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CHAPITRE 6
POLITIQUES DE GESTION DE L'EAU EN AGRICULTURE1 (Cont.)

6.4.3 Remise en état des réseaux ou construction de nouveaux périmètres

Compte tenu des performances décevantes de nombreux programmes d'irrigation à ce jour, quasiment toutes les études de stratégies d'investissement recommandent de donner la priorité à la remise en état des périmètres existants plutôt qu'au développement de nouveaux périmètres. Comme l'a indiqué la FAO:

L'une des meilleures perspectives qui s'offrent au progrès de l'irrigation - et assurément au développement en général - réside dans le potentiel énorme que présentent les 237 millions d'hectares déjà irrigués [dans le monde]. Alors que la valeur totale des investissements réalisés dans l'irrigation dans le monde en développement se chiffre aujourd'hui à environ 1 000 milliards de dollars, la rentabilité du capital immobilisé est bien inférieure au potentiel connu. Nombre de périmètres d'irrigation ont encore besoin d'investissements appréciables pour être achevés, modernisés, ou étendus. Quoique la remise en état des aménagements existants coûte de plus en plus cher, elle peut être éminemment rentable48.

Il faut cependant nuancer la priorité accordée à la remise en état. Il peut s'avérer plus important d'améliorer les aspects institutionnels du système ou l'environnement de la politique que de remettre en état les structures physiques; à tout le moins, ce sont là des préconditions à une réhabilitation réussie. Ces préoccupations ont été résumées par Moris et Thom:

De toute évidence, dans des pays comme le Niger ou la Tanzanie où l'étendue des terres irrigables devenant improductives dépasse celle des nouveaux périmètres irrigués, la remise en état doit être la priorité des priorités. De fait, c'est ce sur quoi la plupart des donateurs a insisté au cours de ces dernières années. Cependant, L'expérience des tentatives de remises en état montre que la situation n'est pas toujours aussi tranchée:
Par conséquent, si la répartition des efforts en Afrique devrait probablement s'orienter vers une amélioration de L'irrigation existante, cela ne veut pas nécessairement dire que la reconstruction physique de ces réseaux sur financement extérieur soit la bonne solution. L'analyse comparative minutieuse, au cas par cas, des dysfonctionnements d'exploitation et d'entretien qui ont rendu nécessaire la remise en état des programmes existants doit apparaître comme [une condition préalable] à la mise en place de mesures correctives efficaces49.

Lorsque la remise en état physique semble avoir un rôle à jouer, il est important d'évaluer la conception technique d'origine et de décider si elle fonctionne suffisamment bien pour justifier sa remise en état. Il y a grand risque à financer des projets de réhabilitation sur des architectures de base mal conçues. Dans ce contexte, Willem Van Tuijl a présenté trois alternatives aux décisionnaires: i) changer la conception de base du système - la mettre à niveau, ii) remettre le système en état en respectant la conception d'origine, iii) ne pas y toucher si la conception d'origine laisse gravement à désirer et serait trop onéreuse à améliorer. Il souligne que:

Il est difficile d'avancer des consignes permettant de déterminer si la mise à niveau est préférable à la remise en état. La décision doit dépendre des conditions locales, telles que dépenses d'investissement, technologies d'irrigation attendues sur les exploitations, valeur de la production agricole supplémentaire et valeur de l'eau économisée grâce au recours à des technologies améliorées… Lorsque l'on prépare des projets de remise en état et d'amélioration, il faut se livrer à un travail de diagnostic (technique, agronomique et socio-économique) renforcé afin d'évaluer les systèmes existants et de déterminer s'il convient de les mettre à niveau50.

L'inadaptation des systèmes de drainage et/ou l'absence de mesures de contrôle correspondantes se trouvent souvent à l'origine de la détérioration du potentiel de production des systèmes irrigués. La détérioration des installations de drainage au Turkménistan a été mentionnée à la section 6.1 ci-dessus. L'Institut international d'irrigation a observé que:

En Chine, par exemple, plus de 930 000 ha de terres cultivées irriguées sont devenus improductifs depuis 1980, soit une perte moyenne de près de 116 000 ha par an… On a estimé qu'environ 24% des zones irriguées dans le monde sont victimes de la salinisation, encore que de nombreux observateurs jugent cette évaluation trop élevée51.

«L'engorgement et la salinisation des sols sont parmi les principales causes de la perte de productivité de nombre de périmètres irrigués. L'engorgement est dû à un apport excessif d'eau dans des périmètres dont la capacité de drainage naturel est limitée. Une fois qu'il y a engorgement, la salinité du sol augmente parce que l'eau d'irrigation abandonne dans le sol des solides initialement dissous. Il est essentiel de surveiller les niveaux du bassin versant dès le début du projet pour mettre en œuvre des mesures correctrices avant que le sol ne se soit dégradé… en agriculture pluviale un drainage de surface est nécessaire pour prévenir l'engorgement temporaire et l'inondation des dépressions. En agriculture irriguée, un drainage artificiel s'impose dans pratiquement tous les cas. Il est capital de contenir au maximum les besoins de drainage et les coûts correspondants en réduisant les sources d'eau excédentaire par une rationalisation du réseau et des pratiques de gestion de l'eau sur l'exploitation…» (FAO, 1993, p. 287).

D'un point de vue plus général, les programmes de remise en état doivent reposer sur une vision large du fonctionnement du système, intégrant les politiques qui le soutiennent, les composantes de sa gestion et le rôle des agriculteurs. Si la remise en état ou la mise à niveau physiques sont souvent nécessaires, il faudra probablement aussi changer l'approche de gestion et d'exploitation du système. Les propositions de la Banque mondiale pour le Mexique fournissent une illustration précoce de cette approche élargie de la remise en état de L'irrigation:

Compte tenu de l'important potentiel d'augmentation de la productivité dans la majorité des districts [d'irrigation], le Gouvernement devrait privilégier six axes d'action: (a) réalisation d'ouvrages et de travaux sur les exploitations des périmètres existants; (b) réalisation d'économies d'eau par une utilisation plus économique des ressources; (c) amélioration de la formation et de la gestion dans les services de vulgarisation et de recherche afin de parvenir plus rapidement à des gains de rendement; (d) recours à des politiques gouvernementales moins restrictives en matière de choix des cultures, conduisant à des modèles de production plus diversifiés et à des combinaisons culturales à plus forte valeur; (e) mise à disposition de fonds et de ressources suffisants pour une maintenance adéquate grâce à l'augmentation de la redevance d'eau, et à la participation plus active des agriculteurs; enfin (f) augmentation des prix à la production de manière à les rapprocher au maximum des prix frontière afin de stimuler la production et de permettre aux agriculteurs de payer une redevance d'eau plus élevée, ainsi qu'une partie des investissements d'amélioration des systèmes52.

L'objectif étroit de remise en état ou à niveau, qui semble mettre l'accent sur la reconstruction physique, doit être remplacé par L'objectif plus large d'amélioration de l'efficacité globale de L'irrigation et de la distribution de l'eau. l'efficacité doit être décomposée en ses composantes au niveau de l'exploitation et au niveau du réseau dans son ensemble, qui dépendent toutes deux de facteurs institutionnels et économiques, autant que physiques. Selon Van Tuijl, ce qu'il faut pour améliorer l'efficience de la distribution d'eau, C'est améliorer les politiques en matière de régime foncier afin d'accroître la sécurité de tenure, fixer les redevances d'eau à un niveau suffisant, accepter un budget plus réaliste pour l'exploitation et l'entretien, renforcer les aspects institutionnels de la gestion, tels qu'associations d'usagers et services d'assistance agricole, et, le cas échéant, réhabiliter et améliorer les périmètres53.

On peut ajouter à cette liste l'amélioration du contexte de politique agricole, afin d'inciter davantage les agriculteurs à pratiquer les cultures irriguées et à entretenir le périmètre.

6.4.4 Types de systèmes irrigués

Techniquement, il existe de nombreux types de systèmes irrigués, mais les distinctions les plus fréquemment pratiquées sont les suivantes: réseaux complets ou d'appoint, réseaux modernes ou traditionnels (informels) et grands ou petits réseaux. Plusieurs d'entre eux pouvant avoir leur place au sein d'une stratégie nationale de l'eau, l'évaluation des ressources en eau d'un pays doit les étudier tous.

Le mot «informel» fait référence à des pratiques traditionnelles telles que l'irrigation de décrue après les crues annuelles, parfois améliorée par des structures simples du type polders et prises d'eau en rivière, ou les petits ouvrages de captage d'eau de pluie. L'irrigation par épandage, assistée par de simples ouvrages de dérivation en terre, s'observe fréquemment dans des pays comme le Yémen. En dépit du rythme de construction des systèmes irrigués dans le passé, les systèmes traditionnels représentent encore le mode d'irrigation dominant dans certaines régions. Par exemple, 72% de la production de riz irrigué des 19 principales nations d'Afrique productrices de riz proviennent de méthodes traditionnelles54.

La littérature confond parfois la notion de systèmes, ou réseaux, d'irrigation, d'une part, et celle de méthodes d'irrigation, d'autre part. Une classification très simple divise les méthodes d'irrigation en deux catégories: L'irrigation par écoulement de surface et L'irrigation sous pression. L'irrigation par écoulement de surface prend diverses formes (bassin, sillon, bordures, etc.) qui toutes appliquent l'eau à un certain point de la parcelle, d'où elle se répand en surface sur l'ensemble. Jusqu'à l'invention, au vingtième siècle, des techniques sous pression, l'écoulement de surface était la seule méthode connue et elle reste la plus largement utilisée. Elle présente des inconvénients notables, tels qu'une faible efficacité de l'application d'eau, la nécessité de niveler le terrain, des difficultés à appliquer le volume d'eau correct à la bonne fréquence et un besoin élevé de main d'œuvre, mais on peut s'attendre néanmoins qu'elle continue à prédominer.

L'irrigation sous pression, parfois appelée micro-irrigation, fait appel à deux techniques: l'aspersion et l'irrigation localisée, cette dernière ayant principalement recours au goutte à goutte et aux micro-asperseurs. Bien conçues et bien gérées, ces deux techniques assurent une application plus efficace de l'eau que l'écoulement de surface. L'irrigation localisée peut appliquer de l'eau et des engrais chaque jour en fonction des besoins des cultures, ce qui se traduit par une augmentation des rendements et de la qualité des récoltes, ainsi que par une économie de main d'œuvre. Les inconvénients des méthodes sous pression sont, entre autres, l'importance des investissements, la nécessité de consommer de l'énergie et l'utilisation de composants sophistiqués qui ne sont pas toujours disponibles. C'est pourquoi L'irrigation sous pression se limite généralement à des cultures à forte valeur, telles que arbres fruitiers et maraîchage.

En général, on ne peut pas dire que les systèmes irrigués informels ou traditionnels55 soient nécessairement préférables aux systèmes techniques modernes ou vice versa. Il faut évaluer le contexte propre à chaque cas. Lors de la conception des stratégies d'irrigation nationales, il convient d'étudier plus largement l'expérience de L'irrigation traditionnelle et d'envisager en toute objectivité d'y recourir plus largement dans certaines régions. À ce jour, les organismes internationaux ont eu tendance à ignorer le potentiel offert par de modestes améliorations des systèmes traditionnels, et il conviendrait de corriger cet oubli. Moris et Thom ont expliqué la situation en ces termes:

… dans de nombreux pays africains, les systèmes irrigués sont polarisés entre quelques périmètres gouvernementaux de grande envergure et de nombreux irrigants indépendants de très petite taille. Ces derniers pratiquent diverses techniques «traditionnelles», sans quasiment aucune aide extérieure. Aujourd'hui, ils utilisent un peu de matériel moderne (ou «introduit»), en particulier de petites pompes, mais leur mode de financement et d'exploitation est très différent de celui des grands programmes officiels… Les documents de projet que l'on trouve dans les dossiers des donateurs tendent à représenter ces périmètres officiels… Les efforts menés par les agriculteurs pour contrôler l'eau sont en général à très petite échelle. L'achat d'une unique pompe peut représenter le point culminant d'un énorme effort pour des agriculteurs de subsistance… À cet extrême, peu d'ingénieurs expatriés considéreraient de telles pratiques de gestion de l'eau comme de «L'irrigation». Néanmoins, elles atteignent le même objectif que les technologies importées, beaucoup plus onéreuses, des périmètres officiels… Les énormes différences entre ces deux grands types d'irrigation… ont empêché tout partage d'expérience ou assistance entre eux. Il s'est avéré très difficile pour les services gouvernementaux et les donateurs extérieurs de travailler avec les systèmes africains à petite échelle, bien que l'on observe quelques cas de réussite partielle (au Sénégal et en Tanzanie). L'extrême dualité qui caractérise le secteur de L'irrigation dans la plupart des pays subsahariens est regrettable. Elle rend improbable l'évolution de petits projets réussis vers des opérations de taille moyenne, susceptibles de combiner une forte participation des agriculteurs et des économies d'échelle dans la gestion de l'eau56.

Il n'est pas nécessaire de se rendre dans des régions écartées pour observer des pratiques d'irrigation traditionnelle. À Bamako et ses environs, par exemple, on peut voir de nombreux petits agriculteurs prélever l'eau du fleuve Niger dans des gourdes et des seaux en plastique pour arroser les légumes plantés à quelques mètres de la rive. Un petit nombre d'entre eux a investi dans des pompes et des tuyaux.

L'élaboration d'une stratégie d'irrigation faisant davantage place à la participation des agriculteurs pourrait conduire, dans certains cas, à mettre davantage l'accent sur l'extension et l'amélioration des systèmes irrigués traditionnels. Dans le contexte de la planification stratégique, il faut prendre en compte L'irrigation traditionnelle pour les raisons suivantes: a) on doit en reconnaître l'intérêt, en particulier lors de la conception de projets (en général des barrages) susceptibles de limiter ou de supprimer les conditions qui y font recourir; b) il existe, ou il est possible d'envisager, des possibilités techniques d'améliorations graduelles, par exemple en augmentant le nombre de pompes ou en construisant de petits polders, lorsque le régime foncier et les conditions agronomiques, économiques et sociales le permettent; c) à l'occasion de la réflexion sur l'expansion ou l'amélioration de L'irrigation traditionnelle, il faut en priorité faire participer aux discussions les agriculteurs qui la pratiquent, et solliciter leurs idées sur la manière d'augmenter son efficacité et son rendement. Dans ce contexte, L'objectif doit être d'améliorer les systèmes traditionnels d'irrigation sans en saper les qualités intrinsèques qui avaient initialement conduit à leur établissement.

L'irrigation d'appoint compense les périodes de sécheresse en saison sèche ou prolonge la saison de disponibilité de l'eau pour les cultures. En général, elle fait appel au pompage d'eau de surface ou d'eau souterraine. Son utilisation est dictée par les conditions climatiques; dans les régions où la saison des pluies est souvent irrégulière, elle peut jouer un rôle essentiel pour éviter de graves dommages aux cultures. Dans le monde entier, L'irrigation est une technique d'appoint, à un degré ou à un autre, sauf dans le cas des climats très arides ou des serres. L'irrigation d'appoint peut s'avérer essentielle non seulement pour accroître la production, mais aussi pour garantir la qualité de produits tels que fruits et légumes, en permettant à l'agriculteur de contrôler le moment des apports d'eau aux plantes. Etant donnée l'importance croissante que prend la qualité des produits à l'exportation, ainsi que d'ailleurs sur les marchés intérieurs des pays en développement, cette contribution de L'irrigation d'appoint peut sensiblement améliorer le revenu paysan.

L'expérience du District de Machakos au Kenya fournit un exemple de développement de L'irrigation traditionnelle conduit par les agriculteurs:

Dans le District de Machakos, au Kenya, on a recours à la construction de terrasses pour contrôler l'érosion du sol et ralentir le ruissellement, afin d'augmenter l'approvisionnement en eau de la couche racinaire du sol. Il en est résulté une augmentation des rendements et de la production. Le plus important est peut-être que cette réussite découle quasiment entièrement de la décision des agriculteurs d'investir par leurs propres moyens pour améliorer les ressources naturelles, ainsi que D'autres aspects de leurs exploitations. Le gouvernement a apporté une contribution non négligeable en améliorant les routes qui relient les exploitations aux marchés, au sein de la région ainsi qu'entre celle-ci et Nairobi. (N. P. Sharma, et al., 1996, p. 47.)

Les agriculteurs commerciaux ont joué un rôle important dans le développement de systèmes privés d'irrigation d'appoint. Un exemple notable en est donné par les producteurs de café du Kenya. L'intérêt de L'irrigation d'appoint a été exprimé en ces termes:

Dans tous les cas d'agriculture pluviale, où la moyenne du cumul [des précipitations] se situe en limite des valeurs favorables aux récoltes, des déficits mineurs… peuvent avoir des conséquences dramatiques sur le rendement des cultures… En termes de politique, il est important de réaliser qu'une irrigation d'appoint venant compléter la culture pluviale peut présenter d'aussi grands avantages, en environnement semi-aride, que L'irrigation «totale» répondant à tous les besoins en eau des cultures57.
De plus,
Les agriculteurs commerciaux d'Afrique australe et orientale ont, en général, jugé nécessaire de développer L'irrigation d'appoint pour assurer la fiabilité des rendements de leurs cultures. Il est donc probable que ce besoin se retrouve chez les petits exploitants. La régularisation du rendement des cultures pluviales, par la stabilisation des dates de plantation et l'élimination des périodes sèches au cours d'une saison, pourrait constituer un objectif plus désirable (et conservateur d'eau) que L'irrigation «totale» et ses fortes exigences en eau. Le principal problème, bien sûr, demeure le coût actuellement élevé des technologies permettant d'atteindre cet objectif. Nous ne possédons pas encore les réponses, mais il paraît évident qu'il faut s'intéresser de plus près à L'irrigation partielle…58

Concernant les systèmes irrigués modernes, les mérites respectifs des grands/petits réseaux ont suscité un débat animé ces dernières années, dont s'est dégagé un consensus en faveur des petits réseaux, sans pour autant exclure les projets de plus grande envergure quand les circonstances leur sont favorables. Le raisonnement de Moris et Thom est le suivant:

Si, en Afrique, la construction des petits réseaux n'est pas nécessairement moins onéreuse, il est néanmoins plus facile de s'en dégager; l'aide à la gestion par une ONG au lieu du gouvernement est davantage envisageable; on peut mieux adapter l'agencement des champs aux besoins des agriculteurs et, au moins en théorie, il leur est plus facile de participer, et donc de se sentir davantage concernés. Nous penchons donc en faveur d'une aide aux projets et aux technologies de petite envergure… Cette recommandation… ne tient compte, ni du fait que les programmes nécessitant de vastes retenues ou de grands canaux sont obligatoirement, par nature, à grande échelle, [ni] de l'opinion largement répandue… que les exigences en supervision et gestion des petits projets ne le cèdent en rien à celles des grands. Cela peut être vrai, mais les consultants interrogés lors de cette étude ont déclaré quasiment à L'unanimité qu'en Afrique, les petits projets souples obtenaient en moyenne de meilleures performances que les grands… ces arguments n'excluent pas d'expérimenter, au sein de grands systèmes, la décentralisation des fonctions des réseaux et de renforcer la participation des agriculteurs, comme les Hollandais ont entrepris de le faire, par exemple, avec l'Office du Niger59.

Le plan d'action international pour L'irrigation piloté par la FAO (IAP-WASAD) a également reconnu la petite irrigation comme L'une de ses priorités. Selon le plan d'action, les conditions du succès des petits programmes hydrauliques comprennent un conseil technique approprié, une démarche plus participative de gestion des périmètres, et des institutions publiques renforcées et mieux responsabilisées60.

Sharma et al. reconnaissent le taux de réussite plus important des petits projets mais soulignent que les grands projets ne sont pas nécessairement voués à l'échec:

Si, dans la majorité des cas, ce sont les périmètres irrigués petits et moyens qui réussissent, cela ne signifie pas que les gouvernements doivent se détourner totalement des projets d'irrigation à grande échelle. Grâce à un effort coordonné, le Nigéria a irrigué 70 000 hectares de terres… et au Soudan, grâce à une gestion amont soignée visant à contrôler la sédimentation, le barrage de Sennar n'a perdu depuis que 56% de sa capacité totale après 76 ans de fonctionnement… Les facteurs qui jouent pour D'autres initiatives de développement s'appliquent aussi aux projets d'irrigation d'une telle envergure: existence et vulgarisation d'un ensemble complet de messages techniques améliorés, libéralisation de la commercialisation et de la transformation des récoltes, sécurité du régime foncier, amélioration des routes, réforme administrative, engagement du gouvernement, focalisation sur des objectifs clairement définis (dans ce cas, la gestion de l'eau), partenariat avec les agriculteurs-producteurs et coordination des donateurs61.

L'étude menée par Adams sur la taille des projets au Kenya conclut que la participation et le contrôle des agriculteurs contribuent davantage à la réussite des périmètres que leur taille en elle-même, et que les périmètres gérés par une bureaucratie ont des résultats médiocres, quelle que soit leur taille62. Cet enseignement semble s'appliquer à D'autres pays également. Il peut s'avérer plus difficile de confier le contrôle des canaux tertiaires aux agriculteurs et de maintenir une communication adéquate entre eux et les gestionnaires amont dans les grands périmètres, mais la tâche n'est pas insurmontable, si les responsabilités sont convenablement définies à tous les niveaux. Le maintien de niveaux d'eau stables dans les canaux secondaires et tertiaires tend également à poser des problèmes techniques et de gestion plus importants dans les grands systèmes63.

Si les exigences institutionnelles, techniques et de politique nécessaires au bon fonctionnement d'un système irrigué moderne sont satisfaites, sa taille ne constituera pas un obstacle. Les systèmes irrigués de plusieurs pays, dont le Mexique, le Pakistan et l'Inde, ainsi que la Chine, le Nigéria et le Soudan, confirment cette conclusion. Cependant, lorsque les institutions de gestion de L'irrigation n'en sont qu'à leurs balbutiements ou ne sont pas bien structurées, et qu'il n'existe pas de tradition suffisante de participation des agriculteurs, L'expérience montre que les programmes de moindre envergure ont davantage de chances de réussir, compte tenu des divers défis à relever pour que l'irrigation livre les résultats escomptés.

Hervé Plusquellec, Charles Burt et Hans Wolter ont introduit une distinction supplémentaire importante dans la typologie de L'irrigation et dans les stratégies également, en suggérant de nouvelles approches d'ingénierie pour la conception des systèmes de surface. Ils soulignent que l'efficience observée n'est souvent que de 50 à 85% de la valeur théorique, et proposent d'augmenter considérablement cette efficience par les concepts modernes d'architecture de réseau. Dans de nombreux cas, les systèmes irrigués échouent régulièrement à atteindre leur objectif de base: fournir de l'eau aux agriculteurs dans les quantités requises et au moment spécifié. Plusquellec, Burt et Wolter insistent sur l'importance de la fiabilité des livraisons d'eau, ce qui exige d'assurer la stabilité du niveau de l'eau dans le canal principal. Voici en quels termes ils posent le problème:

Dans de nombreux cas, le périmètre tel qu'il a été conçu s'avère difficile à gérer en conditions réelles. Les consignes d'exploitation sont souvent contradictoires et parfois incompréhensibles. Murray-Rust et Snellen64, lors de L'étude du projet d'irrigation de Maneungteung en Indonésie, ont observé:
Le système nécessite une évaluation bihebdomadaire de la demande de chaque bloc de tertiaires, et la modification du réglage de toutes ses vannes en fonction de l'évolution du plan de distribution de l'eau. Cela requiert un programme de collecte d'informations très intensif et un système efficace de gestion des informations. Dans un environnement où il est impossible de prévoir la disponibilité de l'eau, cela devient pratiquement irréalisable, même en supposant une énorme élévation du nombre et de la qualification du personnel de terrain.
Le projet d'irrigation de Kirindi Oya au Sri Lanka en constitue un autre exemple… il faut jusqu'à quatre jours pour atteindre un nouveau régime permanent après modification du débit des ouvrages de prise. En amont du canal, le régime permanent est atteint rapidement et le niveau de l'eau varie peu. Mais en aval, des fluctuations du niveau de l'eau d'environ un mètre se poursuivent jusqu'à quatre jours… Il suffit de modifier le débit des ouvrages de prise une fois par semaine pour que le régime permanent soit rarement atteint…
Certaines conceptions de périmètres garantissent l'anarchie au niveau des rigoles. Lorsque la distribution d'eau est irrégulière, les utilisateurs cessent de respecter les règles et les réglementations régissant l'usage de l'eau. Cette situation se traduit par la passivité des associations d'usagers de l'eau et d'énormes dégâts aux tertiaires et aux rigoles. Même dans certains pays asiatiques avec une longue tradition d'irrigation, les rapports estiment l'incidence de ce type de dommages à 80%, soit un chiffre très élevé. Cette anarchie n'est inhérente, ni aux projets d'irrigation, ni à une culture quelle qu'elle soit… Pour les auteurs, les déficiences de la conception et de l'exploitation constituent un facteur beaucoup plus important de conflits et de désordre que l'absence d'une tradition d'irrigation ou L'existence de certaines normes sociales et légales65.

Ils proposent d'étudier systématiquement les raisons pour lesquelles un système irrigué n'atteint pas son potentiel opérationnel et, le cas échéant, d'en modifier la conception pour le rendre d'une utilisation plus simple et plus efficace. Leur approche de la conception de système vaut que l'on s'y intéresse au niveau de la politique, pendant la phase d'élaboration des stratégies d'irrigation. Elle comprend les éléments suivants:

Une bonne conception augmente la fiabilité, l'équité et la flexibilité de l'approvisionnement en eau des agriculteurs. Elle réduit les conflits entre usagers de l'eau, ainsi qu'entre usagers de l'eau et organismes d'irrigation. Elle abaisse les coûts d'exploitation et d'entretien.
Les vastes périmètres irrigués par gravitation avec vannes manuelles et ouvrages de régulation fonctionnent rarement, en dépit des efforts pour améliorer la gestion de L'irrigation et les compétences du personnel. Leurs performances sont parfois inférieures à celles des systèmes sans ouvrages réglables. Il existe deux options de base pour améliorer les performances de L'irrigation: (a) la simplification à l'aide de partiteurs proportionnels, de vannes non réglables et d'une programmation rigide ou (b) la modernisation par l'application des principes hydrauliques, de l'automatisation, d'une amélioration des communications et de la décentralisation.
… L'approche moderne de la conception est un processus de réflexion qui commence par la définition d'un plan opérationnel approprié. La configuration physique et le choix du matériel découlent de ce plan convenablement défini.
La bonne conception est celle qui [produit] la solution la plus simple et la plus susceptible de fonctionner. Elle est conviviale et ne signifie pas toujours «coûts élevés», «maintenance exigeante» ou «fonctionnement complexe». Certains projets d'irrigation modernisée ont échoué en raison du mauvais choix des ouvrages de régulation, de l'incompatibilité des composants et du manque de réalisme des plans d'exploitation et d'entretien. Cela a créé à tort le sentiment que les approches de conception modernes ne conviennent pas aux pays en développement66.

Toujours selon ces auteurs, les caractéristiques d'une conception moderne de L'irrigation comprennent la robustesse, un bon système de communication, et du “capital social”, C'est-à-dire que les utilisateurs ont une confiance mutuelle suffisante et participent à l'organisation et à la supervision des allocations d'eau:

Chaque niveau est techniquement capable d'assurer des services de distribution d'eau fiables, au moment opportun et de manière équitable au niveau inférieur suivant… Il existe un système applicable fixant les obligations mutuelles des intéressés et assurant ceux-ci que le niveau supérieur suivant assurera un service de distribution de l'eau fiable, équitable et au moment opportun… Des systèmes de communication efficaces assurent la transmission des informations, le contrôle et le retour d'informations nécessaires sur l'état du système…
La conception hydraulique est robuste, c'est-à-dire qu'elle fonctionne correctement en dépit des changements de dimension des canaux, de l'envasement et des pannes de communication. Le cas échéant, des dispositifs automatiques stabilisent le niveau de l'eau lorsque le débit est irrégulier…
Les ingénieurs ne dictent pas les conditions de la distribution d'eau; au contraire, ils comprennent les exigences agricoles et sociales et les satisfont à tous les niveaux et à toutes les étapes du processus de conception et d'exploitation dans le cadre de la disponibilité globale des ressources67.

La FAO avertit à juste titre de ne pas mettre un accent excessif sur les aspects techniques des systèmes irrigués,68 mais L'approche de conception moderne semble néanmoins présenter des avantages pratiques importants. Le point important est qu'une conception améliorée, généralement dans le sens de la simplification, peut rendre le fonctionnement du système à la fois plus économe en eau et plus équitable entre les irrigants. Il semble que le besoin existe de compléter la formation des ingénieurs participant à la conception des systèmes irrigués, et de demander l'opinion d'autres professionnels sur les conceptions avant de les mettre en œuvre.

Ironiquement, le contraste entre le fonctionnement des ouvrages d'irrigation anciens et nouveaux en Égypte illustre l'importance d'une bonne conception des systèmes:

En dépit d'une gestion minimale, le système irrigué traditionnel présente une forte efficacité globale… La conception de l'infrastructure d'irrigation des terres récemment conquises sur le désert («nouvelles terres») est dans la lignée de celle des «vieilles terres», sauf que les canaux sont revêtus. Dans les «nouvelles terres», cependant, le manque de dispositifs de gestion de l'eau, de stockage nocturne ou de stockage tampon et l'incapacité à recycler les déversements se sont soldés par une efficacité très faible. Les pertes sont si importantes qu'elles ont entraîné l'engorgement des «vieilles terres» adjacentes69.

L'approche moderne de conception ne doit pas être envisagée seulement pour les nouveaux systèmes, mais aussi lors de L'étude des systèmes nécessitant remise en état.«Le choix ente remettre en état des périmètres existants aux normes actuelles, ou les mettre aux normes en vue de l'adoption (future) de technologies d'irrigation améliorées au niveau de l'exploitation, est un problème que les projets de remise en état n'ont pas suffisamment traité»70. Van Tuijl déclarait cela en pensant à L'irrigation sous pression, mais sa remarque vaut également pour les améliorations de conception modernes des infrastructures de canaux et de régulation. E. B. Rice a lancé un appel à la modification de la conception des systèmes qu'il a étudiés en Asie du Sud-est, par simplification de l'infrastructure et de la technologie d'exploitation grâce à des commandes de contrôle fixes et automatiques, requérant le moins d'intervention humaine71.

Moris et Thom ont souligné le besoin d'adapter la technique aux conditions agronomiques et socioéconomiques locales susceptibles d'entraver gravement le potentiel des systèmes: «Pourquoi tant de projets d'irrigation en Afrique sont-ils conçus et justifiés pour un double cycle de cultures alors que tout le monde sait que peu de projets sont capables d'atteindre une telle intensité culturale? Pourquoi les spécifications de terrain continuent-elles à demander des gabions en fil métallique dans des régions où les gens sont fortement motivés à voler le fil métallique?… En parcellisant les tâches spécialisées au sein du cycle de projet, les donateurs ont empêché les spécialistes de la conception de tirer les leçons des erreurs du passé»72.

Si l'amélioration de la conception de l'infrastructure de distribution de l'eau et une gestion plus efficace des périmètres peuvent contribuer à une amélioration importante des performances de L'irrigation, deux problèmes encore insolubles demeurent partout dans le monde: la tendance à l'engorgement et à la salinisation, ainsi que la difficulté à assurer la planéité des parcelles. Lorsque le sol n'est pas plan, on constate une chute brutale de l'efficacité de L'irrigation et l'engorgement a toutes les chances d'empirer. Il est conseillé de prêter une attention particulière à ces deux problèmes lors de la préparation de nouveaux projets d'investissements et de remise en état, ainsi que dans les orientations de base des stratégies d'irrigation.

Une bonne conception du projet est essentielle aussi du point de vue des genres. Pour assurer que ces questions sont prises en compte dès la phase de conception du réseau, il faut d'abord conduire une analyse de genres dans les communautés concernées, en prêtant une attention particulière à identifier les tâches agricoles et liées à l'eau qui incombent aux femmes. Le processus de conception du système doit être participatif et les groupes de femmes doivent être consultés à l'écart des hommes. Les visites de démonstration sur des sites existants devraient inclure des femmes, et il est important que les participants au périmètre comprennent bien ce qu'en sont les implications en termes de charge de travail pour les hommes et pour les femmes73.

Avant de clore cette rapide évocation des problèmes soulevés par les différents types d'irrigation, il convient de revenir sur l'importance d'une planification adéquate de l'usage de l'eau souterraine, ainsi que sur la possibilité de l'utilisation conjointe des eaux de surface et des eaux souterraines dans certains endroits, puisqu'en effet les eaux souterraines peuvent jouer un rôle important de stockage tampon en périodes de sécheresse. Dans le même temps, il faut être pleinement conscient des risques que présentent les systèmes basés sur le pompage dans des environnements incapables de les prendre véritablement en charge. Comme l'indiquent Moris et Thom:

En Afrique aujourd'hui, on trouve probablement davantage de pompes en panne que de pompes en service… Entre les mains d'opérateurs non qualifiés et en l'absence de mécaniciens et de pièces de rechange adéquats, les pompes ont peu de chance de faire deux saisons; c'est ce qui s'est passé dans de nombreux cas lors de la première phase du Projet Mali soutenu par l'USAID…
… Les pompes semblent avoir posé beaucoup de problèmes lors de leur introduction dans les régions très isolées où se trouvent souvent les petits périmètres. À l'origine des difficultés, on trouve:

Une solution à ce problème est que les organismes internationaux apportent leur appui au développement de pompes fabriquées avec des matériaux locaux, comme cela a été fait au Nicaragua avec la mise au point, qui a reçu un prix, des pompes à “mecate” (corde de jute) actuellement utilisées à travers le pays et ailleurs en Amérique centrale.

Le périmètre irrigué de Longdale (au Zimbabwe) a reçu du DANIDA une pompe électrique en 1993. Faute d'information sur les exigences de service, la pompe n'a pas été bien surveillée et a commencé récemment à poser des problèmes. En 1998, elle a été hors d'usage pour plusieurs mois suite à la rupture d'un joint de caoutchouc, ce qui a fait perdre une saison de récolte. Il n'a pas été possible de trouver un joint de remplacement au Zimbabwe ni en Afrique du Sud. Finalement, il a été remis en état à Masvingo, mais il s'agit d'une réparation temporaire et un nouveau joint sera bientôt nécessaire. (F. Chancellor, N. Hasnip et D. O'Neill, Gender Sensitive Irrigation Design, Guidance for Smallholder Irrigation Development, H. R. Wallingford Ltd, Report OD 142 (Part 1), DFID, Wallingford, Oxon, Royaume-Uni, Décembre 1999, p. 32)

6.5 PRINCIPAUX PROBLÈMES DE POLITIQUE DANS LE SECTEUR DE L'irrigation

6.5.1 Instruments de gestion de la demande en eau

Compte tenu du déficit croissant des ressources en eau par rapport à la demande dans de nombreux pays et de la prise de conscience grandissante de sa valeur économique dans des secteurs autres que l'agriculture, la gestion de la demande se trouve désormais au cœur de la politique d'irrigation. Le prix de l'eau d'irrigation étant en général trop faible pour influer de manière importante sur la demande, D'autres mécanismes d'allocation et de réallocation de l'eau sont fréquemment utilisés. Le problème de l'allocation est fondamental à différents titres: allouer l'eau à ses usages les plus productifs et les plus désirables socialement, atteindre les objectifs d'équité de la distribution d'eau, atteindre les objectifs de conservation de l'eau et limiter les externalités négatives (effets nocifs sur l'environnement). Ces objectifs doivent être exprimés concrètement dans une stratégie nationale de l'eau, avec laquelle l'allocation de l'eau prévue dans la politique et les projets doit être en cohérence. On utilise également le terme de réallocation parce que la demande en eau, les exigences d'équité et les opportunités d'usages productifs évoluent au fil du temps. C'est pourquoi les mécanismes d'allocation retenus doivent posséder dès le départ flexibilité et réactivité.

On utilise aujourd'hui trois grands systèmes de gestion de la demande, ou allocation de l'eau. Meinzen-Dick et Rosegrant les présentent en ces termes:

Ces trois mécanismes d'allocation correspondent aux trois secteurs susceptibles d'assurer la gestion des ressources en eau: secteur public, action collective et secteur privé. Ils diffèrent, entre autres, par l'attribution des droits de propriété [usufruit]. Dans le secteur public, ceux-ci sont attribués à l'État, dans le secteur de l'action collective, à des groupes, et dans le secteur privé, à des individus.

En pratique, différents mécanismes d'allocation coexistent souvent. Par exemple, les pouvoirs publics alloueront l'eau à différents secteurs et dans les grands périmètres irrigués, avec une allocation par les utilisateurs… dans les unités de distribution tertiaires, ou encore une allocation marchande d'eaux souterraines venant compléter L'irrigation de surface… Aucun type d'allocation à lui seul n'est optimal, ni peut-être même applicable, en toute situation75.

Le mécanisme d'allocation marchande est le moins utilisé des trois, mais il suscite un intérêt grandissant (voir ci-dessous). En pratique, l'allocation administrative ne confère pas un grand pouvoir aux gestionnaires des systèmes irrigués. En réalité, l'allocation d'eau est en général déterminée par la conception du système (rotations strictes, par exemple) ou par la demande des agriculteurs (dans le cadre des paramètres du périmètre).

Si les trois mécanismes d'allocation ci-dessus recouvrent la plupart des pratiques actuelles, il faut néanmoins en mentionner deux autres, qui sont pertinents dans certaines circonstances:

Un aspect important du système français est que les ressources en eau sont gérées au niveau du bassin fluvial. Il existe six comités et six agences financières de bassin, dont les territoires recouvrent presque exactement les principaux bassins fluviaux. Ils sont spécialisés dans la gestion des ressources en eau (planification et macro gestion), une tâche dont ils s'acquittent efficacement depuis vingt-cinq ans. Les comités de bassin facilitent la coordination entre les différentes parties participant à la gestion des ressources en eau. Ils sont devenus le lieu où se négocie et se décide la politique du bassin fluvial… Les comités approuvent les programmes à long terme (vingt à vingt-cinq ans) de développement des ressources en eau. Tous les cinq ans, ils votent un plan d'action pour améliorer la qualité de l'eau. Ils votent en outre une fois par an les deux redevances à payer par les usagers de l'eau du bassin fluvial: L'une basée sur la consommation d'eau, l'autre sur le niveau de pollution à chaque source… Les comités sont composés de 60 à 110 représentants des parties prenantes: administration nationale, autorités régionales et locales, groupes d'industriels et d'agriculteurs et citoyens (Banque mondiale, 1993, p. 46).

Meinzen-Dick et Rosegrant ont également résumé certains des avantages et des inconvénients de l'allocation administrative de l'eau par les pouvoirs publics:

On a justifié le rôle dominant de l'État dans l'allocation de l'eau par l'importance stratégique de la ressource, l'échelle de ses systèmes de gestion et les externalités positives et négatives de son usage… L'ampleur des ouvrages assurant l'essentiel de la fourniture en eau d'irrigation et municipale conduit à des monopoles naturels et dépasserait les capacités d'organisation et de financement de la plupart des collectivités ou des sociétés privées. Les externalités positives [et les] coûts individuels élevés de l'internalisation d'externalités négatives telles que la détérioration de la qualité de l'eau par les ruissellements agricoles, les égouts et les effluents industriels, ou la baisse de niveau des eaux souterraines, constituent des arguments supplémentaires en faveur d'un rôle fort de l'État…
Le rôle de l'État est particulièrement fort dans les allocations intersectorielles, car il s'agit souvent de la seule institution regroupant l'ensemble des utilisateurs des ressources en eau et régissant l'ensemble des secteurs utilisateurs d'eau…
Si l'allocation ou la régulation publique est clairement nécessaire à certains niveaux, l'exploitation des périmètres irrigués par les pouvoirs publics… [tend] à être coûteuse et ne [répond pas] souvent aux attentes…
Lorsque la gestion est publique, la coercition - c'est-à-dire la mise en place de réglementations et l'application de sanctions aux contrevenants - constitue la principale incitation à respecter les règles. Mais cela ne fonctionne que si l'État repère les infractions et impose les pénalités. Bien souvent, il ne possède, ni les informations locales, ni les moyens qui lui permettraient de pénaliser des infractions, telles que la destruction d'ouvrages de distribution de l'eau ou des prises d'eau excessives. L'application des règlements est plus efficace quand il y a moins de points à contrôler. Elle donne de meilleurs résultats, par exemple, dans les canaux principaux des grands systèmes irrigués que dans L'irrigation à petite échelle…77

Les mécanismes d'allocation marchande et d'allocation gérée par les utilisateurs connaissent une faveur croissante dans le monde. On constate une forte tendance à transférer l'exploitation et l'entretien des systèmes irrigués à leurs utilisateurs et, à ce jour, une expérience considérable a été accumulée sur ce type de transferts78. Ces mécanismes sont passés en revue dans les sections suivantes. Mais avant cela, nous allons examiner les principaux concepts et problèmes liés à la tarification de l'eau d'irrigation. Jusqu'aujourd'hui, les expériences d'irrigation établissaient rarement un rapport étroit entre l'allocation de l'eau et son prix, contrairement à ce qui se passe pour de nombreuses autres ressources et pour quasiment toutes les marchandises.

6.5.2 Tarification de l'eau d'irrigation: remarques préliminaires

Les règles de tarification de l'eau d'irrigation varient considérablement d'un pays à l'autre et au sein d'un même pays. Il semble qu'on ne suive aucune règle systématique ni uniforme de définition des prix79. La seule constante des prix d'irrigation est qu'ils sont en général très inférieurs au coût de la fourniture de l'eau. Comme l'a indiqué la Banque mondiale, le prix de l'eau d'irrigation est en général très inférieur à celui de l'eau municipale, qui elle-même ne permet pas de couvrir les coûts, et de nombreux gouvernements n'ont même pas envisagé le principe du recouvrement des coûts de L'irrigation par des redevances d'eau80.

Un examen de L'expérience internationale en matière de tarification de l'eau a conclu que, pour 13 pays en développement, le recouvrement des coûts d'exploitation et d'entretien va de 20 à 30% en Inde et au Pakistan jusqu'à environ 75% à Madagascar81.

Une fois physiquement achevés, les projets d'irrigation comptent parmi les activités économiques les plus lourdement subventionnées au monde. Vers le milieu des années 80, Repetto estimait que les subventions à l'irrigation, dans six pays d'Asie, représentaient en moyenne 90% du coût total estimatif d'exploitation et d'entretien. Des études de cas font apparaître que les redevances d'irrigation représentent en moyenne moins de 8% de la valeur des avantages tirés de l'irrigation (FAO, 1993, p. 232).

En dépit du refus de nombreux gouvernements d'augmenter la redevance pour l'eau d'irrigation, L'expérience a montré que les agriculteurs sont prêts à payer davantage à condition que la fourniture soit fiable, ce qui est rarement le cas dans les périmètres gravitaires. Des auteurs ont souligné que:

Le manque d'enthousiasme des agriculteurs à payer l'eau fournie par les systèmes irrigués publics est bien connu. Il est néanmoins intéressant de noter que ces mêmes agriculteurs sont souvent prêts à dépenser des sommes considérables (par unité de volume d'eau) pour développer l'approvisionnement par les eaux souterraines. La conclusion qui s'impose est que les agriculteurs sont prêts à payer pour l'eau si sa livraison est fiable et relativement flexible82.

La Banque mondiale a noté que les agriculteurs pauvres sont disposés à payer pour L'irrigation, liant cela à la fiabilité de l'approvisionnement en eau:

Des informations sur les systèmes irrigués collectifs et privés de divers pays d'Asie montrent que même les agriculteurs très pauvres sont prêts à payer des sommes élevées pour des services d'irrigation de bonne qualité et fiables.

Bien qu'un grand nombre de ces agriculteurs soit très pauvre au sens absolu du terme, ils sont prêts à payer pour des services d'irrigation de bonne qualité qui augmentent et stabilisent leur revenu. On voit donc bien que le point essentiel est de leur fournir des services d'irrigation fiables, rentables et durables83.

Par conséquent, le principal obstacle à l'augmentation du prix de l'eau est le mauvais fonctionnement de nombreux systèmes irrigués.

L'une des principales questions que soulève la tarification de L'irrigation est la suivante: dans quelle mesure les agriculteurs changeraient-ils de comportement si l'eau coûtait nettement plus cher? Existe-t-il des preuves empiriques qu'ils prendraient des mesures pour économiser l'eau ou pour l'appliquer à des cultures à valeur plus élevée? Rosegrant, Gazmuri et Yadav ont cité pour le Népal, le Tamil Nadu, la Jordanie et le Chili, des preuves, parfois indirectes, indiquant clairement que les agriculteurs ont réagi à une augmentation du prix ou du coût d'opportunité de l'eau par la conservation de l'eau, l'amélioration de l'efficacité de L'irrigation et/ou le passage à des cultures à plus forte valeur, lorsqu'il existait des marchés pour ce type de produits. Dans le cas du Chili, après les réformes qui ont introduit des marchés de l'eau, le résultat est particulièrement probant:

La réforme a augmenté de manière importante la valeur de rareté de l'eau et la superficie plantée en fruits et en légumes, qui nécessitent moins d'eau par unité de valeur du produit que les grandes cultures, a augmenté de 206 600 hectares entre 1975 et 1982, remplaçant les cultures et les pâturages irrigués traditionnels. En outre, l'efficacité totale de l'usage de l'eau de l'agriculture chilienne a augmenté d'environ 22 à 26% entre 1976 et 1992… 84

De la même manière, on a constaté le résultat opposé – gaspillage de l'eau ou surexploitation des aquifères - lorsque l'eau est très peu coûteuse pour l'utilisateur.

En résumé, il apparaît clairement que les redevances d'irrigation sont en général très faibles et qu'en les augmentant, on inciterait les agriculteurs à aller vers une plus grande efficacité, tout en générant, le plus souvent, davantage de recettes fiscales. Pourquoi, dans ces conditions, les redevances demeurent-elles partout aussi basses? Quel type de politiques ou de dispositions institutionnelles tendrait à les augmenter? Faut-il les augmenter systématiquement ou certaines exceptions se justifient-elles?

6.5.3 Tarification de l'eau d'irrigation: problèmes conceptuels

Pour répondre à ces questions, il convient de commencer par examiner les raisons justifiant une augmentation du prix de l'eau, et la logique des dispositifs institutionnels existants en matière de prix de l'eau. Le point de référence est le suivant: en matière d'eau d'irrigation, le prix que l'on observe ne joue pas son rôle normal d'équilibrage de l'offre et de la demande, sauf dans le cas des marchés des droits d'eau, qui sont encore rares. Par conséquent, dans la plupart des cas, ce prix doit être justifié par autre chose que l'équilibrage de l'offre et de la demande.

Au sein d'un cadre d'objectifs globaux de politique, tels que ceux abordés au chapitre 2, il existe cinq raisons fondamentales, ou objectifs sous-sectoriels, pour établir le prix de l'eau d'irrigation à un niveau adéquat (ce qui, en général, signifie plus élevé). Les trois premières sont liées aux préoccupations sociétales concernant l'usage d'une ressource rare et les deux autres, à des préoccupations budgétaires. Il s'agit de:

  1. stimuler la conservation de l'eau;
  2. encourager l'allocation d'eau aux cultures l'utilisant le plus efficacement, C'est-à-dire aux usages agricoles à plus forte valeur, ou à des usages non-agricoles, si la productivité nette de l'eau y est plus importante après prise en compte des coûts de transport intersectoriel (pourvu qu'il existe une infrastructure d'approvisionnement en eau des nouveaux utilisateurs). Ce type d'allocation maximiserait les bénéfices, en termes de croissance économique, tirés d'une ressource rare, mais il faut souligner que, souvent, l'infrastructure intersectorielle requise n'est pas en place dans les périmètres irrigués des pays en développement;
  3. limiter les problèmes environnementaux liés à L'irrigation, en particulier ceux qui découlent d'un usage excessif de l'eau;
  4. générer suffisamment de recettes pour couvrir les coûts d'exploitation et d'entretien des systèmes irrigués, afin que, entre autres, il ne soit pas nécessaire d'investir dans de coûteux projets de remise en état;
  5. recouvrer les dépenses initiales d'investissements de chaque système, en sus des recettes servant à couvrir les coûts d'exploitation et d'entretien.

Daniel Bromley a avancé que la recherche de l'efficacité économique ne constitue pas un but pertinent pour une politique de tarification de L'irrigation, mais plutôt que:

Le but d'un régime de tarification de L'irrigation devrait être d'assurer que l'allocation de l'eau au sein d'un système irrigué (ou d'un collectif d'irrigants) soit la meilleure possible en termes de bon fonctionnement d'un système permettant l'accès partagé à une ressource rare… il faut concevoir la tarification de l'eau dans le cadre d'un régime qui incite les agriculteurs à contribuer à un bien public - l'amélioration de la gestion de l'eau - profitant à chacun d'entre eux. Selon le principe de réciprocité, tous les individus doivent contribuer au bien public dans la mesure exacte de la contribution qu'ils voudraient que chaque autre membre du groupe apporte85.

En pratique, la recommandation de Bromley conduirait à des niveaux de prix qui couvriraient les dépenses d'exploitation et d'entretien, mais sans atteindre le coût d'opportunité (prix d'efficacité) de l'eau.

Dans certains cas, la non-augmentation du prix de l'eau d'irrigation, ou une augmentation limitée, se justifie:

  1. si les irrigants sont des familles rurales pauvres, l'augmentation du prix de l'eau risque de leur infliger de graves difficultés économiques. On rejoint là le souci d'équité.

Quels que soient les mérites de ce dernier argument, il est évident qu'augmenter le prix de L'irrigation ne peut pas servir l'objectif d'équité visant à combattre la pauvreté rurale à court terme. On pourrait avancer qu'un meilleur recouvrement des coûts permettrait aux pouvoirs publics d'inscrire davantage de projets d'irrigation à son budget dans l'avenir, mais il est peu probable que la majorité des agriculteurs accorde foi à la solidité d'un tel lien. Un argument plus convaincant est qu'une augmentation du prix de l'eau entraînerait une allocation plus efficace de cette ressource, ce qui se traduirait par davantage d'emplois et une hausse des revenus. Néanmoins, la principale justification d'une augmentation des prix de L'irrigation est fournie par L'objectif d'efficacité et par les principes de durabilité budgétaire et environnementale de la politique (voir le chapitre 2). Puisque les systèmes irrigués ne sont pas durables sans recouvrement des coûts, il apparaît de manière convaincante que le prix de L'irrigation ne constitue pas un instrument de politique approprié pour répondre aux besoins des paysans pauvres et, comme avancé dans D'autres chapitres du présent ouvrage, développement et amélioration de la recherche, de la vulgarisation et des systèmes financiers ruraux constituent des instruments aptes à traiter la pauvreté des populations rurales.

Les trois premiers objectifs ci-dessus relèvent de la politique de prix aux fins de gestion de la demande et les deux derniers de la politique de prix aux fins de recouvrement des coûts. Une éventuelle subvention de L'irrigation pour combattre la pauvreté relève de la seconde catégorie, C'est-à-dire qu'elle doit être calculée dans le cadre de la politique budgétaire des pouvoirs publics et constitue une volonté délibérée de ne pas recouvrer l'intégralité des coûts d'investissement ou d'exploitation et d'entretien ou des deux, et de remplacer la contribution des utilisateurs par des fonds publics, au moins dans une certaine mesure. Cependant, il apparaît évident qu'une baisse du prix de L'irrigation dans ce but aurait des effets collatéraux négatifs sur la possibilité d'atteindre les trois autres objectifs. De toute façon, il serait difficile de justifier la réduction du prix à un niveau moindre que celui nécessaire pour financer exploitation et entretien.

Il faut procéder avec prudence lorsque l'on ajoute D'autres «objectifs sociaux», tels que l'augmentation de la production agricole ou la baisse des prix alimentaires en ville, pour justifier le faible prix de L'irrigation (à l'exception peut-être de l'extrême pauvreté ou de graves problèmes de genres). Cependant, les exploitations irriguées génèrent presque toujours des revenus supérieurs à ceux des populations rurales les plus pauvres. En principe, l'augmentation de la production agricole par une subvention à L'irrigation constituerait une intervention économique allant dans le sens d'une plus grande efficacité, mais les distorsions entraînées par de faibles prix de L'irrigation se traduiraient par des inefficacités susceptibles d'annuler les gains de production putatifs. Rappelez-vous L'expérience du Chili mentionnée ci-dessus dans laquelle des prix plus élevés de L'irrigation ont suscité le passage à des cultures à plus forte valeur. De la même manière, l'amélioration des conditions de vie des populations urbaines est mieux traitée par des subventions ciblant ces groupes que par de bas prix agricoles (voir les sections consacrées aux objectifs de politique, chapitre 4, et aux subventions, chapitre 3).

L'objectif ii) est essentiellement une traduction de L'objectif d'efficacité dans le cas du sous-secteur de L'irrigation. Poursuivre cet objectif via la politique de prix nécessite que le prix de l'eau d'irrigation reflète sa productivité (marginale) de l'eau dans l'usage concurrent le plus productif - son coût d'opportunité. Sampath (1992, p. 972) a raison de souligner que, selon la théorie générale de l'optimum de second rang, l'absence de concurrence dans la distribution de l'eau d'irrigation aux agriculteurs signifie qu'un prix de l'eau égal à son coût marginal (de fourniture) ne garantit pas nécessairement le résultat économique le plus efficace. Néanmoins, les gains économiques d'un prix de l'eau égal à son coût d'opportunité peuvent être très réels et très importants, comme l'ont conclu Robert Hearne et William Easter dans leur analyse de L'expérience de quatre bassins versants au Chili86.

Les objectifs poursuivis en pratique varient en fonction du caractère institutionnel des prix de L'irrigation. Lorsque ces prix sont fixés par les pouvoirs publics, ils répondent avant tout à des préoccupations budgétaires (objectifs iv) et v) ci-dessus). Une politique éclairée peut également être motivée par les objectifs ii) et iii) et, surtout si l'eau est rare, par L'objectif i). Les agriculteurs, dont la préoccupation première est leur revenu, risquent de contester l'importance de ces trois raisons. Une augmentation des prix de L'irrigation administrée «est perçue à juste titre par les détenteurs de droits comme une expropriation de ces droits, susceptible d'entraîner des pertes de capital dans les exploitations établies»87. Fréquemment, cependant, on parvient à les convaincre que le recouvrement des coûts d'exploitation et d'entretien (objectif iv)) en vaut la peine car la viabilité du système en dépend. C'est pourquoi les concertations entre gouvernements et agriculteurs tendent à s'axer sur le facteur exploitation et entretien.

En général, le montant de la redevance d'irrigation requise pour recouvrer les coûts d'exploitation et d'entretien est très inférieur à la valeur de l'eau dans ses autres usages. La plupart des études révèle que la productivité moyenne et marginale de l'eau est supérieure aux coûts moyens et marginaux de sa fourniture88. Et les redevances visant à recouvrer les coûts sont souvent beaucoup plus basses que le coût d'opportunité de l'eau89. Dans le cas des périmètres irrigués du Mexique, qui couvrent environ 2,8 millions d'hectares, Ronald Cummings et Vahram Nercissiantz ont trouvé que bien que la Commission nationale de l'eau ait le mandat législatif de collecter les coûts d'exploitation et d'entretien des réseaux, le coût de l'eau pour les agriculteurs ne représente qu'environ 4% de la valeur de rareté de l'eau90. Par conséquent, L'expérience suggère qu'une concertation sur L'objectif de financement des activités d'exploitation et d'entretien a peu de chances de déboucher sur une augmentation du prix de L'irrigation suffisante pour atteindre L'objectif d'efficacité.

Lorsque les prix de L'irrigation sont fixés par les associations d'usagers de l'eau (AUE), là encore la première préoccupation s'avère souvent le financement des activités d'exploitation et d'entretien. Augmenter les recettes pour financer D'autres projets d'irrigation dans D'autres régions, ou rechercher l'efficacité économique grâce au paiement d'une «taxe» plus élevée sur l'eau, ne leur apparaît généralement pas dans leur intérêt. Les AUE seront éventuellement motivées à économiser l'eau (objectif i)) si cela signifie pouvoir étendre leur propre périmètre irrigué, mais parfois les limitations du réseau rendent cela impossible, sauf si d'importants investissements supplémentaires sont consentis.

Lorsque le prix de l'eau d'irrigation est fixé par un marché de l'eau, il s'avère en général plus élevé que lorsqu'il est déterminé par les pouvoirs publics ou les associations d'utilisateurs, du fait de la relation évoquée plus haut entre la valeur marginale de l'eau et le coût marginal de sa fourniture. De ce fait, il est probable que les marchés de l'eau satisferont les objectifs i) à iii), ce qui, en principe, signifie également satisfaire L'objectif iv). Que le prix soit suffisamment élevé pour recouvrer les dépenses d'investissement (objectif v) dépendra de leur ordre de grandeur. Cependant, il existe une différence fondamentale entre un prix de l'eau fixé par le marché et un prix imposé: lorsque la demande du marché fait augmenter le prix des droits d'eau, les agriculteurs peuvent en tirer profit en vendant leurs droits. Ils sont indemnisés pour l'abandon de ces droits. De toute évidence, ils ne vendront que s'ils peuvent compter ainsi sur des gains supérieurs à ce que leur rapporterait l'irrigation avec la même quantité d'eau.

Lorsque les prix de L'irrigation sont augmentés par décision administrative, que ce soit le fait de services publics ou d'associations d'utilisateurs, les agriculteurs y perdent immédiatement en termes de trésorerie, bien qu'à long terme ils puissent y gagner en termes nets, si une tarification adéquate entraîne une amélioration de l'exploitation et de l'entretien et donc empêche la détérioration du système.

Le propriétaire privé d'une source d'eau d'irrigation, en général un puits (tubulaire, forage) paie quant à lui l'intégralité du coût de la fourniture de l'eau, non par le biais d'une redevance, mais par celui de la dépense d'équipement et des coûts d'exploitation et d'entretien qu'elle entraîne. De ce fait, les objectifs iv) et v) sont atteints indirectement. Comme l'annuité correspondant à la valeur actualisée de l'ensemble de ces coûts excède de loin les seuls coûts d'exploitation et d'entretien, il est probable que les choix de production dans ce contexte auront davantage de chances de satisfaire aux objectifs i), ii) et iii) que dans la plupart des systèmes publics à irrigation de surface. C'est pourquoi L'irrigation à partir de puits est souvent associée à la production de cultures à plus forte valeur, en dépit, bien sûr, de nombreuses exceptions. Plus le puits coûte cher (ce qui dépend principalement de la profondeur du bassin versant), plus cette relation aura de chance d'être vraie.

Bien qu'encore rares, il existe déjà des cas de systèmes irrigués appartenant collectivement à leurs utilisateurs. Rosegrant, Gazmuri et Yadav en mentionnent un exemple au Népal:

Le périmètre irrigué de Chherlung Thulo Kulo a été créé par l'émission de cinquante parts aux vingt-sept ménages. Émises sur une base proportionnelle à la contribution des agriculteurs aux dépenses d'investissement du système, ces parts donnaient à leur détenteur droit à 1/50 de la quantité d'eau totale fournie par le système. Les facteurs d'offre et de demande ont conduit à des transferts marchands de parts entre agriculteurs, ainsi qu'à une augmentation du prix des parts dans le temps… Le fait de pouvoir vendre et acheter des parts a engendré un coût élevé d'opportunité de l'eau et donc incité à l'économiser, ce qui s'est traduit par l'expansion du périmètre irrigué et l'amélioration de l'efficacité technique globale de l'usage de l'eau (M. W. Rosegrant, R. Gazmuri S. et S. N. Yadav, 1995, p. 207).

Quelles autres modalités institutionnelles rendraient donc possible le recouvrement de l'intégralité des dépenses d'investissement dans un système irrigué? La réponse est maintenant évidente: si le système appartient à ses utilisateurs. Les dépenses d'investissement (ou une partie de celles-ci, fixée par décision politique) sont récupérées par le produit de la vente du système aux irrigants. La propriété n'est pas celle de l'eau en soi, mais de l'infrastructure d'irrigation et des droits d'eau qu'elle confère.

Les réformes récentes des systèmes irrigués de la province de Shaanxi, en Chine, ont permis d'expérimenter six modèles différents de responsabilité locale sur les périmètres irrigués. L'un d'entre eux est le modèle de propriété en «actionnariat collectif»:

Ce modèle convertit la propriété collective en parts sociales. Certaines parties du périmètre irrigué sont divisées en parts, qui sont vendues aux agriculteurs, aux résidents, au personnel du service d'irrigation et à D'autres fonctionnaires locaux. Les droits de propriété leur appartiennent individuellement, mais l'exploitation du système est collective… Une partie des fonds de la vente des parts sert à améliorer les canalisations secondaires, ainsi qu'à élargir la zone de service. En sus des dépenses d'exploitation et d'entretien, un pourcentage de la redevance sur l'eau d'irrigation sert à verser un revenu sur investissement aux actionnaires91.

Les systèmes entièrement privatisés permettent d'atteindre, non seulement les objectifs iv) et v), mais aussi les objectifs i) et ii), ainsi que, probablement, L'objectif iii) au moins en partie, du fait de la conservation de l'eau. Néanmoins, la protection de l'environnement (et des intérêts des tiers) nécessite quasiment toujours un minimum de réglementation de la part du gouvernement. En dernier ressort, en tout pays, le degré de protection de l'environnement résulte d'un choix politique.

Au Chili, la mise en place de droits d'eau négociables s'est accompagnée de la propriété collective des systèmes irrigués par leurs utilisateurs, et leurs associations non seulement gèrent l'infrastructure et contrôlent l'allocation de l'eau, mais aussi elles approuvent les transferts d'eau sous des conditions spécifiques et constituent l'instance initiale (et habituellement, finale) de résolution des différends92.

D'autres exemples de systèmes irrigués en propriété privée se rencontrent en Afrique de l'Est et du Sud. On considère que certains des systèmes irrigués les plus efficaces d'Afrique se trouvent dans le secteur des grands domaines privés, comme ceux du Zimbabwe (Hippo Valley, ou Triangle)93.

Parmi D'autres avantages, la propriété des systèmes irrigués par leurs utilisateurs motive davantage les irrigants à contribuer financièrement à l'entretien. Le propriétaire d'un bâtiment quel qu'il soit (maison, usine, bâtiment commercial, etc.) l'entretient pour deux raisons: i) le maintenir en bon état et éviter les détériorations qui entraîneraient des frais de réparation importants et ii) se réserver la possibilité d'en tirer une plus-value à l'avenir. Les groupes d'irrigants responsables de l'entretien du système, mais non propriétaires, manquent de la seconde motivation pour apporter leur contribution à l'entretien. La première motivation risque également d'être faible, s'ils pensent que le gouvernement, en tant que propriétaire, financera les éventuelles remises en état du périmètre nécessaires à l'avenir. En éliminant les doutes sur ce dernier point, le transfert de la propriété du système à ses utilisateurs leur fournit donc tous les éléments de motivation pour en assurer convenablement la maintenance94. La création d'une association d'usagers de l'eau ne joue pas un rôle incitatif suffisant par elle-même.

C'est pourquoi il vaudrait la peine d'orienter davantage la recherche et l'attention politique vers les possibilités de transfert de la propriété des périmètres irrigués aux irrigants. Dans le cas de systèmes anciens dégradés, l'exécution par le gouvernement d'un programme de remise en état serait une condition préalable à ce transfert.

En dépit des arguments qui précèdent, un appel à la prudence a été formulé au sujet de la propriété privée des périmètres, et il faut le garder à l'esprit dans le cadre des la conception des systèmes d'irrigation et de leur transfert au privé:

Si la privatisation des petits réseaux irrigués présente des avantages évidents dans de nombreux pays, L'existence de dysfonctionnements des marchés [de l'eau] appelle des institutions de réglementation fortes. Les externalités dues à un usage non-durable de l'eau, tel que le pompage excessif des aquifères, constituent L'une des principales causes de ces dysfonctionnements. Le développement du secteur privé étant également handicapé par une forte irrégularité de l'approvisionnement en eau et/ou par la complexité des systèmes, il devient difficile de formuler des contrats tenant compte de toutes les éventualités95.

48 FAO, 1993, pages 290–292.

49 J. R. Moris et D. J. Thom, 1991, pages 561–562.

50 Willem Van Tuijl, Improving Water Use in Agriculture: Experiences in the Middle East and North Africa, Bulletin technique Banque mondiale № 201, Banque mondiale, Washington, D.C., 1993, pages 21–22.

51 Institut international d'irrigation, 1998.

52 Latin America and the Caribbean Regional Projects Department, Banque mondiale, Mexico: Irrigation Subsector Survey - First Stage, Improvement of Operating Efficiencies in Existing Irrigation Systems, Volume I, Main Findings, Rapport № 4516-ME, Washington, D.C., 13 juillet 1983, p. 7.

53 W. Van Tuijl, 1993, p. 4.

54 Calculé à partir de chiffres fournis par J. R. Moris et D. J. Thom, 1991, p. 41.

55 Dans certaines taxonomies, les systèmes irrigués traditionnels relèvent de la catégorie petits réseaux. La FAO, par exemple, écrit que «Les petits programmes peuvent porter sur différentes technologies: captage, forage et exploitation de puits, dérivation sur les cours d'eau et utilisation de terres humides» (FAO, 1993, p. 287).

56 Moris et Thom, op. cit., pages 6–7.

57 J. R. Moris et D. J. Thom, 1991, pages 16–17.

58 Op. cit., p. 572.

59 Op. cit., p. 562–563.

60 FAO, 1993, p. 287.

61 N. P. Sharma, et al., 1996, p. 47.

62 W. M. Adams, 1990, p. 1320.

63 Le lecteur ou la lectrice intéressé(e) par la conception des petits périmètres irrigués dans les pays en développement trouvera un guide détaillé et pratique dans: (a) F. M. Chancellor et J. M. Hide, Smallholder irrigation: Ways Forward, Guidelines for Achieving Appropriate System Design, H. R. Wallingford Ltd, Report OD 136, Ministère du développement international (DFID), Wallingford, Oxon, Royaume-Uni, Août 1997; (b) G. Cornish, Modern Irrigation Technologies for Smallholders in Developing Countries, ITDG Publishing, Londres, 1998.

64 D. H. Murray-Rust et W. B. Snellen, Performance Assessment Diagnosis (projet), IIMI, ILRI et IHE, 1991.

65 Hervé Plusquellec, Charles Burt et Hans W. Wolter, Modern Water Control in Irrigation: Concepts, Issues and Applications, Bulletin technique Banque mondiale № 246, série Irrigation and Drainage, Banque mondiale, Washington, D.C., 1994, pages 2–4.

66 Op. cit., pages 5–6 [souligné par nous].

67 Op. cit., pages 6–7.

68 «Un autre facteur qui détermine de façon importante les politiques de l'eau est le goût immodéré de la société pour les solutions techniques. Dans la plupart des pays, la gestion de l'eau est le plus souvent déléguée aux ingénieurs, qui sont formés pour résoudre des problèmes techniques. Comme les problèmes liés à l'eau sont de plus en plus imputés à l'insuffisance des politiques publiques, il semble opportun de mettre l'accent sur les comportements humains en tant que facteurs à prendre en compte dans la conception et la gestion des réseaux de distribution de l'eau». (FAO, 1993, p. 257)

69 W. Van Tuijl, 1993, p. 20.

70 Op. cit., p. 30.

71 E. B. Rice, 1997, p. 5 [souligné dans l'original].

72 Moris et Thom, 1991, p. 154.

73 On trouve d'utiles recommandations pour traiter les questions de genres dans la conception de L'irrigation, dans L'étude 1999 de Chancellor, Hasnip et O'Neill, mentionnée dans l'encadré suivant du texte.

74 Moris et Thom, 1991, pages 176 et 178.

75 R. S. Meinzen-Dick et M. W. Rosegrant, 1997, pages 210–211.

76 Les marchés de l'eau informels du Tamil Nadu sont décrits dans: Mark W. Rosegrant, Renato Gazmuri Schleyer et Satya N. Yadav, Water Policy for Efficient Agricultural Diversification: Market-Based Approaches, Food Policy, vol. 20, № 3, juin 1995, p. 207.

77 R. S. Meinzen-Dick et M. W. Rosegrant, 1997, pages 211–212.

78 De nombreux enseignements tirés de cette expérience sont résumés dans: D. L. Vermillion, Transfert des services de gestion de l'irrigation - Directives, Bulletin FAO d'irrigation et de drainage, № 58, FAO, Rome, 1999.

79 R. K. Sampath, 1992, p. 973.

80 Banque mondiale, 1994, p. 36.

81 Ariel Dinar et Ashok Subramanian, Water Pricing Experiences: An International Perspective, Bulletin technique Banque mondiale № 386, Banque mondiale, Washington, D.C., 1997, p. 8.

82 H. Plusquellec, C. Burt et H. W. Wolter, 1994, p. 11.

83 Banque mondiale, 1993, p. 50.

84 M. W. Rosegrant, R. Gazmuri S. et S. N. Yadav, 1995, p. 208.

85 Daniel W. Bromley, Property Regimes and Pricing Regimes in Water Resource Management, dans: Ariel Dinar, éd., The Political Economy of Water Pricing Reforms, Oxford University Press, 2000, pages 37 et 47.

86 Robert R. Hearne et K. William Easter, Water Allocation and Water Markets: An Analysis of Gains from Trade in Chile, Bulletin technique Banque mondiale № 315, Banque mondiale, Washington, D.C., 1995, en particulier pages 38–41.

87 Mark W. Rosegrant et Hans P. Binswanger, Markets in Tradable Rights: Potential for Efficiency Gains in Developing Country Water Resource Allocation, World Development, vol. 22, № 11, novembre 1994, p. 1619.

88 George F. Rhodes, Jr. et Rajan K. Sampath, Efficiency, Equity, and Cost Recovery Implications of Water Pricing and Allocation Schemes in Developing Countries, Canadian Journal of Agricultural Economics, vol. 36, №1, mars 1988, p. 116.

89 Banque mondiale, 1993, p. 50.

90 Ronal G. Cummings et Varham Nercissiantz, The Use of Water Pricing as a Means for Enhancing Water Use Efficiency in Irrigation: Case Studies in Mexico and the United States, Natural Resources Journal, vol. 32, automne 1993, pages 739 et 745.

91 Six Irrigation Management Models from Guanzhong, INPIM Newsletter, International Network on Participatory Irrigation, № 11, mars 2001, pages 8–9.

92 Ibid.

93 J. R. Moris et D. J. Thom, 1991, p. 20.

94 On pourrait arguer que, puisque la valeur des droits d'eau est en général capitalisée dans la valeur des terres, cette relation suffit à créer (pour les propriétaires fonciers) l'opportunité de plus-values liées à l'infrastructure d'irrigation. Cependant, sans propriété de l'infrastructure, les droits d'eau risquent de ne pas être totalement sécurisés et, d'autre part, les propriétaires fonciers peuvent douter que l'infrastructure sera bien entretenue. Dans les deux cas, sans propriété de l'infrastructure, la motivation ‘plus-value’ perd de sa force.

95 Ashok Subramanian, N. Vijay Jagannathan et Ruth Meinzen-Dick, User Organizations in Water Services, dans: A. Subramanian, N. V. Jagannathan et R. Meinzen-Dick, éd., User Organizations for Sustainable Water Services, Bulletin technique Banque mondiale № 354, Banque mondiale, Washington, D.C., 1997, p. 6.


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