Page précédente Table des matières Page suivante


CRISES ALIMENTAIRES, SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ET PROGRÈS ÉCONOMIQUES DANS LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT - Mwita Rukandema et A.A. Gürkan[44]


Le présent exposé avance que les catastrophes fréquentes et souvent prolongées qui conduisent à des crises alimentaires dans les pays en développement constituent une grave menace pour leur progrès économique et social et leur sécurité alimentaire à long terme. Dans la section 1, des notions clés telles que catastrophes et crises alimentaires sont définies alors que les sections 2 et 3 réexaminent la situation actuelle, les tendances et les causes des crises alimentaires de ces des vingt dernières années. L'analyse montre que l'Afrique subsaharienne est la sous-région la plus touchée. La section 4 examine les incidences potentielles de divers types de catastrophes sur les économies en développement, et présente en même temps certains exemples. Une analyse discriminante est utilisée pour étudier l'interdépendance des relations entre la sécurité alimentaire et une série de variables socioéconomiques. Elle montre que le groupe de pays en développement les plus vulnérables à l'insécurité alimentaire se caractérise notamment par un bas niveau de développement socioéconomique et une faible croissance économique, un taux élevé de crises alimentaires et un coût global des importations très élevé par rapport aux recettes d'exportation. En dernier lieu, les niveaux de productivité agricole dans les régions en développement sont évalués et le fardeau de la dette de l'Afrique subsaharienne est mis en évidence. La section 5 conclut en soulignant les incidences des diverses conclusions de l'exposé au plan des politiques, la principale étant que les pays en développement, avec l'aide de la communauté internationale, devraient appliquer des mesures visant à réduire leur vulnérabilité aux catastrophes et à en atténuer les impacts, ainsi qu'à renforcer leur performance économique. Pour les pays les plus pauvres et très endettés, les créanciers doivent réduire de façon spectaculaire ou effacer les dettes afin que ces pays aient davantage de ressources à investir.

1. Introduction

Selon le Système mondial d'information et d'alerte rapide sur l'alimentation et l'agriculture (GIEWS) de la FAO, un pays est confronté à une urgence alimentaire lorsqu'une insuffisance, provoquée par une catastrophe, de ses disponibilités alimentaires globales par rapport aux besoins de consommation dans une année donnée ne peut pas être entièrement résorbée par les ressources propres du pays et qu'il doit par conséquent faire appel à une aide alimentaire extérieure. En l'absence d'une telle aide, la population ou une proportion importante de celle-ci serait victime d'une grave malnutrition ou dans des cas extrêmes, de la famine.

La pénurie peut être causée par une catastrophe naturelle ou par une catastrophe provoquée par l'homme, ou encore par les deux. Une catastrophe est définie comme une perturbation grave du fonctionnement d'une communauté ou d'une société entraînant des dommages humains, matériels, économiques ou environnementaux généralisés, qui dépassent la capacité de la population touchée à y faire face seule (UNISDR, 2002). Les catastrophes naturelles sont causées par des événements (ou des dangers naturels) tels que les tremblements de terre, l'activité volcanique, les sécheresses, les inondations, les glissements de terrain, les cyclones tropicaux, les ravageurs et les infestations par les maladies, etc. Par ailleurs, les catastrophes provoquées par l'homme sont causées principalement par les guerres et les crises financières/économiques. Toutefois, ce qui peut paraître être une catastrophe naturelle peut en fait être le résultat indirect d'activités humaines qui portent atteinte à l'environnement. Par exemple, la cru d'une rivière peut être due à une forte sédimentation du sol résultant d'une grave érosion dans le bassin hydrographique, qui à son tour est causée par la déforestation et la dégradation des terres. Les activités humaines qui portent atteinte à l'environnement entraînent pour les communautés locales une augmentation de la vulnérabilité aux catastrophes. En outre, il peut arriver qu'une catastrophe naturelle frappe un pays déjà touché par une catastrophe provoquée par l'homme. Ces dernières années par exemple, le Pakistan a été victime à la fois de la guerre civile et de graves sécheresses.

Il est désormais largement reconnu que les catastrophes naturelles, en particulier les sécheresses et les inondations, sont de plus en plus fréquentes et de plus en plus graves. Les faits montrent également que les catastrophes provoquées par l'homme, en particulier les conflits armés, ont augmenté régulièrement au cours des vingt dernières années. Les pays en développement, surtout les plus pauvres, portent le poids des catastrophes mondiales et en souffrent de façon disproportionnée parce qu'ils n'ont ni les moyens de s'y préparer ni ceux de procéder par la suite aux réparations ou à la reconstruction des infrastructures endommagées. Les gouvernements doivent réaffecter les maigres ressources allouées à des programmes de développement grandement nécessaires à des activités de reconstruction ou au paiement de la facture globale des importations qui augmente, compromettant ainsi le développement économique et social, ainsi que la sécurité alimentaire à long terme. Associé au coût élevé du service de la dette extérieure, le coût supplémentaire des catastrophes est paralysant pour les pays pauvres.

2. Situation actuelle en matière de crise alimentaire

Le tableau 1 montre qu'en juillet 2003, environ 36 pays dans le monde étaient touchés par une crise alimentaire, dont 23 en Afrique (64 pour cent), 7 en Asie (19,4 pour cent), 4 en Amérique latine (11,1 pour cent) et 2 en Europe (5,5 pour cent). En Afrique, la cause principale est la guerre civile qui touche 14 des 23 pays, soit 61 pour cent, suivie par la sécheresse (11 pays, soit 48 pour cent). En Asie, la principale cause est la sécheresse, en particulier en Asie centrale où l'impact de la grave sécheresse de l'année 2000 se fait toujours sentir et où l'aide alimentaire continue d'être nécessaire. En Amérique centrale, l'effondrement des cours internationaux du café a laissé des milliers de familles sans ressources, puisque les travailleurs des plantations ont été licenciés en masse. En Europe, de nombreuses familles déplacées et de nombreux réfugiés en Tchétchénie (Fédération de Russie), en Serbie-et-Monténégro, ont besoin d'une aide alimentaire pour survivre, à la suite des guerres civiles qui ont eu lieu ou qui se poursuivent. Il faut noter que, même si un pays peut avoir récemment émergé d'une catastrophe comme par exemple l'Afghanistan, la Sierra Leone, l'Angola, une crise alimentaire peut perdurer pendant plusieurs années. De plus, plusieurs pays sont touchés par deux ou plusieurs catastrophes à la fois (par exemple la Somalie, le Soudan, le Zimbabwe, l'Afghanistan, l'Irak), ce qui rend l'urgence très complexe.

Tableau 1. Pays confrontés à une crise alimentaire en juillet 2003 (total: 36 pays)

Région/Pays

Raison de la crise

Région/Pays

Raison de la crise

AFRIQUE (23 pays)

ASIE (7 pays)

Angola

Guerre civile

Afghanistan

Sécheresse et guerre

Burundi

Guerre civile

Géorgie

Sécheresse récente

Cap-Vert

Sécheresse

Iraq

Guerre, sécheresse récente

République centrafricaine

Guerre civile

République démocratique de Corée

Problèmes économiques, inondations récentes

République démocratique du Congo

Guerre civile

Mongolie

Sécheresse, hivers rigoureux

Côte d'Ivoire

Guerre civile

Tadjikistan

Sécheresse récente

Erythrée

Sécheresse, guerre récente

Timor oriental

Sécheresse

Éthiopie

Sécheresse, guerre récente



Guinée

Réfugiés de pays voisins

AMÉRIQUE LATINE (4 pays)

Kenya

Sécheresse

El Salvador

Effondrement des cours du café

Lesotho

Sécheresse, gel

Guatemala

Effondrement des cours du café

Libéria

Guerre civile

Honduras

Effondrement des cours du café

Madagascar

Sécheresse, perturbations économiques

Nicaragua

Effondrement des cours du café

Mauritanie

Sécheresse

EUROPE (2 pays)

Mozambique

Sécheresse, inondations récentes

Fédération de Russie (Tchétchénie)

Guerre civile

Sierra Leone

Guerre civile

Serbie et Monténégro

Guerre récente

Somalie

Guerre civile, Sécheresse

Serbie-et-Monténégro

Guerre récente

Soudan

Guerre civile, Sécheresse



Swaziland

Sécheresse



Tanzanie

Sécheresse, réfugiés



Uganda

Guerre civile, Sécheresse



Zimbabwe

Sécheresse, troubles économiques



Selon les dernières estimations de la FAO (juillet 2003), le nombre de personnes touchées par une crise alimentaire dans le monde et ayant besoin d'une aide alimentaire serait d'environ 70 millions, comparé à une moyenne de 64 millions ces trois dernières années.

3. Evolution récente des crises alimentaires

Depuis la moitié des années 80, les crises alimentaires augmentent régulièrement dans le monde entier (Graphique 1). Ce graphique, fondée sur la base de données FAO/GIEWS, montre également que pour certaines années (par exemple 1993, 1995, 1998 et les années suivantes), certains pays ont dû faire face à plusieurs catastrophes pendant la même année.

Graphique 1. Évolution des crises alimentaires dans le monde

Le graphique 2 montre que les catastrophes provoquées par l'homme augmentent depuis environ 1990.

Graphique 2. Evolution des causes des crises alimentaires

Par ailleurs, après une pointe en 1984, les catastrophes naturelles ont considérablement fluctué jusqu'en 1997 environ, année à partir de laquelle elles ont commencé à augmenter. Les principales causes ont été des événements hydrométéorologiques extrêmes (principalement les sécheresses, les inondations et les cyclones/ouragans).

Le graphique 3 montre l'évolution des crises alimentaires par région. L'Afrique subsaharienne est celle qui en a connu le plus grand nombre au cours des vingt dernières années (entre neuf et 28). Le nombre de personnes touchées est actuellement estimé à 40 millions, comparé à une moyenne de 27 millions pour les trois années précédentes. Les causes principales ont été les guerres civiles et les sécheresses, suivies des inondations. Une tendance à la hausse est évidente depuis 1996, malgré une petite baisse en 1999. En Asie, bien que le nombre absolu de situations d'urgence soit relativement bas, le nombre de personnes touchées est assez important, et il est estimé actuellement à 32 millions, plus ou moins le même que la moyenne de ces trois dernières années. Le graphique montre une tendance à la hausse mais peu marquée. Les causes principales ont été les inondations et les sécheresses, la crise financière de 1997/98, les hivers exceptionnellement rigoureux en Mongolie et plus d'une décennie de guerre civile en Afghanistan étant autant d'éléments qui ont joué un rôle important. En Amérique latine, la tendance est moins évidente, mais jusqu'en 2002, les crises ont été dues presque entièrement à des catastrophes naturelles, principalement des ouragans, des inondations et des sécheresses. Le pic de 1999 reflète l'ouragan Mitch qui a dévasté plusieurs pays d'Amérique centrale en octobre 1998. En Europe, la tendance témoigne principalement des guerres civiles qui ont eu lieu à l'intérieur de la Communauté des États indépendants (CEI) à la suite de l'effondrement de l'ancienne Union soviétique et de sécheresse très étendue de 1999/2000.

Graphique 3. Évolution des crises alimentaires par région

Afrique

Asie1

1 Englobe les crises du Proche-Orient

Amérique latine

Divers (Europe/CEI)

4. Incidence des catastrophes sur les progrès économiques et la sécurité alimentaire à long terme des pays en développement

4.1 Catastrophes naturelles

Il existe deux principaux types de catastrophes naturelles: celles qui se développent relativement lentement comme les sécheresses et celles dont l'arrivée est rapide comme les inondations, les tremblements de terre, les cyclones/ouragans et les glissements de terrain. Le premier type laisse une marge suffisante pour l'alerte rapide et la préparation, réduisant ainsi les conséquences potentielles, en particulier les pertes de vies humaines. En revanche, une alerte rapide suffisante est presque toujours impossible pour le second type de catastrophes qui laissent habituellement de nombreux blessés sur leur passage. Toutefois, les progrès récents des technologies de l'information, notamment l'utilisation de satellites et de modélisations assistées par ordinateur, offrent davantage de possibilités de déclencher une alerte rapide, même si ces possibilités restent limitées. Par exemple, le fait de pouvoir prévoir l'heure et l'emplacement des cyclones tropicaux a doublé le temps d'alerte à 48 heures depuis 1990 (UNISDR 2002). Du point de vue de la sécurité alimentaire et des progrès économiques dans les pays en développement, les deux paragraphes suivants se concentrent sur les catastrophes causées par trois dangers hydrométéorologiques, à savoir les inondations, les cyclones/ouragans et les sécheresses, lesquels deviennent de plus en plus fréquents et de plus en plus graves et les coûts économiques, sociaux et matériels qu'ils entraînent de plus en plus importants.

Bien que l'impact physique immédiat des inondations et des cyclones/ouragans puisse être limité à une partie relativement petite d'un pays comme une région ou une province, un grand nombre de personnes risquent d'être tuées, plusieurs milliers ou même millions risquent de se retrouver sans abri et des dommages ou des destructions importants risquent d'être infligés aux infrastructures économiques et sociales et aux avoirs de production (routes, ponts, chemins de fer, écoles, hôpitaux, bâtiments publics, lignes électriques, bétails, cultures, usines, logements, etc.). L'UNISDR (2002) conclut que, outre le chiffre estimé de 100 000 vies perdues chaque année à cause des catastrophes naturelles, le coût planétaire pourrait dépasser les 300 milliards de dollars É.-U. par année d'ici 2050, si l'impact probable du changement climatique n'est pas contrecarré de façon efficace. Le manque de capacité à limiter les incidences des catastrophes reste une grande faiblesse des pays en développement, en particulier les plus pauvres qui sont également confrontés à des niveaux élevés de risques de catastrophes en raison des interactions néfastes entre les activités humaines induites par la pauvreté et l'environnement.

L'impact des sécheresses tend à se généraliser, couvrant la totalité d'un pays ou même l'ensemble d'une région comme cela a été le cas en Afrique australe récemment et en Asie centrale en 2000. Toutefois, hormis les pertes que les sécheresses provoquent sur les cultures et la production animale et parfois les brusques réductions de l'approvisionnement hydroélectrique, l'impact sur les infrastructures et les avoirs physiques est minime. De même, les pertes en vies humaines ne sont pas très élevées en raison de l'arrivée peu rapide des catastrophes provoquées par les sécheresses, ce qui donne suffisamment de temps pour déclencher une alerte rapide qui est habituellement suivies par des mesures internationales raisonnablement appropriées et opportunes. Néanmoins, les gouvernements des pays en développement sont contraints de dépenser une plus grande part de leurs maigres ressources en devises étrangères pour financer l'augmentation du coût des importations de nourriture. Comme l'agriculture est aussi le pilier des industries manufacturières et le principal employeur dans les pays en développement, l'impact des sécheresses à l'échelle de l'économie est tel qu'il ralentit gravement ou même inverse la croissance économique. Les grandes fluctuations de la production des cultures irriguées dans les pays d'Afrique subsaharienne sont l'une des principales causes d'instabilité dans les taux de croissance de l'économie dans son ensemble. C'est pourquoi la fréquence de plus en plus rapprochée des sécheresses constitue une grave menace pour le développement économique et social et la sécurité alimentaire à long terme dans les pays en développement. Au niveau des ménages, des sécheresses répétées aggravent la pauvreté et augmentent l'insécurité alimentaire et la malnutrition, qui à leur tour, entraînent des activités humaines qui nuisent aux écosystèmes naturels, augmentant ainsi à nouveau le risque d'autres catastrophes.

4.2 Catastrophes provoquées par l'homme

Les deux principales causes de catastrophes provoquées par l'homme dans le monde d'aujourd'hui sont les crises économiques et les guerres civiles. Des exemples récents de crises économiques sont notamment l'effondrement financier en Indonésie en 1997/98 et en Argentine en 2002, et la crise économique actuelle en Amérique centrale qui a suivi l'effondrement ruineux des cours internationaux du café. En Indonésie, le brusque effondrement de la roupie a envoyé des ondes de choc dans toute l'économie, conduisant à une brusque augmentation du chômage qui a dépassé les 20 millions de personnes et a amené en une année près de 100 millions de gens à vivre en dessous du seuil de pauvreté (FAO 1998). Cet épisode a coïncidé avec la sécheresse provoquée par El Niño qui a fortement réduit la production de paddy et augmenté les besoins d'importation de riz en 1998/99 de près de 50 pour cent, à un moment où les devises étrangères étaient extrêmement rares. En Amérique centrale, des milliers de familles sont actuellement tributaires de l'aide alimentaire internationale à la suite de l'abandon des plantations de café, une importante source de subsistance dans cette sous-région.

Les guerres civiles qui sévissent dans de nombreux pays en développement aujourd'hui, en particulier en Afrique subsaharienne, constituent une autre grande menace pour la sécurité alimentaire à long terme et le progrès économique dans ces pays. La section 2 montre que les crises alimentaires sont concentrées en Afrique subsaharienne et que pour la majorité des pays affectés (61 pour cent), la cause principale est due aux troubles civils. Le coût humain et économique des guerres civiles est toujours énorme. En République démocratique du Congo par exemple, on estime que 3 millions de personnes sont mortes depuis le début de la guerre civile en 1998. Ce sont la plupart du temps des civils tués par des milices armées ou par les maladies touchant les personnes déplacées à l'intérieur du pays, qui sont forcées de vivre dans des conditions inhumaines. D'autres sont mortes de faim. L'Angola, l'Afghanistan, la Sierra Leone et le Soudan ont connu des situations analogues. En général, les budgets militaires conséquents qu'exigent les guerres civiles et le coût direct et indirect incalculable pour les économies peuvent faire régresser l'avancement économique d'un pays de plusieurs dizaines d'années.

Afin d'étudier en détail la relation existant entre crise alimentaire, sécurité alimentaire à long terme et progrès économique et social dans les pays en développement, on a recours à l'analyse discriminante pour établir s'il existe des caractéristiques qui sont différentes de façon consistante dans les pays en développement considérés comme étant relativement vulnérables au plan alimentaire par rapport à ceux qui ne le sont pas. Les estimations de la proportion de personnes souffrant de malnutrition par rapport à la population totale de la FAO sont utilisées pour grouper les pays en développement en deux catégories: ceux où la proportion est supérieure à 15 pour cent sont considérés comme étant davantage susceptibles de se trouver dans une situation d'insécurité alimentaire que ceux pour lesquels ce chiffre est inférieure (FAO 2003a, à paraître). La barre des 15 pour cent comme critère d'appartenance à l'une ou l'autre des catégories est totalement arbitraire. Si des consistances "raisonnables" dans les différences des caractéristiques des deux groupes de pays sont révélées par l'analyse statistique, alors le critère aura démontré son utilité opérationnelle.

Des études entreprises dans d'autres instances (Banque mondiale 2002) suggèrent que les crises alimentaires liées aux conflits sont étroitement associées à la performance économique ainsi qu'à des facteurs sociaux et politiques, qui à leur tour semblent tous étroitement liés à la sécurité alimentaire tant à l'échelon national qu'à celui des ménages. L'étude a recours à un choix d'indicateurs de ce type pour 92 pays en développement pour lesquels on dispose d'estimations afin d'étudier la nature de ces relations. Ces indicateurs sont notamment:

Les estimations de la proportion de personnes souffrant de malnutrition sont les plus récentes dont on dispose et se fondent sur des données relatives à la période centrée autour de l'année 2000. Hormis l'indice de développement humain, qui utilise également des données très récentes, toutes les autres variables sont calculées sur la base de données correspondant à la décennie des années 90. Il a été procédé ainsi de façon à ce que l'on puisse interpréter certaines des associations mises en évidence dans l'analyse pour déduire une causalité dans un sens empirique, étant donné que les indicateurs représentent certains processus qui se produisent de façon chronologique avant les variables d'état qui sont observées à la fin de la période.

L'analyse discriminante est une technique statistique à plusieurs variables qui crée des combinaisons linéaires indépendantes successives de ces variables, de sorte que la moyenne des combinaisons linéaires (ou fonctions discriminantes) pour chacun des groupes soit aussi différente que possible, après contrôle des incidences des fonctions précédentes. Avec seulement deux groupes, comme dans notre cas, on ne peut extraire qu'une seule fonction discriminante, les coefficients de la fonction étant dans ce cas estimés de façon à ce que les valeurs moyennes de la fonction dans chacun des deux groupes soient aussi éloignées les unes des autres. Si, de plus, on découvre que les variances de la fonction dans chacun des deux groupes sont beaucoup plus petites que la variance totale de la fonction, il est possible alors d'attribuer un niveau élevé de confiance (statistique) aux affirmations selon lesquelles les caractéristiques des pays dans les deux groupes, telles que mesurées par les variables sous-jacentes, sont suffisamment différentes les unes des autres.

Ce test statistique montre, qu'avec un niveau de confiance supérieur à 99,999 pour cent[45], les différences entre ces deux groupes de pays sont importantes. Une manière de comprendre la nature des différences est d'examiner les schémas des coefficients de structure ou les corrélations entre les variables et la fonction discriminante proprement dite, ce que représente visuellement le diagramme 1. Les variables ont été placées dans un ordre permettant de refléter la nature de la relation existant entre elles et la fonction discriminante. La structure positive ou les coefficients de corrélation montrent que des valeurs élevées des variables tendent à être associées à des valeurs discriminantes élevées, et vice et versa et que les corrélations négatives indiquent que des valeurs plus petites des variables sont associées à des valeurs discriminantes élevées et vice et versa. Les signes des coefficients contribuent par conséquent à regrouper les variables similaires, alors que l'ampleur détermine la force de la relation existant entre elles. Le coefficient le plus positif est celui de l'indice de développement humain (avec une valeur de 0,96) et le coefficient le plus négatif fait partie du nombre total de crises alimentaires déclarées tout au long des années 90. Grâce à la structure de la relation de chaque variable avec la fonction discriminante, il est également possible de déduire la nature des variables les unes par rapport aux autres, dans le sens de cette dimension discriminante. Cela signifie par exemple que les pays qui ont un indice de développement humain bas sont en général également ceux qui connaissent des crises alimentaires de plus grande ampleur, et inversement.

Diagramme 1. Structure de la fonction discriminante en termes de variables sous-jacentes utilisées pour caractériser les pays

L'examen des conclusions pourrait être plus affiné et plus significatif si l'on conduisait l'analyse à l'aide du vecteur des moyennes des sept variables telles qu'elles s'appliquent aux deux groupes de pays que l'on a divisé selon la proportion de leur population que l'on a estimée victime de la malnutrition. Le diagramme 2 montre la moyenne par groupe des variables dans le même ordre que dans le diagramme 1. Il est évident que les variables qui ont des corrélations positives avec la fonction discriminante donnent également des moyennes plus grandes pour le groupe de pays qui sont en situation de relative sécurité alimentaire (c'est-à-dire avec une plus faible proportion de leur population souffrant de malnutrition), et celles qui ont des corrélations négatives donnent des moyennes plus petites pour le même groupe de pays. Le caractère substantiel de la compatibilité dans les différences est évident:

Diagramme 2. Moyenne des sept variables pour les deux groupes de pays en développement

On voit que l'idée générale de ces conclusions est que l'état de la sécurité alimentaire des foyers à l'échelon national (tel que mesuré par la proportion de la population victime de la malnutrition),à n'importe quel moment, semble dépendre de façon déterminante du niveau de développement et de performance économiques, de la capacité d'accès à des importations de denrées alimentaires pour compléter ce qui peut être produit dans le pays et de la mesure dans laquelle il est possible d'éviter d'être confronté à une crise alimentaire. Peut-être qu'un élément nouveau et significatif qui mérite d'être souligné est que l'autosuffisance alimentaire n'est pas nécessairement un bon indicateur de la sécurité alimentaire. Les preuves données dans notre exemple montrent que l'autosuffisance alimentaire peut effectivement être le résultat de facteurs tels qu'une capacité limitée d'importations qui contraint les pays en développement à se procurer davantage de denrées alimentaires par le biais du commerce international.

4.3 Autres conséquences des catastrophes naturelles et provoquées par l'homme au plan de la sécurité alimentaire

Des crises répétées ou prolongées ont également des effets cumulatifs qui aggravent la pauvreté et compromettent les capacités de développement. Le fait de détourner des ressources d'investissements productifs provoque entre autres la stagnation du secteur agricole, une montée du chômage et une augmentation de la dette nationale. Les questions de la faible productivité agricole et de l'endettement sont brièvement examinées ci-après.

Productivité agricole faible

Le graphique 4 montre la production céréalière par habitant en Afrique, en Asie et en Amérique latine entre 1980 et 2002. En Afrique, la production par habitant n'a pas seulement été très faible (125-175 kg/an), mais elle a également stagné à environ 150 kg/an. Cela s'explique surtout par un recours limitée à des techniques agricoles susceptibles d'accroître la productivité (semences améliorées, engrais, irrigation, tracteurs, etc.) mais également par l'impact de catastrophes fréquentes et souvent prolongées sur le continent. En Asie, la production par habitant est relativement plus élevée (245-288 kg/an) et a enregistré une tendance à la hausse jusqu'en 2000. L'utilisation généralisée de meilleures techniques agricoles et l'intensification de la production sont les principaux facteurs déterminants. Bénéficiant de niveaux élevés de production agricole et de recettes d'exportation, les pays asiatiques sont en général mieux à même d'éviter les crises alimentaires. En Amérique latine, la production par habitant est relativement élevée également (230-280 kg/an) et s'oriente à la hausse depuis 1993. Comme l'Asie, l'Amérique latine a en général les moyens de faire face aux crises alimentaires, sauf pour les pays les plus pauvres d'Amérique centrale comme le Guatemala, le Nicaragua, le Honduras et El Salvador qui ont pâti d'une succession de dangers naturels (El Niño, ouragan Mitch, ouragan George, tremblements de terre) et sont désormais aux prises avec la crise du café.

Graphique 4. Tendances de la production céréalière par habitant, 1980-2002 par région

AFRIQUE

ASIE

AMÉRIQUE LATINE

Fardeau de la dette extérieure

Les difficultés associées à la balance des paiements sont particulièrement aiguës pour les pays de l'Afrique subsaharienne, principalement en raison du niveau élevé de leur dette par rapport à leur capacité de remboursement. Le graphique 5 montre la dette extérieure par habitant de l'Afrique subsaharienne entre 1980 et 2000. Cette dette s'élevait à 175 dollars É.-U. par habitant en 1980 et, après un pic à 400 dollars É.-U. en 1995, s'établissait à environ 300 dollars É.-U. en 2000. La diminution depuis 1996 est due probablement à l'Initiative d'aide aux pays pauvres très endettés (PTE). Néanmoins, le fardeau de la dette est extrêmement lourd pour des pays dont le revenu est en moyenne inférieur à 450 dollars É.-U. par an, environ 100 dollars É.-U. pour les plus pauvres (Ethiopie, Burundi), et dont 50 pour cent de la population vit en dessous du seuil de pauvreté (Banque mondiale 2002, BAD 2003). Si plusieurs facteurs, notamment des termes de l'échange défavorables et des taux d'intérêt internationaux élevés, ont joué un rôle majeur dans l'augmentation du niveau de l'endettement, il est fort probable que les catastrophes répétées ou prolongées y ont contribué pour une part significative. Le service de cette dette pèse lourdement sur la sécurité alimentaire à long terme ainsi que sur le développement économique et social de la sous-région.

Graphique 5. Dette extérieure par habitant en Afrique subsaharienne (dollar É.-U.)

Source: Banque mondiale, FAO.

5. Conclusion et incidences en matière de politiques

Le présent exposé prétend que l'augmentation de la fréquence et de l'intensité des catastrophes constitue une grave menace pour la sécurité alimentaire à long terme et le progrès économique des pays en développement, en particulier pour les plus pauvres qui n'ont pas la capacité de faire face à leurs impacts. De maigres ressources sont détournées de programmes de développement pour être allouées à des activités de réhabilitation et de reconstruction, à des budgets militaires et au paiement de la facture des importations. La région la plus gravement touchée est l'Afrique subsaharienne, qui regroupe actuellement 64 pour cent du total des pays confrontés à des crises alimentaires dans le monde. En ce qui concerne les catastrophes naturelles, les pays en développement ont besoin d'une aide pour créer ou faire fonctionner des systèmes d'alerte rapide efficaces qui utilisent les progrès des techniques de l'information, outre la formation technique nécessaire. Ces pays doivent eux-mêmes encourager des pratiques de gestion de l'eau comme le contrôle des inondations, l'irrigation à petite échelle, la récolte de l'eau, l'aménagement des bassins versants et la planification de l'utilisation des terres de façon à réduire la vulnérabilité aux sécheresses et aux inondations et à en atténuer les incidences. Les guerres civiles sont particulièrement concentrées en Afrique subsaharienne qui pour le moment, représente 82 pour cent du total mondial. Il est également avancé dans le présent exposé que de meilleurs résultats économiques sont essentiels pour empêcher ou atténuer les crises alimentaires provoquées par les conflits. Il est donc nécessaire de fournir une aide efficace aux pays pauvres pour qu'ils parviennent à une croissance économique durable, qu'ils diversifient leurs économies et réussissent à augmenter leur productivité agricole. L'aide internationale doit avant tout être orientée vers les pays les plus pauvres (et ceux qui sont exposés à des conflits). Il est en outre indispensable que les pays développés ouvrent leurs marchés pour permettre une expansion et une diversification des exportations provenant des pays en développement. De plus, il est nécessaire de réduire de façon spectaculaire ou même d'annuler les dettes qui écrasent les pays les plus pauvres de façon à ce qu'ils puissent consacrer davantage de ressources à des investissements intérieurs.

Références bibliographiques

Banque africaine de développement (BAD) 2003. African Development Report.

Banque mondiale. 2002. World Development Indicators.

Banque mondiale. 2003. Breaking the Conflict Trap: Civil War and Development. Policy Research Paper par Paul Collier.

FAO. 1998. GIEWS Special Report: FAO/WFP Crop and Food Supply Assessment Mission to Indonesia. Octobre 1998.

FAO. 2001. Food Emergencies and Outlook - Conference Supplement to Food Outlook.

FAO. 2003a. The State of Food Insecurity in the World 2003, Rome, à paraître.

FAO. 2003b. The Impact of Disasters on Long-Term Food Security and Poverty Alleviation - Policy Implications. Comité de la sécurité alimentaire mondiale. Mai 2003.

PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement). 2003. Human Development Report 2003. Millennium Development Goals: A compact among nations to end human poverty, publié pour le PNUD par Oxford University Press, New York.

UNISDR (Stratégie internationale de prévention des catastrophes des Nations Unies). 2002. Disaster reduction and sustainable development: understanding the links between vulnerability and risk to disasters related to development and environment. Document de synthèse présenté au Sommet mondial pour le développement durable, Johannesburg, 26 aôut-4 septembre 2002.


[44] Mwita Rukandema est économiste principal, Groupe d'alerte rapide, Système mondial d'information et d'alerte rapide sur l'alimentation et l'agriculture et A.A. Gürkan, Chef du Service des denrées de base, Division des produits et du commerce international de la FAO.
[45] La valeur calculée de lambda de Wilk est 0,413, avec une valeur F associée de Fischer de 17,084, ce qui montre que la probabilité d'obtenir une valeur aussi extrême est inférieure à 0,0001, en adoptant l'hypothèse nulle selon laquelle il y a égalité entre les vecteurs moyens des deux groupes. Autrement dit, l'écart entre les valeurs médianes des groupes est significative.

Page précédente Début de page Page suivante