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CHAPITRE 7
POLITIQUES DE FINANCEMENT AGRICOLE ET RURAL

7.1 ROLE DU FINANCEMENT DANS LE DEVELOPPEMENT AGRICOLE

7.1.1 Nature du problème

Il ne fait aucun doute que la pratique des prêts agricoles remonte à la plus haute antiquité. Le second livre de la Bible énonce des règles applicables aux prêts en nature: «Et quand un homme empruntera à son prochain un animal qui se blessera ou mourra en l'absence de son propriétaire, il devra en donner pleine compensation» (Exode, 22:13). Les textes en écriture cunéiforme des anciens Sumériens décrivent les pénalités associées au non-remboursement des prêts: «Les paysans sans terres … se vendent parfois comme esclaves simplement pour avoir de la nourriture et un endroit pour dormir… Il arrive qu'un homme en situation financière désespérée livre toute sa famille, y compris lui-même, à un créancier pendant une durée convenue afin de payer ses dettes»1.

Si les règles de ces époques reculées concernaient les transactions entre individus, au fil du temps les gouvernements finirent par intégrer le crédit agricole à leurs politiques. Assurer l'accès à un crédit suffisant aux agriculteurs est une tâche que pratiquement tous les gouvernements de notre ère ont prise très au sérieux. Le degré d'intervention a varié selon les pays, mais en aucun cas les pouvoirs publics ne se sont privés d'intervenir dans le secteur financier rural2 Pour justifier les mesures adoptées, les gouvernements des pays en développement ont avancé des arguments tels que l'insuffisance des volumes de prêts consentis par les banques commerciales à l'agriculture, les taux d'intérêts excessifs et les montants limités de fonds prêtables sur le marché du crédit informel.

Depuis de nombreuses décennies maintenant, il s'est principalement agi d'interventions directes, généralement sous la forme de prêts dirigés, de taux d'intérêts bonifiés et de propriété étatique des banques. «À la fin des années 1970, par exemple, la banque centrale d'Indonésie gérait près de 200 lignes de crédit dirigé, dont beaucoup visaient les activités agricoles et dont la plupart pratiquaient des taux subventionnés… En Thaïlande… pendant les années 1970 et 1980, le gouvernement a exigé que toutes les banques consacrent aux agriculteurs une part croissante de leur portefeuille total de prêts». Et «dans plusieurs pays tels que les Philippines, des segments majeurs du système financier rural étaient liés à des programmes de production agricole. D'autres pays, comme l'Égypte et le Brésil, ont justifié leurs importants efforts de crédit à taux subventionné en avançant qu'il s'agissait de compenser les agriculteurs pour d'autres … distorsions de l'économie, telles que les contrôles sur les prix alimentaires ou des taux de change surévalués»3.

On dispose désormais d'une expérience suffisante de ce type d'approches pour savoir qu'elles n'ont pas atteint leurs objectifs et se sont transformées en un fardeau budgétaire insupportable. C'est pourquoi le montant réel du crédit institutionnalisé mis à la disposition de l'agriculture a décliné au cours des 20 dernières années dans la plupart des régions du monde en développement. Satisfaire de façon viable les besoins en crédit d'une agriculture en croissance est donc devenu une question centrale des politiques de développement agricole. Jacob Yaron a bien exprimé la crise de l'approche traditionnelle:

En général, les performances passées des opérations de financement rural parrainées par les États ou des donateurs sont loin d'avoir livré les résultats escomptés. Un grand nombre des institutions créées ou soutenues avant tout pour appliquer des programmes de crédit n'ont pas évolué en institutions financières rurales autonomes. Les programmes n'ont touché qu'une minorité de la population rurale et leurs avantages ont souvent pris la forme de taux [réels] d'intérêt prêteurs négatifs, qui sont devenus un «élément de subvention» involontaire, dont se sont emparés des agriculteurs fortunés et influents. La poursuite et le fonctionnement de nombreux programmes de crédit ont fini par peser très lourdement sur les budgets gouvernementaux… Les interventions des services publics ont retardé la mise en place de marchés financiers efficients et entravé le développement d'autres secteurs de l'économie, principalement en les privant de fonds prêtables et en augmentant le coût des emprunts. De nombreuses institutions de financement rural importantes ont subi de lourdes pertes dues, soit à une indexation inadéquate dans les contextes à forte inflation (Brésil, Mexique), soit à un recouvrement des prêts extrêmement faible dans les économies stables (Inde et Bangladesh)4.

Les banques agricoles d'État, qui ont masqué les insuffisances de leur gestion par des infusions répétées de capital tiré du budget gouvernemental, se sont aperçues qu'elles ne pouvaient plus compter indéfiniment sur des fonds publics. Dans le monde entier, nombre d'entre elles ont cessé leur activité ou l'ont réduite de manière draconienne. La disparition de ces banques de développement a laissé sur le sable des petits et moyens producteurs en grand nombre, privés d'accès au crédit institutionnalisé, bien que beaucoup d'entre eux n'aient jamais posé de problème de solvabilité… La disparition de ces relations de crédit saines et du capital d'informations qui s'étaient accumulées a représenté une perte pour l'économie5.

À l'autre extrémité du spectre, un grand nombre de petits organismes de crédit rural financés par les donateurs ont fermé leurs portes à la fin des programmes qui les soutenaient. Ces difficultés rencontrées par les institutions de crédit agricole ont incité à rechercher des approches à la fois durables et capables d'assurer l'accès à des volumes de crédit suffisants:

… la réforme du marché et la privatisation en cours ne se sont pas encore traduites par des améliorations appréciables en termes de fourniture de services d'appui agricoles. Pas plus qu'elles n'ont augmenté la rentabilité de l'agriculture. A tout le moins, les petits agriculteurs ont souvent plus difficilement accès qu'auparavant au système bancaire rural et aux facilités de crédit agricole institutionnelles. L'absence d'un cadre de politique financière rurale et agricole adéquat est largement responsable de cette situation6.

On a beaucoup appris ces dernières années sur les mesures à prendre pour assurer la durabilité des petites institutions financières, et le nombre des réussites parmi les organisations de microfinance s'est multiplié. Ces institutions satisfont partiellement, mais de manière très insuffisante, aux besoins en crédit à la production agricole, comme l'indique l'observation suivante parmi beaucoup d'autres:

Compte tenu des difficultés rencontrées avec le crédit agricole, l'aide au développement s'est tournée vers le soutien des institutions de microfinancement (IMF). Ces institutions accordent spécialement de petits prêts à court terme à des clients marginaux… Mais il devient évident que les institutions de microfinancement s'intéressent surtout aux zones urbaines et périurbaines. En outre, elles accordent surtout des prêts à des activités non-agricoles telles que le commerce. Ainsi, les besoins en financement pour la production des petits exploitants agricoles demeurent largement insatisfaits7.

7.1.2 Crédit agricole et épargne rurale

Dans les économies en développement, l'agriculture est un secteur à plus forte intensité de capital et de main d'œuvre que l'industrie. En moyenne, le capital requis par unité de production est au moins deux fois plus élevé dans l'agriculture que dans l'industrie. Ce fait élémentaire est confirmé par les données des matrices de capital des tableaux d'entrées-sorties. L'agriculture utilise également davantage de main d'œuvre par unité de production, comme le confirme la comparaison entre la part importante de la population économiquement active qui dépend de l'agriculture, et la contribution [bien plus faible] de ce secteur au produit national.

En toute logique, dans le secteur agricole, soit le capital, soit la main d'œuvre, soit les deux devraient donc avoir un rendement plus faible que dans l'industrie. En pratique, ce sont les deux: les salaires et les taux de rendement des investissements tendent à être inférieurs dans l'agriculture que dans les autres secteurs. Pour les salaires inférieurs, cela s'explique dans la plupart des cas par la relative abondance de la main d'œuvre et sa difficulté à accéder, à court terme, à des métiers rémunérateurs non-agricoles, exigeant le plus souvent davantage de qualifications. En revanche, ce n'est pas l'abondance de capital qui peut expliquer son moindre rendement, car le capital d'investissement est rare dans l'agriculture.

Selon l'approche traditionnelle, qui veut que la croissance économique s'appuie sur l'industrialisation (voir chapitre 1), l'agriculture manque tout simplement d'opportunités lucratives d'investissement. Néanmoins, les preuves empiriques suggèrent fortement que cela n'explique pas tout. De nombreux agriculteurs empruntent du capital sur le marché financier informel à des taux d'intérêts très élevés. Si la productivité du capital était faible dans l'ensemble de l'agriculture, tous ces emprunteurs auraient failli et les prêteurs informels auraient disparu du secteur. En fait, dans tous les pays, on observe de nombreux exemples d'entreprise et de gammes de produits du secteur agricole dont la production est parvenue à augmenter grâce à des investissements financés par l'emprunt. Il est possible que le faible rendement du capital caractérise principalement les prêts consentis par les institutions financières.

Une explication plausible de l'apparemment faible rendement moyen du capital dans l'agriculture est que les fonds d'investissement ne sont pas alloués aux usages les plus productifs, en raison à la fois du mode de gestion des institutions de crédit et de la structure des marchés. Les fonds injectés dans l'agriculture par les services publics n'ont pas toujours été affectés aux usages présentant les plus forts rendements. Les marchés de capitaux privés sont segmentés dans les zones rurales, et ce n'est pas leur seule imperfection. Une étude économétrique du crédit dans l'agriculture philippine a révélé des signes forts de segmentation du marché en fonction des métiers, ce qui facilite la sélection des emprunteurs et l'exécution des contrats: par exemple, les prêteurs négociants sont en relations avec les paysans gros producteurs de riz8. Si ce dispositif peut s'avérer efficace pour ce type de prêteurs et d'emprunteurs, il pose problème en termes de développement du secteur:

Un négociant en riz est mieux à même d'évaluer, à moindre coût, la solvabilité des producteurs de riz que celle des producteurs de blé, du fait de sa spécialisation professionnelle. Cependant, compte tenu de la nécessité croissante de diversification des cultures liée aux préoccupations environnementales et à la gestion des risques, ce type de prêteur informel spécialisé risque d'avoir du mal à servir de manière adéquate des exploitations diversifiées… Il serait également difficile d'introduire un organisme de crédit institutionnalisé sur un marché segmenté de cette nature… Il faudrait que ces institutions sachent résoudre les problèmes de sélection des emprunteurs et d'exécution des contrats pour faire efficacement concurrence aux prêteurs spécialisés… L'échec bien documenté du système bancaire rural philippin au début des années 1980 est imputable en partie à son incapacité à développer des techniques financières adaptées à ce défi9.

On connaît bien de multiples raisons du développement limité de l'intermédiation financière privée dans le secteur: imperfection des informations relatives aux emprunteurs et aux projets, comme l'illustre l'exemple des Philippines; manque de garanties adéquates (détention de terres sans titre de propriété complet, par exemple); asymétrie des informations en possession des emprunteurs et des prêteurs concernant le rendement attendu des cultures et sa variabilité; covariance des risques de rendement10 ou de prix, etc. Des politiques inadaptées apparaissent de plus en plus comme une autre raison du développement limité du secteur financier rural. Le présent chapitre traite principalement de ce problème et des améliorations à apporter à ces politiques.

Il est également incontestable que le niveau de formation généralement limité du capital humain dans le secteur rural constitue une autre explication du faible rendement des capitaux investis: les deux formes de capital sont complémentaires. Néanmoins, de nombreuses expériences de réformes du financement rural mises en place ces dernières années dans toutes les régions du monde ont traité avec succès la faiblesse des systèmes institutionnalisés d'intermédiation financière rurale existants. Ces expériences suggèrent que des politiques et des programmes adaptés peuvent améliorer l'allocation du capital en zones rurales et entraîner une hausse du rendement des investissements et des revenus de leurs utilisateurs.

Les capitaux investis sont constitués de fonds propres et d'emprunts. Dans l'agriculture, le capital humain peut également être converti en capital physique par du travail investi sur l'exploitation, comme la construction manuelle de canaux d'irrigations et de clôtures. Cependant, de nombreuses formes de capital productif ne peuvent pas être créées de manière artisanale et, en général, les familles rurales des pays en développement possèdent peu de fonds propres (épargne) à investir dans des projets importants, bien qu'elles puissent être à même d'épargner. Et les exploitations agricoles constituées en sociétés par actions sont peu fréquentes dans l'agriculture des pays en développement. En fait, dans tous les secteurs de quasiment toutes les économies, y compris dans les pays industrialisés, les fonds propres jouent un rôle beaucoup moins important que l'emprunt dans le financement des investissements. Comme l'a indiqué Joseph Stiglitz, «dans la plupart des pays, les fonds propres constituent une source négligeable de nouveau financement»11. Par conséquent, des mécanismes de prêts plus efficaces et plus durables auraient un rôle essentiel à jouer dans le développement agricole.

Le financement du développement agricole et rural nécessite aussi impérativement des institutions et des mécanismes capables de mobiliser l'épargne financière. Ceux-ci contribuent à la durabilité de l'intermédiation financière rurale et apportent à la population rurale les services financiers dont elle a besoin. Souvent sous-estimée, la capacité d'épargne des ménages ruraux à faibles revenus a servi de prétexte [aux pouvoirs publics] pour allouer du crédit aux agriculteurs, plutôt que de mettre en place des institutions financières rurales viables. Comme le remarquait Robert Vogel, dès 1979–81, la réussite d'un projet soutenu par l'USAID au Pérou avait clairement montré le potentiel de l'épargne rurale:

Ce projet [BANCOOP] montre qu'il est possible de mobiliser l'épargne dans les zones rurales des pays à faibles revenus quand les mesures d'incitation adéquates existent… Le mythe… que la majorité de la population rurale ne possède pas d'épargne est bien ancré. Si cela était vrai, les populations les plus défavorisées auraient disparu des campagnes il y a longtemps, dès la première crise, et les petits agriculteurs seraient morts de faim en attendant la récolte suivante s'ils n'avaient rien épargné de la récolte précédente. Les populations rurales pauvres, plus que toute autre, doivent disposer d'une réserve liquide pour faire face aux urgences. Le crédit, consenti en général par des sources non-institutionnelles, peut parfois la compléter, mais il n'est accessible qu'à ceux qui possèdent une épargne, réelle ou potentielle. Même un usurier n'accordera pas de prêt à une personne sans excédents accumulés ou potentiels et les amis et les parents, tout comme les sociétés d'épargne et de crédit, exigent en général que l'on puisse leur rendre la pareille… 12

Marguerite Robinson a observé que la mobilisation massive de l'épargne locale en Indonésie à partir de 1986 a démoli le mythe de la difficulté à mobiliser l'épargne locale dans les pays en développement13. Elle a souligné que l'épargne institutionnelle assure de nombreux bénéfices aux ménages, tels que:

De nombreux avantages de l'épargne institutionnelle pour les ménages s'appliquent également aux entreprises… Quelle que soit leur taille, les entreprises tendent à avoir une forte demande en liquidités… Les dépôts mobilisés dans le cadre de programmes de crédit commerciaux permettent… [d'assurer la durabilité] des institutions financières. Au 31 décembre 1991, le programme KUPEDES de la BRI14 avait 1,8 million de prêts en cours entièrement financés… par des dépôts sur 8,6 millions de comptes d'épargne… KUPEDES répond à une part croissante de la forte demande en crédit local en accordant des prêts à des taux d'intérêts commerciaux15.

Une autre expérience révélatrice du potentiel latent de mobilisation de l'épargne en zones rurales s'est déroulée en République dominicaine pendant les années 1980:
La Banco Agrícola de la République dominicaine a commencé à proposer des services d'épargne sur livret en 1984 parce qu'elle se trouvait en graves difficultés financières et avait besoin de fonds de manière urgente. En 1987, les dépôts s'étaient multipliés par plus de vingt. Si 60% des épargnants étaient d'anciens emprunteurs de l'institution, les 40% restants étaient une nouvelle clientèle uniquement à la recherche d'un lieu sûr et pratique pour ses liquidités. (Extrait de: Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 1989, Washington, D.C., 1990, p. 119)

Non seulement la mobilisation de l'épargne par les institutions financières rurales augmente le réservoir de fonds prêtables et profite directement aux ménages ruraux, mais elle génère d'autres effets bénéfiques. Vogel en a résumé quelques uns comme suit:

Redistribution des revenus

Les politiques qui améliorent les opportunités d'épargne peuvent contribuer davantage à la redistribution des revenus en direction des populations rurales pauvres que les projets basés sur des prêts à faible taux d'intérêts. Les faibles taux d'intérêts créent une demande excessive de crédit, qui contraint les institutions financières à rationner le crédit aux petits emprunteurs sans garantie traditionnelle, perçus comme présentant des risques et coûteux à servir… Ce type de rationnement ne s'arrête pas aux refus de prêts; il tient aussi à des coûts de transaction qui peuvent facilement excéder le coût des intérêts pour les petits emprunteurs…

Allocation des ressources

La mobilisation efficace de l'épargne par les intermédiaires financiers détourne les ressources des investissements improductifs, en particulier ceux de protection contre l'inflation, puisqu'il devient possible d'effectuer des dépôts qui rapportent des taux d'intérêts réels positifs… Ces ressources peuvent être prêtées par les intermédiaires financiers aux activités qui promettent le taux de rendement le plus élevé…

Institutions financières

L'effet positif de la mobilisation de l'épargne sur les institutions financières constitue le troisième argument prêchant en sa faveur. Les institutions financières qui négligent la mobilisation de l'épargne sont incomplètes. Non seulement elles ne fournissent pas un service adéquat aux épargnants ruraux, mais elles compromettent aussi leur propre viabilité, comme le montrent clairement les taux élevés de retards et défaut de paiement qui frappent la plupart des banques de développement agricole… Lorsque les institutions financières ne traitent avec leurs clients qu'en tant qu'emprunteurs, elles se privent d'informations utiles sur leur comportement d'épargne qui pourraient les aider à mieux estimer leur solvabilité. En outre, [dans le cas des institutions financières locales] il est plus probable que les emprunteurs rembourseront rapidement, et que les prêteurs se sentiront responsables du recouvrement des prêts, s'ils savent que les ressources proviennent de voisins plutôt que d'un organisme gouvernemental éloigné ou d'un donateur international…

Mesures d'incitation

La mobilisation de l'épargne engendre les incitations et la rigueur adéquates, non seulement pour les marchés et les institutions financiers ruraux, mais aussi pour les pouvoirs publics et les donateurs internationaux… il est probable que les institutions financières feront peu d'efforts pour mobiliser l'épargne ou recouvrer les prêts si des fonds bon marché sont disponibles par le biais de prêts du gouvernement, de réescompte par la banque centrale ou de prêts de donateurs internationaux. On ignore souvent qu'un programme bien conçu de mobilisation de l'épargne et de recouvrement des prêts est capable potentiellement de générer un volume de ressources beaucoup plus élevé que les estimations les plus optimistes du montant des prêts subventionnés et des subventions que peuvent accorder gouvernements et donateurs internationaux… L'accent sur la mobilisation de l'épargne est également incompatible avec des programmes de prêts à faible taux d'intérêts, parce que l'on ne peut pas attendre des institutions financières qu'elles cherchent à mobiliser l'épargne tout en pratiquant des prêts à des taux d'intérêts qui ne couvrent, ni le paiement des intérêts aux déposants, ni les frais de gestion. On a parfois avancé que les fonctionnaires gouvernementaux se servent des prêts subventionnés pour faire du favoritisme… Si cela est vrai, c'est une raison supplémentaire d'imposer la discipline qu'entraine la mobilisation de l'épargne….16

Le financement rural recoupe le champ de la microfinance, dont les institutions ont, pour une large part, été le ferment de l'évolution des systèmes financiers au cours de ces dernières années. Si leurs emprunteurs sont fréquemment plus urbains que ruraux (BancoSol en Bolivie) et si, en zones rurales, il s'agit autant ou davantage de commerçants et de négociants que d'agriculteurs (Grameen Bank au Bangladesh), les institutions de microfinancement peuvent néanmoins apporter une contribution importante au développement agricole17, soit directement, sous forme de prêts à la production, soit indirectement, en soutenant le secteur de la commercialisation agricole. Plusieurs sections du présent chapitre sont consacrées à des questions relevant strictement du financement de l'agriculture, mais une partie tout aussi importante de la discussion consacrée au développement des systèmes financiers ruraux s'appuie sur l'expérience d'institutions de microfinancement.

Concernant le développement de la microfinance en général, María Otero et Elisabeth Rhyne ont écrit:

La mobilisation de l'épargne est un ingrédient indispensable… aussi important que le crédit… En l'absence d'institutions, les pauvres tendent à épargner sous une forme autre que financière, telle que petit bétail ou bijoux. … L'apparition d'institutions financières spécialisées sur les populations pauvres permet d'inscrire le financement des microentreprises dans un système financier plus large. Elle contraint également à un changement de cible: passer de la création de bons projets à la création d'institutions financières saines pour les pauvres18.

Ces remarques soulignent qu'il est important d'augmenter les opportunités d'épargne financière et d'améliorer l'allocation du crédit, afin que le secteur, et l'économie rurale en général, puisse pleinement réaliser son potentiel d'investissements productifs.

7.1.3 Services financiers en zones rurales

La conception traditionnelle de la politique agricole n'accorde au crédit à l'agriculture qu'un rôle d'augmentation de la production. On le considérait comme un intrant de plus, nécessaire à l'acquisition d'autres intrants, et qui devait provenir en grande partie de l'extérieur du secteur. On ignorait le besoin de fournir des services financiers aux familles rurales pauvres19. Compte tenu des échecs généralisés des programmes de crédit dirigé en agriculture, ce point de vue est en train d'être supplanté par une vision plus large du rôle des services financiers en zones rurales.

L'orientation principale de la réforme du financement rural abandonne un accent exclusif sur la fourniture de crédit à la production agricole, au profit du renforcement de l'intermédiation financière rurale en général. Outre les services financiers attendus par les ménages ruraux, mentionnés plus haut, Dale Adams a évoqué le besoin de mécanismes pour effectuer des transferts financiers (par exemple, envoyer de l'argent à un enfant poursuivant ses études en ville, ou recevoir les fonds [qu'envoient les émigrés]), pour financer des investissements à long terme en capital fixe, et pour allouer plus efficacement entre possibilités concurrentes les fonds à investir. Au sein des zones rurales, il existe des opportunités de réallocation des fonds des ménages qui épargnent vers ceux qui investissent.

Stuart Rutherford observait récemment que:

Les services financiers permettent de redistribuer les dépenses dans le temps. Cela signifie simplement que si vous n'êtes pas en mesure de supporter une dépense aujourd'hui, à partir de vos revenus du moment, vous avez la possibilité de le faire en utilisant des ressources passées et/ou futures…. les pauvres ne font pas exception à la règle. À vrai dire, ils sont peut-être encore davantage tributaires [de cette facilité]. Cela ne tient pas simplement au fait que leurs revenus sont incertains et irréguliers (ce qui est fréquemment le cas), mais aussi au montant très limité des ressources dont ils disposent. De ce fait, la moindre dépense requerra une somme supérieure à celle qu'ils ont à ce moment….20

Du point de vue des intermédiaires financiers ruraux, une institution capable d'apporter la diversité de services attendue bénéficiera de sources supplémentaires de revenus sous forme de commissions et pourra davantage fidéliser sa clientèle, ce qui augmentera ses chances d'atteindre un taux élevé de recouvrement des prêts.

La gamme des institutions qui accordent des prêts et fournissent certains de ces autres services financiers est étendue: banques commerciales, banques d'investissement, mutuelles ou coopératives de crédit, associations d'épargne et de crédit tournants, ONG, fournisseurs d'intrants, transformateurs et négociants agricoles, commerce de détail, amis et voisins, prêteurs sur gage, entre autres21. La Banque mondiale a souligné la diversité du secteur financier informel, ainsi que son importance et ses avantages opérationnels, tout en montant que les prêteurs sur gages ne sont qu'une petite proportion des agents du crédit informel22.

Un autre témoignage en faveur du rapport coût-efficacité et de la durabilité des institutions financières informelles indigènes figure dans une étude, qui a fait date, de la politique monétaire et bancaire des pays en développement, réalisée par Maxwell J. Fry:

Quatre caractéristiques expliquent pourquoi les banques indigènes affichent des coûts de transactions plus faibles que les banques modernes. Tout d'abord, les banquiers indigènes connaissent mieux leurs clients que les banques commerciales, ce qui abaisse les coûts de recueil des informations. Ensuite, les frais de gestion sont plus bas pour les banques indigènes que pour les banques modernes parce que leurs employés sont moins bien payés (et moins éduqués), leurs établissements sont plus modestes et elles produisent moins de papier… Troisièmement, les taux d'intérêts pratiqués par les banques indigènes n'étant pas réglementés, ils peuvent entièrement s'adapter aux forces du marché. La concurrence [pour les prêts] autre que par les prix est donc très limitée. Quatrièmement, les banques indigènes ne sont pas contraintes de disposer d'une réserve obligatoire, contrairement aux banques modernes23.

Le crédit informel peut lui aussi être productif:

Dans l'étude la plus large, encore que nécessairement incomplète, des institutions financières indigènes dans les pays en développement, Wai (1977, p. 301)24 rapporte que 55 à 60% de la demande en crédit non institutionnel sont utilisés à des fins purement productives, contrairement à l'idée reçue qui veut que les prêts informels à taux élevés servent toujours à financer des dépenses de consommation25.

Il arrive parfois que le cadre réglementaire en place empêche les institutions non financières d'accorder des prêts aux agriculteurs:
…les revendeurs de semences, d'engrais, d'insecticides et de machines… sont souvent… prêts à consentir des prêts non garantis. Cependant, parce qu'ils ne disposent pas du portefeuille de dépôts des banques, il leur faut eux-mêmes emprunter pour pouvoir prêter. Dans un système efficace de transactions garanties, ce type de vendeurs de crédit pourrait utiliser son stock et ses créances clients pour garantir des prêts consentis par le secteur institutionnalisé afin de pouvoir prêter davantage. Mais les négociants en herbicides de Bulgarie, les revendeurs de machines d'Uruguay et d'Argentine, ainsi que les marchands d'insecticides et d'engrais du Bangladesh ont tous déclaré ne pas être en mesure de le faire. Sans cadre adapté de transactions garanties, tout lien entre les fournisseurs de crédit ruraux et les prêteurs du secteur urbain institutionnalisé devient quasiment impossible.
De ce fait, les lacunes du système de transactions garanties limitent le volume de crédit à la disposition des petits emprunteurs ou des agriculteurs incapables de proposer des terres en garantie. (Extrait de: J. Yaron, M. P. Benjamin et G. L. Piprek, 1997, p. 57)

Certaines institutions financières informelles ne sont pas en mesure d'accepter des dépôts ou d'offrir des services de transfert sur de longues distances. Leurs pratiques de prêt s'appuient également davantage sur la connaissance des emprunteurs que sur des garanties, ce qui limite leurs possibilités d'expansion, en même temps que cela améliore leur efficiacité dans le traitement des risques.

Elles jouent néanmoins un rôle clairement vital pour le secteur agricole et les microentreprises en général. Un cadre de politique adéquat pour le secteur financier rural doit dépasser les institutions bancaires per se et faciliter la participation de multiples sortes d'agents.

7.1.4 Caractéristiques des marchés financiers ruraux

De par la nature des populations rurales des pays en développement, il est plus difficile de leur fournir des services financiers qu'aux populations urbaines. Du fait de leur dispersion géographique et du coût relativement élevé du transport par rapport aux revenus, elles sont d'accès difficile. Le faible montant moyen des prêts entraîne des coûts de traitement unitaires plus élevés. Moins alphabétisées que les populations urbaines, elles se montrent parfois méfiantes à l'égard des documents imprimés et ne peuvent pas signer leurs contrats. Il n'existe quasiment aucun document relatif à leurs antécédents de crédit.

Les activités agricoles, pratiquées par une large part des populations rurales, sont tributaires des risques climatiques et des risques de fluctuation des prix dans une beaucoup plus large mesure que les activités économiques urbaines. De ce fait, les revenus fluctuent davantage et sont inférieurs à ceux des villes. Les emprunteurs ruraux disposent moins fréquemment que les emprunteurs citadins de garanties tangibles appuyées par des documents officiels. Karla Hoff et Joseph Stiglitz ont résumé certains particularismes des marchés financiers ruraux en ces termes:

Les marchés du crédit rural ne semblent pas se comporter comme des marchés concurrentiels classiques. Les prêteurs sur gage pratiquent parfois des taux d'intérêts supérieurs à 75% l'an et à certaines périodes, aucun crédit n'est disponible quel qu'en soit le prix… ni la théorie du monopole traditionnel [des prêteurs sur gage], ni celle des marchés parfaits ne peuvent expliquer d'autres caractéristiques des marchés du crédit rural au moins aussi importantes et tout aussi surprenantes que le niveau des taux d'intérêts:

Les nouvelles approches des marchés du crédit rural s'appuient sur les trois observations suivantes:

  1. Les probabilités de défaut de paiement ne sont pas identiques pour tous les emprunteurs, et la détermination du risque pour chacun d'entre eux coûte cher. C'est ce que l'on a coutume d'appeler le problème de la sélection.

  2. S'assurer que les emprunteurs feront ce qu'il faut pour augmenter la probabilité de remboursement est coûteux. C'est le problème de l'incitation.

  3. Il est difficile de contraindre à rembourser. C'est le problème du recouvrement.

Selon la nouvelle approche, ce sont les solutions apportées par le marché à ces trois problèmes, pris ensemble ou séparément, qui expliquent nombre des caractéristiques des marchés du crédit rural, et la politique doit donc en tenir compte lors de la conception d'interventions spécifiques26.

Tous ces facteurs expliquent pourquoi de nombreuses banques commerciales préfèrent la tâche moins ardue de prêter aux secteurs de l'industrie et des services, ainsi qu'aux consommateurs urbains, plutôt qu'à l'agriculture, avec ses multiples difficultés et ses incertitudes. Ils éclairent également la tendance à la segmentation des marchés financiers ruraux, évoquée ci-dessus. De la même manière, ils indiquent clairement que les conceptions institutionnelles et les approches de gestion les mieux adaptées doivent être différentes dans le cas de l'intermédiation financière rurale, comme l'ont suggéré Hoff et Stiglitz. Les régions rurales présentent aussi des avantages susceptibles de faciliter la tâche d'un intermédiaire financier. Leur principal atout est peut-être la stabilité et la force des relations sociales au sein des communautés. De nombreux intermédiaires financiers novateurs s'en servent pour assurer des taux élevés de recouvrement de prêts. Un autre atout est la multiplicité même des producteurs, car ils constituent effectivement un large échantillon qui permet d'évaluer clairement les coûts de production et leurs plages de variation possibles, au moins pour les principaux produits des cultures et de l'élevage. Dans un secteur industriel à deux ou trois entreprises, l'évaluation des coûts de production d'une nouvelle usine faisant appel à une nouvelle technologie sera un exercice essentiellement spéculatif, compte tenu du manque d'expérience en la matière.

Des progrès majeurs ont été accomplis pour rendre les institutions financières aptes à relever les défis de l'environnement rural. On observe des avancées dans toutes les régions du monde. Cependant, la part du crédit rural total fournie par ces institutions structurées durables est encore très faible et il reste un long chemin à parcourir. «Il n'existe pas de formule unique garantissant la réussite d'une institution financière rurale. Les modes de fonctionnement les mieux adaptés seront déterminés par les besoins et les caractéristiques socioéconomiques de la clientèle cible, ainsi que par l'environnement physique, économique et réglementaire»27.

Il faut cependant appeler à la prudence car la plupart des innovations en matière de structures institutionnelles et de technique des prêts concernent les services à apporter aux clients à faibles revenus des régions rurales, autrement dit, la microfinance, évoquée plus haut. Il s'agit certes d'une nouveauté importante, mais on a moins prêté attention à la situation des agriculteurs de taille moyenne, dont les sources habituelles de crédit se sont taries avec l'amenuisement des portefeuilles des banques agricoles d'État. Il faudra poursuivre l'innovation et continuer à adapter d'autres expériences pour relever complètement le défi de l'intermédiation financière en zones rurales, toutes catégories d'emprunteurs et d'épargnants confondues.

7.2 OBJECTIFS D'UNE POLITIQUE DU FINANCEMENT RURAL

7.2.1 Objectifs de la politique: comparaison entre production et revenu

Qu'il soit proposé par des banques d'État ou par le biais de lignes de réescompte consenties aux banques commerciales, le crédit à l'agriculture dirigé et subventionné est traditionnellement étroitement lié à la production des produits phares des cultures et de l'élevage. Le Mexique en fournissait un exemple classique. Chaque année, les principaux experts agricoles du ministère calculaient méticuleusement les superficies de chaque culture qui allaient être plantées dans l'ensemble du pays et en particulier dans les districts irrigués. Ils s'appuyaient sur cette base pour estimer les quantités d'intrants requises et les besoins en crédit correspondants, ainsi que le calendrier de versement des fonds, à l'aide de formules standardisées culture par culture basées sur la pratique. Les montants correspondants de fonds prêtables étaient ensuite placés à la disposition des agriculteurs par le biais d'institutions bancaires d'État. Cette tâche était prise très au sérieux dans les hautes sphères du gouvernement et suivie de près d'un point de vue politique28.

De nombreux autres pays ont procédé de même. Bien qu'une partie de ce crédit ait pu se substituer à des sources privées de financement, il est indéniable qu'il a eu un effet net sur la production et que la production des cultures ciblées aurait été inférieure en l'absence des sommes considérables acheminées au secteur de cette manière29. Une évaluation de cette approche traditionnelle du crédit à l'agriculture est présentée au long du présent chapitre; ce que l'on veut dire ici, c'est que son objectif était d'augmenter la production agricole, pas nécessairement le revenu agricole, et moins encore le revenu rural. Bien que le crédit dirigé ait pu remplir en partie cet objectif d'augmentation de la production de certaines cultures, en général, ses rendements privé et social ont été faibles. Son efficacité globale en termes de promotion du développement agricole a été dégradée par les facteurs suivants:

  1. L'octroi des prêts n'a été lié à aucun critère de sélection relatif à la rentabilité de l'investissement (il s'agissait la plupart du temps de prêts à court terme). On ne déterminait pas non plus les avantages comparatifs ou la rentabilité économique des produits vers lesquels le crédit était dirigé. En fait, au Mexique et en Amérique centrale, l'essentiel du crédit dirigé allait à la production de céréales et les études ont montré que la plupart de ces produits ne présentent pas d'avantage comparatif dans cette région.

  2. Les taux d'intérêts étant subventionnés, il était possible d'en couvrir le coût par des investissements même à faible rentabilité.

  3. En général les exigences de recouvrement n'étaient pas strictes, si bien que le taux d'intérêts réel moyen payé, ex post, était encore plus faible et souvent négatif. Le crédit est ainsi devenu une subvention de soutien à la production de cultures dont, en son absence, la superficie aurait été réduite du fait de leur manque de rentabilité.

En retardant le passage de cultures non-économiques à d'autres types de production, les programmes de crédit dirigés et subventionnés ont entravé la croissance du secteur.

À l'opposé de ce mode de distribution du crédit, le rationnement des fonds prêtables par le recours aux taux d'intérêts du marché, accompagné d'une gestion de portefeuille saine génératrice de taux de remboursement élevés, oriente les fonds vers des usages plus productifs. Ce mode de fonctionnement correspond à l'objectif de politique visant à augmenter le revenu du secteur plutôt que la production de certains produits. Le chapitre 2 de cet ouvrage plaide que le revenu est un objectif plus approprié que la production.

En zones rurales, les activités non agricoles, surtout la commercialisation des produits et des intrants, offrent de nombreuses opportunités d'investissement rentable. La célèbre Grameen Bank du Bangladesh a consenti un pourcentage élevé de ses prêts à des femmes rurales qui commercialisent des produits agricoles et de l'artisanat: à la fin des années 1980, 91% de ses emprunteurs étaient des femmes30. Plus tard, ses prêts aux ruraux pour l'achat de téléphones portables se sont tellement intensifiés que cela est devenu une activité à part entière. Les ménages ruraux, en particulier ceux dont les revenus sont les plus faibles, tendant à avoir plusieurs sources de revenu, les facilités financières qui répondent le mieux à leurs besoins ne se limitent pas au prêt agricole.

Un portefeuille de prêts diversifié, faisant la part belle aux usages non-agricoles, présente moins de risques pour une institution financière qu'un portefeuille spécialisé dans les prêts agricoles. À l'origine, la Bancafé du Honduras ne prêtait qu'aux producteurs de café. Elle a dû sa réussite à l'élargissement de ses activités et à la consolidation de sa position financière grâce à l'importante diversification de son portefeuille. Au final, les prêts au secteur du café ne représentaient même plus la moitié du total31.

L'objectif premier des réformes du secteur financier rural dans les pays en développement est donc devenu, et cela se comprend, l'augmentation du revenu rural.

7.2.2 Objectifs de la lutte contre la pauvreté et des initiatives en direction des femmes

Une caractéristique majeure des institutions novatrices de financement rural est qu'elles traitent principalement avec une clientèle à faibles revenus. Par conséquent, la taille moyenne des prêts est faible. En 1995, la taille initiale moyenne des prêts accordés par BancoSol en Bolivie, dont le portefeuille dépasse 40 millions de dollars et dont les livres tiennent plus de 70 000 prêts, était d'environ 108 dollars32. La taille moyenne des prêts en cours au début des années 1990 pour d'autres institutions financières rurales bien connues était la suivante: Badan Kredit Kecamatan (BKK) en Indonésie, 26 dollars; unité Desa de la Banque Rakyat Indonesia, 290 dollars; Grameen Bank au Bangladesh, 150 dollars33. Au Cambodge, ACLEDA, une institution de microfinancement relativement nouvelle qui a obtenu le statut officiel de banque en 2000, avait 60 000 clients fin 1998 avec un solde moyen des prêts de 150 dollars34.

Ces institutions financières rurales, ainsi qu'une multitude d'autres, touchent aujourd'hui de nombreux emprunteurs, des femmes pour la plupart, que leur faible niveau de revenus aurait exclus de l'accès à un financement institutionnalisé il y a deux décennies. Cependant, Dominique van de Walle a mis en doute l'efficacité des efforts de ciblage des pauvres de la plupart des programmes financiers ruraux existants:

La présence prédominante de femmes et d'analphabètes parmi les participants aux programmes africains est donnée comme preuve que les programmes sont favorables aux pauvres. Les études consacrées aux nombreux programmes mis en place au Bangladesh partent du principe, qui reste à démontrer, que les groupes cibles, c'est-à-dire les femmes et les personnes dépourvues fonctionnellement de terres, représentent les pauvres du pays… Mais il existe des raisons de remettre en cause cette hypothèse. On s'est aperçu que la pauvreté selon les normes culturelles ou sociales est souvent très éloignée de celle définie par des critères objectifs… Une étude… menée au Bangladesh… a révélé que le ciblage parfait des populations sans terres résultait en fuites importantes vers des non-pauvres et en une couverture imparfaite des pauvres: certains pauvres possédaient de la terre, au contraire de certains riches (y compris des enseignants, des médecins et des commerçants) (Ravaillon et Sen, 1994)35

Les programmes ciblés atteignent-ils les pauvres? Nul doute que leur conception les aide à toucher les populations défavorisées. Compte tenu de la taille des prêts et du fait que des institutions comme la Grameen Bank imposent des coûts de participation, les riches trouveront sûrement de meilleures solutions. Mais les programmes de microcrédit échouent à atteindre beaucoup des plus pauvres des pauvres…36

Robert Christen, Elisabeth Rhyne, Robert Vogel et Cressida McKean donnent une vision plus optimiste de l'aptitude des institutions financières rurales à toucher les pauvres, pourvu qu'elles soient bien conçues. À l'issue de leur étude de onze institutions de microfinancement dans le monde en développement, ils se sont aperçus que les soldes moyens (par institution) des prêts en cours, considérés comme un indicateur du revenu des emprunteurs, «fluctuent entre 200 et 400 dollars, et certaines [institutions] octroient des prêts encore plus faibles»37.

Ces auteurs concluent:

Il apparaît clairement que, parmi les institutions performantes, servir les personnes les plus pauvres et servir un grand nombre de clients ne sont pas toujours incompatibles. Plusieurs très grands programmes accordant des prêts de très petite taille opèrent à grande échelle, ainsi BKD et Grameen Bank. Même des programmes «mixtes», dont la clientèle et la taille des prêts présentent une grande variété, ont eux aussi réussi à servir des clients très pauvres. En fait, c'est l'échelle d'opérations, et non le fait de cibler une certaine clientèle, qui détermine si un programme va réussir à toucher un grand nombre de très pauvres38.

Dans son étude du programme de crédit Juhudi au Kenya et d'autres expériences de crédit rural financé par des ONG, Albert Kimanthi Mutua a fait la distinction entre objectifs sociaux et objectifs de développement dans le ciblage du crédit vers les pauvres:

Depuis toujours, les ONG qui se consacrent à l'action sociale ont une vision très large du développement. En général, leurs programmes à but social luttent contre la pauvreté en fournissant divers services gratuits ou subventionnés. Les programmes visant la durabilité veulent dispenser les services que les populations pauvres désirent et qu'elles sont prêtes à payer. Lorsque des ONG à but social se lancent dans le crédit, du fait de leur orientation générale elle ont tendance à sélectionner d'abord leurs clients parmi les personnes le plus dans le besoin - les plus pauvres des pauvres - plutôt qu'à fournir efficacement du crédit…

Les ONG kényanes se heurtent à la question du choix des bénéficiaires de leurs programmes de crédit: absolument les plus pauvres, ou les pauvres qui sont déjà des entrepreneurs? … Lorsque la sélection des bénéficiaires s'appuie sur des critères d'aide sociale, les emprunteurs des programmes de crédit ne sont pas des entrepreneurs… [et il] est plus que probable qu'ils se serviront de l'argent des prêts pour pallier les besoins plus urgents.

Les ONG plaident pour des taux d'intérêts inférieurs au marché parce qu'elles pensent que les populations les plus pauvres ne sont pas en mesure d'en supporter de plus chers. Mais des études menées au Kenya et ailleurs montrent que les entrepreneurs pauvres s'inquiètent davantage de la commodité de l'emprunt que du prix qu'il leur coûte. Le plus gros obstacle auquel se heurtent les ONG sur le chemin d'un système [durable] à base de financement semble donc être leur perception de la réalité, plutôt que la réalité elle-même39.

David Hulme et Paul Mosley ont fourni des éléments statistiques détaillés sur le ciblage par les institutions de financement rural dans leur étude de 13 institutions de microfinancement dans sept pays40. Ils ont découvert que, dans la plupart des institutions étudiées, une proportion significative, et même une «vaste majorité», des emprunteurs se situait en dessous du seuil de pauvreté, mais que les emprunteurs les plus pauvres en tiraient proportionnellement moins de bénéfice que ceux situés au-dessus du seuil de pauvreté.

Quelques résultats de l'étude de Hulme et Mosley figurent dans le tableau 7.1. Ces auteurs avaient pris soin de définir un groupe témoin constitué de personnes dont les demandes de prêt auprès de ces institutions avaient été approuvées, mais dont les prêts n'avaient pas encore été versés. Cette méthode a permis de limiter les différences potentielles de caractéristiques socioéconomiques entre le groupe témoin et l'échantillon des clients de chaque institution. Le nombre total d'emprunteurs variait largement selon les institutions pour aller de 223 dans le Mudzi Fund du Malawi à 12 millions pour les RRBs d'Inde. Cependant, sept d'entre elles comptaient au moins 400 000 emprunteurs et trois autres entre 25 000 et 400 000.

Le tableau 7.1 appelle clairement trois conclusions:

  1. la plupart de ces institutions sont parvenues à toucher un nombre important de ménages très pauvres;

  2. les bénéfices de l'accès aux prêts ont été substantiels en moyenne pour l'ensemble de l'échantillon;

  3. les bénéfices de l'accès aux prêts ont été marginaux pour les très pauvres.

Tableau 7.1. Bénéfices pour les clients des institutions de microfinancement étudiées

InstitutionProportion d'emprunteurs en dessous du seuil de pauvreté (%)Augmentation moyenne du revenu des emprunteurs en % de celle du groupe témoin
Total de l'échantillonEn dessous du seuil de pauvreté
BancoSol, Bolivie29270101
Unité Desa BRI, Indonésie7544112
BKK, Indonésie38216110
KURK, Indonésie29n.d.n.d.
Grameen Bank, Bangladeshvaste majorité131126
BRAC, Bangladeshvaste majorité143134
TRDEP, Bangladeshvaste majorité138133
PTCC, Sri Lanka52157123
KREP Juhudi, Kenyan.d.133103
RRBs, Inde44202133
KIE-ISP, Kenya0125n.d.
Mudzi Fund, Malawivaste majorité117101
SACA, Malawi7175103

Les auteurs soulignent que l'emprunt a même entraîné une baisse de revenu parmi certains des ménages très pauvres, dont l'endettement s'est accru, mais pas la capacité à le servir. Les très pauvres empruntaient plus souvent pour consommer que les personnes au-dessus du seuil de pauvreté. Cependant:

Si les microcrédits entraînent en général une amélioration plus importante de situation pour les clients plus aisés, certains emprunteurs au-dessous du seuil de pauvreté ont pu, grâce à leurs emprunts, accroître sensiblement le niveau de leur revenu. L'analyse préliminaire… montre que ces clients avaient emprunté pour financer des investissements relativement peu risqués, comme la petite hydraulique, des semences à haut rendement pour des cultures non-irriguées et de nouveaux métiers à tisser les tapis41.

Au Bangladesh, l'intégration durable d'un grand nombre des plus pauvres des pauvres au réseau de microfinancement a commencé par de l'aide alimentaire et de la formation, ainsi que de très faibles quantités de crédit. Pour pouvoir bénéficier de ce programme, connu comme IGVGD (Génération de revenu pour le développement des groupes vulnérables), les familles devaient satisfaire aux critères suivants:

Après la période de 18 mois d'aide alimentaire, deux tiers des participants devinrent des clients réguliers des institutions de microfinancement. Ce programme était conçu et administré par le BRAC (Bangladesh Rural Advancement Committee), une organisation qui a toujours mis l'accent sur la formation et d'autres intrants, autant que sur le crédit, pour lutter contre la pauvreté rurale42.

Ces études et ces expériences indiquent clairement que les institutions de microfinancement peuvent toucher un nombre important de ménages très pauvres, mais qu'il faut veiller à ce que ce groupe tire réellement profit des fonds empruntés. La lutte contre la pauvreté peut être un objectif réaliste pour les institutions financières rurales mais elle constitue un défi difficile. Il est plus facile de générer des bénéfices pour les familles rurales aux revenus modérés et modérément faibles que pour celles qui se trouvent en dessous du seuil de pauvreté. Dans l'état actuel de connaissance des approches du financement rural, la lutte contre la pauvreté ne serait pas nécessairement l'objectif principal de tous les intermédiaires financiers, mais elle pourrait constituer un objectif principal ou secondaire pour un grand nombre d'entre eux. Il faut bien garder à l'esprit que les femmes représentent une proportion importante de la clientèle des institutions qui ciblent les pauvres. Il est également vrai que les très pauvres peuvent tirer profit indirectement des programmes de financement rural grâce à l'augmentation des opportunités d'emploi qu'ils génèrent.

Néanmoins, dans de nombreux contextes, le microfinancement ne peut pas être considéré comme le seul, ou même le meilleur, instrument de lutte contre la pauvreté. Les familles pauvres risquent de ne pas pouvoir rembourser les prêts et il peut s'avérer plus efficace d'investir dans des écoles et une infrastructure de production pour élever leur niveau de vie, et les rendre un jour éligibles au microcrédit.

Shahidur Khandker émet le point de vue suivant:

Pour de nombreuses personnes, les programmes de microcrédit ne sont pas une option viable, car ils nécessitent des compétences, comme de savoir compter, qui font défaut à un grand nombre des membres des groupes cibles. Il vaut mieux cibler les interventions de crédit sur les pauvres capables d'utiliser le microcrédit de manière productive, pour se mettre à leur compte ou le demeurer, et réserver les programmes de travaux publics aux ultra pauvres, qui ne possèdent pas les compétences requises pour tirer profit du microcrédit.

Le microcrédit, qui finance le travail indépendant à domicile, répond particulièrement bien aux besoins des femmes rurales, auxquelles la coutume sociale interdit de travailler à l'extérieur du foyer. Cependant, de nombreuses femmes ne possèdent pas les aptitudes requises pour devenir des travailleuses indépendantes. Coupées des programmes de microcrédit par leur manque de compétences et du marché du travail par les restrictions sociales, elles doivent passer par l'alphabétisation et la formation avant de pouvoir profiter du microcrédit43.

7.2.3 Objectifs des institutions financières rurales

Il est clair que les institutions financières performantes peuvent, dans une certaine mesure, servir les deux objectifs de la politique nationale, à savoir générer davantage de revenu rural et faire reculer la pauvreté. Pour ce faire, elles ne doivent pas perdre de vue leurs propres objectifs. Avant toute chose, elles doivent devenir durables, sinon elles n'apporteront aux populations rurales que des avantages transitoires, et leurs difficultés risqueront d'entraver l'émergence éventuelle d'autres institutions financières rurales. La durabilité peut se définir de deux manières: cesser de dépendre de dons ou subventions, et atteindre la rentabilité. Ces deux critères sont importants et indispensables à la pérennité.

Elisabeth Rhyne et María Otero définissent quatre niveaux d'autonomie pour les institutions de crédit qui, après avoir été dépendantes de dons subventionnés, visent la pérennité:

Le niveau un, le plus bas, correspond aux institutions traditionnelles fortement subventionnées. À ce niveau, les subventions ou les prêts bonifiés couvrent les charges d'exploitation et la mise en place d'un fonds de crédit rotatif. Cependant, lorsque ces institutions obtiennent des résultats médiocres, la valeur du fonds de crédit s'érode rapidement sous le coup des défauts de paiement et de l'inflation…

Au niveau deux, les institutions empruntent des fonds à des taux proches du marché, mais cependant inférieurs. Le revenu des intérêts couvre le coût des fonds et une partie des charges d'exploitation, mais le financement de certains aspects des opérations nécessite encore des subventions…

Au niveau trois, les subventions sont quasiment inexistantes, mais les institutions parviennent difficilement à s'en passer totalement. C'est le niveau qui correspond à la plupart des institutions de crédit les plus connues et il faut probablement en être arrivé là pour mener des opérations de grande ampleur… La Grameen Bank, par exemple, conserve deux types de subventions: le coût de son capital est inférieur de plusieurs points au marché et elle reçoit un revenu de prêts bonifiés placés en dépôt… La Badan Kredit Kecamatan (BKK) ne subventionne plus son réseau de succursales mais a besoin de subventions de soutien pour sa supervision…

L'institution atteint le niveau final d'autonomie, le niveau quatre, lorsqu'elle est entièrement financée par l'épargne de ses clients et par des fonds empruntés, au taux commercial, à des institutions financières structurées. Les commissions et le revenu des intérêts couvrent le coût réel des fonds, les provisions pour créances douteuses, les frais d'exploitation et l'inflation. Les seuls grands programmes de microentreprises à avoir atteint ce niveau appartiennent au mouvement des mutuelles de crédit de certains pays et au système d'Unités Desa de la BRI en Indonésie44.

Les autres objectifs importants pour atteindre les objectifs de la politique nationale sont les suivants: augmenter le nombre des clients (pénétration), augmenter le nombre de clients pauvres, et améliorer la qualité et la diversité des services financiers proposés. Cependant, il faut veiller à ce que la poursuite de ces objectifs ne nuise pas à la viabilité financière, ou durabilité, des institutions.

7.2.4 Contributions de la microfinance

Outre le fait qu'elles touchent les pauvres, et parfois même les très pauvres, comme expliqué ci-dessus, les institutions de microfinancement ont ouvert de multiples nouvelles opportunités aux petits patrons du monde en développement. Les approches et capacités de ces institutions ont rapidement évolué au cours des dernières années vers l'élargissement de leur clientèle et de meilleures techniques de prêt ont accru leur viabilité financière45. Du même coup, les emprunteurs tendent désormais à être traités comme des clients commerciaux et non plus comme des bénéficiaires d'assistance46. Bien que ces institutions aient connu «davantage d'échecs que de réussites», il est maintenant clair qu'«il existe un nombre croissant de réussites novatrices bien documentées dans des milieux aussi divers que le Bangladesh rural, la Bolivie urbaine et le Mali rural. Cette situation forme un contraste frappant avec le bilan des institutions financières spécialisées gérées par les États, qui, en dépit des financements importants dont elles ont bénéficié au cours des décennies passées, ne sont pas parvenues à atteindre la durabilité financière ni à toucher les pauvres»47.

Khandker a effectué l'une des évaluations les plus rigoureuses à ce jour des institutions de microfinancement, à travers trois expériences menées au Bangladesh: la Grameen Bank, le BRAC et une institution de développement rural avec un composant crédit baptisé RD-12. Il les a évaluées par rapport au coût d'opportunité des fonds subventionnés qu'elles utilisaient et à d'autres types de programmes tels que des investissements en infrastructure.

Son commentaire:

Les soi-disant indicateurs de pénétration, tels que l'étendue de la clientèle de l'institution, par exemple, ne révèlent pas si la participation au programme bénéficie aux pauvres et, si elle le fait, comment et à quel coût. Des emprunts répétés avec taux de recouvrement élevés n'indiquent pas nécessairement que les participants tirent profit des programmes de microcrédit. En fait, puisque de nombreux emprunteurs n'ont pas d'autre source de financement, le très faible taux d'abandon et le faible taux de défauts de paiement sont peut-être des signes de leur dépendance envers le programme. Pire encore, il se peut que des emprunteurs répétitifs se tournent vers d'autres sources de prêt, tels que les prêteurs informels, pour conserver leur crédibilité auprès du microprêteur… Pour que donateurs et gouvernements connaissent le rapport coût-efficacité de leur soutien aux programmes de microcrédit, les études doivent montrer que les revenus et autres gains résultant de ces programmes sont supérieurs à ceux qu'aurait généré un usage alternatif des fonds subventionnés qui ont été alloués aux institutions de microcrédit… 48

Voici quelques unes de ses conclusions, dont une indication forte d'un «effet de genre» - l'avantage que l'on trouve à prêter aux femmes rurales plutôt qu'aux hommes ruraux:

L'objectif de ces institutions [de microfinancement] est d'encourager le travail indépendant des pauvres sans emplois et des femmes afin de faire reculer la pauvreté. Un succès durable contre la pauvreté nécessite des actions et des politiques qui contribuent à améliorer le capital productif et humain des pauvres. Les interventions de politique doivent être bien ciblées si ses bénéfices ne doivent atteindre que les pauvres. Au Bangladesh, les politiques de développement agricole, qui ont augmenté la production des exploitations et le revenu, n'ont amélioré, ni le capital physique, ni le capital humain des pauvres, parce que l'impact de la croissance n'a pas concerné l'ensemble de la population, et a été lié à la technologie agricole. Les mesures ciblées de lutte contre la pauvreté sans composant crédit… ont aidé à stabiliser la consommation des salariés pauvres, mais n'ont pas amélioré leur capital physique et humain.

En revanche, les institutions de microcrédit sont parvenues à atteindre les pauvres et à améliorer à la fois leur capital productif et humain parce qu'elles ont permis le travail indépendant. Elles encouragent le développement du capital humain par le biais de programmes d'alphabétisation et de prise de conscience sociale, et du ciblage des femmes… Quelle est l'efficacité des programmes de microcrédit pour lutter contre la pauvreté et atteindre les pauvres est un point important de politique, qui mérite une soigneuse évaluation…

La microfinance réduit la pauvreté en augmentant la consommation par tête des participants et de leurs familles. Les dépenses de consommation annuelles des ménages augmentent de 18 Tk pour 100 Tk supplémentaires empruntés par les femmes, et de 11 Tk pour 100 Tk supplémentaires empruntés par les hommes… Les estimations, basées sur l'impact du crédit sur la consommation, de réduction de la pauvreté montrent qu'environ 5% des participants aux programmes peuvent se hisser au-dessus du seuil de pauvreté chaque année en participant à des programmes de microfinancement et en leur empruntant de l'argent.

«Le succès du microfinancement a mis à mal trois mythes récurrents de la finance rurale: que les pauvres ne sont pas solvables, que les femmes constituent des risques de crédit plus importants que les hommes et que les pauvres n'économisent pas». (S. R. Khandker, 1998, p. 150)

Les programmes de microcrédit contribuent également à lisser la consommation, ainsi que la saisonnalité de l'offre de main d'œuvre… Le crédit ciblé améliore aussi l'état nutritionnel des enfants. L'impact nutritionnel du crédit est particulièrement important pour les filles, et il est plus important pour les prêts consentis aux femmes…

Les femmes se sont avérées d'excellents risques de crédit, avec des taux de défaut de paiement des prêts de 3% seulement, bien moindres que le taux de 10% chez les hommes. Les femmes ont clairement tiré profit des programmes de microcrédit. Ils leur ont permis de renforcer leurs moyens productifs en leur donnant un meilleur accès aux revenus monétaires d'activités du type vente sur les marchés, et en les rendant propriétaires de davantage de biens non-fonciers. Ces améliorations devraient renforcer la responsabilisation des femmes au sein de la famille et influer sur leur consommation et celle de leurs enfants, ainsi que sur d'autres aspects de leur condition (scolarisation, par exemple)…

Les prêts de microfinancement sont bien ciblés. Les agriculteurs les plus aisés… ont reçu plus de 82% du total des prêts consentis par les banques institutionnalisées, contre tout juste 13% pour les agriculteurs petits et moyens et 5% seulement pour les agriculteurs pauvres et marginaux. En revanche, les agriculteurs marginaux et sans terres ont reçu 72% des prêts de microfinancement, contre 24% pour les petits et moyens agriculteurs, et 4% seulement pour les gros exploitants.

Le microcrédit lutte contre la pauvreté, mais il existe aussi d'autres programmes dans ce but… En termes d'effets sur la consommation par tête, la Grameen Bank et les projets de développement d'infrastructures apparaissent d'un meilleur rapport coût-efficacité que d'autres programmes, tels que le BRAC, RD-12, les banques de développement agricole et les programmes alimentaires ciblés. Cependant, le fait que leur rapport coût-efficacité soit plus important ne veut pas nécessairement dire qu'il faudrait leur réallouer les ressources d'autres programmes, parce que les différents programmes touchent différents bénéficiaires49.

En résumé, des institutions de microfinancement bien gérées peuvent se traduire par de réels bénéfices pour des segments de la population difficiles à toucher par d'autres types de programmes. Le défi qui se pose est celui de leur coût-effiocacité et de leur durabilité.

1 The Age of God-Kings, Time-Life Books, Alexandria, Virginie, 1987, États-Unis d'Amérique, p. 27.

2 J. Yaron, M. P. Benjamin, Jr. et G. L. Piprek, Rural Finance: Issues, Design and Best Practices, Environmentally and Socially Sustainable Development Studies and Monographs Series, № 14, Banque mondiale, Washington, D.C., 1997, p. 20.

3 Elizabeth Coffey, Agricultural Finance: Getting the Policies Right, Agricultural Finance Revisited № 2, FAO et GTZ, Rome, juin 1998, pages 2–4.

4 Jacob Yaron, Successful Rural Finance Institutions, Document de travail Banque mondiale № 150, Banque mondiale, Washington, D.C., 1992, p. 3.

5 Voir les données d'enquêtes sur ce sujet, citées dans Claudio Gonzalez-Vega, Servicios Financieros Rurales: Experiencias del Pasado, Enfoques del Presente, présenté au séminaire international El Reto de América Latina para el Siglo XXI: Servicios Financieros en el Area Rural, La Paz, Bolivie, novembre 1998.

6 Brigitte Klein, Richard Meyer, Alfred Hannig, Jill Burnett et Michael Fiebig, Better Practices in Agricultural Lending, Agricultural Finance Revisited № 3, FAO et GTZ, Rome, décembre 1999, p. 68.

7 Programme de Développement du crédit agricole, Report of the Eighth Technical Consultation, FAO, African Rural and Agricultural Credit Association et Central Bank of Nigeria, Abuja, Nigéria, 8–10 mars 1999, p. 17.

8 Geetha Nagarajan, Richard L. Meyer et Leroy J. Hushak, Segmentation in informal credit markets: the case of the Philippines, Agricultural Economics, vol. 12, № 2, août 1995, p. 180.

9 Ibid. D'autres études ont rendu compte de la segmentation des marchés financiers ruraux. Pour l'Afrique, se reporter à Les marchés financiers informels et l'intermédiation financière dans 4 pays africains, Findings: Région Afrique, № 79, Banque mondiale, Washington, D.C., août 1997. Ce document présente la synthèse du travail de Ernest Aryeetey, Hemamala Hettige, Machiko Nissanke et William Steel dans Financial Market Fragmentation and Reform in Sub-Saharan Africa, Document de travail № 356, Banque mondiale, Washington, D.C., 1996.

10 L'importante variabilité du rendement des cultures augmente la probabilité qu'un emprunteur agricole soit défaillant ou demande une reprogrammation de son prêt, mais la plus grande préoccupation des banques, c'est que le rendement de toutes les cultures et de toutes les exploitations d'une zone donnée tendent à fluctuer ensemble en raison des variations climatiques. C'est ce que l'on appelle le comportement covariant des rendements.

11 Joseph Stiglitz, The Role of the Financial System in Development, intervention à la Quatrième Conférence annuelle de la Banque mondiale sur le Développement en Amérique latine et aux Caraïbes, intitulée Banks and Capital Markets: Sound Financial Systems for the 21st Century, San Salvador, El Salvador, 28–30 juin 1998, p. 3.

12 Robert C. Vogel, Savings Mobilization: The Forgotten Half of Rural Finance, dans: D. W. Adams, D. H. Graham et J. D. Von Pischke, Undermining Rural Development with Cheap Credit, Westview Press, Boulder, 1984, pages 249–250.

13 Marguerite S. Robinson, Savings Mobilization and Microenterprise Finance: The Indonesian Experience, dans: María Otero et Elisabeth Rhyne, éd., The New World of Microenterprise Finance: Building Healthy Financial Institutions for the Poor, Kumarian Press, West Hartford, Connecticut, 1994, p. 30.

14 Banque Rakyat Indonesia (banque populaire d'Indonésie). Les principaux clients du très réussi programme KUPEDES sont des petits et moyens épargnants et emprunteurs.

15 M. S. Robinson, 1994, pages 35–38.

16 Robert C. Vogel, 1984, pages 249–252.

17 La microfinance a prêté des sommes importantes aux agriculteurs en Indonésie, au Cambodge, en Thaïlande, en Albanie et au Mali, entre autres.

18 María Otero et Elisabeth Rhyne, Introduction dans M. Otero et E. Rhyne, éd., 1994, pages 4–5.

19 Manfred Zeller, Gertrud Schreider, Joachim von Braun et Franz Heidhues, Rural Finance for Food Security for the Poor, Food Policy Review 4, Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, Washington, D.C., 1997, p. 1.

20 Stuart Rutherford, La nouvelle ère des services microfinanciers, Focus, note № 15, Groupe consultatif d'assistance aux plus pauvres (GCAP), Washington, D.C., juin 2000, pages 3–4.

21 Une liste plus complète des institutions financières formelles et informelles figure dans Richard L. Meyer et Geetha Nagarajan, An Assessment of the Role of Informal Finance in the Development Process, dans: G. H. Peters et B. F. Stanton, éd., Sustainable Agricultural Development: The Role of International Cooperation. Comptes rendus de la 21ème Conférence internationale des économistes agricoles, Tokyo, 1991, Dartmouth Publishing Company, Royaume-Uni, 1992, p. 646. Voir également le traitement exhaustif de ce sujet dans Joanna Ledgerwood, Microfinance Handbook: An Institutional and Financial Perspective, Banque mondiale, Washington, D.C., 1999.

22 Banque mondiale, 1989, pages 112–113.

23 Maxwell J. Fry, Money, Interest and Banking in Economic Development, deuxième édition, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1995, p. 346. Dans ce cas, Fry cite le travail de Thomas A. Timberg et C. V. Aiyar, Informal Credit Markets in India, Economic Development and Cultural Change, vol. 33, № 1, octobre 1984, pages 43–59.

24 U Tun Wai, A Revisit to Interest Rates Outside the Organized Money Markets of Underdeveloped Countries, Banca Nazionale del Lavoro Quarterly Review, № 122, septembre 1977, pages 291–312.

25 M. J. Fry, 1995, p. 345.

26 K. Hoff et J. E. Stiglitz, Introduction: Imperfect Information and Rural Credit Markets - Puzzles and Policy persepctives, The World Bank Economic Review, vol. 4, № 3, 1990; réimprimé dans From the World Bank Journals, Selected Readings, Banque mondiale, Washington, D.C., 1995, pages 269–272.

27 J. Yaron, M. P. Benjamin et G. L. Piprek, 1997, p. 7.

28 Au début des années 70, l'auteur a travaillé dans un bureau de planification agricole de ce qui était alors le ministère de la Présidence à Mexico. Chaque année, l'une des principales responsabilités du chef de bureau était cette détermination des besoins en crédit agricole et la justification de la proposition budgétaire au ministère des Finances. Voir, par exemple, Secretaría de la Presidencia, Dirección Coordinadora de la Programación Económica y Social, Sector Agropecuario: Aspectos Metodológicos de la Programación, Mexico, Mexique, 1976, p. 123.

29 «Il est impossible de quantifier ce qu'ont ajouté les programmes de crédit dirigé à l'agriculture, mais à court terme, ils se sont souvent traduits par une augmentation des investissements et du crédit saisonnier, qui ont profité au secteur» (J. Yaron, M. P. Benjamin et G. L. Piprek, 1997, p. 22).

30 J. Yaron, 1992, p. 76.

31 Source: conversation avec le président de Bancafé, Tegucicalpa, Honduras, 1992.

32 Greg Chen, Les défis de la croissance des organisations de microcrédit: L'expérience de Bancosol, Focus, note № 6, Groupe consultatif d'assistance aux plus pauvres (GCAP), Washington, D.C., mai 1997, p. 3.

33 J. Yaron, 1992, p. 78. Des estimations plus récentes fournissent des soldes de prêt moyens plus élevés: 494 dollars pour BRI et 530 dollars pour BancoSol (Robert Peck Christen, Issues in the Regulation and Supervision of Microfinance, chapitre II dans: Rachel Rock et María Otero, From Margin to Mainstream: The Regulation and Supervision of Microfinance, Acción International, janvier 1997, p. 36).

34 Source: conversation avec la direction d'ACLEDA, Phnom Penh, Cambodge, Avril 2000.

35 Martin Ravaillon et Binayek Sen, Impacts of Land-Based Targeting on Rural Poverty: Further Results for Bangladesh, World Development, vol. 22, № 6, 1994, pages 823–838.

36 Dominique van de Walle, Comment on ‘Rural Finance in Africa: Institutional Developments and Access for the Poor’ by Ernest Aryeetey, Annual World Bank Conference on Development Economics 1996, Banque mondiale, Washington, D.C., 1997, p. 183.

37 R. P. Christen, E. Rhyne, R. C. Vogel et C. McKean, Maximizing the Outreach of Microenterprise Finance: An Analysis of Successful Microfinance Programs, Evaluation of USAID Program and Operations Assessment Report № 10 (PN-ABS-519) cité dans: Mohini Malhotra, Comment maximiser l'étendue du financement des microentreprises: Ce que nous enseignent les institutions performantes, Focus, note № 2, Groupe consultatif d'assistance aux plus pauvres, Washington, D.C., octobre 1995, p. 2.

38 Ibid.

39 Albert Kimanthi Mutua, The Juhudi Credit Scheme: From a Traditional Integrated Method to a Financial Systems Approach, in: M. Otero et E. Rhyne, éd., 1994, pages 270–71.

40 David Hulme et Paul Mosley, Finance Against Poverty, Routledge, Londres, 1996. Cette étude est résumée par Paul Mosley dans Pérennité financière, ciblage des plus pauvres et impact sur le revenu: Quels compromis pour les institutions de microfinancement?, Focus, note № 5, Groupe consultatif d'assistance aux plus pauvres, Washington, D.C., mai 1997.

41 Paul Mosley, Focus, note № 5, Groupe consultatif d'assistance aux plus pauvres, Washington, D.C., mai 1997, p. 4.

42 Cette expérience est décrite dans: Syed Hashemi avec Maya Tudor et Zakir Hossain, Linking Microfinance and Safety Net Programs to Include the Poorest: The Case of IGVGD au Bangladesh, Focus, note № 21, Groupe consultatif d'assistance aux plus pauvres, Washington, D.C., mai 2001.

43 Shahidur R.Khandker, Fighting Poverty with Microcredit: Experience in Bangladesh, Oxford University Press, 1998, p. 143.

44 Elisabeth Rhyne et María Otero, Financial Services for Microenterprises: Principles and Institutions, dans: M. Otero et E. Rhyne, éd., 1994, pages 17–18.

45 Rachel Rock, Introduction, chapitre I dans: R. Rock et M. Otero, 1997, p. 3.

46 J. Ledgerwood, 1999, p. 5.

47 Op. cit., p. 4.

48 S. R. Khandker, 1998, pages 146–147 [souligné par nous].

49 Note de l'auteur: Le BRAC et RD-12 mettant davantage l'accent sur la formation des participants et la fourniture d'autres intrants, leurs avantages risquent de n'apparaître qu'ultérieurement.


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