Page précédente Table des matières Page suivante


Chapitre cinq - Evolution de la gestion des eaux d’irrigation


Adaptation des dispositions institutionnelles

Les dispositions institutionnelles qui régissent l’appropriation et l’utilisation des eaux d’irrigation ont été élaborées au cours des siècles dans divers pays, dans des conditions écologiques et sociales très variables. L’adaptation à de nouvelles pressions exigeant une meilleure productivité de l’eau, une augmentation de la participation des utilisateurs et le recouvrement des coûts s’est avérée difficile. La concurrence accrue pour l’eau, à la fois à l’intérieur même du sous-secteur de l’irrigation (entre agriculteurs) et avec les autres secteurs économiques (essentiellement les municipalités, l’industrie et la production d’énergie hydraulique) fait que les institutions ne disposent pas des outils nécessaires pour s’adapter aux circonstances changeantes et aux nouvelles attentes. Les demandes concurrentielles des secteurs municipaux, industriels et énergétiques imposent le transfert des ressources en eau allouées à l’agriculture vers d’autres utilisations à plus fort rapport économique. La figure 4 fournit un exemple de ce processus à l’œuvre dans un district chinois.

L’agriculture irriguée a joué un rôle décisif pour la satisfaction de la demande alimentaire mondiale au vingtième siècle, mais au vingt-et-unième siècle, la morosité du secteur public et la frustration du secteur privé se manifestent de manière persistante. Il arrive couramment que la distorsion des marchés, les mesures d’encouragement mal conçues et la rigidité institutionnelle perturbent gravement le sous-secteur de l’irrigation. Les producteurs s’efforcent d’assurer la rentabilité financière de leur activité malgré les marges serrées des denrées alimentaires, tout en recherchant des subventions pour l’agriculture pluviale et la concurrence pour l’eau brute qu’ils subissent à divers degrés de la part des autres secteurs, et sont en plus censés préserver l’intégrité de l’environnement.

L’un des aspects troublants de la situation est l’attente persistante que la simple dotation physique de terre et d’eau équivaut à un «potentiel» qu’il faut réaliser, sans étude parallèle des contraintes économiques,.nancières, institutionnelles et écologiques ni analyse réaliste du marché. Cette attitude a conditionné la ligne de conduite que de nombreux gouvernements continuent à suivre concernant la mise en œuvre des politiques de l’eau et de l’irrigation, l’organisation des institutions d’irrigation et l’allocation des budgets du secteur public. Les dispositions axées sur l’offre et élaborées sur la base des infrastructures d’irrigation à grande échelle ont dominé le secteur et les gouvernements se sont montrés déterminés à continuer à jouer un rôle actif dans l’exploitation de l’infrastructure publique utilisée pour fournir les services d’irrigation. Il existe dans bien des cas une nette discontinuité d’ordre politique, institutionnel et financier entre la prestation des services d’irrigation et la valorisation des systèmes agraires. Cela s’applique à l’économie d’un grand nombre de pays en développement de premier plan. D’aucuns diront que si l’agriculture irriguée connaît des échecs, c’est en grande partie parce qu’elle s’est essentiellement intéressée à la fourniture d’eau et pas assez à la productivité des systèmes agricoles et à leur capacité d’ajustement aux marchés agricoles.

Augmentation de l’investissement privé dans l’irrigation

L’investissement dans les grands projets d’irrigation a augmenté dans les années 70, a baissé de plus de 50 pour cent dans les années 80, puis a continué à décliner dans les années 90. Au cours des quarante à cinquante dernières années, la majorité des projets d’infrastructure liés à l’eau ont été financés par le secteur gouvernemental avec une participation significative des banques de développement international. Les coûts d’aménagement de nouvelles terres irriguées ont sensiblement augmenté ces dernières années; ainsi ces coûts se sont accrus de plus de 50 pour cent aux Philippines et de 40 pour cent en Thaïlande et ont presque triplé au Sri Lanka. Avec la baisse du prix des produits agricoles, il est difficile de justifier l’aménagement de nouveaux projets d’irrigation. Les capacités financières font défaut à la fois pour construire de nouvelles infrastructures et pour moderniser les installations existantes et garantir la viabilité des systèmes.

Récemment, les financements privés pour les grands projets d’infrastructure du secteur de l’eau et pour les systèmes de petite irrigation ont augmenté de façon notoire. Selon la Banque mondiale, 15 pour cent des infrastructures sont à l’heure actuelle financées par des fonds privés et cette évolution tend à s’accentuer. L’exploitation des eaux souterraines s’est révélée particulièrement intéressante pour les investissements privés en raison du niveau de maîtrise qu’elle permet.

La réforme de l’irrigation: modernisation et partage des responsabilités

Pendant la révolution verte des années 60 et 70, la priorité était de mettre l’eau à la disposition des agriculteurs pour l’irrigation. Les gouvernements ont organisé la mise en place et la gestion des systèmes d’irrigation de surface par l’entremise des organismes du secteur public. Certains aménagements à grande échelle ont été mal conçus, avec des équipements de drainage insuffisants, ce qui a provoqué la dégradation des sols. La gestion des systèmes n’a souvent pu répondre aux besoins des utilisateurs, et en particulier des petits exploitants et des secteurs sans poids social ni politique. Les droits des utilisateurs n’ont pas été perçus, ou n’ont pas été appliqués au bon fonctionnement et à l’entretien du système. De gros travaux de réhabilitation se sont révélés nécessaires; comme les gouvernements et les organismes internationaux de crédit ont eu du mal à rassembler des fonds à cet effet, il est devenu évident que le cadre économique et social des grands aménagements d’irrigation avait besoin d’être réformé.

Les efforts de réforme se sont concentrés sur le transfert aux agriculteurs, regroupés en associations d’usagers, de la responsabilité du fonctionnement et de l’entretien des systèmes d’irrigation. Ces changements ont mis en évidence la nécessité de mettre en place et de perfectionner les capacités de gestion des intéressés, tout en restreignant le rôle de l’administration du système d’irrigation à la fonction de prestataire de service d’approvisionnement en eau. Le partage des responsabilités à lui seul risque de ne pas suffire si l’on ne s’attaque pas aux défauts de la conception ou du fonctionnement et/ou à la rénovation des infrastructures. La modernisation de l’irrigation est un processus qui suppose le transfert d’une irrigation axée sur l’offre à une irrigation tournée vers le service de l’eau. Elle implique des changements institutionnels, organisationnels et technologiques et fait passer l’irrigation d’une optique de sécurisation à une optique de production. La modernisation et le transfert de certaines responsabilités de gestion des systèmes d’irrigation publics aux associations d’usagers de l’eau et aux compagnies de prestation de services ont été réalisés dans plusieurs pays comme le Mexique, la Chine et la Turquie, et se sont révélés profitables dans certains cas. Néanmoins, c’est souvent sans conviction que les gouvernements ont arrêté les politiques complémentaires et réformes institutionnelles qui sont nécessaires pour créer un environnement adapté au bon fonctionnement des nouveaux organismes de gestion de l’irrigation. Le processus d’autonomisation des intéressés marginalisés, dont les petits exploitants, et d’élimination des influences politiques de la gestion de l’irrigation n’est pas encore terminé. Plusieurs facteurs rendent le transfert de la gestion de l’irrigation complexe. Il y a d’abord la nécessité d’améliorer le statut des intéressés pauvres pour qu’ils puissent négocier à égalité avec leurs partenaires plus favorisés, et de résoudre les conflits entre les utilisateurs en amont et en aval. Ensuite, il se peut que les coûts de transaction des systèmes basés sur les associations d’usagers de l’eau soient plus élevés que les droits qu’exigeaient les dispositifs de gestion plus centralisés lorsqu’ils fonctionnaient correctement. Enfin, il est difficile de déterminer la part des risques financiers et opérationnels et des responsabilités lorsqu’une grosse infrastructure est transférée à des associations d’usagers ou à des entreprises de services qui ne sont pas préparés à faire face à une telle charge.

Equité entre les hommes et les femmes en irrigation

L’équité entre les hommes et les femmes en irrigation est un enjeu important. Les femmes sont un partenaire important dans la lutte pour la réduction de la pauvreté, la production alimentaire en agriculture irriguée et non irriguée et pour ce qui concerne la responsabilité d’assurer et d’offrir une nutrition suffisante au niveau du ménage. Une grande partie des personnes pauvres sont des ruraux (70 pour cent selon les estimations) et la pauvreté rurale s’est féminisée à mesure que les hommes en âge de travailler quittent les campagnes appauvries pour rejoindre les milieux urbains plus prometteurs, ou qu’ils sont recrutés de force par les factions belligérantes, laissant derrière eux les femmes, les personnes âgées, les malades et les enfants. Dans les zones rurales touchées par des conflits endémiques, les éventuelles infrastructures existantes se délabrent ou sont détruites de manière injustifiée et l’insécurité s’installe, ce qui alourdit encore les charges qui pèsent sur les femmes. Les ménages dirigés par les femmes sont notoirement les plus pauvres parmi les pauvres. Malgré le parti pris qui veut que les «femmes n’irriguent pas», il est maintenant admis qu’elles participent activement à l’irrigation des terres en y déployant beaucoup de compétence (voir encadré 8).

ENCADRÉ 6 L’ATTRIBUTION DES TERRES ET L’INDÉPENDANCE ÉCONOMIQUE

Une récente étude menée à Dakiri, au Burkina Faso, indique que l’attribution distincte de parcelles plus petites aux hommes et aux femmes donne de meilleurs résultats que l’allocation de plus grandes superficies au chef du ménage, puisqu’elle permet d’obtenir des rendements plus élevés et des retombées sociales plus importantes. Lorsque les hommes et les femmes disposent de parcelles irriguées, la productivité des terres et de la main d’œuvre est meilleure que dans les ménages où seuls les hommes irriguent. Les femmes sont aussi bonnes ou même meilleures que les hommes dans la pratique de l’agriculture irriguée et celles qui ont obtenu qu’on leur attribue une parcelle irriguée sont fières de leur capacité accrue de participation aux besoins de leur ménage. Les femmes préfèrent contribuer au mieux-être de leur ménage en travaillant sur leurs propres parcelles plutôt que de servir de main d’œuvre supplémentaire sur celles de leurs maris ou sur les périmètres collectifs. A mesure qu’elles deviennent moins dépendantes de leurs maris sur le plan économique, elles peuvent aider leurs familles et augmenter leurs propres possibilités d’augmentation patrimoniale en acquérant du bétail. Le fait de posséder une parcelle personnelle améliore considérablement la position de négociation de la femme au sein de son foyer et constitue un motif defierté pour le ménage et la communauté.

Source: OECD/DAC, 1998.

Amélioration de la productivité de l’utilisation d’eau en agriculture

Souvent, l’amélioration de la productivité de l’utilisation d’eau se mesure en termes de production agricole exprimée par m3 d’eau: il s’agit de «produire plus avec moins d’eau». Les agriculteurs les mieux avisés sur le plan économique peuvent préférer cibler un revenu maximum par m3, soit obtenir «plus de revenus par mètre cube d’eau», alors que les décideurs locaux et les politiciens cherchent à maximiser les emplois et les revenus engendrés par les cultures et leurs dérivés, c’est-à-dire à créer «plus d’emplois par mètre cube d’eau». Au sens large, l’augmentation de la productivité en agriculture a pour objet d’utiliser au mieux chaque volume d’eau prélevé pour en tirer le plus d’avantages et de bien-être possibles.

La technologie permet d’appliquer précisément les quantités optimales d’eau au meilleur moment pour le développement des cultures. Par exemple, l’irrigation au goutte à goutte peut répondre de manière précise aux besoins des plantes en apportant l’eau en quantité nécessaire et au bon moment dans la zone racinaire du sol. Les parcelles d’irrigation peuvent être irriguées avec précision grâce aux dispositifs de nivellement assistés par laser. Lorsque ces techniques sont utilisées dans des régions où l’eau est rare et que le rapport économique de la production est élevé, elles permettent aux agriculteurs de réaliser des bénéfices considérables. L’application des technologies avancées dépend du niveau d’investissement et d’équipement, ainsi que des mesures économiques d’incitation à les rentabiliser. A l’origine, la plupart des aménagements d’irrigation du monde ont été mis en place pour tirer parti de ressources en eau qui étaient inutilisées. Il n’est pas surprenant que l’efficience d’utilisation de l’eau ne progresse que lentement aux endroits où l’eau est bon marché parce qu’elle n’a pas d’autre utilité et offre peu de perspectives ou qu’elle est subventionnée. En fait l’amélioration de l’efficience peut être un processus lent et laborieux nécessitant d’importants efforts de modernisation et par conséquent l’amélioration de l’environnement technologique et des connaissances et capacités des irrigants.

La productivité de l’utilisation d’eau, dans la perspective de l’économie d’un pays, vise essentiellement l’amélioration du rendement économique net de chaque dollar investi dans l’utilisation de l’eau, ce qui favorise les investissements dans les secteurs municipaux et urbains. Il se peut toutefois qu’un tel point de vue ne reconnaisse pas tous les effets bénéfiques, sociaux et écologiques, de l’agriculture.

Diversification des cultures

La diversification des cultures que permet l’irrigation a une influence positive sur la sécurité alimentaire dans les zones rurales éloignées en ce qu’elle favorise une saison de végétation plus longue et un régime alimentaire plus sain et diversifié, contenant davantage de produits frais. A moyenne échelle, la diversification des cultures renforce l’économie rurale et diminue les incertitudes liées aux fluctuations des marchés qui frappent les monocultures. Ainsi en Asie, en 1990, les céréales, les légumineuses et les autres cultures représentaient 66 pour cent, 8 pour cent et 26 pour cent de l’ensemble des superficies cultivées. En 1997, ces chiffres étaient respectivement de 56 pour cent, 7 pour cent et 37 pour cent, mais la production de céréales par habitant avait néanmoins augmenté grâce à de meilleurs rendements. Les systèmes d’irrigation conçus pour la culture des céréales ne sont souvent pas suffisamment réglementés ni équipés des ouvrages de régulation de l’eau nécessaires à la diversification des cultures. La diversification exige également de meilleures capacités de gestion: en effet, il ne suffit pas de produire des cultures variées, il faut encore les commercialiser. Le choix des agriculteurs en matière de cultures est influencé par des facteurs économiques tels que le marché et la disponibilité en main d’œuvre. Les technologies de pompage peu coûteuses, ainsi que les initiatives et capitaux privés, ont favorisé l’expansion de systèmes culturaux diversifiés.


Page précédente Début de page Page suivante