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Une analyse éthique des pêches


Raisonnement éthique

Les questions relatives au secteur des pêches qui sont résumées au deuxième chapitre indiquent que le monde se trouve confronté à une série de problèmes complexes qui appellent d'urgence des options et des décisions, dont les impératifs moraux doivent être attentivement examinés dans le cadre d'une approche éthique des pêches. Les considérations morales font partie d'un ensemble de considérations à prendre en compte pour parvenir à des solutions, mais les solutions morales sont d'une nature différente de celles qui ne reposent que sur une optique purement bioécologique, économique et technologique; en effet:

La prise de décisions responsable sur le plan éthique requiert l'utilisation des meilleures connaissances disponibles et une prise de conscience des incertitudes et des risques. Les incertitudes et les risques sont des problèmes intersectoriels concernant aussi bien le bien-être de l'être humain que la protection de l'écosystème. Ils impliquent des incertitudes dans nos connaissances, nécessitant un examen plus approfondi. Ils concernent aussi la variabilité inhérente du système à l'étude qui peut se caractériser par des comportements chaotiques ou des situations d'équilibre multiples toujours difficiles à prévoir. Dans les deux cas, un programme éthique doit être adopté pour gérer ces incertitudes et le risque (FAO/OMS, 2003).

Dans une approche éthique des pêches, une modification des politiques ou l'introduction d'innovations technologiques ou de nouvelles stratégies de gestion ne seront pas évaluées uniquement du point de vue de l'efficacité avec laquelle ils permettent d'atteindre des objectifs traditionnels. Cette évaluation devra: i) avoir une portée plus large; ii) définir les valeurs et les facteurs moraux en jeu; et iii) établir la procédure nécessaire à un dialogue moral, en complétant l'analyse traditionnelle par des considérations explicites de bien-être, liberté et justice pour l'être humain.

Éthique et économie

Jusqu'à une date récente, les pêches, comme les autres ressources naturelles, étaient analysées avec les outils de l'écologie et de l'économie. Dans ce type d'analyse, les critères de performance sont la conservation ou la préservation des conditions écologiques ainsi que la maximisation de certains intérêts personnels étroitement définis, l'efficacité et la croissance économique. Avec de tels outils analytiques, de nombreux aspects moraux des pêches sont difficiles à évaluer. Ainsi, l'analyse économique n'accorde pas d'importance aux grandes notions éthiques que sont le bien-être, la liberté et la justice. Il en va de même de l'analyse écologique classique, mais toutes deux partent de l'hypothèse qu'à long terme, la rationalité économique et écologique aboutira à une protection sociale optimale. Cependant, toutes deux «omettent» les problèmes transitoires résultant de la mise en oeuvre des changements.

Il serait utile de compléter les analyses traditionnelles par une analyse éthique des répercussions de ces changements. Ces répercussions peuvent concerner, par exemple, les risques pour les ménages en matière d'autosuffisance, de sécurité alimentaire et d'emploi, ainsi que de biens collectifs (soins de santé, écoles, etc.) et d'autres facteurs nécessaires pour assurer une qualité de vie acceptable. Ces aspects et ces avantages sociaux peuvent être mieux analysés lorsqu'ils sont considérés dans le cadre des intérêts moraux fondamentaux qui constituent le bien-être de l'être humain.

L'analyse éthique globale des pêches vise deux objectifs au moins: i) établir sur quels aspects du bien-être de l'être humain centrer l'analyse dans un cadre institutionnel donné et ii) déterminer les facteurs institutionnels qui pourraient empêcher de réaliser le bien-être des populations et des communautés concernées et la protection de leur environnement. L'analyse éthique des pêches doit compléter, intégrer et corriger les analyses économiques dominantes et les politiques en matière de pêche. Dans ce contexte, en s'inspirant de l'approche centrée sur les capacités (Sen, 1985; Nussbaum et Sen, 1993), les principales caractéristiques préliminaires sont les suivantes:

Bien-être de l'être humain et protection de l'écosystème: introduction d'espèces en Papouasie-Nouvelle-Guinée

La Papouasie-Nouvelle-Guinée, pays à faible revenu et à déficit vivrier, est renommée pour sa forêt tropicale et ses ressources aquatiques. Environ 80 pour cent de la population vit des ressources intérieures, y compris des ressources halieutiques. La biodiversité des ressources en eau douce est comparativement faible et de nombreux créneaux restent inexploités. En 1991, le Gouvernement, le Programme des Nations Unies pour le développement et la FAO ont décidé d'exploiter ces créneaux pour accroître la production vivrière. Ils ont introduit 11 nouvelles espèces dans les bassins versants des fleuves Sepik et Ramu. Il a été reconnu d'emblée que ces introductions pourraient avoir une incidence négative sur la biodiversité aquatique locale. Par conséquent, des évaluations d'impacts sur l'environnement ont été effectuées, et un organisme consultatif international a été créé pour surveiller l'application des codes d'usages sur les introductions d'espèces du Conseil international pour l'exploration de la mer (CIEM).

Ce projet a permis d'établir des populations de la plupart des poissons introduits et d'accroître la production et les disponibilités de poissons dans de nombreuses parties des bassins versants. Le manque de connaissances locales relatives à la transformation de certaines de ces nouvelles espèces a entraîné des problèmes qui ont eu des conséquences négatives sur le commerce. Les populations locales ont estimé qu'elles n'avaient pas été suffisamment consultées durant le processus de planification et que la question du transfert de technologies n'avait pas bénéficié de l'attention voulue.

Du point de vue éthique, des populations vulnérables, démunies et mal représentées au niveau politique ont bénéficié d'un apport alimentaire supérieur et de possibilités économiques nouvelles - au prix, toutefois, d'une modification de la biodiversité et de l'écosystème locaux. Bien que les questions d'environnement aient été examinées par un Comité consultatif international et qu'elles aient donné lieu à des évaluations d'impact, la procédure de mise en oeuvre du projet aurait pu être améliorée si l'on avait accru la participation des collectivités locales aux premiers stades de la planification et si l'on avait consulté ces populations sur les aspects sociaux et culturels de la pêche. Le Gouvernement de Papouasie-Nouvelle-Guinée et la FAO préparent actuellement un suivi de ce projet qui permettra d'incorporer les enseignements tirés.

Source: FAO, 1997; Kolkolo, 2003.

Éthique de l'accès limité

Dans le domaine des pêches, un impératif moral fondamental est d'éviter la surexploitation et de garantir la préservation des ressources de manière juste et durable, en améliorant le bien-être des populations. La première partie de ce principe est communément admise. Mais la façon la plus efficace d'atteindre l'équilibre entre les impératifs de durabilité et de justice (équité) et l'objectif d'efficience économique suscite une véritable levée de boucliers. Les débats portent essentiellement sur les façons de limiter l'accès (et d'attribuer les ressources), en mettant notamment l'accent sur la nature des droits, les critères régissant l'attribution, l'impact positif sur la diminution de la capacité de pêche, la création de rente et l'amélioration de la situation économique (des détenteurs de droits d'accès). Les questions éthiques comme le bien-être des populations, la justice sociale (exclusion) et la liberté sont soit traitées de manière superficielle, soit totalement ignorées. La présente section évoque, dans leurs grandes lignes, les implications éthiques de l'accès limité (voir encadrés, p. 20, 22). Le thème de la régulation de l'accès aux ressources halieutiques relève aussi bien de l'éthique que de l'économie et montre bien, comme mentionné plus haut, que la logique éthique est essentiellement globale. En substance, cette logique consiste à privilégier un cadre de référence informationnel élargi, à l'aune duquel il est possible d'évaluer l'effet d'autres systèmes de réglementation sur l'écosystème et sur le bien-être des populations.

Dans le domaine des pêches, la préservation des ressources est un impératif moral décisif

AO/D. BARTLEY

L'accès limité a pour principale justification morale qu'il garantit la préservation et la rationalité économique, tout en améliorant les bénéfices globaux du détenteur de droit et de la société (grâce à l'internalisation des coûts). Il est communément admis que l'attribution de droits à long terme sous forme de droits de pêche renforce les mesures incitatives à l'appui de la responsabilité et de l'efficacité administrative, à court terme et à long terme. Il en ressort que gestion avisée et propriété, droits et responsabilités, conservation et allocation vont de pair dans le cadre d'une politique d'allocation probante (Garcia et Boncoeur, 2004).

Lorsqu'un droit de propriété est établi pour une ressource commune, la principale question éthique porte d'une part sur la façon de décider qui obtient ou non l'accès et, d'autre part, sur la façon de concilier les intérêts relatifs à la liberté d'accès et la justice de restriction grâce à la répartition des bénéfices. Dans ce qu'on appelle la «tradition libertarienne» (Schmidtz, 1990), la propriété et le droit de propriété sont justifiés par le fait que lorsque des particuliers détiennent leurs propres pouvoirs (possession), ils sont en droit d'échanger ces pouvoirs sur le marché, en les faisant valoir et en récoltant les bénéfices susceptibles de découler de cette mise en valeur. Ainsi, comme énoncé dans le «théorème de Coase», la possession de ressources, associée à un système d'échange efficace et à un mécanisme de résolution des conflits accessible financièrement, devrait permettre un résultat économique optimal (Coase, 1960).

Efficience par opposition à justice sociale: l'expérience de l'Islande

Jusqu'en 1976, les ressources halieutiques islandaises étaient principalement exploitées dans le cadre de pêches internationales à accès libre. L'extension de la juridiction de l'Islande à 200 milles excluait les flottilles étrangères de la zone économique exclusive (ZEE). Des symptômes de surexploitation, de surcapitalisation et de surpêche se manifestaient, malgré les efforts déployés pour imposer des totaux autorisés des captures et des contingents (sur le hareng) depuis la fi n des années 60.

À de rares exceptions près, les contingents individuels transférables étaient alloués sur la base des performances passées et des prises effectuées lors des trois années précédant l'introduction des contingents (1984). À compter de 1990, un système uniformisé de contingents individuels transférables dans la quasi-totalité des pêches a été progressivement superposé au système de gestion visant la protection des juvéniles (au moyen de restrictions concernant les engins de pêche, la zone et la taille des prises), encore largement en vigueur.

Du point de vue de la théorie économique, la principale raison d'être des contingents individuels transférables est que la création de propriété privée au moyen de droits d'exploitation génère une efficience, même si cette affirmation a été remise en question pour des raisons macroéconomiques de nature plus générale. Cependant, plusieurs questions ont été soulevées concernant la répartition des richesses, notamment:

  • l'impartialité des allocations décidées en étroite collaboration par le gouvernement, le propriétaires du navire et les pêcheurs, mais qui risquent d'exclure d'autres groupes sociaux ayant des intérêts dans le système, comme les travailleurs du secteur de la pêche et d'autres personnes de la communauté tributaires de la pêche;

  • le bien-fondé des conséquences socioéconomiques pour les communautés, car la transmissibilité des contingents à ceux qui sont les plus à même de pouvoir en assumer les coûts a perturbé les communautés de pêcheurs, en affaiblissant leurs moyens d'existence et en forçant certaines personnes à quitter la communauté;

  • l'exclusion des groupes sociaux dont les moyens de subsistance sont tributaires de la pêche, en particulier les petits propriétaires de navire qui ne satisfont pas les critères d'allocation, ainsi que d'autres groupes communautaires extérieurs au secteur de la pêche qui n'étaient pas concernés par l'allocation initiale;

  • le partage de la rente;

  • l'impact sur la main-d'oeuvre du secteur de la pêche, par exemple sur les bateaux subissant les effets des réductions de contingents ou sur les équipages «contraints» par les propriétaires de navire à partager les coûts associés aux contingents.

Source: FAO, 2001c.

Cependant, la position libertarienne ne tient aucun compte du fait que l'exercice constructif des pouvoirs individuels se fait dans le cadre d'un contexte social, comme les communautés traditionnelles de pêcheurs, caractérisé par un réseau complexe d'efforts humains multiples. Toute politique d'allocation axée sur des pouvoirs détenus individuellement risque de se solder par des injustices au niveau des communautés de pêcheurs. En effet, le théorème de Coase souligne que le droit de propriété ne garantit pas l'équité, en reconnaissant qu'il ne traite pas de la dimension morale de la répartition des bénéfices sociaux et du bien-être des populations.

Il existe plusieurs façons bien spécifiques de limiter l'accès, des quotas individuels transférables aux droits communautaires. Dans certaines conditions, des groupes sociétaux peuvent récolter des bénéfices démesurés, alors que d'autres se retrouvent dans un état de pénurie extrême (exclusion) et de dénuement. Cette disparité n'est créée ni par la surexploitation ni par le manque de ressources matérielles, mais résulte d'un cadre institutionnel conçu par l'être humain, dont les effets sont inéquitables. Les enjeux sont les suivants: i) délégation de droits publics (droits souverains) dans les ZEE; ii) existence éventuelle de droits traditionnels (non officiels) établis au cours d'années, voire de décennies d'utilisation (usufruit); iii) structure sociale et système régissant les pouvoirs au sein desquels l'allocation traditionnelle et la nouvelle allocation sont établies; et iv) existence, ou absence, de consensus concernant ces allocations.

Dans le domaine des pêches, l'une des formes de droits de propriété qui fait couler le plus d'encre et qui fait l'objet du plus grand nombre d'analyses est celle des contingents individuels transférables. Du point de vue éthique, les systèmes de contingents individuels transférables peuvent être conçus et mis en oeuvre de plusieurs façons, et il est possible de recourir à différentes options pour les adapter aux ressources, aux conditions et au contexte socioéconomique. Du point de vue théorique, les arrangements les plus valables ou les plus efficaces relatifs aux droits de propriété (soit ceux qui permettent une productivité économique maximale à long terme) seraient ceux qui engendrent un minimum de contraintes en ce qui concerne le fonctionnement des marchés. Cependant, il peut être indispensable de veiller aux besoins de groupes particulièrement défavorisés ou vulnérables ou d'atteindre des objectifs sociaux ou démographiques spécifiques, de nature morale. Pour ce faire, il conviendrait de prôner une efficience économique moindre et non «maximale», notamment en: i) limitant les transferts de droits de propriété, afin de réglementer la concentration des droits relatifs aux contingents; ii) en autorisant la location (mais non la vente) du droit d'usage, afin d'éviter le déplacement de groupes défavorisés; et iii) en limitant les droits de propriété accordés aux étrangers.

Toute analyse éthique doit tenir compte des effets de la restriction de l'accès non seulement sur les particuliers, mais également sur les communautés régionales et sur la société dans son ensemble. Lors de l'élaboration d'arrangements institutionnels visant à limiter l'accès dans un secteur, il convient de tenir compte des différences entre les pêches et les communautés de pêcheurs, en s'assurant que la concurrence inévitable est équitable.

Efficience par opposition à coûts sociaux et équité: l'expérience de la Tasmanie

Au milieu des années 80, la Tasmanie (Australie) était confrontée au problème de la surpêche. Un nouveau mécanisme de gestion reposant sur des droits d'accès et sur l'allocation de parts de capture totale autorisée de captures a été progressivement mis en place. Ce mécanisme a été élargi, de façon à porter successivement sur la pêche aux ormeaux, à la langouste, au crabe géant du Japon et au chinchard. Des allocations individuelles ont été accordées aux participants actifs. Les critères d'allocation variaient selon le type de pêche, mais l'objectif de cette politique était de limiter les prises, de garantir un accès équitable aux pêcheurs en activité et de renforcer les capacités à planifier des intervenants du secteur. Ce mécanisme a permis de récolter des bénéfices considérables, notamment en ce qui concerne: i) le renforcement du contrôle et de la flexibilité des activités; ii) l'augmentation des taux de capture de la pêche de loisir; et iii) l'amélioration de la préservation, grâce à un plus grand respect de capture totale autorisée.

Les communautés locales de pêcheurs avaient fait état de leurs inquiétudes, qu'elles ont continué à exprimer au cours des 20 années suivantes, notamment concernant le déclin du recrutement d'équipages locaux et la concentration des bénéfices tirés des pêches. Cette dernière préoccupation a surtout été exprimée par les défenseurs des allocations égales. D'autres ont soutenu que le volume des allocations initiales devrait être calculé en fonction des prises antérieures réalisées par les pêcheurs.

Le nouveau mécanisme a généré des coûts sociaux les années suivant directement les modifications. Certains pêcheurs ont cessé leurs activités. Selon eux, ils ont été contraints à cet abandon lorsque leurs droits sont devenus non rentables, en raison de la diminution des contingents associée à la réduction des captures totales autorisées, indispensable à la préservation de la ressource. Cette situation a suscité des désaccords au sein du secteur et des communautés concernées.

Vingt ans plus tard, les revenus remarquablement élevés des détenteurs de contingents qui subsistent (fruit du succès du nouveau mécanisme de gestion) et l'absence d'obligation pour le secteur de payer des rentes sur les ressources continuent d'être remis en question.

Source: FAO, 2001d.

En ce qui concerne l'accès au capital, par exemple, les pêches industrielles ont accès à des crédits institutionnels à faibles taux d'intérêt et à des prêts garantis à l'appui du développement, alors que les pêcheurs pratiquant la pêche artisanale n'ont accès qu'à des crédits non institutionnalisés, accordés par des intermédiaires ou des membres de la famille et ce, à des taux d'intérêt nettement supérieurs. En conséquence, le soutien institutionnel est biaisé en faveur des pêcheurs pratiquant la pêche industrielle.

Pour justifier cet état des choses, on invoque une plus grande efficacité des pêches industrielles, dont la contribution à la croissance économique est supérieure, ce qui permet de réaliser des économies d'échelle lors de la fourniture d'infrastructures. Cette définition restrictive de l'efficience est un critère nécessaire, mais non suffisant, pour définir une politique. La justice (équité) est également un élément clé de la durabilité, et l'autodétermination est l'une des façons de la garantir. Les encadrés qui accompagnent ce débat fournissent des exemples d'antagonisme entre efficience, coûts sociaux et justice.

Éthique, institutions et décisions

L'un des principaux défis de la gestion moderne des pêches est de garantir que les nouveaux mécanismes institutionnels et les dispositions prises afin d'appliquer le Code de conduite pour une pêche responsable n'aggravent pas les inégalités et les déséquilibres existants ou n'en créent pas de nouveaux susceptibles de compromettre les moyens d'existence des segments vulnérables du secteur ou de la société. À mesure que le processus de transition vers une pêche responsable progresse, et alors que les solutions de remplacement sont rares, l'injustice des conséquences éventuelles sur la société est un sujet toujours plus vif de préoccupation. Ces conséquences peuvent être le résultat de l'apparition de nouvelles institutions dans une sphère caractérisée par des déséquilibres (par exemple, en ce qui concerne l'accès au marché et au capital) et par de grandes disparités (par exemple entre les types et la taille des pêches et des communautés de pêcheurs). Les résultats du processus de transformation dépendent de l'environnement institutionnel. Des personnes peuvent se retrouver démunies du fait de nouvelles institutions (par exemple, droits, procédures, politiques, etc.) conçues par d'autres personnes, et non en raison de limitations liées à la nature, de normes informelles inadaptées ou de pratiques sociales profondément ancrées.

En conséquence, dans le cadre d'une analyse éthique, il est indispensable d'évaluer, lors du processus d'élaboration et d'application de nouveaux instruments, d'organisations, de systèmes de droits, etc., dans quelle mesure certaines personnes ou certains groupes sociaux sont susceptibles de se retrouver en proie à une domination injuste ou à une discrimination excessive. Il convient de définir une procédure décisionnelle raisonnable, suffisamment solide pour déterminer comment tenir compte des intérêts antagonistes (Rawls, 1951). Une telle analyse éthique pourrait être rationalisée en ayant recours à une matrice éthique (Mepham, 2000) (voir tableau, p. 26).

Éthique et interconnexions

Les impacts transfrontières et d'autres interconnexions, notamment lorsqu'elles ne sont pas évidentes, peuvent poser des problèmes d'éthique. Par exemple, les navires de pêche industrielle qui font face à une pénurie de ressources peuvent empiéter progressivement sur des zones côtières précédemment exploitées par des pêcheurs traditionnels ou réservées à ces pêcheurs. Ce faisant, non seulement ils détournent des ressources, mais ils endommagent des habitats productifs, détruisent des engins de pêche et provoquent des accidents. Tout cela peut représenter une charge économique supplémentaire pour des communautés démunies (pour remplacer les engins), sans compter des pertes éventuelles de moyens de subsistance et l'augmentation sensible du risque d'accidents mortels. Qui plus est, les entreprises de pêche à grande échelle peuvent faire monter les prix des intrants de pêche, et leurs débarquements massifs peuvent déprimer les cours du poisson. Ce scénario peut accroître les bénéfices des fournisseurs d'intrants et faire baisser les prix à la consommation. Toutefois, il peut aussi accroître les coûts assumés par les pêcheurs à petite échelle et diminuer leur revenu, ce qui les rend moins compétitifs et risque de marginaliser ou d'obliger à se déplacer les moins performants d'entre eux.

Matrice éthique pour l'analyse éthique des pêches[9]

Objet

Objectifs liés à:

Bien-être

Liberté (autonomie)

Justice

L'écosystème

Intégrité de l'écosystème; protection de l'habitat et de la biodiversité

Maintenance de la capacité de transformation; capacité de résistance

Gestion avisée et intérêts représentés par des institutions conçues par l'être humain

Stocks halieutiques

Préservation des stocks et du matériel génétique; bien-être animal

Absence d'obstacles à la migration

Bonnes conditions de reproduction

Pêches

Viabilité économique; développement durable; sécurité à bord

Liberté conditionnelle d'agir; identité culturelle

Équité intersectorielle (en ce qui concerne les taxes et la législation); accès aux tribunaux

Pêcheurs et leurs communautés

Revenus et conditions de travail adéquats; éradication de la pauvreté; diversité culturelle

Liberté de changer ou non; responsabilisation

Traitement équitable au niveau du commerce et de la législation; accès équitable aux ressources; compensation

Autres intervenants

Effets externes liés à la pêche nuls ou minimes

Liberté de concurrence

Partage équitable des ressources; résolution des litiges

Consommateurs

Denrées alimentaires sûres, nutritives et abordables; efficience sociétale

Disponibilité de choix (par exemple étiquetage)

Accès équitable à la nourriture; absence d'obstacle au commerce; équité intersectorielle

Politiciens

Disponibilté d'options de substitution

Capacité à décider; libre participation aux débats publics

Transparence; obligations redditionnelles; responsabilité; contrôle public

Industrialisation et mondialisation peuvent soulever des questions d'éthique dans le domaine des pêches

FAO/21887/G. BIZZARRI

Il existe d'importantes différences dans la façon dont les facteurs économiques, commerciaux, sociaux et politiques interagissent selon les pays et les régions et à l'échelle mondiale et ces interactions peuvent avoir des conséquences désastreuses. Ainsi, les technologies de pêche modernes, la mondialisation des échanges, l'urbanisation et l'industrialisation des pêches ont abouti à un transfert de pouvoir et d'influence des petites entreprises de pêche à la pêche à grande échelle et des pêcheurs aux détaillants (Friis, 1996). Ce transfert de pouvoir s'est accompagné d'une surutilisation générale des ressources et d'une extension du syndrome de surcapacité du monde développé au monde en développement. Si les conséquences en sont parfois positives dans l'un comme dans l'autre, dans les communautés rurales d'artisans pêcheurs, l'impact est souvent très négatif. Les causes de la surexploitation locale et des difficultés économiques et sociales pourraient donc résider en dehors des communautés de pêche, à savoir dans la structure nationale et internationale du pouvoir, d'où la nécessité de renforcer les mécanismes qui permettent d'équilibrer les intérêts et de résoudre les différends aux niveaux local et mondial.

Une analyse éthique des pêches doit poser de manière explicite la question de savoir si un processus de marginalisation peut être facilité, voire impulsé, par l'environnement. Les environnements hostiles se caractérisent souvent par des politiques nationales défavorables au développement côtier, des marchés financiers faussés ou des réglementations ou pratiques commerciales internationales déloyales. Il s'agira, par exemple, de déterminer si le marché est faussé, notamment les marchés financiers se caractérisant par un accès inégal aux crédits et aux subventions, ou si des emplois de substitution ont été prévus pour les pêcheurs déplacés.

L'aggravation de la concurrence et la marginalisation peuvent résulter de la mondialisation et du progrès technique, de même que de changements dans: i) la structure des échanges; ii) les institutions (droits de pêche); iii) les conditions d'accès aux ressources financières; etc. Parce qu'elles sont souvent moins organisées, moins influentes sur le plan politique, moins visibles, moins souples économiquement et plus dispersées ou isolées géographiquement, les pêches artisanales ont de plus en plus de mal à résister à la concurrence des pêches à grande échelle. C'est pourquoi les organisations non gouvernementales (ONG) ont choisi d'accorder la priorité au renforcement de la représentation et de la cohésion du sous-secteur des pêches artisanales en encourageant les débats publics et une participation plus active à la prise de décisions.

Information, dialogue et éthique au niveau de l'élaboration des politiques

Certains font valoir que, s'il existe des différences dans l'accès aux biens (publics) et aux services de base du fait d'inégalités systématiques dans la distribution des biens d'équipement ou dans l'accès au marché, il convient de prêter une attention particulière aux revendications des plus démunis (Dasgupta, 2001; Rawls, 1971). Trouver une politique appropriée à cet égard est un défi. La sensibilisation du public, sa participation et la négociation sont au coeur du problème de l'équité. La large diffusion d'informations de qualité et dans un dialogue efficace consitue une partie de la solution.

Une information libre et de qualité devrait être ouvertement communiquée aux parties prenantes (y compris au grand public), afin de renforcer leur contribution et de favoriser la responsabilisation. En matière de gestion des pêches, cela permettrait aux autorités d'adopter des politiques plus complètes et des mesures plus fiables. L'importance du partage de l'information et d'un mécanisme de prise de décisions transparent, de même que la nécessité de moyens de communication libres et indépendants, ne sauraient être surestimées. Une analyse éthique des pêches exige une base d'informations plus large, notamment en ce qui concerne les aspects sociaux et écologiques, que l'analyse économique traditionnelle. Les problèmes que cela pose, du fait du manque d'informations et des incertitudes et risques qui en découlent, sont analogues à ceux étudiés à propos de la transition d'une approche traditionnelle à une approche écosystémique des pêches (FAO, 2003a; FAO, 2003b). Dans les deux cas, selon le niveau de risques, il convient d'adopter une approche de précaution.

Des informations de qualité, facilement accessibles, et des concertations effectives contribuent à garantir l'équité

FAO/15110/L. CALLERHOLM

Le processus d'élaboration des politiques doit absolument intéresser un débat libre et ouvert, si l'on veut que les politiques et pratiques soient acceptées par les populations concernées. Un débat public libre de toute domination (Habermas, 1990) suppose que, sans fraude ni tromperie, les populations concernées:

Quand ces conditions de base sont remplies, les participants peuvent examiner d'un regard critique les politiques en place et distinguer celles qui servent des intérêts égoïstes ou étroits des politiques orientées sur l'intérêt général. Il importe qu'il existe des enceintes publiques où la population puisse formuler ses préoccupations, directement ou par le biais d'ONG ou de médias, puisque les conclusions des dialogues, étant publiques, auraient plus de chances d'être appliquées. En fait, les mécanismes décisionnels existants devraient être analysés de manière critique dans une perspective procédurale: seraient-ils acceptés si les populations concernées en débattaient librement?


[9] Cette matrice reprend les composantes du secteur des pêches (lignes) et les trois principes de base de l’éthique (colonnes). Le contenu des cellules, qui n’est indiqué ici qu’à titre provisoire, devrait être

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