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CHAPITRE 8
POLITIQUES DE TECHNOLOGIE AGRICOLE
(Cont.)

8.3 PROBLÈMES DE LA VULGARISATION AGRICOLE

8.3.1 Histoire de la vulgarisation dans les pays en développement

Depuis 50 ans, l'approche de la vulgarisation agricole a considérablement évolué dans les pays en développement et ce processus est loin d'être terminé. Antholt (1998), ainsi que Picciotto et Anderson (1997), ont parfaitement résumé l'histoire de la vulgarisation dans ces nations. En voici les grandes lignes:

Il y a 50 ans, les organismes de vulgarisation agricole des pays en développement perpétuaient les traditions administratives des anciennes puissances coloniales… Comme les autres services d'assistance agricole, les services de vulgarisation visaient la production et la commercialisation de produits d'exportation… les programmes de vulgarisation partaient souvent du principe que la productivité agricole était entravée, non pas tant par les contraintes techniques et économiques, que par l'apathie des agriculteurs, une organisation sociale inadaptée et l'absence de leadership local (Picciotto et Anderson, 1997, pages 249–250).
…on plaçait une confiance absolue dans la technologie agricole occidentale pour satisfaire les besoins des «affamés, des pauvres et des ignorants» du monde en développement… Le problème du développement de l'agriculture se résumait à l'accélération du taux de croissance de la production et de la productivité agricoles par l'entremise de ce qui est appelé le «modèle de diffusion» du développement agricole… Ce modèle faisait appel à un processus hiérarchique et unidirectionnel; il fournissait aux agricultures traditionnelles de nouvelles technologies, en général occidentales, transmises aux agriculteurs par les agents de vulgarisation des ministères de l'Agriculture…. (Antholt, 1998, p.o355).
Dans les années 50 et au début des années 60, les services de vulgarisation étaient souvent liés à des programmes de développement rural polyvalents. Les agents de vulgarisation remplissaient plusieurs fonctions, allant de la fourniture de crédit et de la distribution des intrants à diverses activités de coordination. Et parce qu'ils faisaient partie des rares fonctionnaires présents dans les villages, on leur demandait souvent de se charger de tâches administratives, statistiques ou même politiques. En général, le service entretenait des rapports très lâches avec la recherche agricole. A posteriori, le mouvement du développement rural souffrait d'un environnement peu propice au développement agricole. Il finit par tomber en disgrâce à mesure que l'absence de solutions techniques rentables et l'élargissement excessif de sa mission se traduisaient par des ressources de plus en plus diluées, des coûts de gestion excessifs et une faible croissance de la production agricole (Picciotto et Anderson, 1997, p. 250).
… les études menées dans les villages pendant les années 50 et au début des années 60 montrèrent que les agriculteurs étaient «pauvres mais efficaces» et soulignèrent que l'absence d'une technologie rentable constituait la principale cause de stagnation. L'ouvrage pionnier de Schulz, Transforming Traditional Agriculture (1964), s'appuya sur ces études pour contester le modèle de vulgarisation/diffusion et inviter instamment les pays en développement et les bailleurs de fonds à réorienter les ressources de la vulgarisation pour mettre en place une capacité de recherche agricole… Le modèle de diffusion fait oublier que les agriculteurs sont des innovateurs, et pas seulement des récepteurs passifs d'informations.
Malheureusement… ces héritages… renforçaient en général la vision bornée, linéaire et séquentielle appliquée au développement et à la mise à disposition des agriculteurs de l'information et du savoir, c'est-à-dire l'itinéraire recherche fondamentale - recherche appliquée - innovations technologiques - conseils aux agriculteurs. Néanmoins, au début des années 70, après la première poussée de la Révolution verte, un grand nombre d'agronomes considérait qu'il existait un réservoir inexploité de technologies qui n'avaient pas été transmises aux agriculteurs. Il fallait donc augmenter la capacité d'intervention de la vulgarisation grâce à davantage de personnel, davantage de formation, davantage de bâtiments, davantage de cyclomoteurs, etc. … Le système de Formation et visites (F&V) fut conçu pour réformer la gestion des systèmes de vulgarisation et transformer, par des séances bimensuelles de formation, des agents de terrain mal supervisés, peu motivés et mal formés en un personnel efficace de transfert de technologie, qui rendait ensuite régulièrement visite aux agriculteurs pour leur transmettre des messages clairs de vulgarisation (Antholt, 1998, pages 355–356).
Pourtant, dans quelle mesure peut-on attribuer les remarquables gains de production vivrière de la révolution verte à un mécanisme spécifique, tel que le système F&V? Cela est resté longtemps un sujet très controversé… Ceci dit, le système F&V a dominé la vulgarisation en Asie du sud et en Afrique pendant plus de vingt ans, en partie à cause du fort soutien de la Banque mondiale (Picciotto et Anderson, 1997, pages 250–251).

De nos jours, prévaut une vision considérablement élargie de la vulgarisation, comme l'ont montré les commentaires précédents dans ce chapitre. En plus d'être entreprise selon diverses approches et types d'institutions, elle est conçue comme élément d'un plus vaste «système de connaissances agricoles et d'informations pour le développement rural» (SCAI/DR) dont les autres éléments majeurs sont la recherche agricole et l'éducation agricole. Dans cette conception, le processus de génération et dissémination de la connaissance n'est plus linéaire, mais interactif, et résulte de l'effort conjoint de partenaires variés. Ce système doit provoquer un apprentissage mutuel et des échanges d'information pour que le secteur progresse convenablement. Dans tous les cas, le point de départ pour la conception des améliorations à apporter au système est la pleine reconnaissance des défauts qui persistent dans le monde en développement:61

Il y a maintes façons de réagir à ces faiblesses, et différents types d'institutions s'en occupent. Cette variété semble bien être un trait constant du paysage institutionnel de l'agriculture. «On peut valablement avancer qu'il n'existe aucune approche particulière du développement de la vulgarisation, qui soit la meilleure en toutes circonstances»62.

8.3.2 Raison d'être de services publics de vulgarisation

Les agents de vulgarisation agricole sont des intermédiaires entre les agriculteurs, d'une part, et les chercheurs, les fournisseurs d'intrants et de crédit, les agents de commercialisation et autres intervenants en agriculture, d'autre part. Pour remplir leur rôle, ils ont donc besoin de gérer un flux bidirectionnel d'informations et de posséder des compétences en communication et des connaissances techniques. Souvent, leur rôle essentiel est de stimuler un processus d'apprentissage auquel eux-mêmes et les agriculteurs prennent part. John Farrington a dressé la liste des quatre fonctions principales de la vulgarisation agricole:

Il convient d'ajouter que les messages diffusés par les agents de vulgarisation peuvent porter sur des programmes publics auxquels les agriculteurs ont le droit de participer. À une époque où l'on accorde une importance croissante dans la politique agricole aux mesures de soutien direct aux agriculteurs, plutôt qu'à l'intervention sur les marchés, les agents de vulgarisation sont à même d'informer les agriculteurs de la nature de ces mesures, et de faire remonter vers les pouvoirs publics les informations utiles à leur conception. De plus, la crise du VIH/SIDA entraîne en de nombreux pays des attentes particulières envers les vulgarisateurs, comme on le verra plus loin dans ce chapitre.

Concernant l'aspect purement technique, les activités d'information des vulgarisateurs se situent à deux niveaux: informations incorporées aux intrants matériels (machines, semences, etc.) et informations pures non concrétisées par des objets. Umali-Deininger a classé les informations pures en quatre catégories:

Le métier d'agent de vulgarisation requiert des aptitudes spéciales. Miguel Angel Núñez propose la liste suivante des caractéristiques du «nouvel agent de vulgarisation»:

(Miguel Angel Núñez, La extensión agrícola en el marco del desarrollo sustentable, Políticas Agrícolas, vol. IV, № 1, 1999, p. 61)

Traditionnellement, les services de vulgarisation se limitaient surtout à fournir le premier et le dernier types d'informations. Mais le second et le troisième sont de plus en plus nécessaires. L'amélioration de la productivité passe par la gestion de l'exploitation, et pas uniquement par les techniques de culture. Pour s'adapter à des régimes commerciaux plus ouverts et adopter des cultures à plus forte valeur, il faut pouvoir accéder au moment opportun aux informations relatives à la commercialisation et à la transformation et être à même de les appliquer concrètement à l'exploitation. Cette situation met en relief l'importance d'une éducation de base dans l'augmentation de la production et du revenu des exploitations.

C'est la nature de bien public des informations relatives à de nombreuses technologies agricoles qui a motivé que ces fonctions soient assurées par des services publics. La justification classique d'un rôle du secteur public dans la diffusion d'une telle information est que l'on s'attend à ce qu'elle passe d'un agriculteur à l'autre. On ne peut pas la procurer à une seule personne et en interdire l'accès aux autres. De plus, la valeur de cette information n'est pas diminuée par une augmentation du nombre des récipiendaires. Il existe des informations d'un type spécial qui peuvent être commercialisées en conjonction avec la vente de certains intrants, mais ce n'est pas le cas pour une grande partie des connaissances relatives aux technologies agricoles.

Dans son texte fondateur, Umali-Deininger a affiné l'argument du bien public appliqué à la vulgarisation agricole. Elle se réfère aux principes de rivalité et d'excludabilité. «Il y a rivalité (ou soustractabilité) lorsque l'usage ou la consommation d'un bien ou d'un service par une personne réduit sa disponibilité pour les autres…. Il y a excludabilité lorsque seuls ceux qui ont payé pour le produit ou le service en bénéficient» (Umali-Deininger, 1997, p. 208). La plupart des biens sont rivaux au sens où leur achat par une personne les soustrait aux autres. Les services présentent des degrés variables de rivalité, pouvant aller même jusqu'à sa disparition progressive au fil du temps comme dans le cas, par exemple, où les informations fournies à un groupe finissent par filtrer petit à petit jusqu'à un autre.

Les biens purement privés relèvent à la fois de la rivalité et de l'excludabilité; les biens purement publics, ni de l'une, ni de l'autre. Un tracteur constitue un exemple des premiers, la communication de masse d'informations agricoles est un exemple des seconds. Cependant, de nombreuses informations agricoles, y compris celles que les agents de vulgarisation doivent diffuser, se situent entre ces deux extrêmes. Umali-Deininger suggère de concevoir avec beaucoup de soin les modalités de transmission des informations en tenant compte de leurs caractéristiques privées et publiques inhérentes, faute de quoi elles ne répondront pas aux attentes. Pour clarifier la séparation entre biens purement privés et purement publics, elle propose de recourir aux concepts de «biens à péage» et de «biens de club». En ses propres termes:

Les «biens à péage» relèvent de l'excludabilité, mais non de la rivalité; par exemple, les informations fournies par un consultant privé en vulgarisation à un unique groupe d'agriculteurs ne diminuent pas du fait de l'arrivée d'un autre membre dans le groupe… Les «biens de club» relèvent de la rivalité, mais non de l'excludabilité; en d'autres termes, il est impossible d'empêcher d'autres personnes de les utiliser. Par exemple, l'acquisition de semences autogames à fort rendement, par exemple de riz ou de blé, diminue l'offre de ces semences, mais leur facilité de reproduction rend l'exclusion difficile et coûteuse à long terme. Les agriculteurs n'achètent pas des semences de riz et de blé à chaque saison, parce qu'ils peuvent mettre de côté une partie de leur récolte pour les semailles suivantes (Umali-Deininger, p. 208; souligné par nous).

Cette façon d'analyser les flux d'information sur la technologie agricole amène Umali-Deininger à certaines conclusions quant au rôle des services de vulgarisation. Les principales d'entre elles sont les suivantes:

Les informations sur l'amélioration des pratiques agraires et de production existantes, la gestion des exploitations ou les techniques de mise en marché et de transformation, que transmettent les approches traditionnelles de vulgarisation agricole constituent à court terme un « bien à péage »… Mais le fait que les informations non exclusives peuvent se diffuser les transforme rapidement en bien public… C'est pourquoi la rapidité de diffusion des informations influe sur la volonté du secteur privé à les fournir. Si les informations se diffusent facilement, il sera difficile de les faire payer et le secteur privé ne sera que peu ou pas motivé à dispenser ces services… la fourniture d'informations non exclusives demeurera la responsabilité du secteur public ou d'organismes privés sans but lucratif…
Plus la commercialisation des activités agricoles se renforce et plus les technologies agricoles se spécialisent, plus les services de vulgarisation apportant leur soutien à ces activités se spécialisent eux aussi. De cette spécialisation découle l'exclusivité des informations et donc de la vulgarisation. Par exemple, les résultats d'une analyse de sol ou le développement de logiciels informatiques facilitant les activités de l'exploitation seront spécifiques au lieu et au client et ne présenteront peut-être pas d'intérêt pour d'autres agriculteurs…. L'asymétrie d'information rend encore plus difficile d'assurer la qualité [du service]. À moins que le secteur de la vulgarisation payante ne parvienne effectivement à se policer pour garantir la qualité de ses informations, l'intervention des pouvoirs publics sera nécessaire pour faire respecter les normes de qualité et les contrats légaux…
Les gros et moyens producteurs peuvent répartir le coût des services de vulgarisation agricole privés, ce qui abaisse les coûts unitaires et élève leur rentabilité. Par conséquent, plus l'exploitation est importante, plus le potentiel de demande pour une vulgarisation payante augmente.
…du fait de la faible valeur de leur production commercialisable, qui entraîne des coûts unitaires plus élevés, les petits agriculteurs trouvent en général moins attractif ou moins rentable d'«acheter» le service de vulgarisation. Les agriculteurs de subsistance sont peu ou pas motivés à payer pour les services de vulgarisation.
Les politiques gouvernementales peuvent avoir des répercussions importantes sur la demande de services de vulgarisation, de par l'influence (directe ou indirecte) qu'elles exercent sur le prix des produits et la demande totale. Les impôts (directs ou indirects) qui grèvent l'agriculture n'incitent pas les producteurs à adopter des technologies plus performantes. L'allocation et le niveau des dépenses publiques consacrées aux routes rurales, aux marchés et à l'infrastructure d'irrigation, par exemple, influent sur le potentiel de développement de certaines localités et donc sur le rendement de l'investissement dans des technologies qui accroissent la productivité. Les dépenses publiques en éducation, surtout dans les régions rurales, exercent une influence forte sur l'aptitude des agriculteurs et des consommateurs à absorber des informations nouvelles.
Une conséquence majeure du changement de catégorie d'une information de «bien gratuit» à «bien payé» est que la demande pour des services de vulgarisation payants viendra presque exclusivement des activités agricoles commerciales et en particulier des gros et moyens exploitants… À l'inverse, les sociétés privées à but lucratif tendront à négliger les régions composées d'agriculteurs plus marginaux… (Umali-Deininger, pages 210–211, 215–216).

Cette conclusion percutante se réfère aux services de vulgarisation non subventionnés. Umali-Deininger y ajoute le correctif que les petits agriculteurs, en se groupant, peuvent parvenir à acheter des services de vulgarisation. Sa recommandation générale concernant le rôle du secteur public pour le financement de la vulgarisation, y compris la possibilité de subventionner des services privés, est la suivante:

Dans quelles situations le secteur public doit-il financer la vulgarisation? Lorsque celle-ci transmet des biens publics et des informations à fortes externalités, tels que des informations relatives à l'environnement ou à sa protection, la privatisation complète n'est ni désirable, ni réaliste. Deux autres arguments vont dans le sens de la subvention publique de la vulgarisation pour les petits agriculteurs: tout d'abord, lorsque les petits exploitants ne sont peut-être pas conscients des avantages des technologies améliorées et dans l'impossibilité de se les offrir et ensuite, lorsque les petits agriculteurs de subsistance risquent de tirer des avantages non monétaires considérables (y compris une amélioration de leur nutrition et de leur santé) de l'adoption d'une nouvelle technologie (p. 217, souligné par nous).

Cette conclusion s'inscrit dans un consensus de plus en plus large sur le fait qu'il existe un rôle en vulgarisation agricole à la fois pour le secteur public et pour des services privés non subventionnés, ainsi que pour des services publics payants. L'analyse d'Umali-Deininger a fait considérablement progresser la compréhension du rôle des secteurs public et privé dans la vulgarisation agricole. Si le cadre qu'elle met en place constitue la première base véritablement systématique pour traiter ces questions, il est possible de renforcer le réalisme de son analyse en y intégrant le rôle de l'incertitude et d'autres facteurs qui pèsent lourdement sur les décisions agricoles. Par conséquent, l'avenir des services de vulgarisation privés risque d'être plus prometteur qu'elle ne le suggère, avec toutefois des subventions permettant aux petits agriculteurs de se les procurer.

Même si, au fil du temps, l'exclusivité des informations fournies par la vulgarisation s'estompe, il est possible que les agriculteurs souhaitent malgré tout les acheter pour l'une des raisons suivantes:

  1. Les informations sont fournies à temps et de meilleure qualité. Les agriculteurs ne souhaiteront peut-être pas attendre que les informations leur soient relayées par des confrères dans le cadre du processus de diffusion, et craindront peut-être que des informations de seconde main aient perdu de leur exactitude d'origine. Ils seront peut-être donc désireux de payer pour obtenir des informations en temps opportun et de qualité.

  2. En corollaire de la question du temps opportun, l'accès aux informations peut élever des barrières à l'intrant d'éventuels concurrents. Même si les informations finissent par échapper à l'excludabilité, les personnes qui y accéderont les premières peuvent parvenir à verrouiller les marchés et en exclure les concurrents, même si ceux-ci accèdent aux mêmes informations. Cette remarque est particulièrement pertinente pour les produits non traditionnels. Au Honduras, par exemple, les femmes rurales à faibles revenus du village de Sabana Grande se sont récemment spécialisées dans les œufs et certaines variétés florales, dont elles expédient chaque mois des conteneurs à la ville voisine de Tegucigalpa. Celles qui tentent de faire de même sur le marché aux fleurs sont confrontées à des prix inférieurs, puisque les femmes de Sabana Grande répondent maintenant à l'essentiel de la demande pour certaines variétés.

  3. L'incertitude est omniprésente dans l'agriculture. Passer un contrat de services de vulgarisation peut représenter une forme d'assurance contre l'éventualité de maladies ou d'autres problèmes nécessitant une réaction rapide, même si la solution finit par être connue d'autres agriculteurs. Un exploitant en danger de perdre sa récolte a besoin d'une solution rapide et peut très bien ne pas se soucier que d'autres agriculteurs puissent obtenir la même information gratuitement à un moment ou à un autre.

Ces observations impliquent un potentiel du marché de la vulgarisation agricole commerciale plus important que ne le suggère l'analyse d'Umali-Deininger. Cependant, les contraintes de revenus et les problèmes saisonniers de trésorerie limitent la capacité des petits agriculteurs à payer les services de vulgarisation. Si la lutte contre la pauvreté est un objectif national, une subvention publique pour que les agriculteurs pauvres accèdent aux services de vulgarisation peut se justifier. Les modalités d'octroi d'une telle subvention requièrent presque toujours que les agriculteurs pauvres s'organisent en groupes de bénéficiaires, mais la lutte contre la pauvreté peut constituer à elle seule un argument fort en faveur de la subvention.

8.3.3 Performances de la vulgarisation agricole publique

Dans la pratique, les services de vulgarisation agricole publics se sont rarement montrés à la hauteur des attentes. Du fait des carences de financement et de gestion, les agents de vulgarisation passaient davantage de temps dans leur bureau que sur les exploitations et les relations entre services de vulgarisation et de recherche étaient en général très lâches. Pour William Rivera, «dans de nombreux pays en développement à bas revenu, la vulgarisation agricole et rurale est en piteux état, ce qui augure mal pour des pays désormais confrontés au nouveau modèle qu'est en train d'imposer la tendance vers des entreprises agricoles commandées par le marché et en pleine concurrence»65.

Pourtant, cela n'était pas systématique. À la fin des années 70, l'auteur s'est rendu dans un village de la République de Corée où les agriculteurs cultivaient depuis peu du tabac sous des abris en plastique. Assis avec eux sous la bâche, je leur ai demandé comment ils avaient appris à cultiver le tabac. «Par l'agent de vulgarisation du gouvernement», ont-ils répondu. Je leur ai demandé quand il venait. «Oh, il vient tous les jours», ont-ils rétorqué. Ils ont regardé leur montre et ajouté: «Il sera là dans une demi-heure».

À l'inverse, en 1972, un collègue du gouvernement mexicain et moi-même avons calculé que l'agriculteur mexicain moyen voyait un agent de vulgarisation tous les quarante ans.

Un autre type de problème a été observé au Honduras: une tendance marquée à dispenser les services de vulgarisation publics de préférence aux gros exploitants. En 1990, Gilberto Gálvez et al. 66 ont mené une grande enquête sur les caractéristiques économiques et sociales des exploitations du pays. Le questionnaire demandait si les services de vulgarisation agricole étaient fournis au moment opportun, un facteur souvent essentiel en cas d'infestation des cultures, et si leur qualité était bonne, acceptable ou médiocre. Les résultats ont été répartis selon deux groupes, à savoir l'un relatif aux services de vulgarisation du ministère des Ressources naturelles (MNR) et l'autre à ceux de l'Institut agraire national (INA) pour le secteur de la réforme agraire. Parmi les plus petites exploitations (moins de 10 ha en l'occurrence) servies par le MNR, 39% ont répondu que le service de vulgarisation était fourni en temps opportun et de bonne qualité. Pour les exploitations plus importantes (59 ha ou davantage) clientes du MNR, ce taux était de 72.7%. La tendance à favoriser les grosses exploitations était encore plus criante chez les clients du service de vulgarisation de l'INA. Seuls 20,2% des plus petits agriculteurs67 jugeaient le service de vulgarisation fourni en temps opportun et de bonne qualité, contre 81,7% des grandes exploitations.

Les services de vulgarisation publics du Honduras étant gratuits, comme dans pratiquement tous les pays en développement, cette partialité à l'égard des grosses exploitations constitue une subvention régressive par les fonds publics. Des observations suggèrent que ce phénomène existe également dans d'autres pays.

L'initiative de politique la plus importante pour la vulgarisation est de centrer pouvoir et responsabilité à ce sujet d'abord sur les clients. Pour paraphraser Robert Chambers, nous devons «mettre les agriculteurs au premier rang»… D'abondants exemples montrent que le système de motivation «normal» des fonctionnaires, même dans les situations les plus évoluées, privilégie l'absence d'erreurs et l'ancienneté, plutôt que le service à la clientèle, en particulier s'il s'agit de petits agriculteurs. Cette situation inacceptable ne doit pas être considérée comme inévitable. Sims et Leonard ont constaté que le déterminant majeur de la réussite de la vulgarisation, c'est la force des organisations d'agriculteurs (C. Antholt, 1998, pages 360–361; en référence à Holly Sims et David Leonard, The Political Economy of the Development and Transfer of Agricultural Technologies, dans Making the Link: Agricultural Research and Technology Transfer in Developing Countries, éd. par K. Kaimowitz, Westview Press, Boulder, Colorado, 1990).

L'un des problèmes systémiques les plus graves des services de vulgarisation agricole publics est l'absence de mesures incitant les agents à bien servir leurs clients. Les clients sont les agriculteurs, et la notion de «service à la clientèle» n'a pas réellement fait son chemin dans la plupart des services de vulgarisation. Il en est résulté des services fournis sans souci du juste moment, l'indifférence aux problèmes des agriculteurs, parfois différents de ce qu'envisagent les chercheurs et, dans le pire des cas, un total manque d'intérêt à l'égard de la majorité des agriculteurs.

Ce désintérêt pour la clientèle est imputable pour une large part au système de motivation dans lequel fonctionnent les agents de vulgarisation. Ils ne sont pas rémunérés par leurs clients en fonction de la qualité des services rendus. Leur revenu est assuré par une bureaucratie tentaculaire, mal armée pour surveiller la qualité des services qu'ils rendent. Les nominations sont parfois en partie politiques et la médiocrité des performances sur le terrain est rarement sanctionnée; mieux encore, un agent qui ne satisfait pas les besoins de ses clients pourra continuer à bénéficier de promotions. De toute évidence, ces critiques ne s'appliquent ni à tous les systèmes de vulgarisation, ni à tous les agents des systèmes plus faibles, mais à un grand nombre cependant. Cette situation montre qu'il faut restructurer les dispositifs d'incitation des systèmes de vulgarisation, ainsi que renforcer les liens entre vulgarisation et recherche et autres réformes.

L'autre versant de la responsabilisation est que les bénéficiaires de la vulgarisation la prennent partiellement en charge, même si leur contribution ne couvre qu'une partie du total des coûts. Cela est important pour trois raisons. Tout d'abord, les bénéficiaires en deviennent propriétaires, avec un droit au service. Ensuite, cela allège en partie la pression financière sur le gouvernement central, ce qui a une incidence directe sur le problème de la durabilité financière. Enfin, si la propriété et la responsabilité sont transférés aux clients, le service évoluera vers davantage de réactivité et d'attention à la demande. L'Association nationale des agriculteurs du Zimbabwe constitue un exemple68.

L'approche de vulgarisation agricole la plus fréquemment adoptée au cours des dernières décennies a été celle du système Formation et visites (F&V), inauguré en 1967 par Daniel Benor en Turquie. On lui doit un grand nombre des réussites de la vulgarisation des années 70, 80 et 90, mais aussi quelques échecs. Il convient de l'étudier en gardant à l'esprit que:

Le but du système F&V était de réformer la gestion des systèmes de vulgarisation et de transformer, grâce à une formation bimensuelle, un effectif d'agents de terrain mal supervisés, peu motivés et mal formés en agents efficaces du transfert de technologies, qui se rendaient ensuite régulièrement chez les agriculteurs pour leur transmettre des messages clairs de vulgarisation69.

De fait, une étude des projets de vulgarisation de la Banque mondiale a montré qu'en pratique, le système F&V présentait des points forts indiscutables dans le domaine de la gestion, même s'ils ne donnaient pas toujours leur pleine mesure:

… un grand nombre des principes organisationnels du modèle F&V sont intégrés à la majorité des «bons» services de vulgarisation et leur intérêt ne fait aucun doute: programmation des activités, accent sur la technologie, formation permanente du personnel, supervision des programmes, liens étroits entre recherche et vulgarisation, et retour d'informations des agriculteurs permettant d'adapter la technologie à leur situation. Malheureusement, nombre de ces principes n'ont pas été convenablement développés dans les projets70.

En dépit de ses avantages potentiels, les experts s'accordent pour souligner les lacunes de ce système et ne sont pas partisans de sa généralisation, tout au moins sans remodelage en profondeur. Antholt en a résumé les limites comme suit:

Utilisant une évaluation menée par la Banque mondiale, Picciotto et Anderson ont attiré l'attention sur d'autres faiblesses de l'approche F&V, qui rejoignent en partie ce qui précède:

L'approche hiérarchique et strictement programmée du système F&V présuppose l'existence d'un flux ininterrompu d'innovations issues de la recherche, et des organismes d'application capables d'embaucher, de conserver et de motiver un personnel technique de bonne qualité. Lorsque ces deux éléments existaient, le système F&V a probablement accéléré la diffusion de nouvelles technologies agricoles à une échelle intéressante. Lorsque les conditions initiales n'étaient pas favorables - par exemple, conditions extrêmement différenciées des exploitations, recherche agronomique stérile, organisation sans discipline ou/ni compétences adéquates - l'approche F&V s'est avérée mal adaptée au défi qu'elle cherchait à relever72.

Il faut dire pour la défense de F&V que nombre de ces lacunes caractérise l'ensemble des services de vulgarisation publics. Ceci posé, on peut alors s'interroger sur le bien fondé du concept même de service de vulgarisation public, bien que la vulgarisation soit un bien public (voir plus haut). Sans aucun doute, d'en haut vers en bas du système F&V a constitué son point faible central, surtout concernant les besoins des petits agriculteurs dans des conditions agro-économiques hétérogènes.

8.3.4 Genres et vulgarisation agricole

Tout comme la recherche agricole, la vulgarisation agricole a tardé à prendre conscience des différences de besoins des femmes et des hommes en matière de production agricole, et à élaborer des approches différentes pour ses clientes. Les choses commencent à changer dans certains endroits, mais le problème demeure très répandu. Comme l'a dit Karim Qamar:

Les systèmes de technologie agricole, jusque très récemment, étaient presque complètement conçus en fonction d'une clientèle masculine. Grosso modo, on considérait que le droit à une technique agricole améliorée était réservé aux hommes. Les femmes, bien qu'elles contribuassent de façon tout à fait importante à la production agricole, étaient purement et simplement exclues de la liste des clients. Rien d'étonnant si la plupart des programmes de vulgarisation les ignoraient… [et] encore aujourd'hui… peu d'organismes de vulgarisation prennent en compte les besoins des agricultrices73.
On lit dans le SEAGA Macro Manual de la FAO:
… dans de nombreux pays [prévaut] une grave disparité dans la fourniture des services de vulgarisation selon les conditions socioéconomiques et le genre. Bien qu'ils diffèrent selon les pays, les problèmes les plus fréquemment rencontrés sont les suivants:

Ressources de vulgarisation agricole allouées aux programmes pour agricultrices (% moyen)

Monde entier5%
Proche Orient9%
Afrique7%
Amérique latine5%
Asie et Europe3%
Amérique du nord1%

Source: FAO, Agricultural Extension and Women Farmers in the 1980s, FAO, Rome, 1993 (cité dans FAO, 2001).

Compte tenu du préjugé sexiste omniprésent dans la vulgarisation agricole, la FAO souligne que:

Les services de vulgarisation qui négligent les besoins des femmes et des agriculteurs démunis risquent de n'obtenir que de faibles résultats et de ne pas atteindre les objectifs de développement tels que sécurité alimentaire, croissance agricole durable et lutte contre la pauvreté. Combler l'écart entre les niveaux de productivité existants et potentiels des agricultrices peut s'avérer l'un des meilleurs moyens d'encourager… le développement agricole global. Au Kenya par exemple, une campagne d'information nationale ciblant les femmes, dans le cadre d'un projet national de vulgarisation, a débouché sur une augmentation de rendement de 28% pour le blé, 80% pour les haricots et 84% pour les pommes de terre77.

8.3.5 Le VIH/SIDA, un défi pour la vulgarisation agricole

Au début de l'épidémie de VIH/SIDA, on pensait généralement que la vulgarisation n'était pas concernée et que le problème devait être abordé par d'autres institutions du pays. Cette attitude, cependant, ne peut persister devant la gravité du problème et le désastre qu'il inflige aux sociétés rurales. Qamar a dépeint ce défi selon plusieurs points de vue78:

Jusque récemment, le VIH/SIDA était considéré d'abord comme un problème de santé, et tous les programmes de lutte contre l'épidémie se fondaient sur les sciences sanitaire et médicale… Mais la façon de voir évolue rapidement. Les effets néfastes du VIH/SIDA sur les institutions de développement et leurs programmes en Afrique ont obligé les agences de développement sanitaire et les autres à aborder le problème sous un angle complètement différent. L'épidémie VIH est maintenant vue comme un grave problème multi-sectoriel du développement, avec des conséquences profondes sur les politiques et les programmes, autant pour les gouvernements nationaux que pour les institutions internationales de développement.
L'épidémie a accru la pauvreté et l'insécurité alimentaire au sein des familles qu'elle touche en Afrique sub-saharienne, en faisant disparaître leurs membres qui gagnaient un revenu. Les personnels qualifiés de toutes catégories n'ont pas été épargnés par l'épidémie. La principale conséquence de cette calamité, dans nombre de pays affectés, est une marche à rebours des progrès économiques et sociaux acquis au cours des quelques décennies précédentes, combinée avec un sérieux impact négatif à la fois sur les populations et sur les institutions et organismes concernés… Cela fait peser sur les familles et les organisations une énorme charge, à cause du transfert de ressources vers les services de santé, de la perte de force de travail qualifié et non qualifié, du coût des funérailles, du coût du recrutement et du remplacement des personnels, et de la baisse de productivité qu'entraînent les pertes humaines.
Aussi bien l'agriculture de subsistance que celle commerciale ont pâti du SIDA de manière sensible, sous la forme de moindres rendements des cultures, d'augmentation de leurs maladies et infestations, et de la réduction de la diversité des cultures pratiquées par l'agriculture de subsistance… Des crises financières et sociales majeures s'en sont suivies dans l'industrie agro-alimentaire, à cause de la mortalité et de la morbidité accrues et de la perte de travailleurs qualifiés et expérimentés…

Il souligne que les services de vulgarisation sont eux-mêmes directement affectés, parce que leurs employés sont plus exposés que d'autres au risque du fait de leurs fréquentes visites dans les régions de prévalence du VIH/SIDA, et de la nécessité où ils sont de s'occuper de leurs parents et voisins malades. L'épidémie a sapé le moral de bien des services de vulgarisation. En plus, les dépenses de ces organismes ont augmenté à cause des frais de traitement des personnels infectés, des funérailles et des assurances. En Ouganda, on estime que 20 à 50% du temps du personnel de vulgarisation a été perdu par suite des effets directs et indirects de l'épidémie.

Qamar ajoute que l'impact sur la population agricole a été dévastateur dans de nombreux cas:

L'épidémie transforme la composition traditionnelle de la clientèle des services de vulgarisation. Dans les régions à forte prévalence du SIDA, la catégorie des hommes, femmes et jeunes valides et en bonne santé, de la fin de l'adolescence à l'âge mûr, est celle qui a connu les plus forts taux de morbidité et de mortalité. On trouve désormais davantage de femmes et d'enfants pratiquant l'agriculture, à cause de la longue maladie ou du décès de leurs époux, parents, tuteurs et autres membres de la famille. Paradoxalement, la bataille pour nourrir le grand nombre d'enfants laissés seuls par le décès prématuré de leurs parents a obligé de nombreux vieillards à se remettre à cultiver, alors qu'ils avaient cessé leur activité depuis longtemps. La clientèle que cela dessine pour la vulgarisation inclut de plus en plus de personnes physiquement faibles, malades, âgées, de veuves et de jeunes orphelins. Ces nouveaux clients, quoique familiers de l'agriculture puisque vivant à la campagne, sont toutefois peu expérimentés… et sont physiquement et techniquement peu capables d'utiliser les outils pesants, les machines agricoles et le matériel de traction animale.

Et les messages techniques traditionnels que transmettaient les vulgarisateurs perdent leur pertinence:

On voit à présent des demandes de crédit émaner de ménages conduits par des orphelins ou des veuves, lesquels souvent ne sont pas des clients recevables selon les critères en place pour l'attribution de prêts. Les agents de vulgarisation, qui en général sont supposés appuyer ces demandes, ne savent que faire en l'absence de critères correspondant à cette nouvelle clientèle.
La négation du SIDA, la ‘conspiration du silence’, notoirement enracinée dans les communautés rurales, fait place peu à peu à une certaine ouverture… Les questions des paysans ne se bornent plus à l'agriculture: il y a tant d'interrogations relatives au SIDA. Mais les vulgarisateurs, qui ne savent pas grand-chose sur l'épidémie et n'ont pas reçu de formation à ce sujet, se découvrent impuissants et gênés face aux paysans. Ils ne sont en état d'offrir ni information ni conseils utiles.

Relever ce défi dans les régions frappées par l'épidémie requiert évidemment un changement profond dans la conception et la conduite de l'activité de vulgarisation. Comme le dit Qamar, «jusqu'ici, il n'existe pas de programmes de vulgarisation ni de stratégies pour renforcer les capacités agricoles de jeunes paysans inexpérimentés, dont de nombreuses femmes et enfants qui se sont soudain retrouvés clients de ces services. Les liens, que l'on sait si faibles, entre vulgarisation, recherche et autres institutions concernées, ne sont d'aucun secours pour mettre au point de nouvelles techniques et des équipements convenant à cette situation nouvelle.» (op. cit., p. 6)

8.3.6 Vers un nouveau cadre théorique de la vulgarisation agricole?

Le processus d'élaboration de nouvelles méthodes de vulgarisation agricole est en cours dans de nombreuses régions du monde. Outre les préoccupations relatives à la disparité entre genres, les anciennes modalités de la vulgarisation suscitent un sentiment généralisé d'insatisfaction, qui a poussé à rechercher une approche mieux adaptée. Les raisons de cette quête d'un «nouveau cadre théorique» ont été résumées par Umali-Deininger de la manière suivante:

Trois évolutions majeures ont incité à repenser la filière de transmission de la vulgarisation agricole. En premier lieu et surtout, les crises et les restrictions budgétaires touchant l'ensemble de l'économie, souvent liées aux programmes d'ajustement structurel, ont contraint les gouvernements à pratiquer des coupes franches dans les budgets des programmes de vulgarisation publics. La durabilité budgétaire et le rapport coût-efficacité sont devenus des préoccupations prioritaires.
En second lieu, les médiocres résultats de certains programmes de vulgarisation publics, reflétés par la lenteur de l'adoption des messages de vulgarisation, ont éperonné la recherche d'autres approches permettant d'améliorer les services de vulgarisation…
Enfin, la dépendance de l'agriculture sur un savoir et des technologies plus spécialisés a changé le caractère économique des services dispensés par le système de vulgarisation. L'institutionnalisation des mécanismes qui permettent au vendeur de s'approprier le rendement des nouvelles inventions et des nouvelles espèces végétales… a avivé l'intérêt du secteur privé à but lucratif pour la fourniture des services de vulgarisation. La commercialisation croissante de l'agriculture et la concurrence accrue sur les marchés nationaux et internationaux ont renforcé davantage encore la motivation économique des agriculteurs et des autres entrepreneurs ruraux à traiter la vulgarisation comme une intrant de plus que l'on achète…
Dans leur quête d'un nouveau cadre théorique des systèmes de vulgarisation agricole, les pays en développement sont aux prises avec plusieurs questions: quel rôle ont à jouer le secteur public et le secteur privé? Le secteur privé peut-il dispenser les services avec davantage d'efficacité? Quelles en sont les conséquences sur les conditions d'existence des petits agriculteurs et des ruraux pauvres?79

Dans le contexte de l'Afrique sub-saharienne, le Groupe de Neuchâtel a relevé les changements suivants dans l'environnement de la vulgarisation agricole:

L'assistance officielle au développement se centre davantage [sur] les objectifs de réduction de la pauvreté et des inégalités sociales, l'utilisation durable des ressources naturelles, et le développement participatif…
De nombreux pays en développement sont à divers stades du processus de libéralisation économique, de décentralisation et de privatisation…
De nouveaux acteurs interviennent dans les activités de vulgarisation. On y trouve aujourd'hui quatre types d'acteurs: des organismes publics, des fournisseurs de services privés, des organisations de producteurs, et des ONG…
Les ressources publiques consacrées à la vulgarisation rétrécissent. Les politiques de réduction du déficit public dans les pays en développement ont plafonné les dépenses de vulgarisation agricole et introduit des dispositifs à base de redevances80.

Pour résumer les défis auxquels la vulgarisation agricole est confrontée, Picciotto et Anderson ont insisté sur les contraintes administratives générées par la gestion de systèmes de grande taille, en sus des limites budgétaires mentionnées ci-dessus. Ils ajoutent que:

… la perception du potentiel et des contraintes de l'agriculture a évolué. Dans de nombreux cas, la diffusion de paquetages uniformes d'intrants et de pratiques n'a plus de sens, si tant est qu'elle en ait jamais eu… Ce qu'il faut de plus en plus, c'est une approche apte à générer des solutions personnalisées, respectueuses de l'environnement, basées sur la participation des agriculteurs
… la généralisation de l'éducation et des moyens modernes de communication, ainsi que la poussée de l'agriculture commerciale, ont créé des opportunités d'alliances entre les secteurs public, privé et bénévole. L'ouverture et la libéralisation des marchés agricoles apportent aux agriculteurs des connaissances, des compétences et l'accès à l'industrie agro-alimentaire privée sans la participation d'intermédiaires du secteur public. Dans les pays davantage ou moins développés, on assiste à la multiplication d'approches de vulgarisation sous pilotage des agriculteurs, tandis que des associations de producteurs, des coopératives et des organismes d'auto-assistance contribuent fort bien à la diffusion des technologies modernes.
Selon Tendler (199781), les contrats informels de performance passés entre les agriculteurs brésiliens et les agents de vulgarisation ont renforcé l'engagement de ces derniers, amélioré la personnalisation des conseils et augmenté la productivité. En Indonésie, les programmes de protection intégrée et les écoles paysannes de terrain de la FAO montrent l'intérêt de transformer les agriculteurs en agents de vulgarisation et les agents de vulgarisation en agriculteurs82

À cette liste, il faut ajouter le fait préoccupant que la pauvreté rurale constitue toujours un phénomène généralisé dans les pays en développement et qu'il est besoin d'élaborer - ou de soutenir et de renforcer, quand elles existent déjà – des modalités efficaces de vulgarisation agricole pour toucher les agriculteurs pauvres.

Rivera renchérit: «Il faudra des systèmes de vulgarisation diversifiés pour répondre à des besoins disparates» et les nouvelles démarches de vulgarisation «devront mieux s'ajuster à leurs objectifs, à leurs cibles, et aux besoins [de leurs clients].»83

8.3.7 Commerce des technologies agricoles

L'importation d'intrants et de biens d'équipement (semences, produits chimiques agricoles et machines) constitue l'une des principales méthodes de transfert des technologies agricoles. Compte tenu de la rapide évolution de ces technologies, les pays en développement ne pourront que tirer profit de l'importation de technologies développées ailleurs, parfois adaptées, parfois utilisées en l'état. En contrepartie de ces avantages, certains auteurs s'inquiètent de la qualité des semences et des produits chimiques importés, et du manque d'informations adéquates à la disposition des agriculteurs en ce domaine. Deux approches opposées s'affrontent pour résoudre ce problème: i) limiter les importations jusqu'à ce que les produits concernés soient testés et ii) autoriser les importations, mais diffuser les résultats des essais, sous forme d'informations aux acheteurs, à mesure de leur publication. En général, dans ce dernier cas, tous les produits ne sont pas testés - parfois les essais ne portent que sur une faible proportion - et l'attente des résultats peut retarder l'adoption des produits par les agriculteurs pendant de longues périodes, parfois plusieurs années.

Cependant, limiter les importations jusqu'à ce que les produits aient pu être testés risque de ralentir sérieusement le rythme du progrès technique de l'agriculture du pays. Les dangers de l'approche restrictive ont été clairement énoncés par David Gisselquist et Jean Marie Grether:

L'agriculture est devenue un domaine à haute technologie, qui connaît des avancées rapides en matière de génétique des cultures et du bétail, de lutte contre les ravageurs, de conduite de l'élevage, de machinisme agricole… Le problème de l'accès aux technologies étrangères est particulièrement important parce que, comme dans les autres domaines de pointe, la technologie agricole est maintenant internationale. Les pays dominants empruntent en permanence à la recherche d'autres nations pour aller de l'avant… Quelle que soit leur source, la plupart des nouvelles technologies parviennent aux agriculteurs par le biais des intrants commercialisés… Le retard de nombreux pays en développement provient en partie des barrières qu'ils dressent à l'introduction de technologies agricoles privées.
L'accès aux nouvelles technologies peut se faire soit par plusieurs filières, avec des réglementations centrées sur les externalités [négatives], soit par une filière unique avec des réglementations basées sur les tests de performances… Dans les pays industrialisés (et dans certains pays en développement), les gouvernements ont mis en place des régimes libéraux pour le commerce intérieur et extérieur des intrants, ce qui permet d'introduire de nouvelles technologies par plusieurs filières… Les gouvernements régulent les intrants pour limiter leurs externalités (par exemple, en refusant d'approuver les pesticides dangereux), mais sinon ils permettent aux sociétés de commercialiser de nouvelles technologies en se fiant à l'interaction entre agriculteurs et sociétés sur les marchés pour choisir les plus efficaces… Cette approche libérale du transfert de technologies convient bien à l'agriculture, un secteur où les conditions locales jouent un rôle crucial dans l'impact des nouvelles technologies…
À l'opposé de ces régimes pro-marchés fréquents dans les pays industrialisés, de nombreux pays en développement et en transition limitent strictement l'accès des nouvelles technologies agricoles sur le marché. Les restrictions sont plus fréquentes et plus problématiques pour les semences, mais elles peuvent également porter sur les machines, les engrais, les pesticides à faible risque, les mélanges d'aliments du bétail, etc. De nombreux pays en développement utilisent des listes positives d'intrants autorisées, même lorsque les externalités ne sont pas réellement préoccupantes. Ainsi, de nombreux pays intègrent dans leur liste les variétés végétales autorisées, et certains répertorient les modèles de machines, les formules d'engrais et les mélanges alimentaires pour bétail agréés sur la base de tests de performances officiels… Des listes positives sont beaucoup plus restrictives que des listes négatives, car ces dernières autorisent tout ce qui n'y figure pas.
Les aspects sanitaires ou environnementaux de la plupart des intrants peuvent être traités au moyen de listes négatives. Par exemple, au lieu d'approuver chaque mélange alimentaire, les gouvernements peuvent simplement interdire ou limiter leurs ingrédients potentiellement dangereux. Bien qu'il existe partout des listes positives pour les pesticides et les médicaments vétérinaires, les conditions d'enregistrement des nouveaux produits diffèrent selon les pays… À cause de réglementations et de politiques qui rendent difficiles la pénétration et l'activité des entreprises, de nombreux pays en développement bloquent de fait quasiment tout transfert de technologies privées en matière de semences et d'autres catégories d'intrants agricoles de première importance…
Le système à filière unique restreint considérablement le flux des nouvelles technologies. Dans de nombreux pays en développement l'ayant mis en œuvre, les agriculteurs disposent en moyenne d'à peine une variété nouvelle de semences par an pour chaque culture principale, alors que ceux des pays à plusieurs filières ont accès à des douzaines de nouvelles variétés chaque année pour une seule culture ou un seul légume, majeur ou mineur. Même lorsque les sociétés privées peuvent fonctionner, les coûts de réglementation limitent le transfert des technologies privées. Ces coûts sont particulièrement gênants sur les petits marchés - petits pays ou cultures mineures - car les entreprises peuvent estimer qu'il ne vaut pas la peine d'enregistrer une nouvelle technologie, et empêcher ainsi les agriculteurs d'y accéder84.

Ces auteurs concluent que, en moyenne, les risques de l'approche restrictive du commerce des technologies sont plus importants que ceux de l'approche libérale. Lorsque cette dernière est adoptée, il est possible d'en atténuer certains risques en accélérant un programme de tests aux fins d'information, et non de contrôle. Il n'est pas indispensable que ces essais soient menés par les pouvoirs publics eux-mêmes, bien qu'en principe le gouvernement prend en charge les coûts. Les universités et les organisations de producteurs disposent souvent des moyens d'effectuer les essais et d'en diffuser les résultats.

61 FAO et Banque mondiale, Agricultural Knowledge and Information Systems for Rural Development (AKIS/RD), Strategic Vision and Guiding Principles, FAO, Rome, 2000, pages 7–8.

62 William M. Rivera, Agricultural and Rural Extension Worldwide: Options for Institutional Reform in Developing Countries, texte (première rédaction) préparé pour le Service de la vulgarisation, de l'éducation et de la communication, FAO, Rome, Octobre 2001, p. 9.

63 John Farrington, The changing public role in agricultural extension, Food Policy, vol. 20, № 6, décembre 1995, p. 537.

64 Umali-Deininger, 1997, pages 206–207.

65 W. M. Rivera, 2001, p. 1.

66 Gilberto Gálvez, Miguel Colindres, Tulio Mariano González et Juan Carlos Castaldi, Honduras: Caracterización de los Productores de Granos Básicos, Secretaría de Recursos Naturales, Honduras, novembre 1990.

67 S'agissant des coopératives du secteur de la réforme, la taille des exploitations a été définie en divisant la superficie totale de la coopérative par le nombre de ses membres.

68 K. Amanor et J. Farrington, ONG and Agricultural Technology Development, dans Agricultural Extension: Worldwide Institutional Evolution and Forces for Change, éd. par William Rivera et Dan Gustafson, Elsevier, New York, 1991.

69 C. H. Antholt, 1998, p. 356.

70 D. L. Purcell et J. R. Anderson, 1997, p. 5.

71 C. H. Antholt, 1997, p. 357.

72 R. Picciotto et R. J. Anderson, 1997, p. 252.

73 M. Kalim Qamar, Effective Information Systems for Technology Transfer: Challenges of Transformation for Conventional Agricultural Extension Services, dans Agricultural Research and Extension Interface in Asia, Organisation asiatique de productivité (OAP), Tokyo, Japon, 1999, p. 52.

74 J. M. Due, N. Mollel et V. Malone, Does the T&V System Reach Female-Headed Families? Some Evidence from Tanzania, Agricultural Administration and Extension, vol. 26, 1987, page 209 et suivantes.

75 B. E. Swanson, B. J. Farmer et R. Bahal, The Current Status of Extension Worldwide, dans Report of the Global Consultation on Agricultural Extension, FAO, Rome, 1990.

76 SEAGA Macro Manual, FAO, Rome, projet, juillet 2001, module 12.

77 Ibid.

78 M. K. Qamar, The HIV/AIDS epidemic: an unusual challenge to agricultural extension services in sub-Saharan Africa, The Journal of Agricultural Education and Extension, volume 8, №1, décembre 2001 (des extraits choisis en pages 2–5 sont cités dans le restant de cette section).

79 D. Umali-Deininger, 1997, pages 204 et 206 [souligné par nous].

80 Groupe de Neuchâtel, Common Framework on Agricultural Extension, Paris 1999, textes choisis des pages 7–9. Le Groupe de Neuchâtel, formé des représentants de huit agences bilatérales de coopération économique et de cinq agences internationales, a été créé pour élaborer une démarche commune de vulgarisation agricole en Afrique sub-saharienne.

81 Judith Tendler, Good Government in the Tropics, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1997.

82 R. Picciotto et J. R. Anderson (1997), pages 254–255 [souligné par nous].

83 W. M. Rivera, 2001, pages 11 et 12 [souligné par l'auteur].

84 David Gisselquist et Jean-Marie Grether, An Argument for Deregulating the Transfer of Agricultural Technologies to Developing Countries, The World Bank Economic Review, vol. 14, № 1, janvier 2000, extraits des pages 112–117.


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