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Assistance technique en matière forestière dans les pays tropicaux peu développés

par A. AUBREVILLE
Inspecteur Général des Eaux et Forêts de la France d'Outre-Mer

Tous les problèmes relatifs à la mise en valeur et à la conservation des forêts tropicales se sont posés dans tous les territoires tropicaux de l'Union Française, depuis le début du siècle, en Indochine d'abord, puis à Madagascar et en Afrique continentale (Afrique Occidentale Française, Cameroun, Afrique Equatoriale Française). Les territoires en cause sont si vastes, les forêts et les milieux si variés, qu'ils sont encore très loin d'être résolus complètement. Cependant l'expérience acquise nous a au moins montré ce qu'il convenait de faire, car il faut le concours du temps, de beaucoup de temps, pour que les réalisations grandissent à l'échelle de l'oeuvre a accomplir.

Ces problèmes forestiers tropicaux se présentent sensiblement les mêmes dans les grandes lignes dans tous les pays forestiers tropicaux peu peuplés et peu évolués. Ils se rapportent à quelques grands faits généraux que je résume ainsi:

1) Les forêts tropicales sont très étendues mais elles sont en général à peine exploitées, et souvent encore inexploitées sur de vastes territoires. La production et la productivité (volume exploité à l'unité de superficie) sont très faibles. Le pourcentage des exportations de bois tropicaux dans les statistiques du commerce mondial des bois est infime. Un très petit nombre d'espèces sont exploitées couramment. On a souvent souligné avec juste raison cette disproportion entre la ressource forestière tropicale et son utilisation, qui est une anomalie dans un monde organisé où nulle ressource naturelle ne devrait demeurer inemployée.

2) Les meilleures essences exploitées sont souvent peu abondantes dans la forêt, de sorte que leur exploitation a pour conséquence un appauvrissement de cette forêt à l'avantage des espèces les moins intéressantes qui, elles, demeurent sur pied et prennent à la longue la place des premières.

3) Les forêts tropicales dans des régions montagneuses et dans les régions à climat comportant une assez longue saison sèche sont facilement définitivement détruites, soit à la suite de, défrichements lorsque les populations cultivent en forêt suivant des méthodes itinérantes (shifting cultivation), soit par les incendies et les feux des savanes limitrophes (feux de brousse en Afrique). Il est reconnu généralement que le déboisement est rapide et dévastateur en pays tropical. Il a pour conséquence non douteuse la dégradation des sols et l'épuisement des réserves d'eau.

Ces derniers ordres de faits sont parfois ignores ou sous-estimés dans certains pays tropicaux peu évolués. Une connaissance plus étendue et plus approfondie de ces pays les révèle cependant partout. C'est un premier service rendu à ceux-ci que de les mettre en lumière et d'en faire comprende l'importance.

Revenons à la constatation de l'insuffisance de l'utilisation des produits de la forêt. Ce fait est évidemment lié à la faible densité des populations. Si celles-ci étaient nombreuses la nécessité les eut amenées, à exploiter complètement les forêts pour satisfaire leurs propres besoins en bois. Néanmoins il est possible aujourd'hui d'y développer l'exploitation forestière en vue de l'exportation. A mon sens la tâche essentielle de l'assistance technique est d'abord de déterminer les conditions propres à développer l'exploitation des bois dans les pays intéressés, puis d'aider à les réaliser.

Pourquoi les régions forestières tropicales demeurent-elles en général très en retard dans l'utilisation de leurs forêts? C'est qu'elles sont peu connues dans leur ensemble au point de vue de leurs possibilités d'exploitation et que l'on ignore la valeur réelle à accorder à leurs produits utilisables.

Une partie seulement des bois sont commercialisables pour l'exportation en grumes, ou transformables dans de bonnes conditions par les industries. Dans l'ignorance de ce que l'on peut retirer de la forêt, il est évident que l'exploitation ne peut s'y développer.

Premier objectif de l'assistance technique

Le premier objectif de l'assistance technique doit donc être de rechercher et de faire connaître la réalité et l'importance de la ressource en bois. Nous le divisons en trois parties:

1) Estimation de la ressource en bois. - Les essences de la forêt tropicale sont très nombreuses, trop nombreuses, et de qualités très inégales. Il faut faire un choix tenant compte des qualités du bois, des caractéristiques technologiques de l'arbre, de l'abondance et de la répartition des arbres. Il est nécessaire avant tout pour chaque espèce dont on propose de développer l'exploitation, de connaître le bois (caractéristiques physiques, mécaniques, usages. facilités d'usinage, résistance aux altérations), l'arbre (dimensions moyennes, cubage moyen, caractéristiques technologiques des grumes, défauts communs, bois de droit fil, ou fibres torses, cœur sain ou mou, etc...), la répartition géographique de l'espèce, sa fréquence et l'abondance de ses réserves dans la forêt. Tous ces renseignements sont nécessaires. En particulier un bois excellent mais qui serait rare dans la forêt, ne présente pas un grand intérêt, sauf s'il est de la qualité ébénisterie.

Il s'agit donc d'entreprendre en premier lieu un inventaire général de la forêt, en commençant par les régions les plus facilement accessibles à l'exploitation, qui devrait permettre d'évaluer par région, ou type de forêt, le cube moyen exploitable des bois des diverses catégories. Cet inventaire comporte une enquête locale sur les qualités et usages déjà reconnus des bois, une reconnaissance de la forêt, et des études de laboratoire pour l'étude et le classement des bois. Il ne peut être question évidemment d'effectuer une prospection de toute la forêt d'un pays, mais d'en distinguer d'abord les différents types, puis dans chacun d'eux d'entreprendre des comptages sur une petite partie seulement de la surface suivant des méthodes telles qu'ils puissent donner une représentation suffisamment exacte de la valeur moyenne de la forêt.

2) Possibilités d'exploitation de la forêt - Etude du milieu physique (climat, relief, nature des sols) en vue d'apprécier les difficultés de l'exploitation. Détermination des zones facilement et immédiatement exploitables, compte tenu des voies naturelles et autres de pénétration dans la forêt et d'évacuation des bois (notamment connaissance des limites des eaux navigables ou flottables, durant toute l'année, ou durant certaines saisons; difficultés de navigation ou de flottage; état des voies de communication, routes, chemins de fer; moyens de transport existants). Moyens en main-d'oeuvre, locaux et régionaux. Moyens de pourvoir à son ravitaillement. Prix et valeur de cette main-d'oeuvre. Réglementations locales du travail. Détermination des zones qui deviendraient exploitables après construction de voies d'évacuation: routes ou chemins de fer. Possibilités d'embarquement des bois dans les ports. Réglementations forestières, fiscales et douanières, lesquelles peuvent concourir puissamment au développement de l'exploitation forestière ou au contraire l'entraver. Débouchés locaux et étrangers pour les bois. Politique locale en matière d'apport de capitaux étrangers.

3) Possibilités d'implantation d'industries forestières. - Elles découlent de l'inventaire général de la forêt: présence en quantités importantes de bois ayant les qualités requises pour les différentes industries de transformation des bois. et de l'existence de conditions économiques favorables (prix de revient usine du m3 grume, main-d'oeuvre, fiscalité, équipements publics, débouchés, etc...). Il serait possible d'aller plus avant en situant les grands massifs forestiers qui par leur situation favorable au point de vue de la sortie des bois, et de leur richesse en bois, se prêteraient bien à un approvisionnement régulier des usines.

Une seconde phase

L'assistance technique peut être aussi, dans un second stade, doublée d'une assistance industrielle et financière, pour la création d'usines. Mais cette intervention de l'industrie et de la finance étrangères ne peut être envisagée, outre certaines garanties qui sortent de la compétence des techniciens, que si les études économiques et forestières qui sont prévues en 1 et 2, conduisent à des conclusions satisfaisantes.

Après avoir estimé les ressources de la forêt et examiné les moyens de les mobiliser, les experts de l'assistance technique pourraient indiquer comment ils conçoivent, dans les conditions locales, les meilleures méthodes d'exploitation et quels matériels leur paraissent les mieux appropriés. Dans le cas de forêts particulièrement bien placées pour l'exploitation, il y aurait aussi intérêt à envisager leur aménagement, de façon que l'exploitation se fasse autant que possible en s'approchant de la règle du rapport soutenu, et qu'elle ne conduise pas à l'épuisement des peuplements.

Dans beaucoup de parties du monde la seule méthode connue pour déplacer de lourdes planches est encore la manutention manuelle, pénible pour les reins. (Cliché FAO.)

Plutôt que la traction animale traditionnelle... (Cliché du Bureau de l'Information des Pays-Bas.)

Les objectifs de conservation

Mais l'assistance technique ne doit pas être limitée à la recherche des meilleurs moyens de développer l'exploitation forestière, elle doit absolument être étendue aux moyens de préserver la richesse forestière de tout risque de destruction et mieux encore aux possibilités de l'augmenter pour les besoins des générations futures. Trop souvent; l'exploitation forestière tropicale est une exploitation du capital bois accumulé dans la forêt vierge avant la venue de l'exploitant forestier. Les plus beaux arbres, les meilleurs bois sont enlevés, sans s'inquiéter de la régénération et de l'avenir de la forêt. Nous savons qu'il est souvent impossible de faire autrement, car l'exploitant ne peut extraire, le la forêt que les bois qu'il est assuré de vendre et ce n'est pas à lui de se soucier de l'avenir des peuplements. C'est aux pouvoirs publics de prendre les mesures nécessaires pour compenser l'appauvrissement de la forêt, et même, s'ils sont avisés, lorsque grâce à certaines essences et certaines techniques, il y aurait avantage certain à entreprendre des opérations culturales dans la forêt, de consacrer une part de leurs disponibilités financières à l'enrichissement de cette forêt, pour créer de grandes richesses dont bénéficiera un jour le pays tout entier.

la mise en valeur des forêts sur une vaste échelle exige souvent des machines. (Cliché Allis-Chalmers Company.)

En Afrique française tropicale nous nous sommes aperçus rapidement que l'exploitation de nos meilleures espèces d'acajous, de l'iroko, de l'okoumé, etc...., n'était pas compensée naturellement par la régénération spontanée de ces espèces dans la forêt, de sorte que la forêt exploitée était appauvrie et même que l'exploitation de certaines essences risquait d'être arrêtée un jour, plus ou moins proche, faute d'arbres à exploiter. Il est donc indispensable de faire de la sylviculture, sans quoi l'exploitation forestière tropicale ne durera qu'un temps limite. On a dit souvent, avec raison que la forêt tropicale, en général, était pauvre, mais que 1e milieu tropical rendait possible pour l'avenir, grâce a l'intervention des sylviculteurs, la constitution de forêts très riches. Ces considérations ne doivent pas être négligées. Un état moderne doit veiller au maintien de sa richesse forestière. Ceux qui l'ont perdue sont fatalement quelque jour dans l'obligation de la reconstituer, mais alors à grands frais.

a) Méthodes sylvicoles

En Afrique les forestiers étudient donc les exigences écologiques des espèces de choix et les meilleures conditions de leur régénération, nature ou artificielle. La régénération naturelle convient aux espèces d'ombre, se présentant souvent en peuplements homogènes ou presque, et se régénérant spontanément dans les sous-bois sombres. Pour les espèces exigeant la pleine lumière, telles que l'okoumé et le limbo (belles espèces de bois tendres convenant admirablement au déroulage), on plante ou on sème, dans de larges bandes défrichées en forêt. Pour d'autre essences on plante des jeunes sujets issus de pépinières dans d'étroits layons parallèles ouverts en forêt. Suivant les cas, méthodes intensives ou extensives sont employées, en recherchant toujours les meilleurs résultats aux moindres prix. Autant que possible on recourt à des combinaisons sylvo-agricoles, utilisant les défrichements culturaux entrepris par les indigènes en forêt.

Les études de la reconstitution et de l'enrichissement se font par des voles qui sont assez simples et faciles; ce sont d'abord des observations en forêt pour étudier le tempérament des arbres, puis la création d'arboretum et de stations sylvicoles expérimentales. Des programmes de plantations peuvent être ensuite établis en tenant compte des résultats de ces observations et expériences.

b) Problèmes de la déforestation

En commencent cet exposé j'ai rappelé combien grave était le déboisement dans les régions tropicales. Il est important de l'enrayer dans toute la mesure possible. C'est un problème qui se présente dans chaque pays, très difficile, parce qu'il touche aux usages de populations. On est conduit à réglementer ces usages, ce qui entraîne toujours des complications d'ordre social et politique. Cependant il s'agit d'une question en rapport avec la vie future des pays et de leurs populations. Il conviendrait, même s'il était impossible d'empêcher immédiatement le déboisement par des mesures d'autorité et de répression, d'ouvrir les yeux de tous les habitants, et surtout de leurs élites, sur les dangers présent et futurs que court leur pays. Cette oeuvre de propagande et d'éducation doit reposer sur une étude locale approfondie du déboisement, montrant son degré de gravité, sa progression, et indiquant comment il pourrait être arrêté. Les experts de l'assistance technique ont là encore, à mon avis, un rôle important à jouer.

Dans les territoires africains français tropicaux on s'efforce d'élever des barrières à l'extension excessive des défrichements en classant une partie des forêts appartenant aux collectivités publiques ou coutumières, c'est-à-dire en délimitant des périmètres soustraits aux défrichements, défendus contre les feux, en s'efforcent d'apporter le moins de gêne possible aux populations agricoles itinérantes. Ceci impose l'établissement de cartes, des reconnaissances forestières, travaux qui sont parmi les occupations essentielles des services forestiers. Ces méthodes rapides de protection sont susceptibles d'être adaptées à tous les pays tropicaux. Nous avons classé plusieurs millions d'hectare, mais le travail est très loin d'être achevé. Les reconnaissances et photographies aériennes permettraient aujourd'hui d'accélérer considérablement ces opérations de cartographie et de classement.

La formation des cadres

Il est enfin un autre problème où l'assistance technique peut apporter un utile concours, c'est celui de la formation des cadres forestiers, privés et publics, dans les pays où ils manquent. Sans cadres aucune œuvre durable ne peut être entreprise; les meilleurs conseils, les plus utiles suggestions que pourraient apporter les experts seraient inopérants, voire inapplicables. L'assistance technique ici peut se manifester sous plusieurs formes. D'abord perfectionnement du personnel existant qui résulterait naturellement de sa collaboration sur le terrain avec les experts: puis organisation de stages à l'étranger dans des établissements spécialisés dans l'étude des bois et des forêts, lorsqu'ils n'existent pas localement, et enfin, participation directe, ou à titre de conseil, à la création d'écoles forestières formant des cadres à tous les degrés, supérieurs et subalternes.

En résumé les caractères que devra prendre l'assistance technique, en pays tropical peu développé, sont divers. Ils nécessitent le concours d'experts procédant à un inventaire forestier général et à des études économiques et sylvicoles, puis aussi de conseillers pour la mise en place d'un dispositif sylvicole expérimental, pour le choix des techniques d'exploitation et d'industrialisation forestières, pour l'adoption d'un régime forestier de protection des forêts et d'une réglementation satisfaisante de l'exploitation, pour la formation des cadres professionnels. Plus encore cette assistance peut se manifester par une participation directe au programme de développement de l'exploitation et de la conservation des forêts, à la demande des pays intéressés, par exemple en effectuant les études nécessaires de laboratoire sur les bois, en concourant à l'aménagement de forêts, en organisant des stages à l'étranger ou en participant à la création ou au fonctionnement des écoles nationales. Je citerai en dernier lieu, parce qu'elle est subordonnée aux résultats du programme préliminaire que j'envisage pour l'assistance technique, la préparation à d'éventuelles participations financières étrangères à l'installation d'exploitations ou d'industries forestières.

Comment concevoir l'organisation de l'assistance technique, compte tenu des considérations qui précèdent? Il est certain que des missions d'experts, de courte durée, peuvent apporter des vues, opinions et suggestions intéressantes. Mais leur résultat concret, obligatoirement limité à des rapports, à des exposés trop généraux n'aurait' à mon avis, qu'une influence trop superficielle ou trop vite oubliée, pour être vraiment efficace. Pour permettre à l'assistance technique d'exercer une action en profondeur, elle doit être apportée par des missions, prévues pour plusieurs années, et constituées à la fois d'experts étrangers et d'éléments nationaux destinés à être les noyaux des futurs organismes de direction et d'exécution, la direction générale étant assurée par l'expert le plus qualifié, lequel fixe les directives d'ensemble, organise, contrôle le travail, apprécie et diffuse les résultats. Ces missions doivent naturellement travailler en étroite liaison avec les services locaux qualifiés et avec leur plein concours. Sans une collaboration sincère et confiante des uns et des autres je doute qu'un résultat vraiment utile puisse être atteint. Ces missions qui ont un gros travail à effectuer sur le terrain doivent naturellement disposer de tous les moyens nécessaires, de transport, de personnel d'exécution, et de laboratoire.

Leur activité pourrait être divisée en plusieurs stades dans le temps, un stade préparatoire étant indispensable pour la mise en chantier véritable de la mission complète. Une reconnaissance générale, à tous points de vue, me paraît en effet nécessaire pour dégrossir les questions posées, apprécier l'importance et les difficultés de la tâche à accomplir et élaborer un plan de travail.


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