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CHAPITRE 5
POLITIQUES FONCIÈRES1 (Cont.)

5.9 AMÉLIORATION DE L'ACCÈS DES PAUVRES ET DES FEMMES À LA TERRE

5.9.1 Mécanismes du marché foncier et ruraux pauvres

Les imperfections des marchés financiers, c'est-à-dire l'absence de financement hypothécaire, constituent le principal obstacle au développement de la propriété foncière chez les ruraux pauvres. Le manque de mécanismes convenables d'assurance contre les risques accroît leur difficulté à conserver la terre qu'ils ont. Lié au problème financier, le prix des terres dresse un obstacle supplémentaire. Binswanger et al. (1995, pages 2710–2711) ont souligné que le prix des terres est toujours plus élevé que le revenu que l'on peut en attendre (sous la forme d'un flux actualisé de revenus annuels) parce que la terre est source d'autres valeurs: cautionnement du crédit (même pour des usages sans rapport avec les terres) et prestige pouvant se traduire par une influence politique. De ce fait, pour un agriculteur qui recherche de la terre aux fins de production, l'achat au prix du marché avec un emprunt est souvent une option non-viable, car le coût annuel du service de l'hypothèque risque d'excéder les profits annuels de la terre. En outre, si les terres sont entièrement hypothéquées, elles ne pourront pas servir de garantie pour un crédit à la production destiné à l'acquisition d'intrants agricoles modernes.

Dans la plupart des cas, une famille pauvre sans ressources financières ne peut pas acheter de terres. Ceci explique le recours très répandu aux programmes de développement sur terres étatiques, dans le cadre desquels de nouvelles terres sont mises à la disposition des colons à un coût faible ou nul. Compte tenu de la concentration historique de la propriété terrienne dans de nombreux pays, cela explique aussi pourquoi les réformes agraires assorties de mesures d'expropriation ont été si répandues.

Les marchés fonciers peuvent-ils améliorer l'accès aux terres des familles pauvres? Des tentatives sont en cours partout dans le monde pour renforcer l'accès aux terres des populations rurales par le biais de mécanismes de marché. Certaines d'entre elles sont prometteuses, mais pour relativiser les choses, il faut noter qu'à ce jour «il existe peu de cas où les marchés fonciers ont été utilisés avec succès pour les achats de terres par les petits paysans. Le manque de capitaux et un accès défavorable au crédit bloquent les possibilités d'achat de terres de ces groupes d'exploitants»218.

À la base, pour améliorer l'accès aux terres dans un environnement de marché, il existe neuf approches possibles, pouvant être mises en œuvre individuellement ou collectivement. Elles sont décrites dans les paragraphes suivants.

i) Fonds foncier ou banque foncière

Le fonds foncier ou la banque foncière opère sur les marchés fonciers et facilite l'achat des propriétés à vendre, souvent des petites parcelles, de la part des familles éligibles à faibles revenus. Dans les deux cas, il s'agit de ventes volontaires par les propriétaires. John Strasma a souligné que les fonds fonciers ne doivent pas être des organismes gouvernementaux et qu'ils ne doivent pas participer directement à l'achat et à la vente des terres219. Le gouvernement qui participe directement à un fonds foncier peut être soumis à des pressions politiques visant à lui faire proposer un prix attractif aux grands propriétaires vendeurs, mettant le fonds dans une situation quasiment intenable. Une banque foncière temporaire créée en El Salvador pour honorer les promesses de ventes de terres faites aux anciens combattants à la fin de la guerre civile appartenait au gouvernement et achetait et vendait directement les terres. Son président a confié à l'auteur du présent document avoir subi de difficiles pressions de cette nature.

Les fonds fonciers sont plus efficaces s'ils fonctionnent comme des institutions de second niveau et refinancent les transactions foncières. Cela leur permet de faire appel à divers intermédiaires, y compris des banques, des institutions non financières, des ONG et même de grands propriétaires qui décident de subdiviser leurs terres et de les vendre. Les institutions non financières devraient émettre des obligations en garanties de leurs performances220.

Pour bien fonctionner, une banque foncière doit disposer d'une source de subvention. Pour les raisons exposées plus haut, on ne peut pas attendre des familles rurales à faibles revenus qu'elles achètent les terres aux prix du marché. Il faut donc prévoir un élément de subvention dans le fonctionnement de la banque foncière, et identifier la source de financement correspondante. Les principales options sont les revenus de la vente des terres étatiques, les revenus des impôts fonciers, le budget normal du gouvernement, ou des contributions par des organisations internationales de développement. La subvention sert, soit à abaisser les taux des prêts hypothécaires consentis aux acquéreurs des terres, soit à réduire le montant des fonds propres requis, soit les deux. On estime important que les bénéficiaires de la terre paient pour son acquisition, au moins pour y accorder psychologiquement de la valeur, mais aussi pour qu'ils ne soient pas tentés de réaliser des profits ‘providentiels’ en revendant les terres reçues dans le cadre d'un programme de cette nature. Dans le contexte de la réforme assistée par le marché menée en Afrique du Sud, Deininger et Julian May ont émis le commentaire suivant: «L'obligation d'une contribution par les bénéficiaires eux-mêmes ne crée apparemment pas de discrimination envers les pauvres»221.

À ce jour, les fonds fonciers restent rares. La FAO a noté que «les expériences de fonds fonciers menées en Équateur, en Colombie, au Brésil et au Guatémala sont en train d'essayer de développer des stratégies de soutien pour faciliter l'achat et la culture des terres par les ruraux pauvres»222. Le Honduras lance un effort en ce sens également, avec un financement extérieur pour l'élément de subvention.

Gustavo Gordillo de Anda a analysé les expériences de fonds fonciers menées au Guatémala (FONTIERRA) et en El Salvador (Banco de Tierras). Ses conclusions appuient les thèses suivantes: que la contribution des bénéficiaires est importante, et donc que ces instruments ne peuvent probablement pas aider les familles les plus pauvres des zones rurales; que l'existence d'une organisation communautaire est une condition préalable importante au fonctionnement des fonds fonciers; que les titres de propriété doivent être totalement clarifiés avant d'être transférés aux bénéficiaires; et que ces types de programmes peuvent être coûteux:

Enseignements de FONTIERRA: En principe … tous les agriculteurs pauvres ne sont pas éligibles pour ce programme. Seuls ceux qui remplissent certains critères (un niveau de capitalisation donné au moment de l'entrée dans le programme, un degré substantiel d'organisation en groupes communautaires, une expérience des cultures rentables) peuvent participer au programme.

… le programme semble s'adresser à un certain type d'agriculteur, qui n'est pas nécessairement le plus pauvre, ce qui suggère la nécessité d'autre types de programmes pour répondre aux besoins de la population rurale la plus démunie … Compte tenu du coût relativement élevé du programme, il est clair que sa couverture potentielle est limitée …
Enseignements de Banco de Tierras en El Salvador: … les [agriculteurs] qui manquent de ressources et d'accès aux réseaux de soutien pourront difficilement profiter des distributions de terres … Du point de vue des droits de propriété, le transfert de terres sans apurement préalable de leur statut légal crée de graves difficultés au moment de la subdivision et de l'émission de titres de propriété pour les nouvelles parcelles en faveur des bénéficiaires … [ce qui] illustre l'importance de renforcer les institutions liées à la gestion foncière (cadastre, registres de propriété) …223

ii) Réforme foncière assistée par le marché

La réforme foncière assistée par le marché, ou négociée, fonctionne comme un fonds foncier, mais recouvre un éventail d'options plus large. Au lieu de passer par une institution financière sous la forme d'une réduction des coûts hypothécaires, la subvention pour l'achat de terres peut être remise directement aux familles pauvres. En outre, la communauté peut participer au choix des terres à vendre et aux négociations avec les propriétaires. Les ventes de terres sont volontaires, mais on ne peut exclure qu'une pression locale à vendre puisse s'exercer sur certains propriétaires. Une autre caractéristique de la réforme foncière assistée par le marché est que l'on peut demander aux bénéficiaires de soumettre un projet de développement de l'exploitation qu'ils souhaitent acquérir, et que des crédits ou des subventions peuvent être accordés pour financer les investissements sur l'exploitation, en plus de son achat.

Deininger (1999) a effectué une analyse préliminaire, mais détaillée, de trois expériences de réforme foncière négociée, en Colombie, au Brésil et en Afrique du Sud. Dans le cas de la Colombie, jusqu'à 70 pour cent de la valeur des terres achetées peuvent être subventionnés, 20 pour cent en numéraire et 50 pour cent en obligations. L'Afrique du Sud accorde une subvention pouvant atteindre 15 000 R pour l'achat, bien que l'on envisage d'augmenter ce montant de manière substantielle. La Colombie met l'accent sur l'élaboration d'un projet d'exploitation viable, qui constitue un critère de sélection des bénéficiaires. En Colombie comme au Brésil, l'élément subvention de l'achat des terres passe par une banque commerciale, comme pour les fonds fonciers.

Les objectifs de la réforme foncière assistée par le marché dépassent la simple redistribution des terres. Deininger a tiré quelques enseignements précieux de ces trois expériences à leurs débuts:

  1. la réforme foncière négociée ne peut réussir que si des mesures sont prises pour assurer une plus grande transparence et fluidité du marché de vente et location des terres;

  2. les projets de production se situent au cœur de la réforme foncière assistée par le marché [puisqu'elle doit être] conçue pour mettre en place des unités productives économiquement viables à un coût socialement justifiable, plutôt que pour transférer des avoirs;

  3. la seule manière de parvenir à une coordination efficace des diverses entités impliquées dans ce processus passe par une mise en œuvre pilotée par la demande et décentralisée; et

  4. la réussite à long terme de la réforme foncière risque de dépendre de manière cruciale de la participation du secteur privé à son application …

D'autres résultats stratégiques de l'étude de Deininger concernent l'importance:
[du] cofinancement … de l'achat des terres par le biais d'un intermédiaire financier privé qui, parce qu'il partage les risques de défaillance, sera motivé à évaluer la faisabilité économique du projet agricole concerné [et du fait que] la réforme foncière négociée constitue un complément, plutôt qu'un substitut, à d'autres formes d'accès aux terres, en particulier la location224.

L'avertissement de la section 5.7, à savoir que toute réforme foncière est condamnée à progresser lentement parce qu'elle dépend de l'élaboration de capacités institutionnelles au niveau local, s'applique aussi à la réforme foncière assistée par le marché. Comme on l'a déjà noté, en Colombie la réforme foncière appuyée sur le marché a rencontré des difficultés de mise en œuvre, entre autres pour la sélection des bénéficiaires, et de fait s'est interrompue. Des efforts de renforcement des capacités administratives au niveau local apparaissent essentiels pour poursuivre l'application de cette démarche …

iii) Amélioration des marchés de la location foncière

Comme l'indique la discussion ci-dessus, le marché de la location constitue une opportunité de taille pour renforcer l'accès aux terres des familles d'agriculteurs pauvres, et il favorise également les progrès de la productivité agricole. Les avantages de l'amélioration du marché de la location et la nécessité d'aider les familles pauvres à y participer ont été exprimés clairement par Alain de Janvry, Elisabeth Sadoulet et Karen Macours:

Les marchés de location de terres présentent un vaste réservoir inexploité d'opportunités pour lutter contre la pauvreté et améliorer l'efficacité. L'accès aux terres par la location est moins onéreux que par la vente et moins exigeant politiquement que par l'expropriation. Le fonctionnement des marchés de location foncière nécessite une ‘assistance’ du côté de l'offre et du côté de la demande. Côté offre, davantage de terres seront mises en location si la sécurité des droits de propriété s'améliore, si la législation anachronique de réforme agraire menaçant les droits de propriété est annulée et si des mécanismes fiables de résolution des conflits sont mis en place. Côté demande, il faut accorder des subventions spéciales aux locataires potentiels pauvres et jeunes pour qu'ils puissent se présenter sur le marché de la location foncière, et rendre celle-ci aussi attractive qu'un achat dans le cadre de la réforme foncière assistée par la communauté. Il est possible d'explorer des pistes novatrices pour améliorer l'accès à la location des ruraux pauvres, telles que location collective, location avec option d'achat, proposition d'un menu de contrats au choix et contrats prévoyant l'indemnisation de la valeur résiduelle des investissements consentis par le locataire225.

Améliorer le fonctionnement du marché de la location, comme ci-dessus ou autrement, constitue l'un des moyens les plus utiles potentiellement, et les moins explorés, pour améliorer l'accès à la terre des ruraux pauvres. Comme ces trois auteurs le soulignent, bien conduit, cela n'affectera pas la sécurité foncière des propriétaires existants. Étant donnée l'utilité de la location de terres pour les paysans pauvres, il est d'autant plus important que les droits coutumiers de location soient protégés lorsque des terres à statut traditionnel sont soumises à un programme d'émission de titres fonciers.

iv) Contrats de location-achat

Évoqué plus haut dans le contexte des baux de longue durée des terres étatiques, ce type de contrat peut également s'appliquer aux programmes de fonds fonciers ou de réforme foncière assistée par le marché, ou à d'autres programmes visant à fournir des terres aux familles à faibles revenus. Les dispositions préciseraient qu'après que la famille ait cultivé la terre pendant un nombre d'années donné, le cumul des loyers payés serait crédité (rétroactivement) au titre des fonds propres pour l'achat de la terre, et les loyers restants seraient convertis en remboursement de prêt hypothécaire. Cette option nécessite elle aussi un élément de subvention du prix de la terre.

v) Impôt foncier progressif basé sur la superficie

Les responsables préoccupés par l'existence de terres non cultivées conseillent parfois un impôt sur les terres inutilisées. Cependant, ce type d'impôt poserait des problèmes d'application. Comme l'a observé John Strasma à l'occasion d'un séminaire de l'Université de Wisconsin sur le régime foncier au Honduras, un impôt punitif sur les terres non cultivées rencontrerait de sérieux obstacles pratiques, parce que ce type d'impôt serait subjectif, difficile à appliquer et moins efficace qu'un impôt applicable à toute parcelle, lequel évite d'avoir à évaluer chaque année le degré de culture effectif226. En pratique, toute évaluation de la valeur marchande d'une terre rurale est elle aussi subjective, et cet arbitraire a constitué un obstacle majeur à la mise en œuvre à grande échelle d'un impôt immobilier rural. L'alternative est un impôt sur l'ensemble des terres agricoles, basé sur la superficie de la propriété, qui pourrait être rendu progressif en en exemptant les premiers hectares. L'utilité de ce type d'impôt pour stimuler l'intensification de l'utilisation des terres est largement avérée; par exemple, en Bulgarie:

Il existe … la preuve que certains propriétaires chercheront à détenir des terres non dans un but productif, mais comme avoir et protection contre l'inflation. C'est pourquoi il faudra peut-être mettre en place un impôt foncier incitant à la vente de ce type de terres227.
En Amérique latine,
Au Brésil et au Costa Rica, parce que les impôts fonciers étaient faibles ou difficiles à collecter, les terres n'étaient pas exploitées et étaient détenues à des fins spéculatives228.
Et en général,
Des impôts fonciers lourds … risquent d'induire une utilisation plus efficace des avoirs existants et d'élever le niveau de production, tout en réduisant l'inégalité. L'importance de ce type d'argument ne peut être déterminée que par un examen minutieux de la situation dans chaque pays229.

John Strasma et Rafael Celis ont noté qu'un impôt foncier est susceptible d'encourager une redistribution des terres en faveur des ruraux pauvres:

Un impôt annuel sur les terres rurales … est une dépense fixe qui augmente le coût de possession à des fins spéculatives des biens non productifs. Tout [taux] d'imposition significatif coûte relativement cher au propriétaire qui tire peu de revenus de ses terres. S'il investit et fait en sorte d'augmenter la productivité et le revenu, l'impôt foncier demeure identique, si bien que le fardeau s'allège relativement … L'impôt devrait encourager les propriétaires à louer ou à vendre les terres dont ils dérivent peu de revenus. L'augmentation de l'offre de terres déprimerait naturellement les prix fonciers ou permettrait aux vendeurs de proposer de meilleures conditions. Au final, les relativement pauvres trouveraient plus facilement des terres à acheter ou à louer, qui leur permettraient d'augmenter leurs revenus d'un montant très supérieur à l'impôt annuel.
Du point de vue du gouvernement, l'impôt foncier est également préférable à un impôt sur la production agricole ou les exportations. La plupart des avantages fiscaux diminuent ses revenus. Les impôts fonciers sont à même de générer des revenus substantiels, sans pénaliser pour autant les agents les plus productifs, comme c'est le cas des impôts sur les produits ou les exportations agricoles230.
Mohan Rao a émis des observations similaires:
Une possibilité intéressante est que l'impôt augmente le rendement des terres et améliore l'efficacité économique, en raison de la relation inverse entre la superficie de l'exploitation (propriété) et le rendement des terres, généralement observée dans l'agriculture sous-développée. L'impôt foncier peut obliger les grandes exploitations à améliorer leurs rendements ou à céder leurs terres - par vente ou à bail – à des petites ou moyennes exploitations. Ces effets se produiront si l'impôt parvient à modifier les facteurs à l'origine des faibles rendements. Les contraintes de crédit qui pèsent sur les petits agriculteurs et le comportement non économique des plus gros sont deux facteurs susceptibles de réagir à l'impôt231.

Binswanger, Deininger et Feder ont exprimé leur scepticisme quant au potentiel d'un impôt foncier à encourager la redistribution des terres. Ils appuient leur premier argument sur une étude menée en Inde qui conclut qu'un impôt foncier augmentera la concentration de la propriété, parce que, lors des mauvaises années, les pauvres risquent d'être forcés de vendre des terres pour le payer232. Cependant, cette étude n'ayant pas pris en compte la possibilité d'exemption fiscale des premiers hectares de chaque exploitation, son résultat n'est pas applicable à une variante de cette nature. Leur seconde objection est que «les divisions factices de leurs propriétés» par les propriétaires diminueraient l'efficacité d'un impôt progressif. Une incitation à ce type d'évasion fiscale existerait certes, mais si, par exemple, les cinq premiers hectares étaient exemptés du paiement de l'impôt, il serait très coûteux d'effectuer suffisamment de divisions fictives d'une propriété de 500 hectares pour alléger de manière substantielle le fardeau fiscal. C'est pourquoi, s'il est possible que ses effets soient légèrement atténués par l'évasion fiscale, l'impôt devrait toujours fonctionner dans le sens escompté, à savoir encourager l'intensification de l'utilisation des terres et la vente de parties des grandes exploitations les moins efficaces.

Compte tenu des luttes, parfois violentes, et des distorsions de politique associées aux réformes foncières dans de nombreuses régions du monde, leur troisième argument – «il n'est pas évident qu'une approche indirecte de ce type soit plus acceptable politiquement que la redistribution directe des terres» (p. 2724) – n'est pas soutenu par les études empiriques. Enfin, leur quatrième argument (ibid.) est que la gestion d'un impôt foncier risque d'être très coûteuse. On peut lui opposer qu'un impôt à l'hectare (impôt sur la superficie) est beaucoup plus facile à appliquer qu'un impôt ad valorem, surtout si le nombre des catégories de terres défini est relativement restreint pour éviter les litiges sur la classification des parcelles. Dans de nombreux pays, les inventaires cadastraux et l'enregistrement des terres progressent et il existe des impôts fonciers locaux (en général à de faibles taux), si bien qu'administrativement le passage à un impôt foncier à l'hectare n'est pas plus difficile qu'un passage à tout autre type d'impôt. Un impôt à la superficie de cette nature serait en fait plus facile à collecter qu'un impôt sur le revenu, dans les régions rurales où la tenue de livres comptables est quasiment inexistante. L'impôt foncier pourrait être déductible de l'impôt sur le revenu obligatoire. De cette manière, pour la plupart des agriculteurs, il deviendrait de facto le montant payé d'impôt sur le revenu.

En dépit de leurs objections, Binswanger et al. ont conclu que «des impôts fonciers uniformes ou légèrement progressifs, basés sur une classification grossière des propriétés, pourraient utilement augmenter les recettes fiscales et inciter modestement les propriétaires à vendre des terres mal utilisées»233. Dans une publication plus récente, ils suggèrent qu'un impôt foncier présenterait des avantages plus étendus:

… les gouvernements peuvent envisager d'imposer un impôt foncier et de mettre en place des systèmes d'information fonciers. Un impôt foncier appliqué au niveau municipal pourrait, non seulement inciter les grands propriétaires à utiliser leurs terres de manière plus productive, mais aussi fortement contribuer à la décentralisation. D'un côté, parce qu'il se base sur des valeurs d'avoir plutôt que de production, l'impôt foncier est l'un des rares cas d'impôt forfaitaire dont le taux effectif diminue à mesure que le revenu tiré des terres augmente, ce qui encourage une utilisation plus productive des ressources. Plusieurs pays sont en train d'expérimenter un impôt foncier, soit à taux uniforme comme au Nicaragua, soit basé sur des valeurs auto-évaluées comme au Chili … Les impôts fonciers se sont avérés très utiles dans des contextes urbains très divers de pays en développement et, s'ils s'accompagnent des institutions adéquates d'aide à la comptabilité et à la mise en œuvre, ils devraient être également applicables aux zones rurales234.

Strasma et Celis ajoutent que l'application d'un impôt foncier inciterait à une définition plus claire des droits de propriété et, assortie d'exemptions pour les terres forestières, pourrait ralentir le taux de déforestation et encourager la reforestation. Ils notent également qu'un tel impôt serait susceptible de soutenir le développement des infrastructures des collectivités et d'aider à financer une banque foncière235.

Ils concluent que les principaux obstacles à la mise en œuvre d'impôts fonciers ont été la résistance des grands propriétaires, le manque de volonté politique et l'indifférence des organismes de développement internationaux à l'égard de ce concept, mais cette situation est en train de changer et «la Banque mondiale et quelques autres organismes d'assistance ont demandé instamment à divers pays d'adopter une réforme de l'impôt foncier en contrepartie d'une baisse des taxes à l'exportation et des impôts sur le revenu agricole»236.

Dans une récente étude consacrée à la fiscalité agricole, Mahmood Hasan Khan émet les observations suivantes à propos d'un impôt foncier basé sur la superficie plutôt que sur la valeur des terres:

L'utilisation comme base fiscale de la superficie des terres, avec des ajustements mineurs en fonction des cultures, des sols et de leur source d'irrigation, est pratique d'un point de vue administratif. Son principal inconvénient est que la superficie des terres, qu'elle soit imposée à un taux uniforme ou progressif, est sans rapport avec leur valeur en tant que bien immobilier ou richesse. Cependant, l'évaluation de la ‘juste’ valeur marchande ou locative d'une propriété quelle qu'elle soit, et en particulier une terre agricole, pose de graves problèmes … Dans la plupart des pays en développement, les exigences cadastrales requises par la fiscalité des propriétés sont difficiles à satisfaire, même en zone urbaine. Une approche par blocs ou groupes de terres agricoles peut surmonter certains des problèmes d'évaluation et réduire les coûts administratifs. De la même manière, on peut substituer un indice des prix convenablement choisi à une évaluation périodique comme guide de l'évolution de la valeur des terres.
… les gouvernements disposent de nombreux types d'impôts pour mobiliser des ressources supplémentaires, pourvu qu'ils parviennent à traiter les aspects politiques et administratifs des réformes fiscales. Dans la plupart des pays en développement, ces contraintes ont gêné l'élaboration d'un régime fiscal rationnel et équitable pour les acteurs du secteur agricole qui possèdent ou contrôlent de vastes superficies et ont été les principaux bénéficiaires des investissements publics, des subventions des intrants et des programmes de crédit… Cependant, les gouvernements ont commencé à prendre des mesures visant à réformer les régimes fiscaux dans le cadre de l'ajustement structurel et des programmes de réforme économique. Des pressions, à la fois internes et externes, politiques et financières, les poussent à surmonter les contraintes politiques et administratives existantes237.

L'étude de Khan indique que l'Éthiopie, le Bangladesh, l'Inde, la Malaisie, le Pakistan, le Sri Lanka et l'Égypte ont déjà commencé à collecter dans les zones rurales un impôt foncier basé sur la taille de la propriété plutôt que sur sa valeur.

Potentiellement, un impôt foncier basé sur la superficie est à même d'augmenter les ressources publiques consacrées au développement rural et à d'autres programmes, de renforcer la base de revenu du gouvernement local, d'encourager une utilisation plus productive des terres agricoles, d'inciter à la gestion durable de la forêt (par exemption des terres forestières) et d'inciter à la redistribution des grandes propriétés aux petits exploitants. Cependant, ce dernier point ne peut se concrétiser que s'il existe un fonds foncier ou une réforme foncière assistée par le marché, qui subventionnera l'achat des terres par les familles pauvres. Il n'est pas possible d'évaluer convenablement la contribution à ces domaines d'un impôt foncier sur la superficie, puisque l'application systématique de cette approche -avec peu de différences dans les catégories de terres définies aux fins de taux d'imposition, exemptions pour les petites exploitations et pas d'autres échappatoires - est encore rare. Compte tenu de ses avantages potentiels, il est probable que de plus en plus de pays en tenteront l'expérience. Cette approche mérite que l'on s'y intéresse, mais il convient de souligner que sa mise en œuvre requiert une considérable volonté politique. Le Service des régimes fonciers de la FAO a commenté l'échec de plusieurs expériences d'impôts fonciers imputable au facteur politique. Il souligne aussi qu'au Brésil, «une nouvelle réglementation sur un impôt foncier rural … a été approuvée par le Congrès en décembre 1995. Avec un soutien politique plus fort, le Gouvernement applique maintenant [l'impôt foncier]»238.

vi) Émission de titres de propriétés pour les petites exploitations

L'un des obstacles à l'accès à la propriété foncière des ruraux pauvres a parfois été la législation interdisant l'émission de titres de propriété pour les petites exploitations. Au Honduras, par exemple, jusqu'au vote de la Loi pour la modernisation et le développement du secteur agricole de 1992, il était expressément interdit d'émettre des titres de propriété pour les exploitations de moins de 5 hectares, bien que la vaste majorité des exploitations du pays ait relevé de cette catégorie. Les petits exploitants se trouvèrent ramenés au rang de citoyens de deuxième classe, sans accès aux droits de propriétés dont bénéficiaient leurs voisins plus fortunés.

En Estonie, la législation existante de la réforme foncière ne prévoit pas l'émission de titres de propriété pour les parcelles familiales ou les anciennes parcelles subsidiaires des fermes étatiques et collectives. Cependant, ce type de parcelles présente un rendement à l'hectare très supérieur à celui des grandes entreprises agricoles (successeurs directs des exploitations étatiques ou collectives) ou des exploitations individuelles privées nouvellement créées, comme le montrent les données suivantes:

Table 5.2 - Rendement de la terre par type d'exploitations en Estonie

Type d'exploitation% de terres arables en production
(janvier 1996)
% de la production
agricole brute (1995)
Parcelles familiales22,234,0
Fermes privées29,917,6
Entreprises agricoles48,048,4

Source: Stratégie nationale pour le développement agricole durable, Ministère de l'agriculture, Tallinn, Estonie, 1997, chapitre 3, tableau 3.9.

On pourrait citer des chiffres similaires pour de nombreux pays (voir plus haut l'exemple de la Hongrie). Le fait que les plus petites exploitations (parcelles familiales) parviennent à cette plus grande productivité tient en partie à leur spécialisation dans des cultures à forte valeur, ce qui n'en diminue en rien le mérite. Privée de titres de propriété, cette catégorie d'agriculteurs a encore plus de difficultés à émerger de la pauvreté. On avance parfois que les parcelles familiales sont trop petites pour être technologiquement efficaces, mais elles existent et elles sont économiquement efficaces. Elles peuvent l'être plus encore avec des titres de propriétés. Plus important peut-être, l'émission de titres de propriété déclenchera une dynamique marchande qui conduira à la consolidation graduelle des petites unités en unités plus grandes, à mesure que certains propriétaires souhaiteront partir pour la ville ou que leurs héritiers décideront d'abandonner l'agriculture. Sans titres de propriété, et donc sans la perspective de tirer des avantages économiques de la vente de l'exploitation, cette dynamique est fortement compromise. Au final, il s'agit de savoir si l'on peut imposer une taille «d'exploitation optimale» au secteur privé (en supposant de fait que les plus petites exploitations disparaîtront faute d'une base juridique complète) ou s'il faut laisser le temps et le marché faire leur œuvre. Il s'agit également de concevoir des programmes de lutte contre la pauvreté qui permettent aux pauvres de générer des niveaux de revenus plus élevés, programmes dont l'émission de titres pour les propriétés qu'ils occupent de facto constituerait un volet important239.

Si l'émission de titres de propriété pour les petites exploitations ne permet pas aux familles pauvres d'accéder plus largement aux terres, elle améliore la qualité de leurs biens et donc leur statut économique. Lors de la mise en œuvre de ce type de programmes, il faut garder à l'esprit les remarques émises plus haut sur la possibilité de subventionner partiellement les coûts de l'émission des titres.

vii) Autres mécanismes financiers en zones rurales

Partout dans le monde, les nouvelles modalités de prêt aux ruraux pauvres et de supervision des prêts pour ces clients (voir le chapitre 7) suscitent un intérêt croissant. Si la valeur de la propriété foncière comme garantie a été mentionnée fréquemment, il faut reconnaître qu'en réalité, dans de nombreux pays, le contexte social et politique permet difficilement aux banques de saisir les petites exploitations en réalisation de garantie. Dans tous les cas, procéder de cette manière «ouvre une voie royale à la création de populations sans terres et à la concentration des terres»240. Il revient donc aux institutions de crédit d'élaborer d'autres méthodes de sécurisation des prêts - les prêts collectifs en constituent un exemple courant. Une autre approche qui mérite une plus large prise en compte consiste, en cas de défaillance, à ce qu'au lieu de saisir les terres, le prêteur soit autorisé par l'emprunteur à les cultiver pour son propre compte pendant une saison ou deux. Le prêteur pourrait employer l'emprunteur et sa famille comme ouvriers agricoles pendant cette période, ce qui leur assurerait un revenu équivalent au salaire minimum pendant une partie de l'année (toute autre personne pourrait être engagée dans ce but). De toute évidence, le plafond des prêts devrait être dimensionné en mesure du revenu potentiel de la récolte, mais une telle procédure constituerait une autre façon de garantir l'institution créditrice, sans menacer de créer davantage de sans-terres parmi les populations rurales pauvres.

En droit immobilier, ce type de garantie s'appelle une antichrèse. Ses origines remontent au droit grec et romain. Historiquement, elle n'a pas toujours eu bonne presse; dans le passé, l'Église catholique y voyait une forme d'usure et s'y est opposée. À l'origine, il s'agissait d'une clause légale du contrat immobilier standard, qui mettait également en gage le titre de propriété du bien. Dans de nombreux codes juridiques européens modernes, elle est considérée comme un contrat indépendant. Dans le code italien, ce contrat ne confère qu'un droit d'usufruit au créditeur. Dans les codes français, espagnol et allemand, elle est également considérée comme donnant implicitement le droit de saisie s'il faut récupérer la totalité du crédit (l'antichrèse n'est pas acceptée, sous quelque forme que ce soit, dans le droit suisse). Traditionnellement, les banques ont toujours hésité à passer des contrats de ce type, pour ne pas se trouver impliquées dans la gestion de biens. Néanmoins, on peut avancer que mettre une exploitation en gestion sous contrat pendant un an ou deux coûte moins cher que la saisie et la vente du bien, en particulier si l'on n'est pas sûr que les systèmes judiciaire et politique soutiennent la saisie de petites exploitations dans les régions à faibles revenus.

Une forme d'antichrèse a été mise en œuvre au Bangladesh pour permettre aux petits exploitants de fournir une garantie pour leurs emprunts:

La forme la plus populaire d'hypothèque foncière observée dans la zone étudiée est la cession des droits d'utilisation des terres en échange de numéraire, avec stipulation que ces droits seront rendus au propriétaire à la fin du remboursement … Dans une variante occasionnelle de ce système, la terre repasse automatiquement sous le contrôle de son propriétaire à la fin d'une période stipulée241.

Ce mécanisme de garantie des prêts agricoles mériterait une exploration plus approfondie, au vu de sa capacité potentielle à faciliter le crédit agricole et protéger les droits des pauvres à la terre.

viii) Suppression des subventions favorisant les non-pauvres

Il est possible d'améliorer l'aptitude des familles rurales à faibles revenus à acquérir des terres en réorientant les politiques de prix, et d'autres, pour qu'elles profitent aux pauvres, comme traité au chapitre 3. En pratique, nombre de politiques et programmes agricoles, du prix garanti des récoltes aux taux d'intérêts subventionnés en passant par la vulgarisation agricole, se traduisent par des avantages disproportionnés pour les agriculteurs les mieux nantis. Si ceux-ci constituent souvent un rouage essentiel de la structure productive du secteur et ne devraient pas subir les distorsions macro-économiques qui pénalisent fréquemment l'agriculture (chapitre 4), rien ne justifie de cibler les subventions sectorielles en leur faveur de manière disproportionnée. Une action efficace de réorientation des bénéfices des programmes spécifiques au secteur vers les pauvres suffirait à améliorer leur accès aux terres par les mécanismes existants. Cet argument a été avancé par Binswanger et Elgin242, cités dans un article de De Klerk243: «une condition préalable de … la réforme foncière est de commencer par supprimer les distorsions en faveur des gros agriculteurs».

ix) Distribution des terres étatiques aux familles rurales à faibles revenus

Dans les pays où les gouvernements national ou locaux possèdent d'importantes superficies de terres agricoles, l'une des mesures les plus importantes pour améliorer l'accès des pauvres aux terres est de les attribuer aux sans-terres ruraux et aux agriculteurs possédant des exploitations minuscules. Comme dit plus haut, ce type de mesure a contribué au succès de la réforme foncière à Taiwan. Il faut vendre les terres, plutôt que les donner, mais à un prix subventionné, pour les raisons déjà évoquées. Si les terres appartiennent au gouvernement, cette subvention ne nécessite pas de dépense budgétaire. La superficie des nouvelles propriétés devrait être nettement supérieure au niveau de subsistance, sans pour autant limiter de manière importante le nombre de bénéficiaires. Leur superficie exacte dépendra des conditions agronomiques et d'autres variables, mais en Afrique et en Amérique latine, elle devrait être comprise entre 5 et 20 hectares. En Asie orientale, elle serait plus petite.

Une difficulté pratique qui peut se présenter est l'occupation de terres étatiques par des squatters. Dans ce cas, la politique pourrait consister à leur demander de payer les terres qu'ils occupent (avec un prêt hypothécaire) jusqu'à un plafond de superficie spécifié, et placer les terres au-delà du plafond dans une réserve de redistribution. Si les squatters occupent les terres depuis de nombreuses années et possèdent une influence politique, ce type de programme risque de susciter de la résistance. Cependant, le risque de perturbations associé au changement de leur degré de facto d'accès aux terres serait considérablement moindre que celui lié à des programmes d'expropriation de terres privées bénéficiant de titres de propriété, comme souligné ci-dessus pour le Honduras, et le budget de l'État ne pourrait que profiter d'une politique demandant aux squatters de payer pour les terres qu'ils utilisent244. Ce type de programme pourrait même augmenter les niveaux de production, compte tenu de la tendance bien connue des petites exploitations à produire davantage à l'hectare.

5.9.2 Amélioration de l'accès des femmes à la terre

En moyenne, les ménages dirigés par des femmes ont des revenus inférieurs à ceux dirigés par des hommes. Les causes en sont bien connues: facteurs culturels conduisant à la discrimination contre les femmes, y compris une moindre volonté d'éduquer les filles dans les ménages à faible revenu; barrières institutionnelles et restrictions juridiques qui codifient nombre de préjugés culturels et donnent aux femmes un moindre contrôle sur les ressources245. L'un des moyens majeurs d'augmenter la capacité de gain des femmes célibataires et mariées est d'améliorer leur accès à la terre. Il ne fait aucun doute que cet accès est plus limité que celui des hommes. Une étude menée par Rekha Mehra a conclu que:

Peu de femmes des pays en développement bénéficient d'un accès sûr et indépendant à la terre … les dispositions des régimes fonciers traditionnels … sont considérées comme relativement favorables aux femmes … Un examen plus attentif révèle cependant que le régime foncier traditionnel peut assurer la sécurité aux hommes, mais pas aux femmes … Lorsque les femmes possèdent des droits d'utilisation des terres, elles sont rarement libres d'agir en agents indépendants; leurs droits tendent à être restreints et limités à un usage donné. Par exemple, elles ne peuvent pas utiliser leurs terres à des fins commerciales … Les femmes tendent à rencontrer davantage de difficultés pour obtenir l'accès aux terres dans les régimes fonciers modernes. En fait, leurs droits fonciers se détériorent souvent lorsque les gouvernements instituent des réformes foncières, l'enregistrement des terres ou des programmes de réinstallation. Les programmes d'enregistrement des terres en Afrique (par exemple, en Éthiopie, en Guinée-Bissau, au Kenya et au Zimbabwe) n'ont pas réussi à donner aux femmes le droit de propriété à la terre, même si elles bénéficiaient d'un accès coutumier avant l'enregistrement … En Amérique latine, les femmes ont été également tenues à l'écart du processus de réforme agraire des années 60 et 70 … Les récentes réformes chinoises ont elles aussi oublié les femmes. Lors de l'effondrement des communes rurales au début des années 80, les terres ont d'abord été redistribuées aux hommes, ce qui a, de fait, inversé la réforme agraire de 1947 qui avait accordé aux femmes des titres fonciers séparés … En Inde, par exemple, les femmes n'ont pratiquement pas le droit d'hériter de terres agricoles … En dépit du vote du Hindu Succession Act (1956), qui avait pour but d'améliorer les droits des femmes, la loi a été interprétée de manière à les empêcher d'accéder aux terres agricoles. Dans certains États indiens, des lois ont explicitement exclu les veuves et les filles de l'héritage de terres agricoles … Le Succession Act de 1972 au Kenya, qui visait une plus grande égalité des sexes devant l'héritage, a échoué parce que les terres agricoles restaient soumises aux lois coutumières, qui refusent aux femmes le droit d'en hériter …246

Un cercle vicieux s'est mis en place, qui tend à enfermer les femmes dans la pauvreté:

Il y a davantage de femmes que d'hommes pauvres dans le monde et le nombre des femmes pauvres augmente plus rapidement que celui des hommes pauvres, surtout dans les régions rurales des nations en développement … Cette pauvreté interdit aux femmes d'acquérir des terres, même lorsque la loi les y autorise. Au Kenya, par exemple, des lois récentes n'empêchent pas les femmes de posséder des biens immobiliers, mais la plupart d'entre elles n'ont pas les moyens d'en acquérir … Par ailleurs, la pauvreté empêche les femmes de bénéficier de certaines réformes; par exemple, elles ne pourront pas profiter de la privatisation, qui nécessite des titres de propriété et un enregistrement parce qu'elles ne peuvent pas payer les coûts d'enregistrement …247

Les difficultés auxquelles les femmes sont confrontées pour obtenir l'accès à la terre ont été documentées dans de nombreux pays. Elles sont particulièrement importantes quand les systèmes juridiques et les normes sociales sont semblables à ceux de la République dominicaine, où:

plusieurs aspects de la législation civile et agraire rendent difficile l'accès à la terre, pour les femmes rurales en particulier … Selon la loi dominicaine, tout bien apporté ou obtenu durant le mariage devient commun par nature … mais ces biens conjugaux ne peuvent être légalement gérés (c'est-à-dire vendus, hypothéqués ou faire l'objet de tout autre contrat légal) que par le mari … Les femmes mariées n'ont donc aucun droit sur les terres dont elles ont hérité ou qu'elles ont achetées et les femmes en unions consensuelles - qui ne sont pas reconnues dans le Code civil du pays - ont encore moins de droits aux terres possédées en commun et aux autres biens, en cas de rupture de leur union. Au décès du mari, la loi dominicaine accorde des droits héréditaires aux enfants, aux parents et aux frères et sœurs du défunt (dans cet ordre). Les veuves ne peuvent prétendre au maximum qu'à un quart des biens de leur mari, et ce seulement si un testament a été rédigé avant sa mort248.

L'observation de Mehra sur la discrimination des réformes agraires à l'encontre des femmes a été bien documentée dans de nombreux pays. En Colombie par exemple:

… les dossiers officiels montrent que seulement 11 pour cent des bénéficiaires de terres pendant les trois premières décades de la réforme agraire ont été des femmes249.
Et en République dominicaine:
La loi de réforme agraire de ce pays stipule que le chef de famille, qui est en général l'homme, est seul autorisé à bénéficier de la réforme agraire: elle ne reconnaît pas aux femmes le droit de recevoir des terres et ne prévoit pas leur participation aux colonies agricoles gérées par les coopératives de la [réforme agraire]250.

La discrimination à l'égard des femmes est souvent présente dans les régimes fonciers, qu'ils soient coutumiers ou de propriété privée, comme l'illustre l'exemple de la Zambie:

La discrimination à l'encontre des femmes dans les régimes coutumiers et privatisés est réelle. Le régime coutumier n'autorise pas les femmes à hériter de terres. Les systèmes patrilinéaire et matrilinéaire ne reconnaissent pas le droit des femmes aux terres. Le régime privatisé [sur les terres étatiques] exige des femmes de satisfaire à des critères non requis des hommes pour que des terres leur soient allouées. (V. R. N. Chinene et al., 1998, p. 98).

Eve Crowley rapporte que les femmes ne représentaient qu'environ 4 à 25 pour cent des bénéficiaires des réformes agraires menées en Amérique latine dans les années 60 et 70251.

Les obstacles à l'accès des femmes aux terres ne sont pas toujours évidents, mais néanmoins répandus, comme l'a souligné Crowley:

Les institutions foncières coutumières sont familières et pratiques pour les femmes rurales, car elles réduisent les coûts de transaction qui leur interdisent de recourir aux services d'administration foncière officiels. Mais cette proximité sociale et physique peut aussi être répressive. Les bureaux du gouvernement et les bureaux d'enregistrement des titres fonciers peuvent introduire de nouveaux principes, tenir des archives foncières et constituer un forum neutre où les femmes peuvent efficacement exprimer leurs demandes, mais il faut que leurs procédures soient transparentes et cohérentes et leurs coûts de transaction abordables. Dans de nombreux pays, ces institutions sont inefficaces, corrompues et complexes et prennent beaucoup de temps. Peu de femmes disposent des relations politiques, du savoir-faire, des moyens financiers ou de la proximité physique requis pour obtenir des droits fonciers dans un tel contexte … lorsque la loi autorise les femmes à acheter des terres, en pratique seules les plus riches et les groupes disposent des revenus qui leur permettent de confronter la compétition sur le marché. Le népotisme, les traitements de faveur et des exigences procédurales complexes et coûteuses restreignent leur entrée sur les marchés fonciers252.

L'Ouganda fournit un exemple d'un autre type d'obstacle omniprésent pour les femmes: «la loi civile … prévoit des droits égaux en cas de divorce - mais la loi coutumière interdit la division des biens conjugaux et les femmes divorcées ne peuvent pas conserver l'accès à la terre»253.

Même dans les sociétés où, par le passé, la situation économique des femmes rurales était davantage protégée, il n'est pas rare que les forces du changement économique les désavantagent:

Dans la plupart des sociétés, l'inégalité de l'accès aux terres et du contrôle des terres rurales et des ressources naturelles qui leur sont associées est la règle pour les femmes. Dans de nombreux cas, la loi coutumière, la loi religieuse et la législation protégeaient autrefois les intérêts des femmes, mais sous le coup de l'évolution des conditions socio-économiques, les anciennes règles ne parviennent souvent plus à assurer l'accès des femmes aux ressources dont elles ont besoin pour élever leurs familles. Les communautés qui connaissent aujourd'hui la raréfaction des terres ou qui voient augmenter rapidement la valeur des terres risquent de se montrer incapables ou réticentes à empêcher les parents masculins de prétendre à des terres sur lesquelles les femmes, en particulier les veuves et les célibataires, ont des droits254.

Pour surmonter les obstacles juridiques, institutionnels et comportementaux auxquels sont confrontées les femmes qui essaient d'améliorer leur accès à la terre, il faut adopter cinq types d'approches: réforme des codes juridiques et des réglementations, assistance financière spécialement dirigée vers les femmes, analyse de genres lors de la conception des projets et programmes de développement rural, formation et prise de conscience des fonctionnaires, surtout dans les bureaux d'enregistrement foncier et les programmes de réforme foncière (assistée par le marché ou autre), ainsi que campagnes d'éducation publique. Une seule de ces approches ne suffira pas et il faudra plutôt toutes les combiner.

Dans le cas du Honduras, les premières lois de réforme agraire ont été amendées pour permettre aux femmes d'en bénéficier. La législation antérieure leur interdisait quasiment de recevoir des terres dans le cadre du processus de réforme agraire. Leur accès aux terres était régi par un article de loi distinct qui leur permettait de recevoir des terres en cas de décès de leur mari pendant le processus d'attribution. La nouvelle Loi de modernisation agricole (1992) a supprimé cette différence de traitement et l'a remplacée par une clause unique, applicable de la même manière aux hommes et aux femmes, qui définit leurs droits à recevoir des terres au titre de la réforme agraire:

… les modifications introduites par la Loi de modernisation agricole de 1992 dans ce pays ont éliminé les restrictions légales qui empêchaient explicitement la participation des femmes au processus de réforme agraire255.

Un an après le vote de la loi de 1992, période pendant laquelle la réglementation correspondante a été rédigée et approuvée, le Président du Honduras a présidé une cérémonie à l'occasion de laquelle 40 000 hectares ont été distribués à des femmes, mariées et célibataires - une première dans l'histoire du Honduras.

Des campagnes de formation et d'éducation sur la discrimination entre hommes et femmes sont indispensables pour affaiblir les résistances culturelles, souvent profondément ancrées, à un traitement plus juste des femmes:

Dans de nombreuses sociétés, améliorer l'accès et la sécurité pour les femmes va demander des changements de politique et de législation, par exemple la reconnaissance spécifique des droits d'une femme à détenir des terres et la possibilité de l'émission d'un titre de propriété officiel à son nom, soit individuellement, soit avec son époux. Plus important encore, cela pourra nécessiter des changements des normes et des pratiques culturelles. Les lois d'un pays peuvent déclarer que les hommes et les femmes ont des droits égaux à détenir et à hériter des biens immobiliers, mais si les normes et les pratiques culturelles affirment le contraire, les droits des femmes risquent d'être ignorés256.

Le Service des régimes fonciers de la FAO a souligné l'importance de mener une analyse de genres à un stade précoce de l'élaboration des projets et programmes - un message qui s'adresse autant aux institutions internationales qu'aux gouvernements des pays en développement:

La conception des éléments relatifs au régime foncier dans les projets de développement devrait comporter dès le début une analyse de genres, pour ne pas laisser de côté les contraintes spécifiques aux femmes. Intégrer la question des disparités entre genres, après avoir défini les objectifs et l'architecture du projet, revient souvent à tenter sans succès de les insérer par force dans un cadre inapproprié257.
Comme le remarque Meinzen-Dick:
Le moment semble venu de changer d'hypothèse de départ - plutôt que de supposer que l'enregistrement et l'attribution de droits de propriété sont un processus neutre et de rechercher la méthode la plus «efficace» pour les pouvoirs publics, il faut réfléchir à ce que l'on fera pour éliminer les obstacles auxquels se heurtent les pauvres et les femmes258.

S'agissant du traitement des questions de genres et de pauvreté dans l'administration foncière, elle conseille de prêter attention aux points suivants:

Je sais que cela augmente le coût des systèmes d'enregistrement des titres fonciers et complique les cessions. Cependant, sans ce type de dispositions, les programmes d'enregistrement de terres et de titres de propriété aggravent le risque que les élites, surtout éduquées et/ou urbaines, ne s'approprient les ressources … mais ce type de dispositions permet de renforcer les avoirs des défavorisés259.

L'analyse de genres requise pour améliorer la conception d'un projet doit être un processus approfondi et soigneusement structuré. La présente section - et l'ensemble de ce chapitre - se terminent par l'adaptation d'extraits d'un guide rédigé par la FAO sur les questions à poser dans le cadre d'une analyse de genres des éléments relatifs au régime foncier dans les projets. La nature même de ces questions jette un éclairage significatif sur l'omniprésence de la discrimination dont les femmes font l'objet.

5.9.2.1 Questions concernant les instruments d'une politique des genres

Lois relatives à la famille:

Lois relatives à l'héritage:

Lois relatives à la privatisation:

Lois relatives à l'enregistrement des terres:

Lois relatives à la gestion des ressources:

5.9.2.2 Analyse de genres dans les programmes relatifs aux ressources naturelles

5.9.2.3 Autres aspects des programmes relatifs à la gestion des ressources naturelles et au régime foncier

POINTS IMPORTANTS DU CHAPITRE 5

  1. Historiquement, ce sont des préoccupations d'équité et d'efficience économique qui ont motivé les politiques foncières. Le problème d'équité concerne surtout la réduction de la pauvreté rurale. Il a été démontré que la distribution initiale des terres ainsi que la nature des politiques et régimes fonciers exercent ensemble une influence directe sur le niveau de pauvreté rurale.

  2. L'accès à la terre est le déterminant fondamental des opportunités de revenu dans les zones rurales des pays en développement et en transition, mais la sécurité des droits fonciers est tout aussi importante que l'accès à la terre.

  3. Le droit à la terre peut prendre différentes formes et le droit de propriété privé sans restriction en est seulement l'une d'elles. Dans presque tous les systèmes fonciers traditionnels, les droits d'usufruit sont définis alors que les droits de propriété permettant aux propriétaires de transférer leur terre ne le sont pas.

  4. De par le monde, il a été démontré que les droits à des parcelles individuelles ont évolué par suite de la pression croissante de la population sur les terres. Là où il y a abondance de terres, les droits sont généraux en ce sens qu'une famille, bien que n'ayant pas nécessairement accès au même lot de terre d'année en année, se voit néanmoins garantir l'accès à une terre quelque part dans le domaine du village. Lorsque la pression démographique se fait plus forte, les familles deviennent plus motivées pour garder la terre qu'elles ont travaillée jusqu'alors, face à l'incertitude d'obtenir une autre parcelle équivalente en quantité et en qualité. C'est pourquoi, avec le temps, les droits de travailler la terre tendent à devenir spécifiques à des parcelles précises.

  5. De la même manière, les droits fonciers individuels tendent, avec le temps, à remplacer les systèmes collectifs. De nos jours, en Afrique par exemple, les droits individuels sur les terres agricoles sont devenus plus répandus que les droits collectifs.

  6. Les droits fonciers traditionnels peuvent s'avérer très complexes et inventifs dans leur manière d'assurer l'accès aux ressources pour satisfaire les besoins élémentaires. Les systèmes traditionnels ont su faire preuve d'une considérable souplesse dans la définition de panoplies de droits fonciers, par exemple en autorisant l'accès aux pâturages à des périodes spécifiques de l'année et sous des conditions bien précises.

  7. La propriété foncière privée est rarement absolue, mais sujette à des conditions diverses exprimant les droits de la société ou d'autres personnes. La propriété foncière privée peut aussi être considérée comme comportant une panoplie de droits fonciers de différentes sortes, tels que le droit de se servir de la terre, le droit d'empêcher d'autres personnes d'en faire autant, le droit d'en tirer un revenu, le droit de la transmettre aux héritiers, etc.

  8. Les formes très diverses de propriété foncière qui existent aujourd'hui dans le monde peuvent être ramenées à six types de base:

  9. La sécurité foncière nécessite la définition claire du droit de l'utilisateur à la terre, et la stabilité de ce droit dans le temps. Un aspect de la sécurité est la garantie du droit d'utiliser une certaine parcelle de terre, et un autre aspect, plus fort, garantit le droit d'entreprendre des transactions foncières, que ce soit fermage, vente ou autre forme de transaction.

  10. La sécurité foncière peut signifier la protection du droit d'une personne d'utiliser la terre, et peut aussi signifier le droit d'usufruit pour une longue période de temps, assez longue pour stimuler des investissements dans la terre.

  11. Les régimes fonciers coutumiers présentent une considérable diversité. Ils fournissent généralement la sécurité foncière en tant que certitude de pouvoir travailler la terre, et, dans une certaine mesure, ils garantissent aussi parfois le droit de transférer la terre, quoique généralement avec des limitations. Cependant, la sécurité foncière n'y est généralement pas suffisante pour que la terre serve de garantie [aux demandes de financement].

  12. La recherche empirique suggère une relation positive entre la sécurité foncière et la productivité de l'exploitation. Des études ont montré que les exploitants détenteurs de titres fonciers obtiennent plus de crédit et investissent plus, et aussi que la valeur de leur terre augmente.

  13. Des recherches dans divers pays quant aux effets de la taille de l'exploitation sur la productivité par hectare suggèrent une relation en forme de «U» renversé, avec la portion descendante de la courbe du U couvrant presque toute la plage intéressante des tailles d'exploitations. En d'autres termes, les petites exploitations produisent plus par hectare que les grandes exploitations, et ceci sur presque toute la plage pertinente des tailles d'exploitations.

  14. La plupart des régimes fonciers traditionnels ne permettent pas la cession des droits fonciers, bien qu'un nombre croissant le fasse. La pression croissante de la population sur la terre entraîne une pression croissante pour permettre les cessions, ainsi qu'une tendance à formaliser des droits fonciers individuels.

  15. La principale préoccupation lors de la transition des droits fonciers d'un régime coutumier à un régime institutionnalisé est que les agents disposant d'un meilleur accès à l'information sur le nouveau régime peuvent déposséder des exploitants qui avaient des droits traditionnels d'usufruit. Un autre risque est, lorsque l'État est investi des titres fonciers sur les terres coutumières, que des exploitants se retrouvent effectivement dépossédés de terres qu'ils avaient traditionnellement le droit de travailler.

  16. Beaucoup de systèmes fonciers incluent des terres d'usage commun. Du fait du système d'incitations propre à ce type d'institutions, ces terres communales font souvent l'objet de surpâturage.

  17. La ‘tragédie des communaux’ se joue sur les terres de libre accès. Même sous système coutumier, les régimes de propriété commune peuvent, en exerçant un contrôle approprié sur la gestion de la ressource, diminuer le risque de surexploitation. De plus, les terres communales peuvent représenter des ressources importantes pour le revenu des familles les plus pauvres d'une communauté. Cependant, avec la pression démographique croissante, la tendance historique est clairement en faveur du passage des régimes de propriété communale en régimes de libre accès, expliquant ainsi l'augmentation progressive de la dégradation environnementale de ces terres dans la plupart des cas.

  18. L'émission de titres collectifs de propriété pour les terres communales, avec une assistance pour leur gestion, peut aider à éviter la dégradation de la terre. Les titres collectifs de propriété fonctionnent mieux dans les petites communautés. Toutefois, ils peuvent ne pas constituer un rempart suffisant au moment où apparaissent de nouvelles opportunités de production agricole ou commerciales.

  19. Lors de l'émission de titres collectifs de propriété, les options que l'on peut considérer d'inclure sont: la possibilité pour la communauté d'un «droit de préemption» sur l'achat des droits fonciers d'une personne se séparant de la communauté ainsi que, spécialement pour les anciennes exploitations collectivistes, l'émission de parts sociales sur avoirs de la communauté afin d'encourager une démarche d'entrepreneur dans la gestion des terres.

  20. Les exploitations collectivistes et étatiques ont été créées à partir de la réforme agraire dans nombre de pays, à l'exclusion des pays de l'Asie orientale où la tendance était de donner la terre en parcelles individuelles exploitées par leur propriétaire. L'El Salvador a donné la terre aux bénéficiaires sous ces deux formes.

  21. En tant qu'entreprises économiques, la plupart des exploitations collectivistes sont nées avec plusieurs handicaps. En général, leurs membres n'avaient pas le droit d'hypothéquer leurs avoirs, ni d'en vendre ou d'en louer une partie. La loi leur refusait également la possibilité d'obtenir un financement de production des banques privées, et tous les services de conseil agricole devaient être fournis par le gouvernement. Pour compenser ces inconvénients, elles étaient en général fortement subventionnées.

  22. De l'Amérique latine à l'Éthiopie et à la Chine, les exploitations collectivistes se sont révélées être partout un échec, avec souvent des résultats bien inférieurs à ceux des exploitations privées. En conséquence, dans nombre de pays, elles sont transformées en exploitations privées de diverses formes.

  23. L'État est le propriétaire foncier principal ou majoritaire dans de nombreux pays d'Afrique et de l'ancienne Union soviétique et dans quelques cas en Asie du Sud-est. Les raisons de ce développement sont multiples, entre autres historiques ou idéologiques, ainsi que par souci d'éviter la concentration de la propriété foncière ou la spéculation sur les terres. Cependant, en pratique, l'État ne s'est généralement pas montré capable de gérer ses terres.

  24. Pour résoudre les problèmes de la possession des terres agricoles par l'État, certains pays ont institué une politique qui donne des droits d'utiliser la terre au moyen de baux à longue durée et librement négociables. L'allocation initiale de ces baux doit être bien étudiée afin d'assurer un processus transparent et équitable.

  25. La réforme agraire a son origine historique dans certaines régions d'Europe au XVIIIe siècle, avec la vente volontaire de terres aux agriculteurs pauvres. Au XXe siècle elle a été transformée en un concept basé sur la coercition par l'État. En général, la réforme agraire coercitive a livré des résultats décevants et n'a pas fait reculer la pauvreté rurale. On trouve toutefois quelques exceptions en Asie orientale dans les années 50, dans la première phase de la réforme agraire au Zimbabwe, et sous certains aspects, dans la réforme agraire des Philippines ces dernières décennies.

  26. Les raisons des mauvais résultats de la réforme agraire coercitive tiennent, entre autres, à ce que les gouvernements n'ont pas pu, ou pas voulu, compenser les anciens propriétaires (bloquant ainsi la possibilité de donner le plein titre aux nouveaux propriétaires); aux motivations politiques des réformes agraires; aux critères selon lesquels la terre a été adjugée; au fait que les bénéficiaires de la réforme n'ont pas reçu une éducation et une formation suffisantes; et qu'ils n'ont pas eu accès aux moyens d'investir.

  27. La réforme agraire coercitive est, intrinsèquement, un processus perturbateur, et peut générer des effets négatifs à long terme quant à la crédibilité institutionnelle d'un pays. Généralement, elle a été pratiquée dans le contexte de bouleversements politiques ou de conflits violents. Pour atténuer la perturbation et rendre la réforme agraire plus efficace dans la réduction de la pauvreté, de nouvelles approches sont mises à l'essai qui introduisent des éléments de marché dans le processus de réforme agraire. Les premiers résultats révèlent cependant que ce processus est lent, du fait des exigences d'une telle réforme en termes de capacité des structures administratives locales.

  28. Améliorer le fonctionnement des marchés fonciers requiert une réponse à des questions fondamentales concernant la nature souhaitable des droits fonciers, par exemple savoir si les régimes agraires coutumiers devraient être protégés et, dans ce cas, comment, ou quelles options offrir aux anciens membres des exploitations collectivistes.

  29. L'expérience a montré, spécialement en Afrique, que les systèmes coutumiers sont capables d'assurer la sécurité de tenure de la terre. Les systèmes modernes d'enregistrement des terres sont onéreux et les conditions pour les introduire sont contraignantes, ce pourquoi ils ne sont pas toujours justifiés économiquement. Cependant, les augmentations de la valeur des terres et de la pression démographique font croître le besoin d'une plus grande sécurité des droits fonciers. Parmi les critères pour évaluer l'efficacité des systèmes fonciers traditionnels se trouvent la possibilité pour les femmes d'être à part entière propriétaires de terres; dans quelle mesure les arrangements de fermage et de métayage sont permis; la possibilité d'hériter des droits fonciers; et dans quelle mesure les autorités traditionnelles sont responsables devant la population locale de leurs décisions d'attribution et de la protection des droits fonciers.

  30. Ainsi, la formalisation des droits fonciers est une question de pratique. Une principale option est de donner un support juridique aux systèmes coutumiers de droits fonciers, comme cela a été fait, par exemple, dans le Nouveau code rural du Niger. Dans tous les systèmes fonciers agraires, le renforcement des capacités administratives locales est une condition de leur efficacité et longévité.

  31. Lorsqu'il a été décidé de passer à un système moderne d'émission de titres fonciers, il faut tenir compte de la lenteur du processus, et prendre garde au cours du processus de protéger les fermiers et autres détendeurs de droits secondaires. Il est également très important de procéder soigneusement à des consultations locales sur les droits fonciers existants avant d'attribuer de nouveaux titres. Le renforcement au niveau local de la capacité des instances de résolution des litiges est souvent un élément central de tout type de programme d'amélioration du système foncier.

  32. L'interdiction de la propriété foncière pour de petites parcelles de terrain, en dessous d'une taille limite spécifiée, s'est démontrée contraire aux efforts de réduction de la pauvreté.

  33. La location de la terre, sous ses diverses formes, représente un mécanisme important d'aide à la réduction de la pauvreté, en améliorant l'accès des personnes à faible revenu à la propriété foncière. Ce mécanisme tend à homogénéiser la taille des exploitations, et à augmenter la productivité moyenne de la terre, parce qu'il transfère l'utilisation des parcelles d'agents peu intéressés à les cultiver, ou peu capables, à d'autres plus intéressés ou capables. Finalement, il réduit le risque de revenu des gros propriétaires, en leur fournissant par la mise en location une solution pour les périodes pendant lesquelles ils ne seraient pas en mesure de cultiver directement leurs terres.

  34. C'est pourquoi l'interdiction de louer la terre s'est avérée contre-productive et a abouti à la fois à une large évasion et à une sous-utilisation de la terre. Les tentatives de contrôle des loyers ont, elles aussi, en général échoué.

  35. Le métayage est théoriquement moins efficace que la location proprement dite, mais compte tenu des difficultés d'accès au crédit dont les preneurs de bail font souvent l'expérience, il devient dans certaines circonstances le mode préféré d'utilisation de la terre.

  36. Une préoccupation a été soulevée quant au risque que les ventes de terres puissent conduire, à terme, à une plus grande concentration de la propriété. Cependant, des tentatives pour interdire la vente des terres n'ont généralement pas donné de bons résultats et même, dans certains cas, ont renforcé l'inégalité de la propriété foncière, parce que les personnes ‘bien placées’ sont mieux à même de contourner l'interdiction. Une politique plus efficace serait d'accorder aux petits exploitants un meilleur accès au crédit, et/ou de leur fournir des filets de sécurité pour qu'ils ne soient pas obligés de vendre leurs terres en période de désarroi économique.

  37. En ce qui concerne la conversion des anciennes exploitations collectivistes en propriété privée, trois options se présentent: la propriété collective privée sous forme de sociétés par actions ou d'autres formes analogues de société, la propriété privée de parcelles individuelles, et un mélange des deux précédentes options dans lequel la terre est propriété individuelle alors que les avoirs autres que fonciers font partie d'une société. La formule de la société, dont les membres possèdent des parts, offre des incitations économiques productives plus fortes que celle de la coopérative privée, bien que cette dernière ait montré son utilité pour la transformation et la commercialisation de quelques produits agricoles.

  38. Ce processus de conversion peut prendre beaucoup de temps, parce qu'en plus de la promulgation de nouvelles lois et de nouveaux règlements, il requiert une formation et d'autres formes d'assistance aux anciennes exploitations collectivistes.

  39. L'accès des ruraux pauvres à la terre peut être organisé dans un contexte de marché selon plusieurs approches, qui peuvent être mises en œuvre séparément ou en combinaison:

  40. Dans les pays en développement, l'accès des femmes à la terre est plus limité que celui des hommes, y compris sous maint régime foncier traditionnel. Fréquemment, les lois sont explicitement discriminatoires envers les femmes dans leurs droits de posséder ou d'hériter des terres.

  41. Pour surmonter les obstacles juridiques, institutionnels et comportementaux auxquels sont confrontées les femmes qui essaient d'améliorer leur accès à la terre, cinq types d'approches sont à adopter: réforme des codes juridiques et des réglementations; assistance financière pour les femmes; analyse de genres lors de la conception des projets et programmes de développement rural; formation et sensibilisation des fonctionnaires, surtout ceux des bureaux d'enregistrement fonciers et des programmes de réforme foncière (assistée par le marché ou autre); et campagnes d'éducation publique. Une seule de ces approches ne suffira pas, et il faudra plutôt toutes les combiner.

  42. Les mesures spécifiques qui peuvent matériellement aider l'accès des femmes à la terre comprennent: des campagnes de publicité et d'information juridique de base, pour faire connaître aux femmes les dispositions qui les concernent et les moyens qu'elles ont de faire respecter leurs droits; implanter géographiquement les instances d'enregistrement le plus près possible des terres concernées; réduire au minimum les coûts monétaires payables immédiatement; appliquer un processus participatif d'arpentage des terres, afin que les populations locales connaissent les limites proposées et puissent déposer leurs réclamations; permettre l'enregistrement au nom de groupes et pas seulement d'individus; et reconnaître l'existence de droits qui se recouvrent, par exemple pâturage sur les champs en jachère, collecte des produits des arbres, etc., et qui souvent jouent un rôle clé dans les moyens d'existence des pauvres.

218 Service des régimes fonciers, FAO, 2001, p. 51.

219 John Strasma, Analysis of Land Markets and Land Banks, dans: Instituto Nacional Agrario and Land Tenure Center of the University of Wisconsin, Seminar on Access to Land, Tenure Security, and Investment in the Productive Use of Natural Resources, Tegucigalpa, Honduras, 1990, surtout pages 32 et 33.

220 On trouvera un grand nombre des concepts de fonctionnement d'une banque foncière dans: John Strasma, Ricardo Arias, Magdalena García, Daniel Meza, René Soler et Rafael Umaña, Estudio del diseño conceptual de un fondo de tierras en Honduras, préparé pour le gouvernement du Honduras, Proyecto APAH, Tegucigalpa, Honduras, 1993.

221 Klaus Deininger et Julian May, Is there Scope for Growth with Equity? The Case of Land Reform in South Africa, miméo, Banque mondiale, Washington, janvier 2000, p. 18.

222 Service des régimes fonciers, FAO, 2001, p. 51.

223 Gustavo Gordillo de Anda, Un nuevo trato para el campo, intervention à l'International Conference on Access to Land: Innovative Agrarian Reforms for Sustainability and Poverty Reduction, Bonn, Allemagne, 19–23 mai 2001, pages 24–25, 28–29 [traduction].

224 K. Deininger, 1999, p. 666.

225 Alain de Janvry, Elisabeth Sadoulet et Karen Macours, Land Policy and Administration: Lessons learned and new challenges for the Bank's development agenda, commentaires fournis à la Banque mondiale, mars 2001, p. 4.

226 John Strasma, Analysis of Land Taxation, dans: Instituto Nacional Agrario et University of Wisconsin Land Tenure Center, 1990, p. 42.

227 M. Hristova et N. Maddock, 1993, p. 461.

228 Banque mondiale, Operations Evaluation Department, Renewable resource management in agriculture, Washington, D.C., 1989, p. 37.

229 Richard M. Bird, Tax Policy and Economic Development, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1992, p. 9, avec l'autorisation de The Johns Hopkins University Press.

230 John D. Strasma et Rafael Celis, Land Taxation, the Poor, and Sustainable Development, dans: Poverty, Natural Resources, and Public Policy in Central America, éd., par Sheldon Annis et autres, Transaction Publishers, New Brunswick, N. J., et Oxford, 1992, pages 149–150, avec l'autorisation de Tra(nsaction Publishers.

231 J. Mohan Rao, Taxing agriculture: instruments and incidence, World Development, vol. 17, № 6, 1989, p. 813.

232 H. Binswanger et al., 1995, p. 2724.

233 Op. cit., p. 2724–2725.

234 K. Deininger et H. Binswanger, 1999, p. 265.

235 Voir le résumé de leur article en p. 39 du volume cité édité par Annis et autres (1992).

236 J. Strasma et R. Celis, 1992, p. 151.

237 Mahmood Hasan Khan, Agricultural taxation in developing countries: a survey of issues and policy, Agricultural Economics, vol. 24, № 3, mars 2001, pages 525 et 527, avec l'autorisation de Elsevier.

238 Service des régimes fonciers, FAO, 2001, p. 51.

239 Les conséquences d'un préjugé de la politique à l'encontre des petites exploitations ont été soulignées par Binswanger: «L'hypothèse - peu soutenue par l'évidence empirique - que les grandes exploitations sont plus efficaces que les petites a coûté un prix exorbitant aux pays communistes, mais aussi à de nombreuses économies de marché» (H. P. Binswanger, Patterns of Rural Development: Painful Lessons, chapitre 2 dans: J. van Zyl, J. Kirsten et H. P. Binswanger, éd., Agricultural Land Reform in South Africa: Policies, Markets and Mechanisms, Oxford University Press, Le Cap, Afrique australe, 1996, p. 20, publié avec l'autorisation de l'Oxford University Press).

240 J.-P. Platteau, op. cit., p. 127.

241 K. A. S. Murshid, Informal Credit Markets in Bangladesh Agriculture: Bane or Boon?, dans: G. H. Peters et B. F. Stanton, éd., 1992, p. 660.

242 H. P. Binswanger et M. Elgin, What Are the Prospects for Land Reform?, intervention à la 20ème Conférence internationale des économistes agricoles, Oak Brook, Illinois, 1989.

243 M. J. de Klerk, Issues and Options for Land Reform in South Africa, dans: Csaba Csaki et al., 1992, p. 365.

244 À la fin des années 90, le Honduras a exigé que les squatters paient les terres étatiques qu'ils occupaient.

245 Bien que la plus grande pauvreté des femmes soit un phénomène bien connu, que les politiques doivent viser à corriger, il ne faut pas en surestimer la portée. Alain Marcoux a effectué quelques calculs soigneux qui montrent que «dans les pays où existent des données adéquates, la proportion moyenne de femmes chez les pauvres apparaît inférieure à 55 pour cent… Ainsi, s'agissant de pauvreté, la discrimination sexuelle n'atteint pas les niveaux très élevés qu'on lui attribue parfois. Cela ne signifie pas qu'elle n'existe pas ou ne va pas en augmentant. Elle semble bien réelle sur toute la planète, bien que les situations diffèrent beaucoup selon les pays et les endroits». Extrait des pages 2–3 dans: A. Marcoux, How much do we really know about the feminization of poverty?, Brown Journal of World Affairs, vol. 5, № 3, été/automne 1998, pages 187–194.

246 Rekha Mehra, Women's Land Rights and Sustainable Development, dans: Rose, Tanner et Bellamy, éd., 1997, pages 1, 2, et 5.

247 Op. cit., p. 7.

248 Elizabeth Katz, Gender and Rural Development in the Dominican Republic, miméo, préparé pour la Banque mondiale, novembre 2000, p. 4.

249 Elizabeth Katz, Gender and Rural Development in Colombia, miméo, préparé pour la Banque mondiale, 28 juin 2000, p. 3.

250 Beatriz B. Galán, Reglamentaciones jurídicas sobre el acceso a la tierra de la mujer rural en países de América Central y el Caribe, Land Reform, 2000/1, FAO, Rome, p. 81 [traduction].

251 Eve Crowley, Empowering Women to Achieve Food Security: Land Rights, Focus Note 6, A 2020 Vision for Food, Agriculture and the Environment, Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, août 2001, p. 2.

252 E. Crowley, 2001, p. 2.

253 Banque mondiale, Engendering development - through gender equality in rights, resources, and voice, rapport d'étude de politique de la Banque mondiale, Washington, D.C., 2002, p. 16.

254 Service des régimes fonciers, FAO, 2001, p. 17.

255 B. B. Galán, 2000, p. 80 [traduction].

256 Service des régimes fonciers, FAO, 2001, p. 18.

257 Op. cit., p. 19.

258 R. Meinzen-Dick, 2001, p. 2.

259 Op. cit., p. 3 [souligné par nous].

260 Service des régimes fonciers, FAO, 2001, pages 53–55.


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