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Chapitre 11. Les services de gestion des ressources hydriques


OBJECTIF

L'objectif de ce chapitre est d'analyser les éléments spécifiques des services de gestion des ressources hydriques qu'il faut prendre en compte pour décider des formes et méthodes appropriées de décentralisation.

POINTS CLÉS

11.1 La nature des services de gestion des ressources hydriques

Y a-t-il rivalité en matière d'utilisation de l'eau?

La caractérisation de l'eau en tant que bien économique est un sujet complexe qui a des conséquences sur sa gestion et sur les services afférents. Le fait de savoir, par exemple, s'il y a rivalité en matière d'utilisation de l'eau, et jusqu'à quel point, dépend fondamentalement de la rareté de cette ressource par rapport aux conditions considérées. Les besoins des différents types d'usagers sont en effet éminemment variables. Or, à mesure que la consommation augmente par rapport à l'offre, le niveau de rivalité augmente ce qui débouche sur des conflits entre et au sein de ces groupes d'usagers.

Y a-t-il exclusivité en matière d'utilisation de l'eau?

Il faut également prendre en considération ce qui concerne l'exclusivité et la nature des droits des usagers. Compte tenu de ce que l'eau est indispensable à la vie humaine, la plupart des sociétés et des cultures ont élaboré des lois et usages qui reconnaissent l'eau en tant que bien en propriété collective (voir le paragraphe 2.1) qui «appartient» à l'ensemble de la communauté (ou à l'état). La communauté (ou l'état) accorde donc à chacun de ses membres l'autorisation d'utiliser cette ressource en fonction des besoins (ou de la demande présente et aussi, dans la mesure du possible, future).

Y a-t-il des externalités?

Certaines formes d'utilisation de l'eau ont des retombées sur les autres usagers. C'est par exemple le cas lorsqu'une partie de l'eau consommée n'est pas utilisée et que cet excédent est reversé dans le réseau qui dessert les autres usagers. Si cet excédent est pollué, il risque alors de causer des préjudices aux usagers placés en aval du rejet.

La nécessité d'investir

Un autre élément à prendre en compte tient à ce que les points d'eau naturels ne peuvent généralement pas être exploités sans réaliser au préalable certains investissements. Il faut en effet extraire l'eau, la stocker lorsque c'est nécessaire ou utile puis la transporter jusqu'au site où elle sera réellement consommée. L'importance de ces investissements nécessaires pour exploiter un point d'eau et en distribuer l'eau varie énormément en fonction du point d'eau lui-même et des conditions locales. Le coût de l'eau qui est réellement livrée à l'usager final varie donc lui aussi fortement. Le financement et la récupération des coûts de ces investissements constituent donc l'un des principaux problèmes de toute bonne décentralisation.

Les monopoles

La plupart des points d'eau, et notamment les prises en surface, sont techniquement et économiquement indivisibles. Les usagers qui sont situés dans le périmètre concerné par un point d'eau ne peuvent par conséquent généralement pas s'adresser à un autre fournisseur. Vu que les fournisseurs bénéficient d'une position de monopole, le marché de l'eau exclut donc en pratique toute forme de concurrence. Dans certaines conditions, l'accès à un autre point d'eau peut cependant parfois offrir une alternative, bien que souvent à un coût supérieur. Dans de telles conditions, une certaine concurrence peut alors se développer. De fait, c'est d'ailleurs dans les zones où le caractère monopolistique de l'offre en eau est le moins marqué que le marché de l'eau s'est le plus développé.

La nécessité d'un pouvoir réglementaire

Compte tenu de l'existence de rivalités, d'externalités et de monopoles et des considérations d'équité (la plupart des sociétés ont pour principe de permettre à chacun un accès minimum à l'eau nécessaire à sa survie), certaines limitations sont généralement imposées au principe d'exclusivité. Il est dès lors nécessaire de disposer d'une instance supérieure qui détermine quels sont les règlements qui régissent les droits d'accès des individus à l'eau et les principes de gestion de cette ressource. Ces règlements concernent avant tout:

Résumé

Les principales considérations qui justifient l'intervention d'une instance de réglementation renvoient donc aux éléments suivants:

11.2 Les facteurs qui déterminent la demande et l'offre

Les besoins ou la demande

Il est utile de bien distinguer la notion de besoins en eau de celle de la demande en eau. Le terme de «besoins» renvoie soit à une quantité historiquement consommée par un agent donné (il «a besoin» de telle quantité parce que cela correspond à ce qu'il a consommé dans le passé), soit à des coefficients techniques (une culture donnée «a besoin» d'une certaine quantité d'humidité pour se développer et pour mûrir, un animal ou un être humain doit consommer un volume minimal d'eau pour vivre). En général, plus la disponibilité en eau diminue en deçà des «besoins» d'un agent, plus sa productivité a tendance à diminuer rapidement. Mais, par ailleurs, la demande exprimée dépend du prix que cet usager doit payer pour obtenir l'eau. Plus ce prix est bas, plus la consommation aura tendance à être élevée comparativement à ce qu'elle serait si le prix était plus élevé. En conséquence, plus le prix sera élevé et plus les ressources hydriques seront utilisées avec précaution.

La valeur de l'eau pour l'agriculture et l'industrie

L'impressionnante différence du rapport bénéfice/coût entre les utilisations agricoles et industrielles de l'eau constitue une caractéristique que l'on retrouve dans la plupart des réseaux hydrauliques. En général, on peut dire que, dans la plupart des pays, la plus grande partie des ressources hydriques disponibles est utilisée à des fins agricoles alors que les rapports bénéfices/coûts sont en faveur d'une utilisation industrielle. On estime en effet que les utilisateurs industriels dégagent par unité d'eau consommée des résultats jusqu'à 50 fois supérieurs à ceux qu'obtiennent les utilisateurs agricoles. Les utilisateurs non-agricoles sont par conséquent disposés et souvent en mesure de payer des prix nettement supérieurs à ceux qu'acceptent les utilisateurs agricoles. Pour chaque unité d'eau distribuée aux usagers finaux, les prix appliqués sont donc généralement nettement supérieurs aux coûts correspondants aux utilisations non-agricoles ce qui revient à établir une subvention croisée de certaines utilisations au détriment des autres.

Le prix de l'eau et la quantité demandée

Dans le cas où l'eau est utilisée pour la production agricole, l'application de tarifs bon marché autorise la culture d'espèces exigeantes en eau qui ne pourraient éventuellement pas être produites si l'eau était vendue à un prix supérieur. En principe, plus l'eau est chère, plus on s'attend en effet à ce que les agriculteurs l'économisent ou, pour le moins, limitent leur consommation aux productions à forte valeur ajoutée. Mais dans certaines zones, la demande en eau d'irrigation est élastique[69] par rapport à une large gamme de prix. Et dans d'autres, la situation est nettement différente, la demande en eau d'irrigation étant alors peu ou pas du tout élastique par rapport au prix. C'est notamment le cas lorsque les coûts en eau ne représentent qu'une petite portion des coûts totaux de production. Dans de telles conditions, l'accroissement des coûts en eau n'a que peu d'effets sur les pratiques culturales, du moins, tant que les cultures irriguées restent rentables et que les agriculteurs n'ont pas besoin de développer de nouvelles activités. Il est évident, enfin, que lorsque les agriculteurs peuvent éviter d'avoir à payer l'eau d'irrigation, ils n'ont aucune raison économique de chercher à limiter leur consommation.

En conséquences, le prix de l'eau a toutes les chances d'être l'un des facteurs qui déterminent les systèmes de culture présents dans une zone irriguée donnée et la capacité des agriculteurs à produire certaines espèces végétales, notamment les cultures vivrières. Des cultures telles que le riz, par exemple, nécessitent de grandes quantités d'eau et ne peuvent être rentables que lorsque le coût de l'eau d'irrigation est faible. Si les bénéfices nets résultant de l'irrigation sont inférieurs au coût de l'approvisionnement en eau, les paysans seront dans l'impossibilité de payer un prix qui couvre les coûts du service et auront donc une demande égale à zéro si un tel prix est appliqué.

Les effets des subventions

Le fait que l'eau d'irrigation soit vendue à un prix subventionné constitue également une caractéristique que l'on retrouve dans la plupart des réseaux hydrauliques. L'argument qui est souvent utilisé pour justifier ces interventions met en avant le fait que l'irrigation a un puissant effet multiplicateur sur d'autres secteurs (transport, commerce, stockage, industries de transformation, etc.). Mais il y a bien souvent aussi des raisons politiques, sociales ou administratives pour ne pas imputer aux usagers la totalité des coûts d'approvisionnement. Les pouvoirs publics considéreront ainsi que les subventions se justifient pour des raisons d'équité ou de répartition du revenu.

Les subventions provoquent des distorsions dans l'allocation des ressources, une baisse de la productivité économique et une baisse des montants disponibles pour l'aide sociale. Elles entraînent généralement un surplus de la demande en eau et une baisse des ressources disponibles pour l'entretien du système. Du point de vue de la rentabilité économique, tout arbitrage entre équité et recours aux subventions doit être réalisé avec le préjudice le plus faible possible sur le volume de l'aide sociale. Si les subventions sont financées par l'état par le biais de mesures inflationnistes et non par un transfert réel des ressources collectées par un système d'imposition progressif, leur coût est en effet supporté par l'ensemble de la population, pauvres compris, sachant que la plupart de ces derniers sont probablement plus dans le besoin que les producteurs villageois qui utilisent pour l'irrigation les ressources hydriques publiques. Dans de tels cas, les subventions ont donc pour effet de réduire le volume de l'aide sociale et de dégrader sa répartition.

Les considérations d'équité en matière de fixation du prix de l'eau

Comme cela été souligné, les pauvres ne peuvent pas payer le coût total de l'eau de sorte que, dans leur cas, l'accès à ce service doit être fortement subventionné. Des arguments similaires ont également été développés dans le cas des petits paysans disposant de parcelles irriguées. Evidemment, la question est alors un peu moins simple. Dans la plupart des cas, la réalité est en effet que les pauvres doivent payer l'eau à des prix exorbitants. Cela se traduit soit directement en termes de prix payé aux vendeurs d'eau des centres urbains des zones arides, soit en termes de travail féminin quotidien pour rapporter d'un puits la quantité d'eau minimale nécessaire, soit encore en termes de maladies contractées du fait de l'utilisation de points d'eau non potables. Mais, en ce qui concerne les petits paysans disposant de l'irrigation, il n'est guère certain qu'ils fassent eux aussi partie de la frange la plus pauvre du monde rural.

Le «rationnement» et la détermination d'un prix approprié

Lorsque la demande dépasse l'offre, l'eau devient de plus en plus rare. Mais cette rareté varie selon le lieu. D'un endroit à l'autre, le coût et la «valeur» de l'eau tendent donc également à évoluer dans des proportions souvent importantes. Dans certaines situations, le manque d'eau peut devenir absolu et il devient pratiquement impossible d'augmenter l'offre même en réalisant de nouveaux investissements. Du fait de la rareté croissante de l'eau, il faut donc trouver alors des mécanismes de répartition ou de «rationnement» afin de pérenniser sa consommation dans l'intérêt des générations actuelles et futures. Cette répartition peut passer soit par l'instauration de mesures administratives, soit par des mécanismes tarifaires, soit par une combinaison des deux. L'expérience montre cependant que c'est la seconde méthode, de détermination d'un prix approprié, qui constitue le mécanisme de répartition le plus efficace.

Les prix administrés et les prix de marché

La rentabilité financière à long terme constitue l'un des principaux objectifs de la décentralisation et une question centrale de la réforme institutionnelle du secteur. Les revenus des prestataires de service dépendent de la quantité d'eau distribuée aux usagers et du prix fixé pour cette livraison. De leur côté, les usagers payent au distributeur soit un prix de marché, soit un prix administré. La structure des tarifs pratiqués dépend du pays. A grands traits, on peut cependant dire que les différents paramètres suivants entrent en jeu (les appellations varient éventuellement selon le pays et la législation):

La fixation du prix d'une ressource de plus en plus rare

Historiquement, la structure des tarifs pratiqués ne tient pas nécessairement compte de la totalité des paramètres mentionnés ci-dessus et son calcul ne reflète généralement pas les coûts réels correspondant à chaque poste. La rareté croissante de l'eau crée en outre de sérieuses difficultés pour déterminer le niveau de prix approprié. Dans un environnement concurrentiel, le prix d'équilibre est en effet déterminé par le coût marginal (moyen) à long terme correspondant à un bien ou un service. En d'autres termes, le prix qui sera transmis au niveau des entreprises est égal au produit qui permet tout juste de couvrir l'ensemble des coûts de remplacement des ressources nécessaires pour produire le supplément de service. Il s'agit en effet d'une condition nécessaire à la fixation d'un prix correspondant à l'optimum économique (voir le chapitre 2).

Comme cela a été analysé dans le paragraphe 3.1.4, dans un environnement non-concurrentiel, le prix doit par contre être administré. Classiquement, on peut l'estimer à partir du coût des investissements réalisés et des coûts de fonctionnement courants. Les prestataires de services doivent cependant être en mesure de répondre non seulement aux besoins du moment mais également à ceux du futur. Dans un contexte évolutif où la demande tend à rapidement augmenter et où l'exploitation des ressources marginales devient de plus en plus coûteuse, cela signifie en théorie que le prix public de l'eau doit s'appuyer sur la projection du futur coût marginal à long terme[70] (CMLT) qui sera éventuellement supérieur au prix de marché à court terme. Ce CMLT est censé refléter le coût de préservation des ressources, en incorporant tous les coûts liés à la protection de l'environnement, à l'assainissement de l'eau rejetée des pollutions résultant des différentes utilisations, et au recyclage.

L'impact de la fixation d'un prix au CMLT

La méthode du CMLT n'est pas compatible avec la démarche très répandue qui consiste à exprimer le coût à payer à partir des coûts financiers que le prestataire a historiquement dû assumer pour aménager et exploiter un point d'eau primaire ou secondaire. L'application de cette nouvelle méthode nécessite en outre de profondes modifications de la législation en place dans la plupart des pays. Ces changements dans la politique de fixation du prix de l'eau ont par ailleurs de très sérieuses implications. Du point de vue de la production agricole, il faut en effet souligner que leur impact sur les économies dans la consommation d'eau, sur les revenus des organismes de distribution et sur les revenus des agriculteurs pourra varier très fortement selon la façon dont les nouveaux prix seront effectivement appliqués. Cela tient notamment à ce que chaque bassin hydrologique a ses propres caractéristiques en matière de système de tenure foncière, de méthodes d'irrigation, de dimension géographique et de demande pour la consommation des différents secteurs, et ses propres rigidités en ce qui concerne les modifications techniques des infrastructures. La demande économique en eau d'irrigation varie donc en fonction du type d'infrastructures en place, de la qualité du service, des garanties d'accès aux ressources, de la nature des sols, des moyens de production dont disposent les exploitants agricoles, des systèmes de culture pratiqués et des possibilités économiques de modifier ces systèmes de culture[71].

Les implications techniques et économiques

L'impact des prix varie en outre en fonction de l'élasticité de la demande par rapport à ceux-ci. Lors d'une sécheresse, cet impact peut par ailleurs être extrêmement inégal selon les conditions locales. Une seule conclusion semble donc pouvoir être tirée, à savoir que les composantes détaillées de toute réforme des prix doivent soigneusement prendre en compte toutes leurs implications techniques et économiques. Une réforme qui, par exemple, partirait du principe que la valeur socialement reconnue doit être la même dans l'ensemble de l'économie et imposerait en conséquence un même prix de l'eau dans tous les bassins hydrologiques d'un pays serait en définitive extrêmement discutable.

La question du recouvrement des coûts

Indépendamment du problème économique général de la valeur de rareté de l'eau, il y a en définitive un relatif consensus quant au fait que les agences de bassin du secteur public doivent définir et mettre en œuvre des mesures permettant de couvrir leurs coûts. Il y a de même un consensus assez général quant au fait qu'il faille réduire ou même supprimer totalement les subventions afin de garantir à tous les usagers que la distribution de l'eau sera financièrement et techniquement durable et efficace et que les ressources seront préservées grâce à l'élimination de toutes les utilisations inutiles. Il y a cependant trois problèmes majeurs qu'il faut aborder pour cela soit possible et que les politiques de décentralisation peuvent aider à résoudre.

Des pratiques comptables adaptées

Le premier problème tient à ce que les pratiques comptables ne permettent pas d'établir à quel véritable coût l'eau est fournie aux différentes catégories d'utilisateurs ou aux usagers individuels. Dans un système décentralisé, les organismes chargés des infrastructures de distributions disposent par contre de comptabilités détaillées qui, en principe, permettent d'évaluer ces coûts et les «besoins» correspondants afin de rendre les subventions transparentes. La décentralisation financière constitue par conséquent l'indispensable premier pas qui permettra de mettre en évidence combien coûte l'approvisionnement en eau, quel est le montant des subventions financées par les pouvoirs publics, et à qui.

Mesurer les quantités distribuées

Le second problème est spécifiquement lié à la question de l'eau et concerne les possibilités techniques de mesurer de manière rentable les quantités distribuées. Les quantités d'eau peuvent facilement être mesurées au niveau des ouvrages principaux tels qu'un barrage, un puits ou l'embouchure d'un canal secondaire. Mais plus on descend en aval du réseau de distribution et plus ces mesures deviennent difficiles et exponentiellement coûteuses. Lorsque l'eau est transportée sous pression, des dispositifs automatiques de mesure peuvent être installés au niveau de la prise de l'utilisateur final. C'est par contre impossible lorsque l'eau est distribuée par des canaux à l'air libre. L'installation de dispositifs de mesure dans chaque résidence urbaine ou à chaque point de distribution d'une exploitation agricole n'est en outre pas toujours aisée. Certains dispositifs peuvent certes être installés aux points de distribution les plus bas d'un canal à l'air libre[72] mais leur maintenance et leur contrôle s'avèrent extrêmement coûteux en termes de temps de travail nécessaire. Certaines fraudes ou erreurs de relevé sont par ailleurs toujours possibles. Il faut enfin rappeler que dans les zones rurales des pays en développement, les quantités d'eau potable distribuées par le réseau d'adduction ne font généralement l'objet d'aucune mesure car cela serait trop coûteux et totalement inefficace. Ceci étant, si on souhaite que la décentralisation fonctionne correctement, il est nécessaire d'imaginer des mécanismes qui permettent d'assurer le paiement des coûts même lorsqu'on ne dispose d'aucune mesure vraiment précise des quantités d'eau distribuées.

Identifier les usagers

Le troisième problème se présente dans les situations où il est impossible d'identifier qui sont les utilisateurs finaux ou de mesurer leur consommation. C'est par exemple le cas lorsque chacun peut tirer de l'eau à une borne d'alimentation publique en milieu urbain ou à un puits situé dans un village rural. Aucun document n'enregistre alors qui sont les usagers ni la quantité d'eau qui a été consommée.

Résumé

Pour réaliser une bonne décentralisation, il semble essentiel d'arriver à créer des conditions qui permettent de tenir compte de la valeur de rareté de l'eau dans les mécanismes de distribution. Il semble en outre nécessaire de parvenir à ce que, dans la mesure du possible, les quantités consommées par chacun et le coût réel du service soient intégrés dans le prix payé par les différents types d'usagers.

11.3 Les formes pertinentes de décentralisation

11.3.1 Les composantes des services de distribution des eaux

Avant de s'intéresser aux différentes possibilités de décentralisation des services de gestion des ressources hydriques, il est utile d'analyser les diverses composantes du service de distribution des eaux, à savoir la planification de la consommation, la réglementation, la production, la distribution et le financement, et les principales tâches et fonctions qui incombent à chacune de ces composantes.

La planification de la consommation d'eau

Pour que l'utilisation des ressources hydriques soit efficace, il est nécessaire de disposer à niveau national d'outils à la fois souples et pertinents de planification indicative à long terme. Cela permet en effet de tirer parti du potentiel offert par l'intégration des différents réseaux hydrologiques afin de maximiser les retours sur investissement dans le cadre d'une exploitation durable des ressources nationales en eau. De la souplesse est nécessaire car les comportements de la demande se modifient avec le temps du fait de l'évolution démographique, économique, sociale et technique. La planification doit être réalisée au niveau national, au niveau de chaque bassin versant autonome, au niveau local, municipal ou communautaire et au niveau des prestataires et utilisateurs.

La planification au niveau national

L'un des principaux intérêts de la planification à l'échelle nationale est de permettre d'affecter globalement les ressources hydriques disponibles aux différents secteurs et utilisations. Le plan hydrologique national (et les lois nationales sur les eaux) précise(nt) les mécanismes globaux de répartition des eaux et le cadre au sein duquel chaque mécanisme spécifique d'affectation doit être conçu. Cette fonction a longtemps été considérée comme faisant partie des attributions de l'administration centrale (voir le paragraphe 11.3.3). Mais dans de nombreux pays, la gestion des ressources hydriques est placée sous la responsabilité de différents ministères sans qu'aucun véritable effort de coordination soit réalisé. Dans ces conditions, il est donc nécessaire, en préalable à toute décentralisation, de lancer une démarche d'intégration afin de disposer d'abord de cet outil nécessaire de planification intégrée à l'échelle nationale.

En principe, chaque pays devrait élaborer son propre plan hydrologique national. Dans beaucoup de pays, il n'est cependant ni pratique, ni souhaitable d'entreprendre et de régulièrement mettre à jour un plan détaillé de développement durable des ressources en eau. La collecte et l'actualisation de toutes les données nécessaires s'avèrerait en effet particulièrement coûteuse. Les dynamiques à long terme de la demande en eau sont par ailleurs difficiles à évaluer, notamment en ce qui concerne l'impact des différentes politiques des prix de l'eau et du progrès technique. De plus, il n'est généralement pas facile de parvenir à un consensus sur les principaux investissements à réaliser sachant que ceux-ci déterminent à long terme quels seront les droits sur l'eau et les bénéfices qui correspondent aux différentes entités géographiques concernées. Et ce travail est encore moins facile lorsqu'il implique un important transfert de ressources d'un bassin versant vers un autre.

La planification au niveau d'un bassin fluvial

Les plans hydrologiques correspondant à un bassin fluvial sont par contre beaucoup plus courants. Ils servent de base pour présenter et actualiser le cadre général au sein duquel des mécanismes spécifiques d'affectation doivent être conçus et mis en place afin de réglementer les droits d'accès aux différents points d'eau. A défaut d'être replacés dans le contexte d'un plan national global, il existe cependant le risque que ces plans de bassin fluvial se contentent de dresser une shopping list qui recense les besoins locaux. Un bon plan de bassin fluvial devrait donc comporter:

Certains objectifs seront quantifiés à titre indicatif et des mécanismes permettant une adaptation et des ajustements réguliers seront également précisés.

La fonction de réglemen-tation

Les lois nationales sur les eaux contiennent les mécanismes d'affectation spécifiques qui précisent quelle quantité d'eau les ayants droit particuliers sont autorisés à puiser, à transporter, à vendre et à utiliser. Elles habilitent différents niveaux de gouvernance ou certains organismes spécifiques à émettre et à faire appliquer des réglementations administratives afin de mettre la loi en pratique. La législation existante constitue généralement le principal obstacle auquel se heurtent les tentatives de décentralisation de la gestion des ressources hydriques. Une étude approfondie de la législation existante est par conséquent nécessaire afin d'identifier les modifications nécessaires.

Appliquer les règlements

Les règlements ne sont utiles que lorsqu'ils peuvent être appliqués. Dans le secteur de l'eau, il est fréquent que l'extraction par les puits privés de trop grandes quantités d'eau débouche sur une surexploitation des nappes phréatiques. Il est également fréquent, dans le cas des canaux d'irrigation à l'air libre, que certains individus «volent» de l'eau et créent ainsi des problèmes aux usagers situés en aval. Dans d'autres cas, des utilisateurs industriels rejètent des eaux fortement polluées alors qu'ils ont souscrit aux règlements en vigueur pour que leur soit concédé un droit d'utilisation. Deux conditions doivent être réunies pour que les règlements soient appliqués:

Pour que les règlements soient correctement appliqués, il est par conséquent nécessaire qu'une puissante autorité soit mise en place au niveau central ou décentralisé pour qu'elle se charge de ces fonctions. Mais si cette autorité n'est pas investie des pouvoirs, des ressources et du personnel suffisants pour remplir ses fonctions, toute tentative visant à améliorer l'efficacité des mécanismes de répartition des ressources hydriques court, de fait, à l'échec.

L'arbitrage et la résolution des conflits

Indépendamment de la qualité des règlements initialement conçus, des conflits sont susceptibles de se produire lorsque des transformations n'auront pas été prises en compte ou ne pouvaient être prévues lors de l'élaboration du réseau. Des conflits peuvent aussi se produire lorsque des modifications de la réglementation sont introduites et s'avèrent inadaptées au contexte local même si leur objectif semblait valable. Des mécanismes doivent donc être trouvés afin de résoudre ces conflits. Certains le seront au niveau d'une Cour de justice, d'autres au niveau administratif. Dans les deux cas, l'arbitrage de ces conflits pose de toute façon de sérieux problèmes d'équité car, du fait des coûts de transaction que cela entraîne, les petits paysans et les exploitants qui vivent dans des villages et dont les points d'eau sont concernés n'ont généralement pas la capacité de faire valoir leurs intérêts face à des acteurs beaucoup plus puissants et plus influents. On verra plus loin que, parce qu'elle soutient et renforce les associations d'usagers et les projets communautaires d'irrigation et toutes les autres formes d'association, la décentralisation peut précisément aider à minorer les effets de ces inégalités.

La production et la distribution d'eau

La production et la distribution d'eau repose sur une grande diversité de systèmes et d'agents. Dans les zones rurales, on peut ainsi distinguer à grands traits les cas suivants:

Dans chacun de ces différents types de projets, les trois principales fonctions suivantes doivent être remplies afin d'assurer correctement la production et la distribution de l'eau:

L'exécution de chacune de ces différentes fonctions requiert une combinaison de compétences qui dépend de l'ampleur du projet et des techniques utilisées, et qui nécessite différents opérateurs. Dans un objectif d'efficacité, la gestion de chacune de ces fonctions doit donc être confiée à des agents distincts. Dans le cas de grands projets, il apparaît dès lors nécessaire, pour des raisons pratiques et parfois institutionnelles, de scinder les activités d'exploitation et d'entretien des ouvrages principaux (par exemple les ouvrages de tête tels que les barrages ou les canaux primaires d'un réseau d'irrigation) de celles des ouvrages secondaires ou tertiaires. Cette séparation peut également concerner la propriété du capital ou les droits d'accès à l'eau. Dans de telles situations, le détenteur de l'ouvrage de tête vend l'eau aux détenteurs des réseaux de distribution situés en aval qui, à leur tour, la revendent aux utilisateurs finaux. Ce schéma s'applique non seulement dans le cas de l'approvisionnement en eau pour l'irrigation mais aussi pour l'eau à usage domestique en milieu rural ou urbain et pour l'eau à usage industriel.

Le financement

Comme cela a été analysé précédemment, l'offre de services financiers concerne le financement et la récupération des investissements en capital et des coûts d'exploitation et d'entretien. Selon leur origine, ces capitaux peuvent être classés de la façon suivante:

Selon les principes d'efficacité et de transparence, il est nécessaire de rendre publiques les pratiques commerciales en vigueur et les résultats comptables. Dans la plupart des pays, ces procédures sont loin d'être courantes notamment dans le cas du secteur public. Dans chaque pays, les méthodes comptables et les rapports financiers des organismes d'aménagement hydraulique du secteur public ou privé devraient en effet être transparentes et uniformes. Si ce n'est pas le cas, les instances centrales chargées de l'irrigation ont le devoir d'instaurer ces procédures et de veiller à leur application.

11.3.2 Les acteurs et les critères de décentralisation

Au chapitre 5, on a montré que quatre grands critères - la légitimité, la responsabilité, la compétence et la durabilité financière - sont essentiels pour déterminer le type d'organisation le plus pertinent pour assurer les différentes fonctions de gestion des ressources hydriques. Les principaux acteurs susceptibles de se charger du contrôle de ces fonctions sont les suivants:

Dans un objectif de saine gouvernance et d'efficacité de la gestion des ressources disponibles, les différentes fonctions de chacun de ces acteurs doivent être transparentes et précisément définies et l'application de principes clairement établis doit régir leur exécution.

Acteurs, intérêts contradictoires et jeux de pouvoir

Observons maintenant comment les différents acteurs peuvent influer selon leurs intérêts sur les mécanismes institutionnels et sur la façon de remplir les différentes fonctions de gestion des ressources hydriques. Ces acteurs sont particulièrement nombreux, allant des hommes politiques aux cadres et salariés du secteur public et privé en passant par les particuliers et les groupes d'usagers de l'irrigation à petite et grande échelle. Chacune de ces catégories d'acteurs a ses propres intérêts qui peuvent correspondre avec ceux d'un autre groupe ou bien leur être contradictoires. Les intérêts et l'importance de chaque catégorie d'usagers peuvent en outre évoluer avec le temps.

L'effet potentiel de la décentralisation sur les acteurs

Le projet institutionnel, ou la réforme institutionnelle du système de gestion de l'eau, doit tenir compte des différents intérêts des usagers, des configurations de pouvoir propres aux organismes chargés de gérer cette ressource et de l'impact des évolutions potentielles. A défaut, les conséquences pratiques risquent en effet d'être très dommageables. Dans tous les cas, l'environnement politique influe immanquablement sur les choix que doivent réaliser les personnes chargées de la réforme. Dans ces conditions, la meilleure voie pour éviter que des décisions biaisées ne soient prises passe par une discussion ouverte portant sur les problèmes existants et les solutions disponibles. A cet égard, la décentralisation présente l'avantage de permettre de mieux identifier les intérêts potentiellement contradictoires des différents acteurs et de chercher des solutions qui limitent le risque de créer des conflits difficiles à résoudre. La décentralisation semble ainsi offrir la souplesse nécessaire pour tenir compte de l'évolution des objectifs et des intérêts des différentes catégories d'acteurs au cours du temps.

La décentralisation correspond à une redistribution de pouvoir entre les différents acteurs des divers niveaux de gouvernance. Un système décentralisé est par conséquent moins susceptible d'être facilement dominé par une catégorie d'acteurs qui cherchent à obtenir une situation de monopole que ne le serait un système centralisé. L'expérience montre en effet que la concentration de pouvoir dans les structures à gestion centralisée tend à susciter des coalitions de pouvoir en système clos (voir le paragraphe 2.4 pour l'explication de ce concept) qui ne permettent ni de gérer efficacement les ressources, ni de faire face à de nouveaux défis, ni d'offrir des services présentant un niveau de qualité acceptable. Cela se traduit par une ingérence continuelle du politique sur la gestion, par un clientélisme généralisé, par la présence d'une pléthore de salariés mal payés, par des services non adaptés à la clientèle, par des coûts qui restent impayés, par une dégradation des installations et par des conditions financières intenables.

Dans cette perspective, la décentralisation vise à instaurer un système de contrôle et d'équilibre entre les différents agents qui opèrent dans le secteur. Ce système est censé améliorer le niveau de responsabilité des agents, la transparence des décisions et l'efficacité des activités, et aider à réduire les coûts par le biais de la concurrence et de l'émulation. Un système décentralisé est également censé diluer entre les différents acteurs l'impact des conflits éventuels et faciliter ainsi la résolution des conflits. La décentralisation vise à améliorer la participation des usagers des ressources hydriques dans les processus de décision de différents niveaux afin de leur donner la possibilité d'influencer le fonctionnement du système à leur avantage. La division des droits de propriété sur l'eau entre plusieurs concessionnaires, la répartition des droits d'accès à l'eau entre les différents exploitants des différentes sections d'un réseau et l'octroi de licences temporaires à des exploitants commerciaux (publics ou privés) font partie des moyens habituels des politiques de décentralisation. Ces dispositifs offrent aux utilisateurs finaux une relative protection face aux groupes de pression et aux réticences culturelles des techniciens et fonctionnaires.

11.3.3 Le rôle de l'administration centrale

En termes de légitimité, les fonctions naturelles qui sont généralement reconnues et attribuées à l'administration concernent la planification générale des ressources, l'élaboration et l'application des réglementations, la communication et la formation. Cela tient à deux raisons:

Comme cela a déjà été précisé à plusieurs occasions dans le présent chapitre, l'administration centrale peut également jouer un rôle dans le financement des investissements et même dans celui des frais d'exploitation lorsque aucune autre source de capital n'est accessible.

La planification et la coordination générales

Comme analysé précédemment, d'un point de vue institutionnel, la conception du mécanisme global de répartition de l'eau (le plan d'utilisation de l'eau, les lois nationales sur les eaux) demeure aux mains de l'administration centrale vu qu'il s'agit du propriétaire principal des ressources hydrauliques. A ce niveau central, plusieurs ministères (agriculture, environnement, santé, énergie) sont concernés par les utilisations possibles des eaux, ce qui accroît les difficultés de coordination et conduit éventuellement à confier cette dernière à une agence nationale de planification. Dans certains pays, des ministères des ressources hydrauliques ou bien de l'irrigation ont parfois été créés et spécialement chargés de la responsabilité de ce secteur. Dans les pays fédéraux, la responsabilité de la planification de l'aménagement des ressources hydriques est souvent confiée à chaque état fédéré car, de par la Constitution, ce sont eux les propriétaires de ces ressources. Dans le cas de grands pays non fédéraux, cette responsabilité est souvent dévolue par l'administration centrale aux administrations régionales ou provinciales même si certains mécanismes de coordination et de résolution des conflits sont généralement maintenus au niveau central.

L'élaboration et l'application des réglementations

Les administrations centrales sont habituellement chargées des fonctions générales de réglementation qui précisent la répartition globale des eaux et le cadre au sein duquel les affectations spécifiques peuvent être réalisées (plan national d'utilisation des ressources hydrauliques, lois nationales sur les eaux, désignation des organismes ayant des responsabilités spécifiques en matière de réglementation). Comme cela sera analysé plus loin, les responsabilités spécifiques de réglementation (élaboration et application des règlements concernant l'utilisation des eaux, octroi de concessions, de licences et d'autorisations, contrôle des activités des possesseurs de licences, contrôle du respect des règles des marchés de l'eau, application de sanctions en cas de non-respect des détenteurs de droits d'usage) peuvent cependant être déléguées ou dévolues à d'autres entités.

Séparer les fonctions de réglementation et de gestion des actifs

Dans l'idéal, les fonctions de réglementation et de gestion des actifs devraient être confiées à différentes entités afin d'éviter les conflits d'intérêt et de s'assurer que les pratiques ne sont pas biaisées et que les résultat sont efficaces. Cette séparation est censément automatique lorsque les actifs permettant l'exploitation de l'eau relèvent du secteur privé mais, vu que la plupart de ces actifs appartiennent au secteur public, la séparation est souvent problématique. Dans certains pays, les deux fonctions, ou un nombre significatif de tâches relatives à la réglementation et à la production et distribution de l'eau, sont malgré tout confiées au même organisme. Le rôle de l'administration centrale dans la conduite de ces fonctions pourra donc être utilement évalué en ce qui concerne sa légitimité, sa responsabilité, sa compétence et sa durabilité financière.

La production et la distribution

Du point de vue juridique, l'intervention de l'administration dans la production et la distribution de l'eau est tout à fait légitime car l'état est le détenteur du réseau hydrologique du pays. Mais d'un autre côté, du point de vue de la nature de bien public du service, cela ne veut pas forcément dire que les pouvoirs publics devraient être directement impliqués dans cette composante de la prestation.

La fonction financière

Comme cela a déjà été précisé, les pouvoirs publics peuvent s'impliquer dans le financement de la production et de la distribution de l'eau lorsque:

11.3.4 La délégation des responsabilités

La délégation des responsabilités

Selon le principe de spécialisation, dans le cas de certaines fonctions qui concernent ou non la réglementation, l'administration centrale peut déléguer ses responsabilités, ou en accorder la dévolution, à des organismes publics opérant hors du cadre de l'administration publique. Des commissions provisoires ad hoc sont ainsi parfois mises en place afin de coordonner certaines tâches spécifiques telles que la préparation d'un plan national hydraulique ou la rédaction d'un projet de loi sur les eaux. Mais dans la plupart des cas, le besoin de spécialisation amène à surtout créer des structures permanentes.

Les instances de réglementation

Ces structures permanentes réunissent par exemple des agences spécialisées chargées à différentes échelles territoriales de la gestion des ressources hydriques et de la gestion des installations de production et de distribution de l'eau (voir ci-après). La situation qui en résulte est souvent très mitigée, la répartition de l'eau s'effectuant alors selon des critères variables en fonction des zones considérées, et les différentes agences appliquant des politiques distinctes au sein de chaque zone. La loi est ainsi appliquée de façon très inégale sans que les intérêts des petits usagers soient pris en compte de façon équitable. Dans le cas de plus en plus fréquent où l'eau se raréfie, la planification de l'utilisation des ressources hydriques n'est en outre pas optimale. La création d'une instance centrale chargée de l'hydraulique (voir encadré 11.1) apparaît dès lors comme le meilleur moyen institutionnel de résoudre ce problème.

Le concept d'instance chargée de l'hydraulique présente l'avantage de combiner à la fois la centralisation nécessaire des fonctions concernant l'instauration et l'application des règles et normes à valeur universelle, et un certain degré d'indépendance par rapport à l'administration centrale et aux intérêts locaux. Les règles et normes qui portent sur le fonctionnement des marchés de l'eau et leurs prix administrés sont, dans l'idéal, censées s'appliquer à l'ensemble du pays. Leur formulation relève donc du niveau central, tout comme le contrôle de leur application. Cela ne signifie pas pour autant que le prix de l'eau doit être uniforme dans l'ensemble du pays mais bien que les méthodes comptables seront les mêmes. Le suivi de la mise en œuvre et de l'application des règles peut par contre être utilement déconcentré à des unités opérationnelles de niveau moindre. Cela peut se faire au niveau régional ou à tout autre niveau mais dans le respect du principe de subsidiarité selon lequel «rien ne doit être fait à un niveau supérieur d'organisation qui ne pourrait être fait à un niveau inférieur». La déconcentration devrait donc améliorer l'efficacité, réduire les coûts de transaction des usagers des ressources hydriques et renforcer l'influence du pouvoir central sur le territoire national.

Encadré 11.1 Une instance centrale chargée de l'hydraulique

Des instances sont parfois créées afin de réglementer le marché des services publics lorsque des intérêts supérieurs de la nation sont en jeu ou que des monopoles, naturels ou autres, sont à l'origine de fonctionnements structurellement imparfaits du marché. Dans de nombreux pays en développement, des instances de ce type ont été mises en place dans des secteurs stratégiques tels que l'énergie, les télécommunications, l'aviation civile, la bourse, etc. Sur le plan conceptuel, cette démarche repose sur une distinction entre ce qui relève du cadre législatif, qui est à l'initiative de l'administration centrale et nécessite l'approbation du Parlement, et ce qui relève de l'élaboration et de l'application d'un cadre réglementaire spécifique, qui peut donc être dévolu à des agents autonomes. Ces agents peuvent former une instance ayant autorité sur l'ensemble du territoire national et chargée de vérifier l'uniformité et la transparence des approches et l'équité de la représentation des acteurs. Ces instances ne sont pas soumises qu'à la seule autorité de l'administration centrale et de ses agents délégués. Elles sont en effet généralement dirigées par un conseil d'administration réunissant des représentants des différents agents concernés par la ressource considérée et notamment des représentants de l'administration centrale et des collectivités territoriales, des entreprises privées, des organisations sectorielles et des associations d'usagers. La tâche centrale de ce type d'instances est de surveiller comment les usagers de droit public et privé gèrent leur droit d'accès à l'eau et s'ils respectent les règles du jeu.

Les commissions nationales de l'eau

Dans certains pays, des avancées en ce sens ont été réalisées par la désignation de «commissions nationales de l'eau». Généralement, celles-ci n'ont malheureusement qu'un rôle de conseil. Dans d'autres cas, de telles commissions ont toutefois été créées au niveau régional, provincial ou d'un bassin fluvial. Selon le degré de décentralisation recherché par les pouvoirs publics, ces commissions intègrent ou pas des représentants des entreprises privées et de la société civile.

Les instituts nationaux

Certaines fonctions débouchent sur la production de biens publics tels que des connaissances générales et des compétences techniques. Il est souhaitable que la collecte et la conservation de ces informations techniques soient centralisées afin que tous les niveaux chargés de la planification, de l'exploitation, de l'évaluation ou du contrôle puissent disposer de tous les éléments résultant de la mise en commun des connaissances concernant l'exploitation des ressources hydriques nationales. La solution habituelle consiste à déléguer cette fonction à des instituts nationaux même si les agences de bassins possèdent également des services chargés de ces tâches. Le travail technique concret de collecte d'informations est souvent sous-traité à des spécialistes privés, des consultants ou des entreprises privées.

La formation

Les caractéristiques de bien public de la formation technique et administrative des cadres gestionnaires justifient souvent le fait que celle-ci soit assurée par le secteur public. La combinaison entre écoles et formations spécialisées assurées par l'administration centrale et des activités de même ordre proposées par les collectivités territoriales et les agences spécialisées chargées de l'aménagement dans certaines zones spécifiques joue en faveur d'une certaine décentralisation. Des arguments similaires s'appliquent dans le cas des activités des agents publics chargés des questions hydrauliques qui interviennent en appui aux associations communautaires et d'usagers. Ces activités peuvent toutefois être également sous-traitées à des agents privés spécialisés ou à des ONG.

Les entreprises nationales de production et de distribution des eaux

La forte implication des pouvoirs publics dans la production et la distribution des eaux s'est traduite par la mise en place de nombreux organismes publics chargés des fonctions de gestion des installations hydrauliques. Ceux-ci disposent généralement d'une compétence à l'échelle nationale comme dans le cas des entreprises nationales de production et de distribution des eaux. Mais le principe de spécialisation a souvent aussi été appliqué afin de séparer ce qui relève de l'approvisionnement urbain en eau de l'approvisionnement rural. Au niveau des collectivités territoriales, il est donc fréquent de trouver des compagnies municipales des eaux, notamment dans le cas des grands centres urbains des pays en développement.

Les agences de bassin

On a vu que le bassin versant constitue l'unité technique de base de gestion des ressources hydriques et qu'il se superpose généralement avec le bassin de la nappe phréatique. Il y a donc de bonnes raisons techniques de répartir la gestion de l'eau selon une base géographique et de la confier à des agences de bassin. Ces agences sont autonomes, elles disposent d'un budget propre et sont dirigées par un conseil d'administration responsable devant un ministère de tutelle et l'agence nationale de planification. Le conseil d'administration est généralement composé de représentants des collectivités territoriales, des entreprises privées et des utilisateurs finaux. Lorsqu'elles existent, ces agences ont souvent délégation pour collecter et diffuser les données hydrologiques, ou autres, utiles à la gestion de l'eau sur le territoire qui est de leur compétence. L'aménagement des ressources en eau d'un grand bassin versant requiert normalement tout un système complexe d'infrastructures en interrelation. Ces infrastructures comportent des installations interconnectées les unes avec les autres comme dans le cas de réservoirs de stockages placés sur différentes rivières, de grands canaux primaires, de canaux secondaires et de canalisations, de stations de pompage, d'ouvrages d'aménagement des berges, d'installations portuaires, de centrales électriques et de réseaux de distribution de l'énergie, l'aménagement des puits de surface et des nappes phréatiques, etc. Les agences de bassin ont la responsabilité d'élaborer et de mettre en œuvre un plan global visant à exploiter à l'aide de ces différentes installations les ressources hydriques de leur bassin d'une façon intégrée et optimale.

Dans les pays en développement également, des agences de bassin se sont vues confiée la responsabilité d'aménager et de gérer l'essentiel des infrastructures nécessaires pour exploiter les ressources en eau. A titre d'exemple, on peut citer les cas de l'Agence de la vallée du Khuzistan en Iran, de l'Office du Niger au Mali, de l'Agence du fleuve Mahaveli au Sri Lanka et le Projet Gezira au Soudan. Avec le temps, la plupart de ces programmes se sont finalement heurtés à tous les désagréments habituels qui accompagnent les initiatives du secteur public: faible efficacité, coûts d'exploitation élevés, médiocrité du service offert, insuffisante couverture des coûts, et mauvais entretien, notamment à l'extrémité en aval des réseaux de distribution. Des situations similaires prévalent également dans les projets publics centralisés mis en œuvre par les ministères chargés de l'hydraulique, dans les agences étatiques spécialisées ou dans les compagnies chargées de l'approvisionnement urbain en eau ou de l'irrigation. Pour remédier à ces situations, il a été conseillé aux pouvoirs publics de porter leur attention sur la réforme du montage institutionnel et financier de ces systèmes et de mettre l'accent sur des mesures de décentralisation, de cession et de privatisation.

La planification de l'aménagement de bassins fluviaux est une chose; la construction et la gestion des installations en sont une autre. On a expliqué que les pouvoirs publics devaient parfois financer la construction des infrastructures lorsque le secteur privé n'est pas disposé ou en mesure de le faire, ou lorsqu'ils visent un objectif d'équité. Mais l'eau elle-même est généralement un bien à la fois rival et exclusif. Elle a donc les caractéristiques d'un bien privé auquel on peut attribuer (et de fait on attribue) un prix. L'eau d'irrigation, l'approvisionnement en eau à usage domestique et industriel, l'énergie et les installations de navigation ont un marché et sont des produits vendables. La production, la distribution et la vente de ces produits peuvent donc être confiées à des agents indépendants des agences hydrauliques dans le cadre d'une «concession».

Les concessions

Nombre de pays en développement se sont servis de la formule des «concessions» (voir l'encadré 11.2) pour concevoir des stratégies de décentralisation dans le domaine de la gestion des ressources en eau. Dans le cadre de cette solution, la décentralisation peut alors prendre la forme d'une dévolution de pouvoir et du capital vers une organisation du secteur privé, associatif ou public. Pour que la formule des concessions fonctionne correctement, il faut qu'une puissante instance de réglementation existe au niveau central et du bassin. Il est également recommandé de n'accorder les licences que pour période de temps limitée. Cette période doit être suffisamment longue pour amortir l'essentiel de l'investissement initial mais suffisamment courte aussi, pour obliger le licencié à travailler efficacement et à offrir un bon service à ses clients tout en remplissant l'ensemble de ses obligations s'il souhaite voir sa licence reconduite.

Encadré 11.2 Le concept de concession des eaux

Une concession est une entreprise à laquelle a été accordé un droit exclusif d'exploitation d'une ressource publique spécifique au bénéfice de ses clients, dans le cadre d'obligations fixées par un document de concession (licence). Ces obligations résultent de ce que la concession jouit d'une situation de monopole dérivant du droit qui lui est concédé, et de la nécessité de respecter certaines conditions liées aux implications de l'utilisation de la ressource concernée (qualité de l'eau, protection des droits des tiers, protection des droits des utilisateurs finaux, protection de l'environnement, etc.). Les concessions ont le droit de posséder ou de louer des moyens de production, d'acheter ou de vendre des biens et des services, de mettre leur capital social en circulation et d'emprunter des capitaux.

Dans le cas de grands réseaux, il n'est pas rare de trouver un mélange entre gestion publique et gestion privée des ressources hydriques. Du fait de leur taille, ce sont en effet généralement les pouvoirs publics qui aménagent les réseaux primaires puis qui assurent leur exploitation et leur entretien dans le cadre d'une agence de bassin détenue par l'administration centrale (ou de l'état fédéré). L'aménagement des infrastructures de niveau inférieur est souvent décentralisé auprès d'agents qui relèvent des collectivités territoriales ou d'organisations du secteur privé ou associatif. Ces agents n'ont pas nécessairement le statut de concession. Dans le cas des réseaux d'irrigations, ce sont généralement des associations réunissant les paysans qui disposent de l'irrigation qui se chargent de l'exploitation et de l'entretien du système de distribution présent dans leur zone. Ce système peut fort bien avoir été construit par les pouvoirs publics puis loué à des associations d'usagers de l'irrigation (AUI) ou bien construit par l'association elle-même. On reviendra sur le cas des AUI au paragraphe 11.3.7.

11.3.5 Le rôle des collectivités territoriales

Les économies d'échelle dans la production et la distribution de l'eau et le principe de non-superposition des compétences permettent de définir le rôle des collectivités territoriales dans l'aménagement des ressources hydriques par rapport à celui des autres agents. Les grands programmes requièrent des ressources financières et techniques qui vont bien au-delà des capacités de la plupart des collectivités territoriales et leur impact déborde les limites territoriales sur lesquelles la collectivité est compétente. Ces programmes doivent donc être administrés à un niveau plus élevé même si, selon les principes de participation et de subsidiarité, la collectivité territoriale concernée est censée être présente dans les dispositifs de décision des organisations de niveaux supérieurs, telles que les agences de bassin, explicitement mises en place afin d'aménager les différents territoires. Dans les zones urbaines, les collectivités territoriales municipales créent souvent leurs propres compagnies de production et de distribution des eaux afin d'approvisionner la population.

11.3.6 Le rôle du secteur privé et du secteur associatif

Des droits sur l'eau peuvent être attribués à des usagers spécifiques selon des conditions préalablement fixées par la concession (licence, autorisation) qui doivent refléter les objectifs publics généraux en matière de répartition de l'eau, et les devoirs correspondants de l'exploitant. Une fois que ceci est fait, la ressource peut fort bien être gérée par un organisme du secteur privé ou associatif soumis au contrôle par l'administration publique de son respect des conditions convenues et de toutes les autres réglementations concernant la gestion des ressources hydriques.

Les compagnies privées investissent des moyens afin de réaliser des aménagements ou de gérer l'approvisionnement en eau et de dégager des bénéfices en vendant de l'eau à leurs clients. Des associations d'usagers peuvent faire de même mais dans l'intérêt de leurs membres sur une base non-lucrative. Des particuliers peuvent également aménager des sources que ce soit pour leur propre usage, pour vendre de l'eau à leurs voisins ou avec ces deux objectifs. Les formes d'organisation du secteur privé ou associatif qui permettent d'administrer des ressources hydriques sont généralement définies par les politiques publiques et en fonction des contraintes techniques qui, à leur tour, déterminent la taille des investissements nécessaires pour aménager une source donnée. Au-delà d'une certaine échelle, les particuliers n'ont plus la capacité de maîtriser les ressources nécessaires et devraient donc soit se regrouper sous forme d'associations d'usagers, soit créer des sociétés à capitaux partagés. Mais il est rare que les utilisateurs finaux arrivent à contrôler ces dernières.

Les obstacles à la participation du secteur privé

Dans certains pays développés, notamment aux Etats-Unis d'Amérique où les entreprises privées savent parfaitement mobiliser d'importantes ressources financières, l'aménagement hydraulique est principalement le fait du secteur privé même si, dans le cas de l'irrigation, celui-ci a pu bénéficier d'appuis considérables sous forme de subventions de la part des administrations fédérales ou nationales. Dans les pays en développement et en particulier dans ceux où l'eau est rare, l'histoire du développement économique, social et politique est traditionnellement largement marquée par les investissements pour les aménagements hydrauliques réalisés par des particuliers ou par des groupes économiques. Au cours des dernières décennies, la participation du secteur privé ou associatif à ces aménagements s'est cependant limitée aux petits et micro-projets d'irrigation et d'approvisionnement en eau potable. Le travail nécessaire pour aménager de façon rationnelle et globale les ressources des bassins fluviaux supposait en effet la mobilisation d'énormes volumes financiers. Seuls les pouvoirs publics pouvaient mobiliser ces montants or ils étaient généralement réticents à limiter leurs interventions aux seuls aspects financiers. La plupart des projets d'irrigation ont en outre été financés à l'aide d'apports extérieurs qui sont venus en complément des initiatives du secteur public. L'administration centrale s'est par conséquent chargée de contrôler les compagnies d'aménagement, de construire et d'exploiter les programmes d'approvisionnement en eau nécessitant de grands réseaux de distribution mais, progressivement, a aussi pris la relève en matière d'aménagement des petits projets en zone rurale. Côté urbain, l'approvisionnement en eau était traditionnellement du ressort des municipalités qui, à cet effet, ont créé leurs propres compagnies publiques de distribution. Dans ce contexte, le secteur privé et le secteur associatif ont vu leur place dans l'aménagement hydraulique être confinée à de petites participations dans les réseaux publics, à l'exploitation de petites nappes phréatiques, et à de micro-aménagements de surface à échelle villageoise dans les zones rurales.

Créer un environnement favorable

Pour créer un environnement favorable à l'investissement de ressources humaines et de capital dans l'aménagement hydraulique par les secteurs privés et associatifs, la réforme institutionnelle doit suivre deux directions. La première orientation consiste à séparer tout ce qui relève de la propriété des installations de ce qui relève de leur gestion. Pour cela les agences publiques doivent en définitive céder le capital des installations qu'elles détiennent. La seconde vise à favoriser le développement de marchés formels de l'eau. Dans la première perspective, il s'agit donc pour les agents publics propriétaires d'installations de décentraliser la gestion et le contrôle des infrastructures hydrauliques publiques auprès d'opérateurs du secteur privé ou associatif (entreprises ou associations d'usagers) sur une base contractuelle. Divers instruments peuvent être utilisés à cet effet, notamment le crédit-bail, les contrats de gestion ou encore carrément la privatisation (vente du bien public considéré). Le droit d'utilisation de la ressource est alors transféré aux opérateurs privés ou associatifs, ainsi que toutes les obligations afférentes. De telles politiques peuvent être mises en œuvre par des agents tant de l'administration centrale que des collectivités territoriales, dans la mesure cependant où les entreprises concernées y sont effectivement favorables (ce qui dépend en définitive de multiples facteurs tels que les possibilités de profits, d'amélioration de l'efficacité ou de réduction des coûts).

A une échelle inférieure à celle des collectivités territoriales, les projets d'approvisionnement en eau situés en zone rurale et qui n'ont d'impact que sur une seule communauté doivent, conformément au principe de subsidiarité, être administrés au niveau de cette communauté. Les administrations centrales souhaitant promouvoir ce type de processus poussé de décentralisation doivent donc créer les conditions qui permettront de mobiliser les leaders, les entrepreneurs et les forces économiques de chaque communauté pour aménager et gérer leurs propres programmes hydrauliques.

Dans le cas de l'irrigation, l'incertitude qui pèse sur les possibilités réelles de dégager les recettes initialement prévues constitue assurément le principal obstacle à la participation des secteurs privés et associatifs à la gestion des projets. Cette incertitude tient à la difficulté qu'il y a à engager des poursuites à l'encontre des producteurs qui ne payent pas leurs droits à l'irrigation et à bien surveiller comment l'eau est réellement employée dans le cas des réseaux de canaux à l'air libre. De ce fait, nombre d'associations d'usagers se trouvent dans une situation financière critique et les agences publiques qui exploitent ces réseaux doivent faire face à de perpétuelles menaces de faillite. Cet aspect sera abordé plus précisément au paragraphe 11.3.7.

Le développe-ment des marchés de l'eau

La seconde direction que doit adopter la réforme institutionnelle consiste à développer les marchés formels de l'eau. En principe, le fait de permettre aux agents qui détiennent un droit d'usage sur l'eau de vendre librement ce droit à d'autres usagers devrait en effet sérieusement encourager les entreprises privées à s'impliquer dans la production et la distribution de l'eau. Mais en réalité, les possibilités de vendre de l'eau à d'autres usagers et, en particulier, de transférer des droits d'une catégorie d'usagers vers une autre dépendent de la façon dont les infrastructures sont construites, des techniques utilisées et d'autres facteurs encore qui imposent des limitations très précises. Au cours des dix dernières années, diverses expériences de libéralisation des marchés de l'eau ont donc été analysées. L'image très contrastée qui en ressort peut être brièvement résumée de la façon suivante:

11.3.7 Les associations d'usagers et l'approvisionnement communautaire en eau à usage domestique

Pendant longtemps, les pouvoirs publics ont joué un rôle majeur dans la construction et la gestion des petits projets d'approvisionnement en eau et de micro-irrigation en faveur des communautés rurales pauvres. L'eau distribuée dans le cadre de ces projets n'était généralement pas payante. Cette gratuité était justifiée par des raisons d'équité et par la difficulté qu'il y aurait eu à faire payer l'eau à une population pauvre et à mesurer la consommation individuelle des bénéficiaires dans le cas où cette eau servirait à la consommation humaine et animale. Dans de nombreux cas, les infrastructures ont par ailleurs été extrêmement mal entretenues du fait de l'inefficacité des organismes publics concernés et de leur manque de ressources financières. Du fait des technologies employées (pièces détachées difficilement disponibles, coûts de fonctionnement et de réparation trop élevés), les communautés locales ont en outre souvent eu beaucoup de difficultés à reprendre à leur charge les infrastructures publiques existantes. L'éventuelle disposition de la population pour reprendre en mains les installations s'est de plus heurtée au fait que les interventions jusqu'alors excessives de l'administration avaient provoqué une dépendance[75], et au sentiment général que, vu que les installations concernées appartenaient aux pouvoirs publics, c'était donc à eux de se charger de les faire fonctionner.

Les problèmes posés par le non-recouvrement des coûts et l'inefficacité de la gestion peuvent souvent être en partie résolus par la mise en place, dès le début du projet, d'une dévolution de pouvoir aux communautés locales associée à un appui visant à aider ces mêmes communautés à décider de la façon de construire et de faire fonctionner les installations tout en respectant le cadre juridique général relatif à l'utilisation de l'eau. Ce type de démarche a de fortes répercussions sur la façon de réaliser les aménagements hydrauliques et, de fait, a aussi facilité la mobilisation des ressources financières locales pour la construction des infrastructures.

Les pays en développement offrent de nombreux exemples d'aménagements hydrauliques locaux ayant été financés sans l'aide des pouvoirs publics et qui permettent un approvisionnement en eau à un bien moindre coût que les programmes officiels d'importance comparable qui exploiteraient les mêmes ressources. Ces systèmes utilisent des techniques considérées comme non-optimales mais leurs promoteurs parviennent néanmoins à mobiliser des ressources pour leur construction, leur exploitation et leur entretien, à la plus grande satisfaction des usagers. En zone sahélienne, d'importants aménagements spontanés destinés à l'irrigation ont ainsi été réalisés sans réel appui de l'administration, sans même parler de subventions financières. L'encadré 11.3 décrit un de ces exemples typiques rencontrés au Mali, qui contrastent singulièrement avec l'expérience de grands investissements publics en infrastructures de l'Office du Niger.

Dans les pays en développement, les associations d'usagers de l'irrigation (AUI) et l'approvisionnement communautaire en eau domestique constituent deux des principaux sujets abordés dans le cadre d'une décentralisation du secteur de l'eau. L'expérience montre que, pour être efficace et durable, l'aménagement des ressources hydrauliques requiert un sérieux engagement des acteurs et une réelle participation des bénéficiaires autour de la gestion communautaire de l'eau. Leur rôle dépasse largement leur contribution à l'amélioration de l'efficacité, de l'efficience, de la durabilité financière et de l'équité en matière d'utilisation de l'eau. Dans les zones rurales, ces organisations constituent les briques d'un système démocratique de gouvernance car elles permettent l'autogestion par la population d'une ressource essentielle. Elles y parviennent dans le cadre de règles établies qui doivent être respectées, en s'appuyant sur des méthodes propres aux formes modernes d'organisation sociale, et avec la reconnaissance publique. Naturellement, la réussite et le développement de telles organisations dépendent surtout de l'attitude des organismes publics chargés de les appuyer et de la manière selon laquelle ces derniers s'acquittent de cette tâche.

Encadré 11.3 Le développement de l'irrigation hors casier à l'Office du Niger au Mali

Selon une étude menée en 1998 dans la zone de l'Office du Niger, les paysans locaux ont aménagé environ 10 000 ha de petits projets et, pour la plupart, produisent des cultures légumières à l'aide d'eau de drainage ou des excédents provenant des canaux publics durant la saison sèche. L'étude enregistre une hausse spectaculaire: selon un projet de développement de l'horticulture de la Banque mondiale, la superficie considérée comme irriguée hors casier était en effet d'environ 3 500 ha en 1993. La superficie de cet aménagement spontané constitue à elle seule un des plus grand projets d'irrigation d'Afrique. A titre de comparaison, l'ensemble de la zone irriguée par l'Office du Niger est d'environ 50 000 ha qui sont équipés pour produire du riz principalement durant la saison des pluies. Cette zone a été aménagée par l'État en plusieurs décennies, une partie étant à présent en mauvaises conditions du fait du manque d'entretien, et la moitié environ ayant été réhabilitée à un coût très élevé début 1986 avec l'aide de bailleurs financiers internationaux et bilatéraux. Durant la saison sèche, d'importants surplus d'eau sont présents dans les réseaux de distribution et de drainage et peu de paysans cultivent un second cycle de paddy pour des raisons à la fois agronomiques et financières.

Les 10 000 ha d'aménagements spontanés ont été totalement financés par les usagers qui paient des droits d'accès à l'eau à l'Office même s'ils ne profitent d'aucune aide autre que l'autorisation d'utiliser l'eau en surplus qui circule dans le réseau. Les paysans ont aménagé leurs terres avec leur propre travail, en embauchant des artisans locaux (les tâcherons) capables de réaliser des ouvrages simples en béton et en achetant les services nécessaires de conception et de supervision auprès de techniciens locaux du privé ou en payant des techniciens du secteur public durant leur temps libre. Les promoteurs de ces initiatives, qui sont ou non organisés en associations d'usagers, collectent des sommes en nature et en espèce afin d'exploiter et d'entretenir les installations qu'ils ont eux-mêmes financées et construites.

Naturellement, les techniques mises en œuvres dans ces aménagements ne sont pas comparables à celles employées pour aménager de grands projets gouvernementaux mais elles sont plus sophistiquées que celles des projets traditionnels de micro-irrigation aménagés dans le reste du Sahel. Les techniques employées ont permis de réduire les coûts de distribution au point que les paysans arrivent à les payer en totalité. Il ne semble pas que ces groupements affrontent de difficultés dans le paiement de ces coûts par les usagers.

Source: R. Pantanali (communication personnelle).

Le processus par lequel les communautés parviennent à des résultats durables et satisfaisants n'est cependant jamais simple ni automatique et requiert souvent un temps considérable. De nombreux spécialistes des pays en développement ont ainsi pointé du doigt les difficultés que l'on rencontre pour créer des AUI et le fait que des délais particulièrement longs sont souvent nécessaires avant que celles-ci ne deviennent pleinement opérationnelles. Mais malgré ces difficultés, les résultats finaux sont plutôt encourageants et de nombreux pays en développement ont pris des dispositions pour créer un environnement favorable aux AUI en tant que partie intégrante des politiques administratives de décentralisation dans les zones rurales (encadré 11.4).

Encadré 11.4 Les progrès en matière de création d'associations d'usagers de l'irrigation

Dans le cadre des projets d'irrigation, le nombre d'associations d'usagers a, un peu partout dans le monde, rapidement augmenté au cours de ces dernières années. Dans divers pays tels que le Zimbabwe, le Sénégal, le Mali, le Nigeria, le Kenya, la Guyane, l'Argentine, la Colombie le Chili, le Mexique, le Pérou, la République dominicaine, et d'autres encore, ces associations sont devenues un élément incontournable dans la gestion de l'irrigation. Un réseau international a d'ailleurs été créé - le Réseau international pour la gestion participative de l'irrigation (RIGPI) - afin de faciliter les échanges d'informations et d'expériences. Dans le cas de l'Indonésie, les pouvoirs publics ont ainsi transféré, dès 1992, plus de 400 réseaux d'irrigation couvrant 34 000 ha à des associations d'usagers de l'irrigation.

Source: FAO (1998a).

Dans le cas de l'approvisionnement communautaire en eau domestique, l'expérience montre que les communautés rurales ont des difficultés à développer leurs capacités techniques et de gestion. Il faut donc créer un environnement favorable, former des compétences au plan technique et administratif, et utiliser des technologies faciles à réparer et à entretenir dans le contexte où sont construites les installations. Il est essentiel de pouvoir disposer de pièces détachées et que les villageois aient des compétences en mécanique. Lorsqu'on souhaite mettre en place de nouveaux équipements avec l'appui des pouvoirs publics, il est de plus parfois nécessaire, même si ces équipements sont simples, de changer les normes fixées par l'administration en matière de qualité de l'eau à usage domestique car celles-ci sont généralement déterminées en ne tenant compte que de facteurs techniques et de considérations très générales sur la santé humaine. Il y a donc de fortes chances qu'elles aient été élaborées sans tenir compte de leurs implications en termes de coûts et de possibilités pratiques d'entretiens des installations dans des villages ou de petites villes. Elles risquent par ailleurs de ne pas avoir tenu compte de la qualité de l'eau que les villageois se retrouvent forcés de consommer en cas de panne des installations en place ou lorsque les pouvoirs publics n'ont pas aidé à l'amélioration de ces équipements. Compte tenu de ces problèmes, l'encadré 11.5 indique les six principaux facteurs qui déterminent les conditions de réussite de la gestion communautaire de la distribution d'eau pour la consommation humaine et animale.

Souvent dans les zones rurales pauvres, les communautés locales ne disposent pas par contre d'assez de moyens pour financer les investissements nécessaires à la construction de réseaux de micro-irrigation ou de réseaux de distribution d'eau potable plus fiables et plus accessibles. Il est par ailleurs assez difficile de mettre en place des méthodes permettant d'avancer durablement des fonds ou de subventionner ces opérations. Dans de tels cas, l'application d'une politique de dévolution des responsabilités à l'intention de ces communautés a donc de fortes chances de ne pas parvenir aux résultats escomptés, sauf à trouver de moyens de compléter les ressources monétaires et en travail que ces communautés sont en mesure de mobiliser par elles-mêmes. Dans le cas où le financement requiert un crédit, il est alors généralement nécessaire de mobiliser par avance les contributions de la communauté afin de s'assurer que son engagement est bien réel et que les éventuels conflits concernant la répartition des bénéfices du projet au sein de la communauté auront bien été réglés.

Encadré 11.5 Les facteurs qui déterminent les conditions de réussite de la gestion communautaire de la distribution d'eau

Facteurs

Composantes

Incitations appropriées

  • Bénéfices significatifs pour les usagers en termes économiques, sanitaires et de confort

  • Reconnaissance formelle du droit d'usage de l'eau de la communauté

  • Implication formelle des participants dans l'exploitation et la gestion du réseau

  • Existence de formes de récompense pour les fonctionnaires qui appuient les initiatives communautaires

Compétences et ressources suffisantes

  • Formation de gestionnaires communautaires dans les domaines techniques, financiers et administratifs nécessaires

  • Affectation par les agences publiques d'agents de terrain devant travailler avec les gestionnaires communautaires

  • Cofinancement public des infrastructures d'aménagement des ressources ou location des installations publiques

  • Incitations aux ONG à renforcer la gestion communautaire sur une base transparente et uniforme au plan national

Procédures appropriées

  • Diffusion d'informations sur l'implication des agents publics dans le soutien aux communautés locales visant à aménager et gérer leurs ressources en eau

  • Elaboration de procédures simplifiées pour obtenir un appui public (et large communication auprès de toutes les communautés concernées)

  • Elaboration de critères d'éligibilité transparents et uniformes pour obtenir l'appui public à des projets communautaires

Bon fonctionnement des interrelations entre organisations

  • Appui des organismes gouvernementaux nationaux et des ministères

  • Appui des collectivités territoriales

  • Coopération entre organisations communautaires au niveau local

  • Assistance des ONG et d'autres organisations privées

Technologies appropriées

  • Equipements, matériaux de construction et conception appropriés aux conditions locales

  • Réelle disponibilité de pièces détachées appropriées aux conditions locales

Réelles procédures de suivi, évaluation et de rétroaction

  • Réelles procédures de suivi des activités de formation à la construction, l'exploitation et la gestion

  • Evaluation continue des résultats des organismes publics en termes d'application de procédures appropriées

  • Réelle évaluation de l'impact du projet incluant l'avis des bénéficiaires

Source: adapté de: Rondinelli (1991).

Résumé

Les associations d'usagers de l'irrigation (AUI) et l'approvisionnement communautaire en eau domestique présentent plusieurs avantages:

11.3.8 La décentralisation d'aménagements hydrauliques intégrés et complexes

Faire payer l'eau

Comment un système d'aménagements hydrauliques intégrés et complexes, et donc généralement de grande ou moyenne taille, peut-il en pratique être décentralisé? Un des principaux outils de la décentralisation consiste à scinder la responsabilité, et éventuellement la propriété, des différentes parties d'un système de façon à laisser la possibilité à diverses organisations de contribuer à gérer l'ensemble des infrastructures. Dans le cas où les agents publics conservent la responsabilité de l'exploitation des seuls ouvrages de tête et des principales installations de distribution, il est possible de fixer un prix assez précis aux quantités d'eau qui sont délivrées car:

Il est possible d'instaurer des conditions très similaires pour les sections du réseau de distribution qui délivrent de l'eau à des sorties intermédiaires à l'intention d'autres agents eux-mêmes chargés de la distribution au détail destinée aux utilisateurs finaux.

Les prix «de détail»

Les agents chargés de la distribution au détail assurent la partie de la prestation la plus difficile à mettre en œuvre et celle pour laquelle il est le plus complexe d'arriver à couvrir les coûts. Pour définir le niveau des tarifs, les instances chargées de déterminer le prix d'exploitation devront estimer le coût de distribution de l'eau aux différents utilisateurs finaux. En ce qui concerne la récupération des coûts de capital, il est fort peu probable que les agents du secteur public initialement présents aient tenu une comptabilité qui permette de reconstruire l'histoire des investissements réalisés sur plusieurs années. Cette difficulté tient en grande partie au fait que la livraison de l'eau aux usagers combine certainement différents systèmes de distribution et que ces mêmes usagers ont des besoins et des caractéristiques distincts (petites ou grandes exploitations agricoles utilisant des techniques différentes, puits tubulaires ou bornes d'alimentation dans les villages ruraux, raccordement des foyers individuels ou alimentation par bornes dans les zones urbaines, etc.).

Il est généralement inutile d'espérer parvenir à reconstruire les comptes avec une relative précision. La seule voie possible consiste dès lors à estimer les coûts de réhabilitation ou de reconstruction des installations, ce qui revient à accepter d'appliquer le principe selon lequel l'eau doit être vendue à son coût de remplacement actuel et non sur la base de son coût historique. La seconde étape consiste ensuite à désagréger les comptes d'exploitation et d'entretien des différents réseaux de distribution qui desservent différents types d'usagers. Les frais administratifs généraux doivent ensuite être affectés aux différentes catégories d'utilisateurs finaux. Cette opération n'est pas simple elle non plus car de nombreux frais communs doivent être affectés selon des hypothèses difficiles à expliquer aux usagers et qui peuvent apparaître arbitraire aux non-spécialistes et parfois aux spécialistes eux-mêmes.

Une fois que le coût unitaire (par mètre cube) de distribution de l'eau aux différents types d'usagers est estimé, il faut résoudre le problème mentionné précédemment de la mesure des quantités réellement distribuées et décider qui devra payer. Quatre grandes méthodes servent à cela, même si en pratique de multiples variantes sont également possibles:

Financer les subventions

La première méthode correspond typiquement au cas de la distribution d'eau dans des communautés marginales qui bénéficient généralement de subventions pour des raisons de justice sociale. Mais le service a un coût réel qui doit être clairement déterminé afin de s'assurer que la subvention finance effectivement la distribution d'eau à la population cible et non autre chose (la distribution à des usagers non visés par les subventions par exemple). La subvention peut être directement payée par l'administration, auquel cas cela correspond à un transfert réel de ressources si on utilise effectivement pour cela des recettes d'origine fiscale. Mais d'un autre côté, si elle est payée par le biais d'une mesure inflationniste, alors cela touche toute la population et notamment les bénéficiaires mêmes de la subvention. Une autre méthode consiste à augmenter le prix demandé aux autres usagers afin de couvrir le coût d'approvisionnement des communautés pauvres. Dans cette hypothèse de subvention croisée, il y a toujours un transfert de ressources réelles. La redistribution des bénéfices opère depuis l'usager «riche» vers le pauvre et le prix de l'eau rend compte fortement de la valeur de rareté de l'eau. Dans les zones urbaines, ces politiques de subventions croisées sont parfois pratiques et acceptables. En zone rurale, la situation est par contre beaucoup plus complexe. De très nombreux réseaux de distribution sont de très petite taille et ne peuvent donc être gérés par des agents externes au groupe d'usagers. Dans de tels cas, d'autres méthodes doivent être trouvées et des modalités de partage des coûts du services entre usagers sont alors introduites, qui ne dépendent pas du niveau de consommation individuelle en eau.

Les trois autres méthodes visent à faire payer l'eau en fonction de la quantité réellement consommée et permettent, plus dans un cas que dans les deux autres, de fixer un niveau de prix approprié et de calculer un montant de facture relativement précis. Le dernier problème qui reste alors à résoudre est de savoir comment faire pour que les usagers acceptent de payer ces nouvelles factures, qui seront immanquablement plus chères qu'auparavant, notamment lorsque ceux-ci faisaient déjà des difficultés pour payer les tarifs subventionnés.

La dévolution aux associations d'usagers

Dans de nombreux cas, la décentralisation des systèmes de distribution des projets complexes d'irrigation en direction d'AUI qui se sont retrouvées chargées de l'exploitation et de la maintenance (parfois même avec transfert de propriété) a permis de résoudre le difficile problème de la détermination d'un prix réaliste tout en améliorant significativement la fiabilité du service. Lorsque les AUI assument la responsabilité d'exploiter certaines sections d'un réseau, et parfois aussi sa construction, ce sont elles en effet qui doivent se charger de récupérer auprès de leurs membres l'ensemble des quotes-parts permettant de couvrir les coûts d'exploitation et de maintenance des installations. Ce sont elles également qui doivent alors éventuellement rembourser les emprunts ayant servi à financer la construction ou payer le loyer correspondant à la location des installations si celles-ci appartiennent à un agent public. En Espagne, par exemple, où cette méthode est couramment mise en œuvre depuis longtemps, les AUI fixent elles-mêmes leurs tarifs et couvrent ainsi la totalité des coûts, y compris le remboursement des emprunts à long terme contractés afin de construire ou de réhabiliter les équipements. Lorsqu'il est nécessaire de contrôler manuellement les volumes distribués sur les différentes parcelles, comme dans les projets de conception ancienne, les membres des AUI jouent un rôle fondamental de sorte que l'association est elle-même déconcentrée, de petits groupes d'usagers ayant la responsabilité opérationnelle de leur propre zone. Les comptes de l'association étant approuvés par l'ensemble de ses adhérents, ces derniers sont par ailleurs totalement au courant des coûts encourus.

Les prix de marché de l'eau et le recouvrement des coûts

Les prix de marché ne couvrent la totalité des coûts de distribution supportés par le prestataire et ne reflètent en définitive la valeur de rareté de l'eau que lorsque les conditions de marché sont suffisamment concurrentielles et que la libéralisation porte sur l'ensemble du réseau de distribution, sources d'approvisionnement primaires et secondaires incluses. De gros clients placés en position de monopsone, tels qu'une installation urbaine de distribution d'eau à usage domestique, peuvent en effet racheter les droits d'usage des petits paysans à un prix inférieur à ce coût total de distribution. Dans le cas où les paysans ayant accès à l'irrigation sont effectivement autorisés à vendre leur droit d'usage, les coûts ne pourront par ailleurs être totalement couverts que dans le cas où les vendeurs extraient eux-mêmes l'eau ou la payent à un prix égal au coût total à l'agent qui la leur distribue. Et si ce n'est pas le cas, alors le vendeur ne profite pas des avantages de la libéralisation. Le prix de marché joue alors bien son rôle dans le rationnement de la consommation de l'eau mais sans pour autant rémunérer correctement le coût correspondant à la distribution primaire.

11.4 Conclusions

Le rôle vital joué par l'eau a des implications sur sa nature économique si bien qu'on le classe généralement en tant que bien en propriété collective auquel des droits d'usages sont associés. Compte tenu de ses caractéristiques très particulières, la consommation de l'eau est souvent subventionnée et, dans de nombreux cas, elle tend à dépasser les quantités disponibles ce qui la rend d'autant plus rare et accroît le coût financier que doivent supporter les pouvoirs publics pour essayer de maintenir ou d'augmenter l'approvisionnement. En principe, le prix de l'eau est censé refléter son futur coût marginal à long terme de façon à garantir la durabilité financière. La création de marchés des droits d'usage de l'eau constitue l'une des méthodes permettant de rationner la consommation et de générer des recettes financières pour préserver l'offre.

Dans toute réforme de décentralisation, l'administration centrale doit conserver la responsabilité de la planification générale et de la conception des réglementations et de leur application. Elle peut aussi éventuellement conserver un rôle dans la production et la distribution de l'eau. Mais elle peut préférer déléguer cette fonction à une large gamme d'agences spécialisées opérant à une échelle territoriale nationale ou inférieure.

Dans ce cadre général, des droits d'utilisation de l'eau peuvent être attribués à des usagers spécifiques dans des conditions précisées par une licence. Le secteur privé et le secteur associatif peuvent donc alors gérer cette ressource dans un environnement réglementé. Le cas échéant, cet environnement intègre la création de marchés formels de l'eau.

Les associations d'usagers de l'eau et l'approvisionnement communautaire en eau à usage domestique constituent deux thèmes importants de tout processus de décentralisation, tant dans une perspective d'efficacité de la distribution que comme composantes de la gouvernance démocratique.


[69] L’élasticité par rapport au prix mesure la sensibilité de la demande pour un bien ou un service à des changements de prix. Lorsque la demande est «inélastique par rapport au prix», un changement de prix d’un certain pourcentage provoque un changement moins que proportionnel de la quantité demandée. Lorsque la demande est «élastique par rapport au prix», un changement de prix provoque un changement plus que proportionnel de la quantité demandée.
[70] Le coût total correspondant à la production durable d’une quantité d’eau supplémentaire.
[71] Du fait des contraintes de marché, les possibilités de substitution de cultures peu exigeantes en eau par des cultures plus exigeantes sont, par exemple, nettement moindres en Afrique qu’aux Etats-Unis, en Australie ou en Europe.
[72] C’est par exemple le cas des «modules à masque». La plupart des associations d’usagers s’appuient en général sur un autocontrôle entre les membres pour assurer le suivi de la répartition des quantités d’eau d’irrigation dans les différentes parcelles.
[73] cf. le cas par exemple du barrage d’Akosombo au Ghana.
[74] Le barrage supérieur du fleuve Orange au Lesotho a par exemple été exclusivement conçu pour vendre de l’eau aux centres urbains d’Afrique du Sud.
[75] Pour une explication du concept de dépendance, on se reportera au paragraphe 3.1.3.

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