. De nombreux pays n'ont pas réussi à ramener à terre la production des navires étrangers sous licence ou affrétés pour le plus grand profit des armements étrangers qui congèlent, mettent en conserve et fabriquent la farine à bord des navires. Les gains de valeur ajoutée directe et indirecte du rapatriement de la commercialisation et de la transformation de ces captures, doivent être évaluées et comparées aux compensations financières des accords de pêche et aux revenus générés par la délivrance de licences.


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