Forum global sur la sécurité alimentaire et la nutrition (Forum FSN)

Xavier Reboud

France

Point de vue sur les besoins et les perspectives offertes d’une approche agroécologique de l’agriculture dans les territoires.

Auteur principal : Xavier Reboud (INRA Dijon/Paris), avec les contributions, remarques et relecture de Michel Duru (INRA Toulouse), Françoise Juille (INRA Paris) et Antoine Gardarin (AgroParisTech / INRA Grignon)

NB : Le plan de cette contribution suit l’ordre des questions proposées pour la consultation FAO préfigurant la production du document sur la sécurité alimentaire par le HLPE (High Level Panel of Experts).

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  1. Dans quelle mesure les approches agro-écologiques et autres approches, pratiques et technologies innovantes peuvent-elles améliorer l'efficacité des ressources, réduire au minimum l'empreinte écologique, renforcer la résilience, garantir l'équité et la responsabilité sociales et créer des emplois décents, en particulier pour les jeunes, dans les systèmes agricoles et alimentaires?

Point 1 _ Telle qu’elle est posée, la question nécessite une clarification ; elle distingue les approches agroécologiques d’autres approches, pratiques et technologies qualifiées d’innovantes sans plus les définir. On peut penser qu’il s’agit d’autres moteurs majeurs à même d’induire des changements profonds de l’agriculture. Ceux auxquels on peut penser concernent la transition numérique de l’agriculture, la place de la robotique ainsi que l’essor du biocontrôle. Il parait pertinent de s’interroger sur la capacité de ces différentes voies d’innovation de faciliter ou renforcer les pratiques agroécologiques ou bien, à l’opposé d’infléchir les trajectoires vers d’autres ambitions plus ou moins orthogonales aux pratiques que l’on considérera comme agroécologiques, et plus généralement comme susceptibles d’ouvrir sur une durabilité accrue selon ses trois piliers économiques, environnementaux et sociaux.

A titre d’exemple, le suivi individuel des animaux d’élevage avec des sondes ou de l’analyse d’images automatisée permet à présent de repérer les animaux dont le comportement est atypique ou la température corporelle en dehors de la plage considérée comme normale. Il est alors assez facile d’imaginer que la détection de ces animaux donne lieu à une action dédiée spéciale telle que conduire à leur isolement du reste du troupeau et faciliter le travail de diagnostic laissé à la discrétion de l’éleveur. Si c’est le choix fait, on considèrera qu’il s’agit là d’une action plutôt vertueuse permise par la technologie car mettant l’accent sur la prévention et basée sur le respect de la différentiation des animaux sur leur biologie. On peut toutefois aussi imaginer que l’identification des animaux atypiques conduise à ajouter de manière quasi automatique des médicaments dans leur complément alimentaire, et ceci éventuellement sans le recours à une validation par l’éleveur. On voit alors que la technologie favorise l’automatisation d’une action d’observation faite initialement par l’éleveur. En lui faisant gagner du temps, elle contribue à rendre aussi possible des élevages de plus grande taille et conduits de manière plus industrielle. Avec cet exemple, on illustre le fait que la technologie est et doit rester un moyen et non une finalité. Développer une approche agroécologique relève, elle, d’une finalité puisqu’elle conduit à placer l’ambition de durabilité accrue au cœur des décisions à travers la réalisation des processus biologiques qui sous-tendent la réinitialisation des ressources mobilisées[1], avec en corollaire la mise en avant des processus écologiques en lieu d’un recours aux intrants et un accent mis sur l’efficience, la sobriété, la valorisation des sous-produits, le recyclage.

Par définition, une approche écologique construite autour de la vision que l’agriculture repose sur le fonctionnement d’un (agro)écosystème dont garantir l’avenir dans le temps pilote les choix et incite à améliorer l’efficacité d’utilisation à la fois, de ressources (i) non renouvelables (pétrole, terre…) dont l’usage sera dès lors volontairement limité et (ii) renouvelables (eau, air…) pour lesquelles c’est le maintien de la qualité qui est en jeu. Deux fondements devront dès lors être conjointement respectés : 1- ce qui relève de l’économie circulaire (échanges, recyclage, efficience) et 2- ce qui relève de l’aggradation des agroécosystèmes pour fournir des services écosystémiques « intrants » couvrant la disponibilité de l’eau, la fixation d’azote, l’accumulation de matière organique dans les sols et la régulation naturelle des principaux ravageurs ou maladies côté animal. Le respect de ces deux fondements fournit quelques clés évidentes pour décider mais aussi évaluer la performance. Cela conduira dans tous les cas à donner du poids à la sobriété (limitation volontaire a priori) et élaborer des indicateurs de performance basés sur l’efficience (limitation constatée a posteriori). Il est raisonnable de penser que cela passe par une règlementation ou des incitations qui disqualifient les conditions propices à induire des pollutions. Cette attente peut aussi conduire à réévaluer l’importance des productions animales dans la valorisation des terres et dans notre alimentation[2]. Car les systèmes en polyculture élevage présentent en effet souvent des profils d’efficience enviables. L’hyper spécialisation des exploitations et des territoires est de ce point de vue ambigüe : d’un côté, elle peut permettre de financer des actions et infrastructures dédiées à couvrir les besoins de recyclage mieux que ne le feront des situations de moindre structuration ; comme elle peut limiter la valorisation des coproduits que recherche l’économie circulaire. Sauf à intégrer des échanges entre exploitations ou entre zones excédentaires et déficitaires, L’hyper spécialisation des exploitations et des territoires peut rendre la valorisation des rejets et des pollutions directement issues de la concentration beaucoup plus problématique (à l’instar des algues vertes sur le littoral breton et plus généralement des rejets de méthane et de CO2 par les stations d’épuration rattachées à de fortes densités de population humaine). Fàce aux implications potentiellement néfastes de l’hyperspécialisation, la diversification des rotations, des cultures et des exploitations paraitra généralement préférable et plus à même d’absorber les impondérables (fluctuations du marché, calamités agricoles). C’est le côté ‘bon marché ‘ du pétrole qui conduit à privilégier les systèmes ayant recours à un usage massif d’intrants (fertilisation chimique et pesticides en découlent assez directement). A plus large échelle, un pétrole à prix très abordable exacerbe les effets de concurrence à large échelle en rendant négligeable le transport ; cela permet le dumping entre états et tire vers l’adoption du moins disant. De manière consubstantielle, éviter le dumping conduit à donner de la valeur au respect de l’équité, de la responsabilité sociale, de l’emploi[3].

Il parait possible de renforcer la résilience à travers des systèmes diversifiés (diversité des productions, des modes de gestion des bioagresseurs etc). Le renforcement des coordinations entre acteurs des territoires et les approches agroécologiques rendant les agriculteurs moins dépendants des fluctuations des prix du marché (prix des intrants, prix de vente des céréales…) fiabiliseront cette résilience renforcée. En retour, il pourra en résulter une meilleure stabilité des résultats des exploitations face à des fluctuations économiques dans une boucle vertueuse, la résilience renforçant la résilience. Face aux aléas climatiques, les systèmes basés sur les principes de l’agroécologie ne semblent pas bénéficier d’une résilience intrinsèque améliorée (ni dégradée) en terme de performances productives, dans l’état actuel des connaissances, mais leur sobriété en utilisation d’intrants permet un maintien des résultats économiques. De plus un nombre plus élevé de cultures et d’ateliers animaux peut contribuer à un meilleur étalement du risque. À l’opposé, l’utilisation de technologies innovantes, nécessitant des investissements importants, est susceptible de fragiliser la santé économique des exploitations. Cela peut rendre pertinent d’envisager leur acquisition partagée quand cela s’y prête et certaines subventions pourraient alors être plus efficaces si elles sont fléchées sur l’acquisition partagée d’un équipement.

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  1. Quelles sont les controverses et incertitudes liées aux technologies et pratiques innovantes? Quels sont les risques associés ? Quels sont les obstacles à l'adoption de l'agroécologie et d'autres approches, technologies et pratiques innovantes et comment les aborder? Quels sont leurs impacts sur la sécurité alimentaire et la nutrition dans leurs quatre dimensions (disponibilité, accès, utilisation et stabilité), ainsi que sur la santé humaine et le bien-être, et sur l'environnement?

Point 2_ Deux grands changements en cours touchent le secteur agricole : la transition numérique et l’adoption de la robotique. Tous deux sont mobilisés sous le vocable d’agriculture ‘de précision’. Plusieurs pays du Nord de l’Europe mettent fortement l’accent sur la capacité de ces changements à apporter les améliorations souhaitées. De fait, ce que recouvre l’agriculture de précision peut appuyer une démarche vertueuse vers une meilleure efficience des usages, vers un pilotage rationnel fait en connaissance de risques qui seront mieux anticipés et qualifiés. Pour dépasser ce stade de simple rationalisation du recours aux intrants, la transition numérique et la robotique devront aussi autoriser le pilotage des pratiques selon la trajectoire constatée des processus biologiques en cours (libération de l’azote, élaboration du rendement, intensité des régulations, etc.) et conduire à la possibilité d’un ajustement de la couverture des besoins constatés et projetés par la trajectoire en cours  et non pas sur des images instantanées ou de projections a priori. Ainsi, décider de l’objectif de rendement dans la fertilisation en amont de la saison culturale alors que ce n’est pas la seule variable entrant dans le résultat parait de plus en plus une aberration que l’adoption de pratiques agro écologiques assistées par le numérique permettre de révolutionner. Il s’agit ainsi de reconcevoir de novo des systèmes (systèmes de culture, de production, des territoires) qui soutiennent leur propre fertilité et une régulation des bioagresseurs. Si tel est le cas, ces secteurs innovants viendront bien appuyer les démarches agroécologiques et seront donc alignés sur cette ambition qui valorise les flux et repose sur la réalisation des dynamiques des processus biologiques support. Dans le cas contraire, ces innovations peuvent toujours conduire à des gains de productivité ; mais en poussant vers une prise en compte incomplète de critères au-delà des effets économiques de court terme, elles risquent de se traduire par plus d’industrialisation et plus d’asservissement des hommes. L’avantage des approches agroécologiques sur d’autres découle assez largement de la prise en compte des externalités directes et différées concomitantes des décisions prises.

On peut dire que l’on est à la croisée des chemins puisque la transition numérique de l’agriculture aura de toute façon lieu qu’elle induise ou pas des démarches plus agroécologiques. Les ambitions défendues par les Pays du Nord centrée sur une agriculture de précision ‘technologie centrée’ paraissent pour ce que l’on en voit un peu étriquées car, par exemple en deçà des attentes et projections d’une réponse aux changements climatiques par une adaptation à large échelle de l’agriculture. Pour orienter la finalité permise par ces révolutions, le poids des politiques semble primordial. Une attention toute particulière serait à porter sur les obstacles réglementaires, ce qui est perçu comme la norme, la dépendance au chemin, etc. Ces éléments font l’objet de l’intérêt marqué des scientifiques travaillant les verrouillages sociotechniques.

Par ailleurs, un autre ‘chambardement’ touchant l’avenir des agricultures partout dans le monde, réside dans le constat d’un déséquilibre croissant entre ville et campagne en termes d’investissements et de trajectoire démographique conduisant à amplifier le solde positif de l’un tout en vidant l’autre. Cette tendance de fond génère des situations de non-retour en fermant des options reposant sur la disponibilité d’une main d’œuvre qui ne sera plus mobilisable. Cette tendance à une proportion toujours croissante d’urbains devient directement responsable d’une situation pernicieuse bâtie sur la seule demande d’une productivité du travail du secteur agricole toujours plus grande négligeant la qualité de vie et la viabilité à moyen terme de l’environnement[4]. Ainsi, le non-respect de la dimension sociale de la durabilité a des incidences assez directes sur le pilier environnemental. D’autres critères que la seule taille sont à optimiser comme la proportion des productions secondaires valorisées, la capacité de résistance à des perturbations exogènes, la sécurisation des marchés de proximité à même de renforcer la cohérence territoriale, etc. Nombre de ces éléments seraient aisément objectivables pour être intégrés au bilan de ce que recouvrirait une définition renouvelée de la « performance ». La mise en place de règlementations qui assureraient une rémunération supérieure aux premiers kilos et quintaux produits aurait aussi la vertu d’appuyer les choix de diversification.

Ainsi, les obstacles à l’adoption de l’agroécologie sont largement construits i) autour d’une valeur attribuée au pétrole excessivement basse ce qui rend les intrants très bons marché et autorise une compétition mondiale par les pays moins-disants exacerbée, ii) autour d’une incapacité à reconnaitre et affecter une valeur aux choses que l’on sait mal mesurer à l’instar de la perte de biodiversité, à l’accroissement du déséquilibre ville-campagne, à la non prise en compte des coûts cachés sur la santé des travailleurs, de l’environnement et in fine des consommateurs découlant directement des choix retenus (cf. la dominance du dogme visant à considérer les pesticides comme des intrants normaux au même titre que la fertilisation et non pas comme des médicaments venant corriger une situation anormale sur la base de la reconnaissance par un diagnostic (traduit en ordonnance) du caractère ‘malade’).

L’agroécologie privilégiera par principe les actions préventives sur les actions curatives, ces dernières étant utilisées en dernier recours. Pour autant, il manque encore des références venant démontrer et qualifier les effets positifs comme négatifs des actions préventives. A titre d’illustration, les BSV (Bulletins de Santé du Végétal) publiés de manière hebdomadaire en France, font une analyse de risque essentiellement bâtie autour des prévisions météorologiques. Si le climat a des effets majeurs et reconnus sur le déclenchement des épidémies, ne presque jamais mentionner aucune action préventive dans la modulation du risque d’atteinte à la santé des cultures s’apparente à ne pas leur reconnaitre d’effet ou d’importance significative. Ceci serait assez facile à changer.

Enfin, l’agroécologie profitant pleinement des interactions biotiques pour apporter les régulations nécessaires et couvrir la production des services, il faut réaliser un changement de paradigme majeur : demain l’agriculture ne sera plus bâtie autour de variétés et races élites pour lesquels l’environnement et les modalités de conduite sont ajustés pour permettre la pleine expression de leur potentiel de rendement mais un paradigme bâti sur la complémentarité des meilleures combinaisons (communautés) d’espèces exprimant au mieux la synergie de leur association. La traduction concernera notamment l’utilisation d’associations d’espèces dans chaque parcelle, l’usage de plantes ou d’animaux auxquels on viendra adosser un cortège de microorganismes favorables et à même de stimuler leur santé (à l’instar de semences vendues enrobées par une matrice vivante, par ex.). A une échelle plus large que la parcelle, la diversité des paysages et l’intrication intime des espaces cultivés et (semi-)naturels, est en mesure d’assurer que les régulations naturelles puissent se mettre en place facilement et que la diversité des services écosystémiques soit localement réunie. Lorsque le besoin se fait ressentir l’ajout d’agents de biocontrôle s’avérera aussi pertinent, renforçant la cohérence des dispositifs déployés.

On peut imaginer qu’une économie circulaire maitrisée soit aussi susceptible d’appuyer la démarche.

Ainsi, dans la composante Génotype* Environnement * Conduite dans une optique agroécologique, ce n’est plus le génotype qui est gardé constant et les autres composantes qui s’adaptent à cette seule grandeur mais potentiellement la conduite qui est considérée comme étant constante (par ex. sans pesticide) ou l’environnement (par ex. comme devant être annuellement stockeur de carbone). Les avancées en génomique, l’usage de critère de sélection nouveaux du type ‘aptitude en mélange’, l’exploration des ressources génétiques pour retrouver des capacités d’interaction perdues avec la domestication poussée sur une base génétique étroite vont appuyer cette démarche ou la génétique vient beaucoup plus souvent en appui des autres composantes qu’elle ne le fait actuellement.

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  1. Quels règlements et normes, quels instruments, processus et mécanismes de gouvernance  faut-il mettre en œuvre créer un environnement favorable au développement et à la réalisation de l'agroécologie et d'autres approches, pratiques et technologies innovantes qui améliorent la sécurité alimentaire et la nutrition?   Quelles sont les incidences des règles commerciales et des droits de propriété intellectuelle sur le développement et la mise en œuvre de telles pratiques et technologies?

Point 3_ Une majorité des normes actuelles régissant le commerce des produits agricoles se concentre sur la production et, sur cette dernière, sur les critères économiques et sanitaires. Cela est cohérent et compatible avec l’organisation d’un marché ou les intermédiaires sont beaucoup mieux structurés que les extrêmes de la chaine pourtant les plus nombreux : agriculteurs d’un côté, consommateurs de l’autre. Cette variation de l’effectif le long de la chaine porte parfois le nom de distribution en nœud papillon et elle impacte la chaine de valeur, mettant notamment les producteurs dans une situation de dominé pour fixer les prix.

Sans noircir le tableau, les normes et règlements reflètent sans doute trop peu les effets secondaires différés dans le temps ou l’espace et dilués dans la masse ce qui rend l’attribution d’une part de responsabilité à un secteur particulier hasardeuse ; la contribution à l’émission de GES constitue sans doute un bon exemple en la matière. Ce déficit de traçabilité de l’origine des impacts ne facilite pas la mise en place d’actions incitatives ou coercitives ciblées. Aussi différentes initiatives ont émergées qui visent à rendre plus visible ce qui ne l’est pas comme la mise en place d’un étiquetage nutritionnel, le développement du concept de ‘food miles’ qui traduit la distance parcourue par les composantes d’un produit jusqu’à sa destination, des marchés bâtis sur le principe de marché équitable. Les concepts qui peinent à émerger semblent être ceux pour lesquels le chiffrage est le plus difficile : responsabilité dans l’émission de GES, contribution à la disparition de la biodiversité et des pollinisateurs en particulier. En n’apportant pas l’éclairage sur l’ensemble des coûts, les règlements et normes ont une responsabilité majeure dans le maintien d’une situation de ‘lock in’ en faveur d’une agriculture intensive, vivant à crédit via l’usage massif d’intrants sur des ressources non renouvelables dont le prix ne reflète pas la valeur[5]. Le faible coût du pétrole, et donc du transport, exacerbe la concurrence entre régions et pays, renforçant le besoin de spécialisation pour réaliser des économies d’échelles et d’agglomération, comme autant de freins à une logique d’économie circulaire bâtie sur une cohérence locale, la sobriété, le recyclage, la prise en compte du tissu d’emploi & la mise en avant de la préservation de l’environnement local, voire, le respect de ses traditions et savoirs.

Les réglementations et incitations d’ordre environnemental sont également fortement ciblées sur le secteur de la production agricole, pris en étau entre le secteur amont (par exemple sélection variétale, production d’intrants, équipement) et le secteur aval comprenant notamment la collecte et la transformation. Les verrouillages sociotechniques dans ces filières ont été bien décrits et ne permettent pas aux innovations agroécologiques de prendre leur essor au sein de systèmes organisés autour d’un régime sociotechnique actuellement prédominant. Aussi, les démarches et réglementations soutenant l’agroécologie sont amenées à s’exercer sur une ensemble plus large d’acteurs afin de pousser à leur coordination, facilitant par là même les possibilités de sortie des modèles sociotechniques qui n’intègrent pas un bénéfice optimal et partagé sur l’ensemble des acteurs. Comme le font les principes d’internalisation obligatoire des externalités (marché des droits à polluer, système des certificats d’économie de produits phytosanitaires (CEPP) etc.) les socio-systèmes les plus intégrés vont privilégier les démarches agroécologiques ou à même de renforcer toute composante de la durabilité.

Des changements ont lieu et la prise de conscience s’étend. On peut donc faire quelques projections qui ne seront bientôt plus des utopies : a) faire toutes les projections de règlementation avec une hypothèse d’un pétrole à un cours de 3 à 5 fois supérieur à la valeur actuelle qui bloque actuellement certaines décisions vertueuses. b) Proposer une règlementation bâtie sur le principe que les premiers kilos, quintaux des productions animales et végétales réalisées par les exploitations bénéficient d’un prix d’achat supérieur aux suivants afin de permettre la mise en place effective de la diversification ; c) taxer les pesticides et redistribuer la taxe en fonction des pratiques mises en place pour diminuer la dépendance ; d) instaurer des CEPP généralisés pour amener l’amont et l’aval de l’agriculture européenne (voire mondiale) à se mobiliser pour appuyer les démarches que l’on attend des agriculteurs sans pour autant les charger; e) revisiter les critères de sélection des races et variétés à l’aune d’un apport sub-optimal de ressources et en donnant beaucoup de poids à la résilience, robustesse et résistance face aux maladies et aux aléas. Il s’agira de se projeter résolument dans la mise en pratique du paradigme de la recherche de la meilleure complémentarité entre organismes. On pourra déployer une logique de maximisation des interactions biologiques positives à attendre d’un usage en association généralisée[6] ; f) intégrer dans la performance des exploitations utilisée pour leur imposition une prise en compte effective[7] de la couverture des services écosystémiques en distinguant les services à l’agriculture (maintien de l’outil de production sensu lato, c’est à dire englobant l’environnement de l’exploitation) et à la société (entretien de la qualité des compartiments air, sol, eau auxquels on serait tenté de rajouter paysage et biodiversité en responsabilité partagée avec les gestionnaires des espaces naturels) ; g) monter des contractualisations pluriannuelles entre les agriculteurs et les territoires qui les hébergent, l’ambition du cahier des charges étant proportionnel à l’aide apportée ou à la proportion de la récolte que la collectivité s’engage à acheter. Cela peut conduire à accélérer la refonte des labels et appellations dans cette optique de soutenir le développement de l’agroécologie (cette dernière bâtie sur des processus et non sur des caractéristiques de ce qui est produit[8] ayant peu de chance de bénéficier d’un label propre bien défini surtout si on vise une adoption généralisée et non une position de niche distincte). Idéalement, de nouvelles combinaisons, races ou variétés se verraient associées à des modalités de conduite durable[9] dont elles seraient alors l’étendard visible pour les consommateurs ?

Un point de vigilance concernant ces propositions pour créer un environnement favorable à l’agroécologie sera d’éviter un cadre de contraintes ou d’indicateurs figés car susceptibles de conduire à de nouveaux verrouillages (Cf. exemple avec les nouvelles technologies) Bien au contraire, dans un contexte où les connaissances sur l’agroécologie ne sont pas stabilisées et susceptibles d’évolutions profondes, il s’agira de permettre aux acteurs de continuer à explorer des voies nouvelles et innovantes, de s’adapter à un environnement changeant, de continuer à prendre en compte de nouveaux enjeux et les nouvelles demandes de la société.

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  1. Comment évaluer et suivre les impacts potentiels de l'agroécologie et d'autres approches, pratiques et technologies innovantes, que ceux-ci soient positifs ou négatifs, sur la sécurité alimentaire et la nutrition? Quels critères, indicateurs, statistiques et mesures faut-il appliquer?

Point 4_ Cette dernière salve de questions aborde la difficile question des métriques pertinentes. Et ces dernières peuvent servir deux publics distincts : l’agriculteur qui cherche comment piloter son élevage ou ses cultures et le décideur de politiques publiques, lorsque ces dernières concernent l’agriculture au sens le plus large, c’est-à-dire englobant l’ensemble de la population occupant un territoire, les acteurs de filières jusqu’au marché entre pays. Elles couvrent les questions majeures de démographie, d’approvisionnement, de nutrition et de santé, d’environnement, de durabilité des choix, notamment vis-à-vis des changements climatiques.

 

Vers une qualification des performances élargies de durabilité mobilisant des indicateurs de moyens et de résultats issus de la fonctionnalité effective des processus biologiques dans l’agroécosystème

L’axe central sur lequel s’appuie l’agroécologie dans les pays du Sud comme du Nord est de tirer profit de processus biologiques en lieu et place d’une utilisation massive d’intrants. Ainsi, si on veut rendre justice à la gradation des systèmes agricoles déployés dans cette optique, il faut que les évaluations traduisent la réalité du fonctionnement des processus dynamiques sous-jacents. Par exemple, plutôt que de mesurer la teneur en matière organique (MO) d’un sol, il s’avérera préférable de rendre compte i) de la synchronisation de la minéralisation de cette même MO avec les besoins du couvert végétal, ce qui pourra guider le timing, la forme et la quantité des apports exogènes, & ii) du delta d’accroissement de la teneur dans des horizons superficiels et profonds pour mieux suivre la contribution d’une portion de territoire à la réduction des GES. Il s’agira donc là d’indicateurs de processus ou de leur résultat et on peut facilement imaginer que l’octroi d’aides incitatives se fasse alors sur le score réalisé sur ces mesures. Pour soutenir le processus de changement, une part de la R&D d’appui aux pratiques agricoles devra entrer en résonnance avec les politiques publiques déployées.

Comme mentionné dans les réponses apportées en section 1 et 2, il est prévisible que les avancées technologiques soient mobilisées par les agriculteurs, puisqu’elles leur sont d’ores et déjà proposées par secteur amont. Des équipements ou des services associés sont en mesure d’apporter les caractérisations nécessaires du fonctionnement et des hétérogénéités de l’environnement local. Déjà, des applications basées sur l’imagerie ou des prises de mesure en direct sont déployées pour permettre des ajustements fins, gage d’économie. Elles sont toutefois à même d’appuyer les démarches agroécologiques comme de les en éloigner et il y a donc lieu que les critères retenus aident sans ambiguïté à faire la distinction. Il y a là un enjeu de tout premier ordre sur lequel missionner les organismes de recherche scientifique. Des critères encore à construire devront rendre compte des deltas de gains selon les trois piliers de la durabilité. Ils seront donc multiples et pour certains d’eux complexes et indirects à l’instar de ceux qui devront rendre compte de la pénibilité du travail, des débits de chantiers mais aussi d’impact sur la taille des exploitations ou leur degré de spécialisation. Des valeurs relevant de la sobriété, de la complémentarité, du taux de recyclage, de la valeur support de l’activité biologique, de la proximité de l’effet pour éviter d’entretenir des déséquilibres à des échelles très larges (tels que des flux de phosphore à l’échelle mondiale), seraient notamment à développer. C’est sans doute le ‘grain’ auquel le critère s’appliquera qui fera souvent la distinction entre un usage à destination des agriculteurs et un autre à l’usage des politiques.

Ainsi pour se projeter sur la durée, les critères, normes et statistiques devront rendre compte de la réalité du fonctionnement de l’agroécosystème au moins au même niveau que de sa performance de production. En effet, pour fonctionner et générer un bilan de biomasse exportable sous forme de grain, de fibre ou de protéine animale, un agroécosystème doit bénéficier d’un ‘carburant’ interne. Si dans une agriculture intensive en intrants, ce sont précisément les intrants qui alimentent le système pour lui permettre de produire ce qu’il exporte, dans les systèmes agroécologiques, c’est la biomasse produite et disponible qui est en partie mise à profit pour assurer le fonctionnement et générer une fraction exportable. Ainsi, l’agroécologie étant bâtie sur des processus biologiques, les métriques à inventer i) rendront compte de la dynamique des processus et non de leur état, ii) elles évalueront les flux et l’efficience, pas la quantité absolue produite ; iii) elles intègreront la dépendance au transport (à travers la distance d’origine ?), le degré de dépendance à des ressources externes non renouvelables iv) la performance de capture et de transformation de l’énergie solaire en biomasse localement disponible[10].

 

Vers de nouveaux indicateurs adaptés aux différents changements du paradigme que l’agroécologie demande et mieux à même de ^prendre en compte des effets différés et délocalisés

Pour poursuivre l’investigation des faiblesses de ce champ de l’évaluation des systèmes de production, il est par ailleurs difficilement concevable du fait de leur interconnexion intime dans les territoires que les santés des hommes, des animaux, des plantes et de l’environnement ne soient pas plus systématiquement évaluées conjointement. Les anglo-saxons ont justement développés le concept de ‘one health’ pour rendre visible et explicite la nécessité de ce couplage. De fait, on ne peut concevoir de produire une alimentation saine dans un environnement qui ne le serait pas ; les métaux lourds ou les résidus de pesticides contaminent durablement certaines matrices ainsi que les produits qui en sont issus. Ainsi, des systèmes agricoles vertueux améliorent la santé dans plusieurs de ces domaines (sol, plante, homme) ou réduisent le besoin en intrants de synthèse pour assurer la santé des plantes et des animaux. Pour couvrir ce besoin de caractérisation des flux de contaminants, on peut penser qu’un usage décuplé de traceurs du type composition isotopique, pourraient s’avérer utile. Les macroorganismes animaux pourraient aussi être équipés pour rendre compte de la manière dont ils occupent et perçoivent les changements de l’environnement. Aussi le champ émergent du ‘biologging’[11][12], pourrait-il être intelligemment décliné et déployé par certains scientifiques dans l’optique de mieux caractériser le bon fonctionnement de l’agroécosystème. A titre d’illustration, une capacité à suivre la macrofaune du sol informerait sans doute sur l’évolution de son état en cours de saison ainsi que sur l’amplitude de calamités l’affectant.

Le concept de ‘one health’ met l’accent sur les similitudes entre l’homme les animaux, les végétaux et l’environnement. Repris à l’échelle de la gestion de la santé des plantes pour développer cet exemple particulièrement en phase avec les préoccupations agroécologiques, il conduit à changer notre regard et perception de la place qu’y occupent les pesticides. Les pesticides d’usage agricole sont actuellement considérés comme des intrants au même titre que la fertilisation là ou en médecine humaine ou vétérinaire leur équivalent ayant une action de contrôle des populations pathogènes ou corrigeant les symptômes délétères sont décrits comme étant des médicaments. Leur usage répond à des situations bien caractérisées où l’organisme (homme, animal mais donc aussi plante et environnement) est considéré comme malade et donc dans un état logiquement perçu comme anormal. L’usage des pesticides ne constitue ainsi pas une norme que l’on doit appliquer à la majorité des situations mais une exception bâtie sur un diagnostic et une ordonnance pour un usage en dernier recours. Adopter cette posture fera beaucoup évoluer la manière de produire et de consommer et conduira à une adoption facilitée de l’agroécologie. Le développement de solutions de biocontrôle est aussi susceptible d’y pourvoir. Enfin trouver comment offrir le gite et le couvert aux auxiliaires semble le moyen le plus sobre et vertueux de protéger les cultures.

Enfin, nombreux envisagent l’agroécologie dans une vision élargie au système alimentaire (i.e. ‘food system’) et donc dans une articulation explicite de l’ensemble des productions animales et végétales au système alimentaire, parfois jusqu’au recyclage. Sous cet angle, d’autres échelles et d’autres descripteurs sont mobilisés[13] dont ceux qui touchent à l’efficience, à la limitation des pertes et gaspillages, au bouclage des cycles géochimiques, à un moindre recours aux médicaments (dont antibiotiques), aux pollutions de l’air, de l’eau ou du sol ainsi qu’à la disparition de la biodiversité et la perte de terre ; tous relèvent potentiellement d’assez près aux principes et préoccupations agroécologiques. Pour ceux-là, les questions toucheront la part de responsabilité de l’agriculture ainsi que les possibilités de compensation apportées par les espaces non agricoles (incluant les villes). Nous avons ici souligné plus particulièrement trois points : i) les relations entre ville et campagne notamment en lien avec les tendances démographiques, ii) la contribution de l’agriculture à l’atténuation des conséquences du changement climatique et enfin iii) le lien à l’alimentation et la nutrition à travers l’impact des modes de production sur les caractéristiques qualitatives des produits alimentaires dont leur teneur en antioxydants dont l’alimentation humaine semble globalement déficitaire.


[1] D’autres courant de l’agriculture se sont construits en revendiquant tout ou partie de cette finalité à l’instar de l’agriculture de conservation (des sols). Cela peut conduire à réaliser une distinction entre ce que certains considère comme relevant d’une durabilité jugée ‘weak’ ou ‘strong sustainability’.

[2] On peut imaginer qu’un critère tel que teqCO2/kg de protéines soit à mettre en balance avec les services que peut rendre l’élevage (dont la séquestration du Carbone ce qui suppose des prairies, ou le gain d’autonomie dans la fertilisation des parcelles)

[3] Voir de Schuter et d’autres références qui attribuent à l’alimentation une valeur de bien commun, pour cette partie ?

[4] La dépendance aux herbicides est très liée à la recherche de débits de chantiers importants, ce que des approches par désherbage mécanique mobilisant le travail du sol permettent plus difficilement.

[5] On sait que la contrepartie de ce biais de minimisation des coûts de production direct et indirect est de permettre l’accès à l’alimentation au plus grand nombre. En France, la part de l’alimentation dans le budget des ménages est passée de plus de 50% vers 1955 à moins d’un tiers en 2007. Cette contrepartie met bien en évidence que c’est le choix d’un système global dépassant largement la seule agriculture.

[6] La maximisation de l’interaction entre plusieurs organismes et donc en lien avec leur environnement immédiat peut nécessiter de donner beaucoup de poids aux combinaisons locales, aux semences et races locales. Ce qui devient ‘élite’ ce n’est plus un organisme mais la maximisation de la synergie observée entre organismes qui se côtoient et génèrent une valorisation s’étendant bien au-delà de la seule symbiose.

[7] Donnant droit à une aide dans une obligation de moyen ou de résultat, à instruire.

[8] L’agriculture biologique est susceptible de mobiliser des démarches agroécologiques pour couvrir les attentes de son cahier des charges.

[9] Un blé dédié à un usage en mélange avec des légumineuses, une race animale uniquement élevée à l’herbe, une variété à germination très vigoureuse réservée à un usage en semi direct dans un couvert, des plantes de services proposées dans les catalogues, une variété de poire issue d’un verger sans pesticide ni souffre ni cuivre, etc.

[10] La performance de capture et de valorisation des seules énergies gratuites et inépuisables : l’énergie solaire et le vent, conduisent notamment à réfléchir au moyen de capter plus de lumière à travers la superposition de plusieurs strates (agroforesterie), à tendre vers des systèmes où le sol est toujours couvert notamment pendant l’interculture (cultures pérennes enherbées, semi direct sous couvert, etc.). Il faut reconnaitre que pour le moment, l’agroécologie n’a pas encore trouvé comment transformer le vent en biomasse.

[11] Ropert-Coudert, Y., Beaulieu, M., Hanuise, N., & Kato, A. (2009). Diving into the world of biologging. Endangered Species Research, 10, 21-27.

[12] Rutz, C., & Hays, G. C. (2009). New frontiers in biologging science. eLetters, Biology letters, rsbl.royalsocietypublishing.org, 289-292.

[13] Voir notamment Chevassus-au-Louis, B., Salles, J. M., & Pujol, J. L. (2009). Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes ; contribution à la décision publique. Centre d'analyse stratégique. La documentation française, 376 pages.