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CHAPITRE 4
POLITIQUES INFLUANT SUR LES INCITATIONS À LA PRODUCTION

4.1 CONTEXTE

Dans tous les pays du monde et à toutes les époques, les responsables politiques se sont intéressés aux prix alimentaires. Ceux-ci ont des répercussions sur la prospérité des agriculteurs, des consommateurs, des intermédiaires, des industries agro-alimentaires, des exportateurs, des importateurs et, par le biais d'effets indirects ou multiplicateurs, sur les revenus et les emplois de nombreux autres secteurs. Il y a plus de deux mille ans, les gouvernements de la Chine commencèrent à acheter des céréales aux agriculteurs à des prix préétablis, et les empereurs romains veillaient à ce que les silos de Rome soient remplis de blé.

Dans les pays pauvres, où les dépenses alimentaires représentent au bas mot la moitié du budget domestique pour une part importante de la population, les prix alimentaires ont acquis une importance sociale et politique dont les pays riches se rendent mal compte. Au cours de la dernière décennie, l'augmentation du prix du pain, du maïs, du riz ou de la viande a provoqué des émeutes en Égypte, en Tunisie, en Jordanie, au Nigéria, en Zambie, en Pologne, en République dominicaine, au Venezuela, en Indonésie et ailleurs.

Le prix du pain a joué un rôle dans la Révolution française:

Le pain de quatre livres, qui constituait l'aliment de base des trois-quarts des Français et des Françaises et qui, en temps normal, consommait la moitié de leur revenu, a vu son prix passer de huit sous pendant l'été 1787 à douze en octobre 1788 et quinze la première semaine de février … Le doublement du prix du pain … signifiait l'indigence … C'est la conjonction de la colère et de la faim qui a rendu possible la Révolution1.

Tous les gouvernements dans le monde sont intervenus d'une manière ou d'une autre sur les prix alimentaires. Dans l'économie de marché américaine, le prix du lait est déterminé autant par des décisions prises à Washington que par les éleveurs laitiers, et le prix du sucre est très supérieur à ce qu'il serait sur un marché libre. La Communauté européenne a tellement manipulé les prix alimentaires qu'à certains moments elle s'est retrouvée avec des montagnes d'excédents céréaliers et de produits laitiers et des lacs de vin. Les consommateurs japonais paient le riz plusieurs fois le prix qu'il coûterait si leur gouvernement en libéralisait l'importation.

Comme le suggèrent ces exemples, le panorama mondial des interventions gouvernementales sur les marchés alimentaires présente une certaine ironie: les pays riches, dont les agriculteurs ne représentent qu'une très faible proportion de la population, tendent à subventionner les producteurs et à pénaliser les consommateurs en maintenant des prix alimentaires artificiellement élevés, et les pays pauvres, dont une proportion beaucoup plus importante de la population tire son revenu de l'agriculture, essaient souvent de maintenir les prix alimentaires en dessous de leurs équivalents internationaux, appauvrissant ainsi davantage leurs agriculteurs au profit de leurs consommateurs urbains. Comme l'ont déclaré Jo Swinnen et Frans van der Zee, «Il existe une tendance générale à adopter des pratiques discriminatoires à l'encontre de l'agriculture dans les pays pauvres et à subventionner les agriculteurs dans les pays riches»2.

Dans le contexte économique du monde actuel, les interventions directes des gouvernements sur les prix alimentaires, ainsi que sur d'autres aspects de l'économie, se font plus rares. Néanmoins, si les préoccupations politiques et économiques suscitées par les prix alimentaires, ainsi que par ceux des autres produits et des intrants agricoles, n'ont pas disparu, on a maintenant recours à des approches plus indirectes pour y répondre.

4.2 PRIX AGRICOLES ET LEURS DÉTERMINANTS

4.2.1 Concepts fondamentaux relatifs aux prix

On peut aborder les prix agricoles sous de nombreux angles: au niveau de la production, ou à celui des grossistes ruraux et urbains et des consommateurs; au moment de la récolte, ou en période de déficit relatif; à la frontière dans le cas des importations et des exportations ou à l'intérieur du pays; en fonction de la qualité du produit, etc. Certaines catégories de politiques cherchent à réduire les écarts entre les prix à la production et à la consommation en améliorant l'efficacité des filières de commercialisation. D'autres tentent de limiter les fluctuations saisonnières des prix en améliorant l'accès aux installations de stockage et les mécanismes permettant aux importations d'arriver au moment où elles sont nécessaires. D'autres encore s'efforcent d'inciter les agriculteurs et les commerçants ruraux à améliorer la qualité des produits livrés afin d'en tirer un prix moyen plus intéressant.

Ces types de politiques occupent une place importante au panthéon des politiques sectorielles, mais il existe des politiques capables d'influer sur toute la constellation des prix agricoles en les faisant monter ou descendre collectivement. Dans ce cas, il vaut mieux considérer les prix agricoles sous l'angle des prix relatifs, ou prix réels. Comme dit plus haut dans ce volume, les prix agricoles réels se calculent par division des prix agricoles nominaux, ou bruts, par les prix d'autres secteurs ou de l'économie dans son ensemble. On peut calculer les prix agricoles réels pour n'importe quel maillon de la filière de commercialisation, mais pour analyser les incitations des producteurs, on se base en général sur les prix à la production.

Quels autres prix faut-il utiliser comme dénominateur dans les calculs? Des indices, puisque référence est faite à des moyennes pondérées de nombreux prix. L'indice des prix le plus fréquemment utilisé est celui des prix à la consommation. Ainsi, le prix réel du riz peut s'exprimer comme le prix du riz divisé par l'indice des prix à la consommation. Ce concept mesure le pouvoir d'achat d'une unité de récolte de riz par rapport à l'ensemble des biens et des services de l'économie. Puisqu'il s'agit d'un ratio et d'un indice, sa valeur ponctuelle n'a pas de sens. En revanche, son évolution d'une année sur l'autre montre les changements de pouvoir d'achat des agriculteurs.

Dans le cadre de l'analyse de politique et de la prise de décision, il est utile de construire des indices sectoriels et sous-sectoriels des prix agricoles pour les prix nominaux et les prix réels, et de ne pas borner l'analyse à la considération des prix de produits individuels. Cela permet de créer et de suivre une mesure des mouvements de prix pour l'ensemble du secteur. Pour calculer l'indice de tous les prix agricoles réels, il faut diviser l'indice des prix agricoles nominaux par l'indice des prix à la consommation. Ce concept compare les incitations des producteurs à leur pouvoir d'achat. Les données requises pour calculer un indice des prix agricoles réels sont disponibles dans chaque pays (prix moyens à la production et quantités totales produites pour chaque produit). Elles sont souvent publiées, mais dans un nombre surprenant de cas, ce type d'indice n'est pas calculé ou tenu à jour. Pour que les responsables soient informés des tendances de fond du secteur, il faut le calculer annuellement.

Dans ces calculs, on peut remplacer l'indice des prix à la consommation par d'autres: indice des prix à la production, déflateur du PIB, indice des prix des intrants agricoles, indice des prix à la consommation non-agricoles, etc. Chaque définition des prix agricoles réels mesure un concept un peu différent, mais toutes expriment sous forme numérique la tendance du pouvoir d'achat de la production agricole3. La déflation d'un indice des prix agricoles par un index des prix des intrants agricoles donne un indice réel indiquant la tendance en matière de rentabilité de la production du secteur, sans tenir compte des changements de productivité. D'un autre côté, sa déflation par l'indice des prix à la consommation fournit un indice du pouvoir d'achat des ménages agricoles en tant que consommateurs.

Quelle que soit leur définition, ces indices apportent une dimension empirique au débat sur l'influence des politiques sur les incitations agricoles et un moyen de suivre dans le temps les performances du secteur en ce qui concerne les prix.

4.2.2 Déterminants structurels des prix agricoles

Des facteurs structurels exercent une puissante influence sur les tendances des prix agricoles réels et limitent à leur tour l'influence des politiques sur les prix du secteur. L'équilibre entre l'offre et la demande est le plus évident d'entre eux. Pour les produits destinés au marché intérieur, une mauvaise récolte se traduit quasi invariablement par une augmentation des prix agricoles réels. Si l'on ne tient pas compte de ces fluctuations à court terme, qui tendent à s'aplanir dans le temps, la tendance des prix à long terme est influencée par les tendances de la croissance de l'offre par rapport à celle de la demande réelle. La réactivité de la demande alimentaire à la croissance des revenus (élasticité de la demande alimentaire par rapport au revenu), tous ménages et denrées alimentaires confondus, tend à se maintenir entre 0,6 et 0,7 dans tous les pays. Cela implique que, dans une économie très simplifiée sans commerce extérieur alimentaire, une croissance de 5 pour cent des revenus agrégés réels de l'économie entraînerait une demande d'augmentation de la production alimentaire de 3 à 3,5 pour cent. Une croissance plus rapide que cela de la production alimentaire tendrait à déprimer les prix agricoles réels, une croissance plus lente tendrait à les pousser à la hausse4.

Cette relation change lorsque les importations peuvent compenser l'insuffisance de la production et que les exportations permettent d'écouler l'offre excédentaire, bien que toutes les denrées alimentaires de base ne soient pas facilement importables ou exportables. Grâce aux exportations, l'agriculture enregistre une croissance beaucoup plus rapide que si elle demeure cantonnée à la seule augmentation de la demande intérieure. Lorsqu'il existe des possibilités d'échanges commerciaux, les coûts de transport international et de manutention creusent un écart entre le prix FOB à l'exportation et le prix CAF à l'importation d'une marchandise dans un pays donné. C'est dans la plage ainsi créée que l'offre et la demande intérieures et les mesures de politique pourront influer sur les prix.

Les possibilités d'échanges commerciaux internationaux assujettissent les prix intérieurs à un autre facteur structurel: les tendances des prix des marchés mondiaux. Pendant quasiment tout le siècle dernier, la croissance constante de la productivité agricole à l'échelle mondiale a empêché les prix agricoles internationaux de suivre la poussée des prix des biens industriels et ils ont décliné en termes réels. Binswanger et al. ont mesuré que les prix agricoles internationaux réels avaient baissé de 0,5 à 0,7 pour cent par an entre 1900 et 19845. Indépendamment des politiques intérieures, ces tendances ont déprimé les prix agricoles réels dans tous les pays. En outre, les subventions à l'agriculture des économies développées ont abaissé le prix de leurs exportations agricoles vers les pays pauvres, avec des répercussions considérables sur les prix des marchés mondiaux, comme on l'a vu au chapitre 3.

En résumé, trois facteurs structurels importants influent sur les tendances des prix agricoles réels intérieurs dans toutes les économies: les tendances de l'offre et de la demande intérieures, les tendances à long terme des prix internationaux et l'existence d'exportations subventionnées sur les marchés mondiaux. Nonobstant ces facteurs, la politique économique intérieure exerce elle aussi une influence sur les prix agricoles réels par le biais d'instruments macroéconomiques et sectoriels. La politique tarifaire et commerciale, la politique de taux de change et la politique budgétaire constituent les trois volets de la politique macroéconomique qui influent le plus sur les prix réels au niveau sectoriel. Chacune d'entre elles est abordée ci-après.

4.3 POLITIQUE COMMERCIALE6

4.3.1 Problèmes de base

De par son influence sur les prix et les quantités de produits concurrents importés dans le pays et ses effets sur les prix intérieurs perçus pour les exportations, la politique commerciale a le pouvoir d'encourager ou de dissuader la production. Les politiques qui renchérissent les importations sur le marché intérieur sont dites protéger l'économie. Les principaux instruments de la politique commerciale sont les droits de douane et les contingentements, ainsi que divers types de mesures d'incitation à l'exportation. Dans certains cas, on adopte une combinaison de quotas et de droits de douane («contingents tarifaires») par laquelle les droits de douane augmentent quand les importations dépassent une quantité spécifiée.

La politique commerciale fait l'objet de négociations internationales intensives depuis des décennies. Depuis les désastreuses guerres tarifaires des années 30, le but des négociations est le démantèlement progressif des barrières aux échanges internationaux. Les spécialistes du monde entier conviennent qu'un protectionnisme excessif, non seulement incite les partenaires commerciaux à mettre en place des mesures de protection en représailles, mais aussi conduit à des inefficacités dans la structure productive du pays lui-même, puisqu'il fait disparaître les pressions génératrices d'augmentations de productivité et de réallocation des ressources productives à des gammes de produits plus compétitifs.

De nombreux pays en développement ont largement profité de l'élargissement du commerce international ces dernières décennies. Ainsi, Eugenio Diaz-Bonilla et Lucio Reca ont souligné que la région Amérique latine et Caraïbes a bénéficié pendant des décennies d'un solde net du commerce agricole positif et en augmentation jusqu'à environ 20,2 milliards de dollars en 19967.

Les bénéfices dérivés d'une augmentation du volume des échanges internationaux incitent les pays en développement à les encourager et à veiller à l'équité des règles du commerce international. Cependant, depuis la fin du Cycle d'Uruguay, les pays développés ont davantage augmenté leurs exportations que les pays en développement et certains se sont montrés préoccupés par le maintien du protectionnisme agricole dans les pays développés. Des problèmes de cette nature occupent une place dominante dans la dernière ronde de négociations commerciales.

Au cours de la dernière décennie, la protection agricole a diminué beaucoup plus lentement que la protection industrielle. Thimothy Josling a analysé la mosaïque tarifaire existant dans le monde et écrit:

… les droits de douane sur les produits manufacturés ont maintenant atteint des niveaux modestes dans la plupart des pays industrialisés et dans un nombre croissant de pays à revenus moyens et faibles. Beaucoup sont compris entre 5 et 10 pour cent. En revanche, les droits agricoles sont en moyenne supérieurs à 40 pour cent, avec des crêtes («super-tarifs») de plus de 300 pour cent … qui, de fait, bloquent les échanges commerciaux …
Les importations de produits laitiers canadiens constituent un exemple bien connu de ce type de super-tarifs: les droits sont de 351 pour cent sur le beurre et de 289 pour cent sur le fromage. Même en l'an 2000, ils seront encore à 299 et 246 pour cent respectivement … les droits de douane sur la volaille sont supérieurs à 200 pour cent au Canada. Les États-Unis d'Amérique ont des super-tarifs pour le sucre et les produits laitiers, tout comme le Japon pour les céréales, le sucre et les produits laitiers»8.

Dans une analyse détaillée des développements tarifaires à la suite de l'Accord sur l'agriculture du Cycle d'Uruguay, N. Hag Elamin explique en quoi l'application de cet accord a été défavorable aux pays en développement:

La mise en place d'une série de règles sur l'accès aux marchés constitue l'une des principales réussites de l'Accord sur l'agriculture (AsA) et une contribution essentielle à l'amélioration de la prévisibilité et la sécurité du commerce. Toutefois, ce qui importe pour que les échanges puissent avoir lieu … c'est le niveau des droits de douane et autres conditions d'accès, qui sont spécifiques aux pays … Des tarifs élevés sur les produits alimentaires des zones tempérées et faibles sur les produits tropicaux [constituent] le schéma classique du profil tarifaire dans de nombreux pays développés. La raison en est simple - les produits importés de la zone tempérée concurrencent la production intérieure, ce qui n'est pas le cas des autres produits. Cette différence se reflète également dans les taux de réduction des droits depuis leur niveau de base jusqu'aux niveaux finaux - alors que les droits appliqués à l'ensemble des produits tropicaux ont été abaissés de 43 pour cent en moyenne, les taux de réduction des droits afférents aux autres groupes de produits ont été plus faibles (exemple: 26 pour cent sur les produits laitiers). L'AsA exigeait une réduction globale de 36 pour cent (moyenne simple) pour les produits agricoles - or les pays développés ont dépassé cet objectif d'un point de pourcentage.
À ce propos, un point mérite d'être signalé - de nombreux produits tropicaux étaient déjà soumis à des droits de douane très faibles (exemple: 5 à 10 pour cent), de sorte qu'il a été possible de les réduire même fortement (exemple: de 50 pour cent) sans créer de perturbations sur les marchés intérieurs. Certains observateurs se sont déclarés sceptiques quant à l'effet sur l'accès aux marchés de ces réductions relativement fortes des droits applicables aux produits tropicaux. Dans de nombreux cas, les taux sont tombés si bas (1 à 2 pour cent) qu'ils ont reçu le nom de «droits-nuisances». À l'inverse, les tarifs appliqués aux produits de la zone tempérée pendant la période de base étaient très élevés - souvent supérieurs à 100 pour cent -, de sorte que même s'ils subissent une nouvelle réduction de 20 à 25 pour cent, la protection à la frontière restera toujours considérable.
Les tarifs consolidés appliqués à ces produits se sont avérés très élevés pour plusieurs raisons:
Il ressort d'une récente étude de l'OCDE … que la protection effective à la frontière des produits agricoles était plus élevée en 1996 qu'en 1993 dans huit des dix pays de l'OCDE (l'UE étant comptée comme un pays) couverts par l'étude, les deux exceptions étant l'Australie et la Nouvelle Zélande 9.

Une autre préoccupation majeure des pays pauvres est l'existence généralisée de subventions à l'exportation des produits agricoles dans les pays riches. Elles ont pour effet de baisser les prix pour les agriculteurs des pays pauvres et tendent donc à aggraver le problème de la pauvreté rurale. Pour citer Josling:

Le recours aux subventions à l'exportation sur les marchés agricoles pose de sérieux problèmes aux pays qui s'efforcent de développer une agriculture compétitive10.

Cet effet ne découle pas seulement des subventions explicites à l'exportation. Les subventions à la production agricole pratiquées sous diverses formes par les pays riches contribuent à une offre excessive de produits agricoles, qui amplifie la tendance à la baisse des prix agricoles réels sur les marchés mondiaux.

Les pays en développement peuvent réagir à cette situation de deux manières: renforcer leur participation collective aux négociations sur le commerce international (ce qu'ils font à présent) et mettre en œuvre des mesures de politique intérieure pour limiter les dommages économiques provoqués par les distorsions de la politique dans d'autres pays. La plus importante source de résistance des agriculteurs à la libéralisation des échanges commerciaux est la crainte que des importations à bas prix fassent chuter les prix intérieurs à des niveaux non-rentables ou, pour les agriculteurs de subsistance, à des niveaux synonymes de privation pour leurs familles. Ces préoccupations sont légitimes, surtout pour les pays en développement déjà confrontés à de graves problèmes de pauvreté rurale. Le défi que la politique doit relever est de répondre à ces préoccupations sans tomber dans le piège du protectionnisme, qui va à l'encontre du but recherché.

Les cultures de base qui constituent la principale source de nourriture et de revenu pour les familles pauvres méritent un traitement spécial de la part de la politique commerciale. La libéralisation des échanges commerciaux est bénéfique quand elle permet à la main d'œuvre d'apprendre des méthodes de production plus efficaces et de nouveaux métiers. En général moins bien éduquées, les familles rurales pauvres auraient la plus grande difficulté à apprendre de nouveaux métiers. En outre, il leur est difficile d'investir dans une technologie agricole améliorée à cause des faiblesses bien connues du crédit rural et des marchés fonciers. La société n'offre à ces familles aucun filet de sécurité pour les aider à s'ajuster, comme ce serait le cas dans les pays développés. C'est en partie pour ces raisons que le Mexique a négocié des droits de douane de 100 pour cent sur le blé pendant 15 ans dans le cadre de l'ALENA et que, pour la période 1999–2001, l'El Salvador, le Nicaragua et Panama ont réaugmenté les droits de douane sur les céréales importées après plusieurs années de baisse tarifaire.

L'agriculture de l'Asie centrale a également rencontré des difficultés pendant le processus de libéralisation du marché. Avec le passage aux règles du marché, en ce qui concerne mise en marché, commerce et prix, les performances agricoles ont été médiocres, la productivité faible, de nombreuses exploitations ont failli financièrement, les systèmes d'irrigation sont devenus hors d'usage, et la pauvreté rurale s'est aggravée11.

C'est peut-être en pensant à ces problèmes que Dani Rodrik a élaboré son approche réfléchie et pragmatique d'une politique commerciale pour les pays en développement, dans laquelle le niveau de développement atteint par le pays devient un critère du degré de libéralisation:

… la nature de la relation entre politique commerciale et croissance économique demeure une question non résolue. Le problème est loin d'avoir été réglé empiriquement. De fait, il existe des raisons de se montrer sceptique quant à l'existence supposée d'une relation générale et sans ambiguïté entre l'ouverture des échanges commerciaux et la croissance. Selon toutes probabilités, cette relation est aléatoire et dépend de multiples caractéristiques nationales et extérieures. Le fait que pratiquement tous les pays plus avancés aujourd'hui aient commencé leur croissance à l'abri de barrières tarifaires et n'aient réduit la protection que par la suite, constitue certainement un début de réponse. Par ailleurs, la théorie moderne de la croissance endogène apporte une réponse ambiguë à la question de savoir si la libéralisation des échanges commerciaux favorise la croissance. La réponse varie selon que les forces de l'avantage comparatif dirigent les ressources de l'économie vers des activités génératrices de croissance à long terme (grâce aux externalités de la recherche et du développement, à la diversification des produits, à l'amélioration de leur qualité, etc.) ou qu'elles les en détournent.
De fait, la complémentarité entre incitations du marché et institutions publiques, que j'ai soulignée à maintes reprises, a joué un rôle tout aussi important dans les performances commerciales. En Asie orientale, l'impulsion donnée par le gouvernement aux exportations pendant les phases précoces de la croissance a fait l'objet d'une abondante littérature. … Même au Chili, modèle du marché libre, la réussite des exportations après 1985 a été liée à un large éventail de politiques gouvernementales, dont subventions, exemptions fiscales, programmes de ristournes des droits de douane, études de marché réalisées par les pouvoirs publics et initiatives des pouvoirs publics en faveur du savoir-faire scientifique. Après avoir énuméré quelques unes des politiques publiques menées par le Chili avant et après 1973 pour la promotion des secteurs des fruits, du poisson et de la forêt, Maloney12 … conclut que «en toute honnêteté, il faut se demander si ces secteurs, trois des secteurs exportateurs les plus dynamiques, auraient pu réagir au jeu des forces du marché comme ils l'ont fait sans le soutien antérieur et simultané du gouvernement».
La conclusion à tirer de tout cela n'est pas qu'il faut systématiquement préférer la protection à la libéralisation des échanges commerciaux. Au cours des 50 dernières années, rien ne prouve que la protection commerciale soit systématiquement associée à une croissance plus rapide. Simplement, il ne faut pas exagérer les bénéfices de l'ouverture aux échanges commerciaux. Quand d'autres respectables objectifs de politique nécessitent eux aussi ressources administratives rares et capital politique, la libéralisation poussée des échanges commerciaux ne mérite souvent pas la haute priorité que lui accordent en général les stratégies de développement. Cette leçon est particulièrement importante pour les pays aux stades précoces de la réforme, tels que ceux d'Afrique13.

La lutte contre la pauvreté rurale occuperait une position élevée dans la liste des «autres respectables objectifs de politique» auxquels Rodrik fait allusion. Les sections suivantes abordent des aspects spécifiques de la politique commerciale et passent en revue les options de politique qui permettraient de profiter des avantages de la libéralisation des échanges commerciaux tout en faisant reculer la pauvreté.

4.3.2 Pays en développement et systèmes tarifaires

Bien que le système tarifaire assure une protection économique, il ne constitue pas nécessairement un bienfait pour les producteurs du pays. Tout d'abord, les exportateurs pâtissent en général d'un régime tarifaire, car cela augmente le coût de leurs intrants, directement et indirectement, sans permettre à leurs prix d'augmenter en conséquence. Cette situation a été bien documentée pour la Colombie dans une étude de Jorge García García devenue un classique14. En second lieu, le régime tarifaire peut s'avérer néfaste même pour un sous-secteur en concurrence avec les importations, si les droits de douane ne sont pas uniformes, mais sont plus élevés sur ses intrants que sur les produits qui concurrencent sa production. En termes analytiques, cet effet se mesure par les taux de protection effective plutôt que par les taux de protection nominale (apparente), sachant que les taux effectifs peuvent être négatifs si la protection des intrants est plus élevée que celle des produits. Troisièmement, il est bien connu que des droits de douane élevés peuvent saper la compétitivité des industries et des secteurs du pays, car les profits économiques supplémentaires assurés par la protection tarifaire tendent à affaiblir la volonté d'augmenter la productivité.

Pour cette dernière raison, on reconnaît maintenant que les droits de douane ne devraient en général pas être élevés et que, s'ils le sont, il faut mettre en place un programme de baisse progressive. Habituellement, les accords de libre échange comprennent des clauses visant à atteindre ces objectifs. Comme déjà dit, l'ALENA autorisait jusqu'à 15 ans pour supprimer certains droits de douane agricoles, mais un accord sur leur élimination à terme a été scellé par un traité.

Outre la baisse des droits de douane, le second principe de base des systèmes tarifaires est que les taux doivent être relativement uniformes sur l'ensemble des secteurs et des produits. Ce principe est extrêmement important pour l'efficacité économique. En dehors de trois exceptions abordées plus loin, l'uniformité tarifaire est bénéfique à la croissance économique. L'inégalité de la protection tarifaire favorise certaines industries ou certains sous-secteurs, qui s'avèrent souvent les moins compétitifs à long terme. Il peut s'agir d'activités davantage exposées à la concurrence, qui ont exercé des pressions politiques fortes pour obtenir la protection des pouvoirs publics. C'est un exemple du comportement de recherche de rente induit par les subventions (implicites dans ce cas) mentionné au chapitre 3. La forte relation inverse entre compétitivité des produits et taux de protection tarifaire a fait l'objet d'études empiriques pour le Honduras où, par exemple, le café, l'un de ses produits les plus compétitifs, s'est vu appliquer une protection économique négative, alors que le sucre, l'un des moins compétitifs, bénéficiait d'une protection très positive15.

Un système tarifaire dont les taux varient en fonction des produits met le gouvernement en situation de «choisir des gagnants», et l'expérience a largement montré que les gouvernements sont beaucoup moins performants à ce jeu-là que le marché lui-même. Les droits de douane progressifs constituent une variante fréquente d'un système tarifaire non-uniforme: le taux le plus bas s'applique aux produits primaires, un taux plus élevé aux marchandises industrielles intermédiaires et le taux le plus élevé aux biens de consommations finis manufacturés. Ce type de système a été appliqué, par exemple, en République de Corée pendant les premières décennies de sa montée en puissance économique, et plus récemment au Guatemala. Il est le fruit de la première école de pensée sur le développement, qui faisait passer le progrès économique par l'industrialisation (chapitre 1). Il crée une discrimination contre l'agriculture. Si certains produits agricoles ont un avantage comparatif dans un pays, on peut se demander pourquoi le système tarifaire devrait les pénaliser et subventionner implicitement l'industrie.

Du moment que les droits de douane se situent dans une plage faible à modérée, en renforcer l'uniformité est au moins aussi important, du point de vue du développement économique, que de continuer à les abaisser. Pour qu'un pays exploite pleinement son avantage comparatif, et donc maximise ses perspectives de croissance, il est très important d'aligner le plus possible les prix relatifs nationaux sur les prix relatifs internationaux. Une politique tarifaire uniforme constitue une avancée majeure dans cette direction.

Une autre pratique fréquente contraire à l'uniformité consiste à fixer des droits de douane nuls pour les denrées alimentaires de base, soit en accordant des exemptions de droits à un office public d'importation, soit simplement en légiférant les taux à zéro. Le but d'une telle politique est de rendre des denrées telles que produits laitiers et céréales plus abordables pour les pauvres, mais on peut avancer que les droits de douane ne constituent pas l'instrument le mieux adapté. En premier lieu, subventionner les denrées alimentaires par le biais d'exemptions de droits de douane fait porter aux agriculteurs la totalité du fardeau de la subvention, ce qui risque d'entraîner une baisse de la production nationale au profit des produits importés. Comme l'exprime Valdés: «Les politiques de denrées alimentaires bon marché ont comme résultat, prévisible et bien documenté, la rapide diminution de l'autosuffisance dans les denrées bénéficiaires des subventions implicites»16.

Dean Schreiner et Magdalena García ont observé au Honduras l'effet bénéfique pour les pauvres ruraux, y compris les sans-terres, de l'augmentation des prix alimentaires. Les dévaluations successives entre 1988 et 1990 ont eu un effet positif marqué sur les prix agricoles réels. La réponse de la production a été immédiate et soutenue. Toutes les strates de revenus ruraux en ont profité, et surtout les plus pauvres. Voir l'étude de Schreiner et García, Principales Resultados de los Programas de Ajuste Estructural en Honduras, Serie Estudios de Economía Agrícola № 5, Proyecto APAH, Tegucigalpa, Honduras, juin 1993.

Deuxièmement, comme ce type de subvention n'est pas du tout ciblé, toutes les familles en bénéficient en proportion de leur consommation alimentaire, quels que soient leurs revenus. En ce sens, c'est une subvention habituellement régressive, dont le montant est plus important pour les familles les plus riches. Par exemple, au Kenya, on s'est aperçu que «les subventions à la farine de maïs tamisée dans les villes du Kenya profitaient de manière disproportionnée aux strates les plus fortunées de la population urbaine»17.

Troisièmement, les exemptions tarifaires sur les denrées alimentaires aggravent en général le problème de la pauvreté rurale. En effet, l'emploi pour les travailleurs agricoles sans terres subit le contrecoup de la baisse d'incitation à produire des agriculteurs, quelle que soit la taille de leur exploitation. Dans les pays aux revenus les plus faibles, la pauvreté touche surtout les zones rurales, si bien que la gravité du problème prend une ampleur nationale. Des exceptions à cette conclusion peuvent se produire quand la proportion de sans-terres ruraux par rapport aux ruraux avec terre est très élevée, comme au Bangladesh18.

Une alternative recommandée à la suppression des droits de douane sur les importations de denrées alimentaires est un programme d'aide alimentaire ciblée, financé par les filières budgétaires19. De cette manière, les bénéficiaires sont uniquement, ou presque uniquement, les pauvres, tandis que ceux qui supportent le poids du financement des programmes sont les contribuables en général. Si le système d'imposition est, même modestement, progressif, les volets bénéfices et coûts de ces programmes ont une incidence progressive sur le bien-être de la population.

L'économie politique de la suppression des exemptions tarifaires sur les denrées alimentaires peut être compliquée par les intérêts des industries agro-alimentaires dont les intrants sont importés, telles que celles de la volaille et des concentrés alimentaires, qui utilisent souvent du maïs jaune et du sorgho importés, et celles dont le lait en poudre constitue la matière première. Il est donc important d'indiquer clairement aux responsables que les exemptions tarifaires de ce type constituent des subventions non-ciblées et régressives, surtout si elles sont choisies sous la pression de l'industrie agro-alimentaire (certains pays ont négocié des accords du type contingents tarifaires entre l'industrie agro-alimentaire et des associations d'agriculteurs, qui conviennent d'une chute considérable des droits de douane, parfois même jusqu'à zéro, après la vente de toute la récolte nationale).

Une complication de plus vient de l'interdiction de taxer à la frontière les produits fournis par les programmes d'aide alimentaire internationaux tels que le programme PL 480 des États-Unis d'Amérique. Cependant, au Honduras on s'est aperçu qu'il était possible de taxer les produits PL 480 après leur importation par legouvernement, lors de leur vente aux industries agro-alimentaires nationales, ce qui a compensé l'exemption tarifaire20.

En bref, plusieurs raisons justifient d'assurer la plus grande uniformité possible des tarifs douaniers et de ne pas pratiquer d'exemptions tarifaires sur les denrées alimentaires. Outre les considérations ci-dessus, aller vers une politique d'uniformisation des droits est en général bénéfique pour l'agriculture, puisque les systèmes non-uniformes favorisent surtout l'industrie. Dans le cas du Brésil, par exemple, pour la période 1966–83, on s'est aperçu que les subventions indirectes, c'est-à-dire les droits de douane et les subventions aux importations et aux exportations des denrées non-agricoles, se sont traduites la plupart du temps par une discrimination à l'égard des cultures21. Dans le cas du Honduras, au milieu des années 80, Julio Berlinsky a découvert que le taux moyen de protection effective de l'industrie était de 99 pour cent, alors que l'étude de Norton et García mentionnée ci-dessus avait constaté une protection effective de l'agriculture nulle, et même négative pour de nombreuses cultures22.

Les trois exceptions justifiables à une politique d'uniformité tarifaire sont les suivantes:

1) Subventions internationales tirant à la baisse les prix des marchés mondiaux. Déterminées par les responsables de quelques pays riches, ces subventions influent sur les prix internationaux des biens concernés. Compte tenu de la nature quasi irréversible du flux de la main d'œuvre de l'agriculture vers les métiers urbains (chapitre 2), il est difficile d'avancer qu'un pays en développement doit accepter des prix relatifs fixés dans des pays développés, quand ces prix risquent de pousser sa main d'œuvre agricole à rejoindre sans espoir de retour l'armée des chômeurs et des sous-employés. Si les pays développés finissent par réduire leurs subventions de manière importante (ce qui semble probable), les pays moins développés auront à relever le défi écrasant de créer les conditions d'une reprise de leur agriculture, une tâche très difficile après le départ d'une grosse partie de la main d'œuvre rurale pour les villes. Outre ces considérations, les subventions internationales peuvent aggraver la pauvreté rurale, et les coûts sociaux et économiques de l'exode rural sont élevés, comme on l'a déjà noté; on peut donc se demander pourquoi un pays pauvre devrait accepter des décisions de politique prises ailleurs, quand les conséquences en seraient pour lui de tels coûts. C'est l'essence de l'argument de Peter Timmer présenté au chapitre 3.

Les accords de l'OMC et les législations nationales assimilent parfois les mesures destinées à compenser les producteurs nationaux pour l'effet des «subventions internationales» à une disposition anti-dumping. Cette approche juridique est une possibilité. L'adopter vise à obtenir l'autorisation légale reconnue sur le plan international d'appliquer des tarifs compensatoires ou “droits compensateurs”, comme on les appelle dans ce contexte. Cependant, prouver qu'il y a eu dumping est coûteux en temps et en argent, et le processus lui-même soulève des frictions parmi les partenaires commerciaux. Fondamentalement, cette procédure est conçue pour des sociétés vendant à des prix inférieurs à leurs coûts, plutôt que pour les subventions dispensées par les politiques nationales. Il est plus simple pour les nations en développement de légiférer une surtaxe tarifaire (de préférence sur la base d'un taux par ailleurs uniforme), équivalente à la distorsion des prix internationaux causée par les subventions aux producteurs d'autres pays, comme mentionné au chapitre 3. Le plafond tarifaire «contraignant» stipulé par les accords de l'OMC est, dans la plupart des cas, suffisamment élevé pour permettre une surtaxe compensant en totalité ou presque la distorsion de prix.

Si l'on met en œuvre une politique de ce type, il est important de calculer les surtaxes sur la base d'une estimation des distorsions de prix qui soit effectuée ou parrainée par des organismes internationaux, et de légiférer une disposition mandatant leur révision tous les cinq ans, par exemple. Ces révisions permettent de recueillir, à partir des calculs les plus récents, de nouvelles preuves de l'effet des subventions sur les prix internationaux. La surtaxe disparaîtrait quand l'impact des subventions internationales sur les prix deviendrait négligeable. Dans tous les cas, une telle politique ne s'appliquerait qu'aux quelques produits, principalement ou entièrement de nature agricole, touchés par ces subventions.

Cette option ne serait pas bénéfique à un pays en développement qui, sans les subventions internationales, n'aurait pas d'avantage comparatif dans la production du produit concerné. En effet, ce pays introduirait ainsi une distorsion dans l'affectation de ses ressources, et pénaliserait son industrie agro-alimentaire du fait de la surtaxe.

2) Fourchettes de prix visant à lisser les fluctuations de prix. Bien conçues, les fourchettes de prix sont généralement neutres en matière de protection économique. Cependant, un panel de l'OMC a récemment statué dans le cas du Chili, où elles furent appliquées pour la première fois, que les fourchettes de prix contreviennent aux accords de l'OMC. La raison complète de cette décision n'est pas claire; certes, le panel a pu vouloir rester cohérent avec une sentence antérieure qui mettait hors-la-loi le système européen des prélèvements variables, mais les fourchettes de prix sont tout autre chose. Etant donné le rôle utile qu'elles ont joué dans quelques pays en développement, il vaut la peine de les étudier au cas où leur utilisation serait à nouveau autorisée par de nouvelles négociations commerciales, et parce qu'elles sont encore en vigueur dans les pays où elles n'ont pas été formellement contestées.

Tout d'abord, et à la différence des prélèvements variables, les fourchettes de prix ne sont pas liées à un prix de soutien national. Elles compensent les crêtes excessivement élevées des prix internationaux des marchandises (au bénéfice des consommateurs) et, dans la même mesure, les creux excessivement bas (au bénéfice des producteurs). Pour ce faire, elles font varier les droits de douane tous les 15 jours, par exemple, en fonction d'une formule automatique elle-même basée sur les séries historiques du prix international pertinent. Quand le prix international dépasse sa courbe de tendance historique de plus d'un pourcentage ou d'un montant préétabli (souvent fixé à un écart standard), le droit de douane correspondant commence à baisser. Quand le prix remonte de plus du même montant, le droit de douane augmente. Tous les mouvements des droits de douane dus aux fourchettes de prix sont temporaires et sujets à modification pendant le mois ou la quinzaine suivante23.

Le système des fourchettes de prix ne fait pas appel à des prix planchers ou plafonds, mais plutôt à des seuils de prix déclenchant les modifications tarifaires. Ces seuils changent chaque mois, par ajout du mois écoulé à la série temporelle mobile de prix historiques en remplacement du mois le plus ancien.

Dans le cas des réformes de politique d'El Salvador et du Honduras, la mise en œuvre d'un système de fourchettes de prix s'est avérée un élément essentiel pour convaincre les producteurs d'accepter un régime de libre échange. Ils craignaient les dommages économiques susceptibles de résulter de chutes prononcées des prix internationaux, même temporaires. Une faiblesse des fourchettes de prix a parfois été le manque d'une gestion complètement transparente. Si les accords internationaux devaient les remettre en selle, il faudrait prévoir qu'un petit collège d'experts internationaux en supervise l'installation et en surveille de temps à autre le fonctionnement. On trouvera dans deux publications de Julio Paz Cafferata24 une bonne description de la façon de concevoir les fourchettes de prix, un résumé de l'expérience centroaméricaine dans leur mise en œuvre, ainsi que la clarification de certains malentendus fréquents à leur sujet.

3) Lorsqu'une culture constitue la principale source de nourriture et de revenu des populations rurales pauvres. Ce cas est particulièrement pertinent ces dernières années, du fait de la baisse continue et importante de nombreux prix agricoles. On a mentionné plus haut les raisons pour lesquelles les pauvres ruraux risquent de ne pas pouvoir s'adapter facilement à de nouveaux métiers ou améliorer leurs rendements agricoles dans un contexte de déclin des prix agricoles réels. Si l'on n'a pas appliqué de surtaxe tarifaire au produit de base cultivé par les pauvres pour la raison 1) ci-dessus et s'il n'existe pas de système de fourchettes de prix, il peut s'avérer important de définir des droits de douane pour ce produit qui soient égaux, ou presque, aux maximums autorisés par l'OMC, afin de contribuer à la lutte contre la pauvreté dans les zones rurales. Une mesure suscitant moins de distorsions consisterait à soutenir directement le revenu des ruraux pauvres, mais vu leur nombre et leur dispersion géographique, et comme leur titre de propriété sur leur exploitation n'est souvent pas enregistré, il est plus facile de cibler l'aide sur les pauvres des villes.

Un ou deux produits tout au plus mériteraient une surtaxe douanière pour cette raison, et la surtaxe devrait être limitée dans le temps, comme ce fut le cas au Mexique. L'un des défauts de ce type de politique est que les pauvres ne bénéficient que d'une fraction du bénéfice de la protection par les droits de douane. Il serait constructif de compléter cette politique en déposant au moins une partie des recettes douanières correspondantes dans un fonds spécial d'amélioration de la technologie des petites exploitations, et en utilisant ce fonds à la formation des agriculteurs, à des investissements qui augmenteraient les rendements et développeraient d'autres cultures ou produits d'élevage. Il serait également important, dans la mesure du possible, de cibler cette aide d'abord sur les femmes des familles pauvres. La surtaxe douanière pourrait être considérée comme un droit d'ajustement si ses recettes servaient effectivement à aider les familles d'exploitants pauvres à procéder à des adaptations économiques.

Ces exceptions à l'uniformité de la politique tarifaire ont chacune une claire raison d'être et ne doivent pas servir à justifier une politique protectionniste. Elles s'appliqueraient au plus à trois ou quatre produits agricoles, et plutôt à un ou deux en général. Le mécanisme des fourchettes de prix ne constitue en aucun cas une protection à long terme.

Outre l'uniformité tarifaire, avec ses trois exceptions, le troisième principe fondamental est que les systèmes tarifaires doivent être stables dans le temps, mis à part les ajustements à la baisse programmés plusieurs années à l'avance. En pratique, c'est l'un des principes les plus difficiles à faire admettre, car les responsables politiques cèdent parfois à la tentation de manipuler les droits de douane en réponse à des crises de secteurs industriels ou à des intérêts particuliers. De fréquentes variations tarifaires sont très préjudiciables aux perspectives de croissance économique, parce qu'elles créent une grande incertitude quant aux futures politiques économiques et découragent donc les investissements productifs.

À la lumière de ces principes, force est de constater que les règles de l'OMC présentent de graves faiblesses du point de vue du développement économique. Premièrement, en autorisant un plafond tarifaire plutôt élevé pendant une longue période de transition25, elles permettent une grande dispersion des droits de douane selon les produits, certains se situant à l'extrémité inférieure, ou presque, de la fourchette admissible (en général, zéro) et d'autres à son extrémité supérieure. Si cette marge de manœuvre est commode pour appliquer des surtaxes compensatoires à quelques produits agricoles pénalisés par les subventions internationales, elle est en général très préjudiciable à l'efficacité d'allocation et donc aux perspectives de croissance économique. Deuxièmement, ces règles n'exigent pas la stabilité dans le temps des systèmes tarifaires nationaux.

Troisièmement, elles favorisent les secteurs concurrents des importations au détriment des secteurs exportateurs, en autorisant des droits de douane très supérieurs aux subventions à l'exportation, lesquelles en fait sont vouées à disparaître. Une politique neutre à l'égard de ces deux catégories de marchandises accorderait des subventions uniformes à l'exportation, de même pourcentage que les droits de douane uniformes appliqués aux importations. À long terme, tous les pays tireront profit de la réduction mondiale des droits de douane et des subventions à l'exportation, mais autoriser, pendant la longue période de leur disparition progressive, des droits de douane très supérieurs aux subventions à l'exportation est préjudiciable au développement économique de nombreux pays. En dépit des avancées très importantes vers la libéralisation des échanges commerciaux, et des bénéfices qui en découlent pour tous les pays, imputables au Cycle d'Uruguay et à d'autres négociations de l'OMC, ces observations montrent bien que les règles de l'OMC n'ont pas pris vraiment en compte la perspective du développement.

Dans une large mesure, la politique nationale peut compenser ces faiblesses en uniformisant les droits de douane (sauf dans les trois cas notés ci-dessus); en obtenant un consensus national pour maintenir stable le système au cours du temps; et, dans certains cas, en mettant en œuvre un programme de subventions à l'exportation dans la limite de 10 pour cent si les droits de douane sont égaux ou supérieurs à ce niveau. Puisque, dans les économies en développement, la valeur cumulée des importations excède presque toujours celle des exportations (parce que les pays en développement sont importateurs nets de capitaux), ce type de subventions pourrait être financé par une partie des droits de douane.

4.3.3 Mesures d'incitation à l'exportation

En général, les règles de l'OMC découragent les subventions à l'exportation, au même titre que les droits de douane. Ces subventions constituent un sujet de désaccord majeur entre les nations industrialisées et les négociations internationales visent à les réduire progressivement. Néanmoins, au vu du biais, évoqué ci-dessus, que comporte le régime de l'OMC à l'encontre des exportations, et de leur importance pour les pays en développement, il est utile de réfléchir aux mesures qui les encourageraient dans le contexte d'une politique économique saine. De nombreux pays ont adopté une forme ou une autre de mesure d'incitation à l'exportation, comme l'exemption de taxes et l'annulation des droits de douane sur les intrants importés.

Dans les pays en développement, les produits agricoles destinés à l'exportation nécessitent en général davantage de main d'œuvre que leurs substituts importés. Ce biais contraire aux exportations est donc particulièrement préjudiciable aux perspectives de création d'emplois et de lutte contre la pauvreté dans les campagnes. Si l'on égalisait ou presque droits de douane et mesures d'incitation à l'exportation, les recettes douanières seraient en principe plus que suffisantes pour financer le soutien aux exportations, pour la raison dite plus haut.

Un problème majeur avec les mesures existantes de soutien aux exportations est qu'elles n'atteignent pas la majorité des agriculteurs. Dans la plupart des cas, les paysans pauvres n'utilisant pas beaucoup d'intrants importés, ils ne bénéficient guère de l'annulation des droits y afférents. De la même manière, la plupart des agriculteurs ne gagnant pas (ou ne déclarant pas) un revenu suffisant pour payer des impôts, les exemptions fiscales ne les concernent pas. Très souvent, les mesures d'incitation à l'exportation s'appliquent au niveau de l'exportateur et sont considérablement diluées quand elles arrivent jusqu'aux agriculteurs, si elles y arrivent. Ainsi, les faiblesses de mise en œuvre constituent le principal écueil d'un programme de mesures d'incitation à l'exportation. Il est donc important, en concevant une telle politique, de bien réfléchir aux mécanismes administratifs des subventions à l'exportation, surtout pour les produits qui seront transformés avant de quitter le pays.

L'exemple suivant illustre certains des facteurs en cause. Par le biais d'une association de producteurs, les producteurs de café recevraient des coupons de X unités monétaires par kilogramme de café, qui n'auraient de valeur que pour la vente à un exportateur. Pour l'exportateur, le même coupon aurait une valeur supérieure, par exemple X(1 + s). La valeur de s pourrait être comprise entre 0,20 et 0,50, par exemple, ou davantage si l'exportateur transformait également le café. L'exportateur n'achèterait que le nombre de coupons correspondant à la quantité susceptible d'être vendue sur les marchés internationaux. Ensuite, il échangerait à son tour les coupons contre du numéraire dans une banque, sur présentation des documents d'exportation. L'exportateur toucherait la valeur la plus forte et conserverait une incitation nette de s unités monétaires par kilo après avoir payé X par kilo aux producteurs.

Ce type de mécanisme se régulerait de lui-même parce que, même si les producteurs de café recevaient un nombre excessif de coupons, les exportateurs n'achèteraient que le nombre correspondant au volume de leurs exportations. Chaque bon comporterait trois volets, un pour le producteur, un pour l'exportateur et un pour la banque au moment du rachat des coupons. Les banques remettraient leurs souches et les documents d'exportation à un organisme gouvernemental aux fins de suivi.

Ce mécanisme simplifié s'applique même si l'exportateur est en même temps le torréfacteur. Il pourrait être modifié pour tenir compte d'intermédiaires effectuant la torréfaction, mais pas l'exportation. Dans ce cas, le coupon vaudrait X pour les producteurs, X(1 + s) pour les torréfacteurs et X(1 + s)(1 + t) pour les exportateurs. Une des conditions de la réussite d'une opération de ce genre serait l'existence d'une solide association de producteurs, capable de participer à la conception, à la mise en œuvre et à la surveillance du programme.

Ce bref exemple vise à attirer l'attention sur la nécessité de mettre en place des mécanismes adaptés d'incitation aux exportations agricoles dans les pays en développement, qui semblent être les parents pauvres des négociations commerciales internationales. On parviendra peut-être un jour à des droits de douane et à des subventions à l'exportation négligeables dans tous les pays, mais cette perspective est encore très lointaine. En attendant, il faut s'atteler sérieusement à l'élaboration de mécanismes viables d'incitation à l'exportation.

4.3.4 Restrictions commerciales

Le terme de politique commerciale nationale englobe souvent les régimes tarifaires. En outre, il fait référence non seulement aux traités commerciaux mais aussi à la politique d'ouverture au commerce international, c'est-à-dire à la mesure dans laquelle les contrôles sur les importations et les exportations ont été abolis. Ces restrictions prennent diverses formes, dont le contingentement des importations, l'obligation de licences d'exportation et d'importation, l'interdiction des exportations dans certains cas, les restrictions sur la disponibilité de devises étrangères et, parfois, les exigences phytosanitaires. Parmi les formes plus subtiles de contrôle des importations, on peut citer l'obligation de déposer des devises étrangères dans le système bancaire longtemps avant l'importation, ainsi que l'augmentation du montant de ce dépôt d'avance.

Les spécialistes du monde entier conviennent que les restrictions commerciales ont des effets résolument négatifs sur les perspectives de développement à long terme26. En termes d'effets sur les prix, les contrôles des importations (que l'on dénomme de manière générique les barrières non-tarifaires) sont équivalents à des droits de douane qui varieraient beaucoup dans le temps, d'autant plus s'ils sont imposés arbitrairement et avec un bref préavis. En fonction de la rareté du produit sur le marché intérieur et du volume d'importations autorisé, une mesure de contrôle des importations peut faire grimper en flèche le prix national. À l'inverse, la limitation ou l'interdiction des exportations faisant baisser les prix intérieurs, les producteurs ont tendance à y opposer une forte résistance.

Toutefois, on s'aperçoit de plus en plus que l'ouverture rapide et radicale d'une économie sur l'extérieur (par la suppression des contrôles commerciaux et l'abaissement draconien des droits de douane) peut aggraver le problème de la pauvreté rurale à court et moyen termes. Il faut agir avec la plus grande prudence, comme le soulignent les commentaires de Rodrik cités plus haut. Le passage d'un système de contrôles commerciaux à un système libéralisé n'est pas facile, comme en témoigne l'expérience de l'Asie centrale citée au chapitre 3 (section 3.4). Par ailleurs, en cas de mauvaise récolte, les politiques peuvent vouloir plaire aux consommateurs en interdisant l'exportation du produit, comme cela a été le cas pour les haricots dans les pays d'Amérique centrale. Mais une telle pratique entrave le développement agricole, et aggrave ainsi le problème de pauvreté rurale.

En périodes d'excédents de production, la réaction politique est parfois d'interdire les importations. «Au Kenya, les importations de maïs et de blé, à l'exclusion des secours humanitaires, ont été suspendues pour six mois, au milieu de 1994… Au début de 1994, le gouvernement du Nigéria a interdit les importations de maïs, d'orge et de riz … À la fin de 1994, l'instabilité de l'offre en maïs dans la Copperbelt en Zambie a amené les autorités locales à en interdire la sortie de cette zone…»27. Le Mali a récemment interdit l'exportation du cuir et des peaux pour encourager la transformation de ces produits sur le territoire national. Le Guyana a imposé pendant de nombreuses années une interdiction controversée de l'exportation des grumes de bois dur bruts, et la Lettonie a fait de même pour les grumes de conifères.

Ce cas d'interdiction des exportations de grumes illustre bien les répercussions économiques potentielles de telles mesures. L'objectif de l'interdiction est d'encourager la transformation du bois brut par l'industrie nationale, afin d'augmenter la valeur ajoutée de chaque unité d'extraction forestière. L'objectif est louable, mais recourir à de tels moyens pour y parvenir peut avoir des résultats inverses: en effet, en coupant l'accès des grumes au marché d'exportation, on les rend artificiellement bon marché sur le marché national, ce qui entraîne la création d'une industrie nationale de transformation du bois conditionnée par une offre de matière première peu coûteuse. Cette industrie n'étant généralement pas compétitive aux conditions des marchés internationaux, ses perspectives de croissance se limitent au marché national. En outre, si l'interdiction d'exporter finit par être levée, certaines entreprises risquent de s'effondrer en raison du coût élevé du bois. Comme le dit Jan Laarman, «la réticence à ouvrir les marchés à la concurrence extérieure se traduit par une utilisation inefficace des matières premières forestières. On crée des emplois, mais à un coût social élevé par emploi»28.

Au Guyana, les effets de l'interdiction ont été aggravés par l'incertitude - les exportations allaient-elles être taxées ou interdites? - et des décisions si lentes à venir que le bois avait pourri avant d'avoir pu être expédié. L'incertitude administrative est aussi nuisible au développement économique que celle affectant les orientations fondamentales de la politique.

Dans un pays qui a banni l'exportation des grumes, la levée de l'interdiction risque de déstabiliser l'industrie existante. En Équateur, où l'interdiction a été levée, «les scieries nationales utilisant des grumes d'eucalyptus sont maintenant confrontées à des prix plus élevés, car le renforcement de la concurrence en a réduit l'offre»29. Néanmoins, la réponse d'une politique soucieuse de développement ne doit pas être de rétablir l'interdiction, mais d'aider temporairement les industries qui pâtissent de son annulation.

Le secteur forestier chilien a évité d'interdire les exportations de grumes, et a constaté que celles-ci n'atteignaient pas des niveaux particulièrement élevés: elles se sont stabilisées autour de 10 pour cent du total des exportations de bois et de produits du bois.

L'interdiction temporaire d'exporter des haricots et d'autres produits a eu pour effet de priver les producteurs des profits potentiels liés à des prix plus élevés, tout en leur laissant subir les pertes plus importantes des années de production excédentaire. L'effet net d'une interdiction d'exporter est de décourager la production de la culture concernée, et d'aggraver les déficits futurs en fonction de la compétitivité et de l'état des marchés mondiaux. Les interdictions tendent aussi à engendrer la corruption, car des producteurs tentent d'y échapper.

Concernant les effets de la libéralisation des marchés sur les ruraux pauvres, une étude par simulation de la suppression des contrôles sur les exportations de riz au Viet Nam a conduit à conclure qu'une stratégie orientée vers les exportations peut être compatible avec la sécurité alimentaire et la production des petits exploitants30. Cependant, les auteurs soulignent que le secteur rural vietnamien se caractérise par une répartition relativement égale des terres (avec très peu de familles sans terres) et une bonne infrastructure de commercialisation.

Côté importations, on avance parfois qu'il faut des contrôles pour protéger les investissements industriels du pays, tels que les usines de transformation d'oléagineux, les minoteries et sucreries. L'importation de produits transformés peut être considérée comme une menace pour ces activités. Mais du point de vue de la croissance économique, il est préférable de réaffecter la main d'œuvre et le capital de ces industries à des activités dont les perspectives à long terme sont plus prometteuses. Ne pas le faire condamne la main d'œuvre à un secteur industriel dont les perspectives d'augmentation de la production et de la productivité, et donc de hausses réelles des salaires, sont très limitées. C'est cela le véritable coût économique de la protection, quelle que soit la forme qu'elle prend. Les investissements déjà consentis dans les industries concernées sont des coûts irréversibles, qui devraient être sans rapport avec la planification prévisionnelle. Dans ces conditions, la vraie question opérationnelle n'est pas de savoir s'il faut effectuer la reconversion, mais bien comment la gérer. Encore un exemple qui plaide avec force en faveur de subventions de transition, susceptibles de soulager les souffrances économiques à court terme et donc de faciliter les décisions politiques requises. Sans compter qu'elles peuvent également contribuer à promouvoir des sous-secteurs dont les perspectives de croissance sont meilleures et qui donc aideront à asseoir l'économie sur des bases plus solides dans l'avenir.

Les contrôles phytosanitaires des importations sont parfois détournés de leur but et transformés en contrôles déguisés des importations y compris, dit-on, par les pays industrialisés. Lorsque les produits importés semblent de qualité inférieure mais sans danger pour le consommateur, le mieux est de privilégier la mise en place d'un système national précis de classement et d'étiquetage des produits avec campagne d'information à l'intention des consommateurs.

Puisque les contrôles des importations de toute nature ont des effets imprévisibles et parfois importants sur les prix intérieurs, la politique gagne en transparence si on leur substitue des droits de douane, un processus baptisé «tarification». Les droits de douane ayant un effet clair et stable sur les prix, les investisseurs et les producteurs sont mieux à même d'évaluer leurs futurs profits dans le cadre d'un régime tarifaire que d'un système de contrôles commerciaux.

La résurgence des contrôles commerciaux, déguisée ou ouverte, peut indiquer que le processus de baisse des droits de douane progresse plus rapidement que l'économie ne peut le supporter, ou que le financement de transition et autres mesures ne suffisent pas. Il peut s'avérer préférable de baisser lentement les droits de douane, tout en prenant des mesures pour leur uniformisation, et d'éviter l'émergence de contrôles commerciaux plutôt que de baisser rapidement les droits sur certains produits, de les maintenir élevés sur d'autres, tandis que les contrôles perdurent ou resurgissent. En général, les réformes tarifaires se sont accompagnées d'une diminution de la dispersion des droits de douane, mais avec des exceptions qui sont le signe qu'il faut repenser le processus. Une baisse trop rapide des droits de douane risque de déstabiliser le régime tarifaire et de saper l'un des piliers de l'allocation efficace des ressources, mais aussi de compliquer la formation d'un futur consensus sur la nécessité de droits de douanes stables et faibles. Il s'agit là d'une préoccupation très réelle dans de nombreux pays. «Les réformes commerciales ne sont pas … seulement difficiles à mettre en œuvre, elles sont également difficiles à pérenniser et les pressions ne manquent pas pour revenir à un renforcement de la protection des secteurs concurrencés par les importations»31.

L'expérience récente des pays d'Europe centrale et orientale souligne l'instabilité potentielle des régimes tarifaires et d'autres politiques agricoles quand les conditions de marché se détériorent:

Confrontés à la chute des prix du marché mondial et à l'augmentation rapide des importations, plusieurs pays de la région ont réagi en haussant les droits de douane à l'importation, les subventions à l'exportation, les prix minimum, les achats d'intervention et les paiements directs. Par exemple plusieurs [pays de la région] ont augmenté les subventions aux exportations agricoles en 1998, en particulier en République tchèque, en Lituanie, en Hongrie, en Slovaquie et en Slovénie32.

On a mentionné que, si les agriculteurs opposent une forte résistance à la libéralisation des échanges commerciaux, même quand ils augmentent leur productivité, c'est par crainte que des importations bon marché fassent chuter les prix à des niveaux non-rentables ou, pour les agriculteurs de subsistance, à des niveaux synonymes d'extrême pauvreté pour leur famille. On peut répondre à cette préoccupation par les trois exceptions à la politique d'uniformisation des droits de douane mentionnées plus haut: surtaxes pour compenser les effets des subventions internationales sur les prix; fourchettes de prix pour compenser les effets des fluctuations des prix internationaux; et droits de douane plus élevés pendant une longue période de transition pour les cultures de base des paysans pauvres. Répondre par le contrôle du commerce introduirait au contraire dans l'économie agricole des distorsions néfastes aux perspectives de croissance de l'économie dans son ensemble.

La tendance dans le monde est au démantèlement des monopoles publics chargés du commerce des produits agricoles, et fréquemment à l'élimination de toute participation de l'État à ce type d'activité commerciale. En Colombie, «les restrictions à l'importation ont été supprimées, y compris le monopole d'État des importations de la plupart des céréales et des graines oléagineuses» (FAO, La situation mondiale de l'alimentation et de l'agriculture, 1996, Rome, 1996, p. 178). En Jordanie, «un programme de libéralisation des échanges a été lancé et le monopole de l'État sur le commerce extérieur, la commercialisation et la distribution des produits agricoles doit disparaître. Le monopole d'importation dont bénéficiait la Société de commercialisation et de transformation des produits agricoles (AMPCO) pour les pommes de terre, les pommes, les oignons et l'ail, a été supprimé, de même que le régime de licences d'importation et d'exportation auquel étaient assujettis beaucoup de produits agricoles frais et transformés» (FAO, La situation mondiale de l'alimentation et de l'agriculture, 1995, pages 161–162). Les monopoles publics de commerce agricole ont été supprimés en El Salvador en 1990, au Honduras en 1991 et peu de temps après au Pérou.

Le monopole d'État sur les importations ou les exportations de certaines marchandises constitue une autre forme très répandue de barrière non-tarifaire. Il s'agit d'une forme de contrôle commercial de fait, puisqu'un organisme étatique décide de la quantité de marchandises à importer ou à exporter chaque année, ainsi que du moment des expéditions. Ce type de contrôle va souvent de pair avec des exemptions tarifaires sur l'importation de produits agricoles. Pour les mêmes raisons que dans le cas des licences d'importation et d'exportation et autres types de restrictions commerciales, ce type de monopole public a eu des conséquences contraires à l'efficacité économique et donc aux perspectives de croissance du secteur. En outre, la rapidité de décision n'est généralement pas le fort des organismes étatiques alors que, chacun le sait, le commerce des céréales demande beaucoup d'expérience et de réactivité. Du coup, les importations effectuées par certains organismes peuvent arriver au mauvais moment, venant aggraver par exemple une baisse saisonnière des prix à la production. Les monopoles publics du commerce intérieur ont également des effets nocifs sur le système de commercialisation. Dans le cas de la Zambie, on a souligné que l'effet principal d'un tel monopole public a été de bloquer le développement des marchés dans les zones rurales33.

1 Simon Schama, Citizens: A Chronicle of the French Revolution, Knopf, New York, 1989, pages 306–308.

2 Jo Swinnen et Frans A. van der Zee, The political economy of agricultural policies: a survey, European Review of Agricultural Economics, vol. 20, № 3, 1993, pages 261–262.

3 Des définitions différentes des indices des prix et de leurs interprétations sont abordées plus en détail dans l'ouvrage de l'auteur intitulé Policy Analysis for Food and Agricultural Development: Basic Data Series and Their Uses, Documents de formation à la planification agricole, n№ 14, FAO, Rome, 1988.

4 Cet exemple est simplifié sous plusieurs aspects. Entre autres considérations, la demande alimentaire s'accroît en fonction de l'augmentation du revenu per capita et de la population, exprimée en variables séparées, et le concept de revenu pertinent pour ce type de projection n'est pas le PIB, mais quelque chose de plus proche du revenu national.

5 H. Binswanger, Y. Mundlak, M.-C. Yang et A. Bowers, On the determinants of cross-country agricultural supply, Journal of Econometrics, vol. 36, 1987, pages 111–131 (cité dans Yair Mundlak, The Dynamics of Agriculture, The Elmhirst Lecture, TreizièmeConférence internationale des économistes agricoles, Sacramento, Californie, 10–16 août 1997).

6 Certains des paragraphes qui suivent sont adaptés de l'ouvrage de l'auteur, Critical Issues Facing Agriculture on the Eve of the Twenty-first Century, dans: IICA, Towards the Formation of an Inter-American Strategy for Agriculture, San José, Costa Rica, 2000. Cette section adopte le point de vue de l'économie des politiques commerciales pour le développement. Les régles de l'OMC sont mentionnées lá oú elles sont essentielles au débat.

7 E. Díaz-Bonilla et L. Reca, Getting Ready for the Millenium Round Trade Negotiations, Latin American Perspective, Focus 1, dossier 2 sur 9, Vision 2020, Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, Washington, D.C., avril 1999.

8 Thimothy Josling, Agricultural Trade Policy: Completing the Reform, Policy Analyses in International Economics, № 53, Institute for International Economics, Washington, D.C., avril 1998, pages 6, 7 et 8.

9 N. Hag Elamin, L'accès aux marchés I: droits de douane et autres conditions d'accès, Les Négociations commerciales multilatérales sur l'agriculture - Manuel de référence - II - L'Accord sur l'agriculture, Module 4, FAO, Rome, 2000, pages 58–60.

10 Op. cit., p. 120.

11 Francesco Goletti et Philippe Chabot, Food policy research for improving the reform of agricultural input and output markets in Central Asia, Food Policy, vol. 25, №6, décembre 2000, p. 662.

12 William F. Maloney, «Chile» dans Laura Randall, éd., The Political Economy of Latin America in the Postwar Period, University of Texas Press, Austin, 1997, pages 59–60, avec l'autorisation de la University of Texas Press.

13 Dani Rodrik, Development Strategies for the 21st Century, dans: Boris Pleskovic et Nicholas Stern, Annual World Bank Conference on Development Economics, 2000, Banque mondiale, Washington, D.C., 2001, pages 102–103.

14 J. García García, The Effects of Exchange Rates and Commercial Policy on Agricultural Incentives in Colombia, Rapport d'étude № 24, Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, Washington, D.C., 1981.

15 Voir Roger D. Norton et Magdalena García U., Tasas de proteccíon efectiva de los principales productos agrícolas, Serie Estudios de Economía Agrícola № 4, Proyecto APAH, Tegucigalpa, Honduras, mai 1992, p. 22 et tableaux.

16 Alberto Valdés, Explicit versus Implicit Food Subsidies: Distribution of Costs, chapitre 5 dans Per Pinstrup-Andersen, éd., Food Subsidies in Developing Countries: Costs Benefits and Policy Options, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1988.

17 T. S. Jayne et Gem Argwinggs-Kodhek, Consumer response to maize market liberalization in urban Kenya, Food Policy, vol. 22, № 5, octobre 1997, p. 456, avec l'autorisation de Elsevier.

18 Voir Raisuddin Ahmed, Foodgrain Supply, Distribution and Consumption Policies within a Dual Pricing Mechanism: A Case Study in Bangladesh, Rapport d'étude № 8, Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, Washington, D.C., 1979.

19 Pour un guide de ce type de programmes, voir Margaret Grosh, Administering Targeted Social Programs in Latin America: From Platitudes to Practice, Banque mondiale, Regional and Sectoral Studies, Washington, D.C., 1994.

20 La section 401(b) de la législation PL 480, appelée Amendement Bellmon, stipule qu'il faut s'assurer que la livraison de marchandises dans le cadre du programme n'a pas un effet dissuasif sur la production du produit bénéficiaire. Néanmoins, il est logiquement impossible de satisfaire à la fois à ces exigences et aux dispositions des Sections 103(c) et 103(n), qui font référence aux «exigences de commercialisation uniforme». Ces dernières exigent que les expéditions PL 480 viennent en supplément de ce que le pays aurait normalement importé; mais, si c'est le cas, il est clair qu'elles feront baisser le prix national en dessous du niveau qu'il aurait atteint sans elles. Ce point est souligné dans le rapport de R. D. Norton et C. A. Benito intitulé An Evaluation of the PL 480 Title I Programs in Honduras, préparé pour la Mission USAID au Honduras, en août 1987. En El Salvador, au début des années 1990, le gouvernement a mis fin au programme PL 480 plutôt que d'accepter les exemptions tarifaires.

21 Antonio Salazar, P. Brandâo et José L. Carvalho, Brazil, chapitre 3 dans A. O. Krueger, M. Schiff et A. Valdés, éd., The Political Economy of Agricultural Pricing Policy: Volume I, Latin America, The Johns Hopkins University Press, 1991, p. 67.

22 Julio Berlinski, Honduras: Estructura de proteccíon de la industria manufacturera, PNUD, Buenos Aires, juillet 1986.

23 Il ne faut pas confondre les fourchettes de prix avec le système de taxation variable employé par l'Union européenne. L'objectif de la taxation variable est d'assurer en permanence que les prix à la frontière correspondent aux prix de soutien nationaux. Avec une fourchette de prix, le prix de soutien n'est pas nécessaire, puisque les mouvements des droits de douane ne sont pas liés à un prix domestique, mais plutôt au schéma historique des prix internationaux. Habituellement on se sert d'une moyenne mobile des prix internationaux sur 60 mois pour établir la courbe de tendance et la mettre à jour en permanence.

24 (a) Julio Paz Cafferata, El sistema de bandas de precio: una alternativa de politica de precios para granos en Honduras, RUTA II, San José, Costa Rica, Juin 1990, (b) Julio Paz Cafferata, La experiencia de bandas de precios para la regulaciòn de las importaciones de granos en Centroamérica, dans Mercados y granos bàsicos en Nicaragua: hacìa una nueva visiòn sobre producciòn y comercializaciòn, H. Clemens, D. Greene et M. Spoor éds., Escuela de Economìa Agrìcola y Programa Agrìcola CONAGRO/IDB/UNDP, Managua, Nicaragua, 1994, chapitre 5.

25 Faisant référence au processus de conversion des restrictions commerciales quantitatives en droits de douane, la FAO a noté que «le processus de réforme a souvent débouché sur une augmentation de la protection, du moins potentiellement, par rapport à la protection, pourtant déjà élevée, en vigueur au milieu des années 80» (FAO, La situation mondiale de l'alimentation et de l'agriculture 1995, Rome, 1995, p. 248).

26 «Des droits de douane élevés, des restrictions quantitatives et d'autres barrières non-tarifaires encouragent l'inefficacité», FAO, Agro-Industrial Policy Reviews, Methodological Guidelines, Service du soutien aux politiques agricoles, Division de l'assistance aux politiques, Rome, 1997, p. 35.

27 FAO, La situation mondiale de l'alimentation et de l'agriculture 1995, Rome, 1995, pages 82–83.

28 Jan G. Laarman, Government Policies Affecting Forests in Latin America: An Agenda for Discussion, Banque interaméricaine de développement, Social Programs and Sustainable Development Departement, Washington, D.C., mars 1997, p. 38. Pour un approfondissement de ce problème, voir Robert D. Kirmse, Luis F. Constantino et George M. Guess, Prospects for Improved Management of Natural Forests in Latin America, LATEN Dissemination Note 9, Latin America Technical Department, Banque mondiale, décembre 1993, p. 24.

29 Ibid.

30 Nicholas Minot et Francesco Goletti, Rice Market Liberalization and Poverty in Viet Nam, Rapport d'étude № 114, IFPRI, Washington, D.C., décembre 2000, extrait p. 2.

31 Alain de Janvry, Nigel Key et Elisabeth Sadoulet, Agricultural and Rural Development Policy in Latin America: New Directions and New Challenges, Document de travail № 815, Departement of Agricultural and Resource Economics, University of California, Berkeley, 1997, p. 11.

32 Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), Agricultural Policies in Emerging and Transition Economies, 1999, vol. I, Paris, 1999, pages 149–150.

33 Shubh K. Kumar, Design, Income Distribution, and Consumption Effects of Maize Pricing Policies in Zambia, chapitre 21, dans Food Subsidies in Developing Countries: Costs, Benefits, and Policy Options, édité par Per Pinstrup-Andersen, the Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1998, p. 295.


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