Avis du Conseil Général de l’Alimentation, de l’Agriculture et des Espaces Ruraux (CGAAER / High Council for Food, Agriculture and Rural Spaces)[1]
1. Le champ de l’étude et la prise en compte des acquis internationaux
Le Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), dans sa 40ème session, a rappelé le rôle important et multidimensionnel de l’eau pour la sécurité alimentaire et demandé au HLPE une étude sur cette problématique en lui demandant de centrer ses analyses sur :
• la question de l’eau en tant que ressource des productions agricole et agro-alimentaire,
• la question de la durabilité des systèmes productifs,
• les recommandations pour améliorer les politiques de l’eau et de la sécurité alimentaire ainsi que les coordinations entre secteurs et acteurs à tous les niveaux et dans une perspective de long terme.
Cette triple orientation est bienvenue. Elle correspond d’ailleurs à ce qui avait été retenu pour la réflexion internationale conduite sur cette problématique à l’occasion du 6ème Forum mondial de l’eau. L’étude pourra donc s’appuyer sur les travaux conduits à cette occasion tout en approfondissant certaines questions afin d’aboutir à des recommandations aussi utiles que possible.
La France, en tant que co-organisateur du 6ème Forum mondial de l’eau (Marseille, février 2012), a apporté une contribution importante à la réflexion internationale de ces dernières années. Elle a en effet :
• mis en place un groupe « eau et sécurité alimentaire » au sein du Partenariat français pour l’eau
(PFE), et documenté 40 exemples de solutions dont 3/4 hors de France,
• élaboré et publié le rapport « l’Eau et la sécurité alimentaire dans le contexte du changement global : défis et solutions. Contribution au débat international » (CGAAER, février 2012) http://agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/Eau_et_securite_alimentaire_VA)
• organisé un panel de haut niveau sur ce thème lors du Forum mondial de Marseille,
• organisé en février 2013 à Montpellier avec le Maroc et de nombreuses institutions compétentes de la Méditerranée le séminaire d’experts sur l’eau et la sécurité alimentaire en Méditerranée (« SESAME »),
• élaboré des notes de synthèse politique sur la problématique de l’eau et de la sécurité alimentaire (note PFE, note SESAME sur la Méditerranée, note pour le panel du 6ème mondial de l’eau).
Le rapport du CGAAER et les policy brief du Panel et du séminaire SESAME sont disponibles en versions française et anglaise.
http://www.agropolis.fr/pdf/actu/2013-communique-de-presse-sesame-mars.pdf
http://www.agropolis.org/pdf/news/2014-sesame-synthesis.pdf
Ces travaux ont conduit à mettre l’accent sur :
• La nécessité de bien prendre en compte les problèmes spécifiques des « zones sèches » (arides et semi-arides) où la conjugaison de plusieurs problèmes - pénuries d’eau et importations alimentaires fortement croissantes du fait notamment d’une croissance démographique double à celle dans le reste du monde, mise en danger de nombreux systèmes productifs, forte vulnérabilité au changement climatique, coûts devenant insoutenable dans plusieurs pays des subventions à la consommation des produits de base alimentaires et énergétiques – conduit à des risques systémiques croissants et graves d’insécurité alimentaire locale, régionale et globale.
• Les multiples problèmes de non durabilité à prendre en considération
• La nécessité de porter une grande attention à la question de l’agriculture pluviale et pas seulement irriguée.
• L’importance décisive de la « petite agriculture » pour la bonne gestion de l’eau agricole afin d’améliorer la sécurité alimentaire. L’accent a été porté notamment sur la question des droits d’accès à l’eau agricole, des modes de gouvernance permettant d’assurer une gestion durable et équitable de la ressource et du renforcement des capacités (formation, associations d’irrigants).
• Le rôle possible de l’agriculture pour la production de services environnementaux fondamentaux et donc comme élément de solution aux problèmes de l’eau.
• La nécessité de mobiliser tous les leviers (offre et demande, gouvernance territoriale…) pour renforcer la productivité, la durabilité et la résilience des systèmes et mieux satisfaire les 4 dimensions de la sécurité alimentaire. Mieux gérer l’eau, en pluvial comme en irrigué, ne signifie pas seulement produire plus et accroître la disponibilité . Il s’agit aussi fondamentalement de :
- pouvoir accroître les revenus des producteurs vulnérables et des communautés rurales
afin d’améliorer l’accès à l’alimentation.
- renforcer la stabilité en réduisant la vulnérabilité des systèmes et sociétés aux risques (sécheresses, inondations, pénuries d’eau et alimentaires). L’importance du stockage comme « outil de gestion des risques » devrait notamment être considérée.
• L’importance fondamentale de la gouvernance territoriale et de pouvoir agir à plusieurs échelles de territoire emboîtées.
• La triple nécessité :
- d’un changement de paradigme dans nos visions et nos politiques
- de réussir une nouvelle alliance entre la productivité et les écosystèmes (question fondamentale de l’intensification écologique et de la durabilité) notamment par la promotion d’agricultures durables (agricultures à double ou triple performance) et par la gouvernance territoriale de l’eau ;
- de nouvelles prises de conscience par la société des interdépendances croissantes entre amont et aval, entre villes et campagnes et entre pays riches et pauvres en eau, et donc aussi du nécessaire renforcement des solidarités.
Ceci nous conduit à formuler les 9 remarques suivantes sur l’orientation proposée pour l’étude.
2. Les différences de situations régionales sur l’eau et la sécurité alimentaire, la nécessité d’une prise en compte spécifique du problème des zones sèches
L’orientation proposée pour l’étude ne fait aucune mention de la nécessité d’une prise en compte spécifique de la problématique des « zones sèches », tout en faisant référence au problème de la raréfaction des ressources en eau.
Il nous paraît pourtant indispensable que l’étude mette bien en évidence la différence de situations entre les grandes régions mondiales, notamment entre les régions qui disposent d’une ressource en eau abondante et encore relativement peu mobilisée (c’est le cas par exemple en France, y compris en France méditerranéenne, comme dans une grande partie de l’Afrique sub-saharienne) et les régions en pénurie structurelle croissante.
L’étude devrait s’attacher ainsi à mettre en exergue :
• les ressources disponibles et les tendances observées dans les différentes grandes régions mondiales en distinguant le cas des zones sèches,
• la montée observée et annoncée des problèmes de pénuries d’eau en tenant compte des projections démographiques et des impacts possibles du changement climatique,
• l’importance de la ressource disponible et non mobilisée dans les pays à ressources abondantes.
L’étude pourrait être l’occasion d’interroger la pertinence pour la sécurité alimentaire des 3 seuils de Falkenmark (tension, pauvreté et pénurie en eau).
3. Les problèmes de non durabilité à prendre en considération
La demande du CSA fait mention de la question de la durabilité des systèmes irrigués, de salinisation de la terre et de la dégradation de la qualité des eaux souterraines. L’orientation proposée pour l’étude du HLPE fait seulement mention du problème de qualité de l’eau.
Nos analyses nous conduisent de notre côté à souligner l’importance décisive des problèmes de :
• surexploitation de nombreux aquifères. La part d’eau prélevée que l’on peut qualifier de « non durable » car correspondant à une surexploitation des nappes renouvelables ou/et à l’exploitation des nappes fossiles est très importante dans nombre de pays (elle peut représenter plus 30% du total des prélèvements en eau), ce qui conduit à des rabattements continus de nombreuses nappes, à des pertes d’investissements et de productions, à une croissance des inégalités sociales et des risques d’instabilités et de migrations. L’étude devrait s’attacher à en montrer l’importance croissante et à interroger les évolutions nécessaires de politiques pour assurer une sécurité hydrique et alimentaire à long terme dans ces régions critiques.
• érosion hydrique, mauvaise conservation des eaux et des sols, dégradation et perte de vitalité des sols, pauvreté rurale dans les zones marginales et envasement très rapide des retenues des barrages. L’eau est un facteur fondamental de la production en pluvial comme en irrigué et les problèmes de non durabilité des systèmes nécessitent d’être appréhendés de l’amont à l’aval et dans leur interdépendance. Dans de nombreux pays pauvres en eau, la priorité de politique a été portée depuis 50 ans sur le seul développement des grands périmètres irrigués sans se préoccuper suffisamment de l’amélioration des systèmes pluviaux situés en amont des barrages pour les rendre à la fois plus durables et productifs. L’étude devrait s’attacher à montrer l’importance croissante de ces problèmes de non durabilité et les déséquilibres de développement entre amont et aval ainsi qu’interroger la question des politiques publiques passées et de leur évolution possible pour un développement plus durable, plus inclusif et plus territorialement équilibré.
• perte de terres, et notamment de terres équipées pour l’irrigation du fait de l’artificialisation des sols. Ces pertes sont très importantes (300.000 ha de terres équipées pour l’irrigation ont par exemple été perdus en France en seulement 10 ans) et elles représentent pour une bonne part un véritable gaspillage (car elles sont une conséquence de l’étalement urbain). Elles concernent des terres de très haute qualité et dont la perte doit être compensées par des mises en cultures de terres souvent beaucoup moins productives, avec des impacts importants en termes d’émissions de gaz à effet de serre et de biodiversité. Les gaspillages à considérer ne se limitent donc pas aux gaspillages en eau et en aliments dans toute la chaîne alimentaire. La question du gaspillages de terres, notamment des terres irriguées, devrait donc être intégrée dans l’analyse.
• La question des sécheresses et des inondations.
Il serait par conséquent bon que l’étude permette de mieux faire ressortir :
• l’importance relative et globale des différentes « non durabilités » observées (surexploitation de l’eau, salinisation, érosion, envasement des retenues des barrages, sécheresses et inondations,
pertes de terres par artificialisation des sols, problèmes de qualité d’eau…) sur la montée de l’insécurité alimentaire aux niveaux global, régional, national et local ;
• les tendances constatées,
• le déficit de données et la nécessité d’y remédier,
et d’interroger la capacité collective des acteurs et politiques à apporter des réponses permettant de réduire et de prévenir les déséquilibres, les non durabilités et les risques d’impasses identifiés.
4. Les services environnementaux produits par l’agriculture et la question des paiements pour services environnementaux (PSE)
Les orientations proposées pour l’étude ne font mention ni des services environnementaux que l’agriculture peut produire ni des paiements pour services environnementaux.
Pourtant l’agriculture peut produire d’importants services environnementaux comme :
• la bonne infiltration de l’eau en montagne pour « produire » de l’eau en aval et réduire les risques d’inondations,
• la possibilité de réduire les prélèvements et la consommation d’eau pour libérer de la ressource pour d’autres usages,
• la « production » d’eau potable à un coût réduit pour les collectivités situées en aval.
L’étude pourrait donc gagner à questionner la portée possible de politiques de paiements pour services environnementaux (PSE) pour améliorer la gestion de l’eau et la sécurité alimentaire. La question peut se poser notamment dans des montagnes souffrant de pauvreté rurale et de mauvaise conservation des eaux et des sols ou de déprise, et où des PSE pourraient contribuer à la fois à restaurer les systèmes, réduire la pauvreté rurale, améliorer l’accès à l’alimentation de populations marginalisées, créer des emplois, installer des jeunes producteurs sans terre et maintenir les nécessaires équilibres urbain/rural, tout en produisant des services environnementaux très importants pour l’aval. Des politiques de PSE pourraient aussi donner l’occasion de mobiliser des financements innovants au service de la gestion de l’eau et de la sécurité alimentaire.
Alors que des politiques de transferts monétaires directs aux familles nécessiteuses, accompagnées de conditionnalités sociales (accès des enfants à l’éducation et aux services de santé) se sont mises en place dans plusieurs pays d’Amérique latine avec un certain succès, la question de l’intérêt potentiel de transferts monétaires directs avec conditionnalité environnementales pour la bonne restauration des systèmes dégradés et la bonne conservation de l’eau et des sols, mériterait à notre avis d’être posée, notamment dans les régions soumises à de graves problèmes d’érosion et de désertification.
L’étude pourrait aussi s’intéresser aux impacts possible des politiques de subvention à la consommation des produits énergétiques (gaz, électricité, pétrole) et alimentaires compte tenu de coûts qui deviennent budgétairement insoutenables dans plusieurs pays (ils peuvent dépasser 5% du PIB) et d’externalités sur la ressource en eau qui peuvent être très négatives (encouragement de fait à la surexploitation).
5. La question du changement climatique
La proposition a bien intégré dans sa partie 3 la question du changement climatique et de ses impacts possibles sur la disponibilité en eau, sur le stockage, sur les innovations techniques et institutionnelles pour la conservation et la gestion durable de l’eau et sur la question de la résilience des systèmes. L’accent devrait à notre avis être également porté sur la croissance des besoins en eau de l’agriculture du fait du réchauffement climatique et sur la question de l’extension de l’irrigation comme outil d’adaptation dans des zones d’agriculture pluviale qui vont être touchées par le stress hydrique.
6. Les concepts d’ « efficience », d’ « empreinte eau » et d’ « eau virtuelle » et le triple défi de la « productivité », de la « durabilité » et de l’ « équité »
La proposition met beaucoup l’accent sur les questions ou concepts d’ « efficience », d’« empreinte eau » et d’ « eau virtuelle ».
• S’agissant d’eau virtuelle, l’étude propose à juste titre d’analyser les risques et opportunités associés à l’extension du commerce international et de produire une analyse critique de ce concept. Elle devrait s’attacher à produire également une analyse critique des concepts d’ « efficience » et d’ « empreinte eau », tant des idées reçues et peu fondées sont souvent véhiculées à ce sujet.
• L’eau contrairement à l’énergie fossile est une ressource indestructible et elle ne transporte pas à longue distance. En outre les situations sont considérablement différentes selon les territoires et les « pertes » n’en sont souvent pas. De nombreux cas peuvent montrer par exemple qu’il peut être très coûteux de réduire les prélèvements d’eau (“amélioration de l’efficience”), … mais que cette dépense n’est pas justifiée si l’eau “gaspillée” ne fait défaut à personne, et ne peut être utilisée, par exemple, pour étendre les surfaces irriguées à partir de cette ressource. D’où l’ineptie de mots d’ordre du style : on réduit partout de 25 % les autorisations de prélèvement. Un point intéressant proposé par l’étude est de réfléchir à la question de l’efficience des différents systèmes alimentaires et pas seulement des seuls systèmes agricoles.
• Quant à la notion d’empreinte eau, elle a une valeur évidemment toute relative selon les modes de production et les contextes (cf cas de la production de viande à l’herbe en montagne si on la compare à une production sur système maïs/soja).
Si l’étude met bien en avant la question de l’ « équité », elle ne met pas à notre avis assez en relief la double question de la « productivité » (des terres et de l’eau) et de la « durabilité » (des ressources et des milieux) ; alors que l’atteinte de l’objectif de sécurité alimentaire nécessite fondamentalement des progrès décisifs et conjoints dans ces 3 directions. L’efficience n’est d’ailleurs qu’un moyen parmi beaucoup d’autres d’une plus grande productivité et durabilité ; et il serait bon d’en montrer les limites. Dans certains cas, les gains d’efficience se sont par exemple accompagnés d’une extension des surfaces irriguées ce qui ne pouvait permettre une réduction de la surexploitation.
Les exemples de solution documentés montrent que les outils à mobiliser pour accroître la productivité, la durabilité et l’équité peuvent être très divers et qu’il convient en général de réussir à combiner des actions visant à la fois l’« offre » (stockage y compris stockage dans les nappes, transferts, réutilisations, désalinisation…) et la « demande » (promotion d’agricultures à double ou triple performance /intensification écologique / agro-écologie, gestion des nappes en biens communs, efficience de l’eau d’irrigation, interdiction des extensions, réduction des pertes et gaspillages en aliments, terres et eau,…).
7. La gouvernance de l’eau : allocations, arbitrages, accaparements, acteurs et droits
L’étude se propose d’examiner les impacts de l’accaparement en eau sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle. C’est un point intéressant et encore peu documenté. L’analyse ne devrait pas se limiter aux seuls investissements étrangers à grande échelle mais porter également sur les impacts possibles d’investissements plus locaux et sur la question des politiques publiques qui peuvent parfois les encourager. Certaines oasis traditionnelles qui faisaient vivre des populations nombreuses ont été par exemple totalement dégradées par des accaparements résultant d’investissements plus locaux au profit de systèmes de production plus « modernes » mais à très faible contenu en emplois.
L’analyse des impacts des décisions d’allocation des ressources en eau en priorité sur les villes et les secteurs industriels et énergétiques, en termes d’accès et de qualité de l’eau pour la consommation humaine et pour la production agricole et agro-alimentaire, constitue à notre avis un autre point fort de la proposition. Il conviendrait d’élargir l’analyse à la primauté donnée dans certains pays (c’est le cas par exemple dans plusieurs pays d’Europe) à la demande en eau pour la nature par rapport à la demande agricole.
La question fondamentale des droits, des responsabilités et de la gouvernance locale de l’eau est aussi bien mise en avant. De nombreux exemples alertent sur les risques de remise en cause de droits et leurs conséquences possibles sur la sécurité alimentaire et/ou montrent les bénéfices de gouvernances
locales pour la gestion des biens communs et l’importance de l’intermédiation. L’étude gagnerait à bien mettre en évidence les risques possibles, les conditions de succès et les obstacles à surmonter pour une gestion plus durable, efficace et équitable de la ressource intégrant l’impératif de la sécurité alimentaire.
La question des échelles emboîtées des territoires à considérer gagnerait à être davantage mise en avant et interrogée ainsi que le rôle respectif des acteurs (dont l’Etat et les communautés rurales) pour renforcer la productivité, la durabilité et l’équité, y compris l’équité amont/aval.
8. La nécessité de « changements de paradigmes » à tous les niveaux et la question des politiques publiques
L’étude se propose de réunir l’information disponible sur la manière dont les pays et les régions prennent en compte la gestion de l’eau pour la sécurité alimentaire à travers leurs politiques et institutions. C’est important car on a pu noter le décalage entre l’ampleur des défis à relever et l’insuffisance des réponses actuellement apportées, y compris en Europe.
Les analyses ne devraient cependant pas se limiter aux seules politiques de l’eau et interroger aussi la question du « policy mix ». Le Forum mondial a d’ailleurs insisté dans ses conclusions sur la nécessité d’une plus grande convergence entre, d’une part, les politiques de l’eau et, d’autre part, les politiques de sécurité alimentaire, dont les politiques agricoles et rurales. Et le rapport du CGAAER a proposé 7 grands axes de progrès qui justifieraient de progrès de politiques dans de nombreux domaines.
Les analyses développées pour le Forum de l’eau et à l’occasion du séminaire SESAME ont aussi convergé pour montrer la nécessité de véritables « changements de paradigmes » dans nos visions du progrès, dans l’agriculture, dans la gouvernance des biens communs et dans les politiques. On peut citer par exemple à ce sujet les analyses de l’ICARDA pour le cas des zones sèches. Il pourrait être bon que l’étude HLPE interroge à son tour la nécessité d’un tel changement de paradigme et son contenu multi- dimensionnel possible avec ses répercussions possibles en termes de politiques publiques.
Une des évolutions qui paraît notamment nécessaire est le progrès de la petite agriculture, premier gestionnaire de l’eau agricole, ainsi que la transformation vers des systèmes agricoles à la fois plus productifs et plus « durables », ce qui pose la question du nécessaire renouveau de politiques agricoles . Des politiques qui vont devoir aider l’agriculture familiale à s’engager dans de nouvelles dynamiques entrepreneuriales et territoriales, condition de la bonne gestion de l’eau et de la sécurité alimentaire, et des politiques qui vont devoir mieux prendre en compte la dimension territoriale et la durabilité. De nouvelles visions plus territorialisées et prenant mieux en compte les enjeux emboîtés de l’eau, du climat et de la sécurité alimentaire pourraient gagner à être développées à des échelles pas seulement locales et nationales mais aussi sub-nationales et macro-régionales (bassins, régions…).
9. La structuration et le contenu de l’étude
La partie 1 a pour objectif de donner les grands chiffres intéressant l’eau et la sécurité alimentaire et de faire ressortir les tendances observées. Les 3 sous parties proposées sont : i) l’accès à l’eau potable et à l’assainissement, ii) l’évolution des prélèvements en eau pour l’irrigation et pour les autres usages et les consommations associées, iii) les statistiques sur la qualité de l’eau. Ceci paraît en décalage avec les objectifs de l’étude.
Au delà des chiffres globaux sur les ressources et les utilisations (y compris l’eau verte qui ne doit pas être oubliée), l’accent devrait être mis à notre avis principalement sur les points suivants:
• les différences de situations et les tendances observées dans les grandes régions du monde : ressources conventionnelles potentielles disponibles, part des ressources prélevées, capacité de stockage/écoulements ; répartition pluvial/irrigué, productivité de l’eau (en irrigué et en pluvial) en quantité, revenus et emplois, …
• les impacts régionaux annoncés du changement climatique sur la ressource en eau
• la montée observée et annoncée des pénuries d’eau dans les régions à ressources limitées et à forte croissance démographique
• les chiffres disponibles permettant de montrer les grands problèmes et tendances de non durabilité observés : quantité d’eau non durable prélevée (et part dans le total prélevé), salinisation, pertes de terres par érosion, envasement des retenues des barrages, perte de terres irriguées par artificialisation des sols, impacts des sécheresses et des inondations (coûts humains et économiques, impacts sur la production et sur la sécurité alimentaire), problèmes de qualité.
• la problématique globale des zones sèches face au défi du changement global.
Les 3 parties 2, 3 et 4 pourraient être améliorées sur plusieurs points comme signalé dans les § précédents. Leur structuration pourrait par ailleurs être revue car elle paraît assez confuse. La partie 3 notamment apparaît comme une succession de points dont on ne voit pas la cohérence d’ensemble et la justification.
Devant aboutir à des recommandations de politiques, l’étude pourrait à notre avis gagner à :
• bien mettre en avant les défis à relever aux horizons 2025/2050 en liens avec la gestion de l’eau qui sont à la fois ceux de la productivité (production, revenus, emplois) et de l’équilibre offre/demande, de la durabilité des systèmes et de l’équité.
• questionner la capacité des acteurs et des politiques à relever ces défis
• développer une analyse critique des concepts mis en avant par les uns ou par les autres, et des conditions fondamentales de progrès,
• ouvrir des pistes sur les leviers d’action à mobiliser et sur les évolutions de politiques et d’institutions qui pourraient être proposées pour relever le défi croisé de l’eau et de la sécurité alimentaire.
Comme le 6ème Forum mondial de l’eau a permis de mettre en avant de nombreux exemples de solutions et de problèmes, l’étude pourrait à notre avis gagner à en faire une analyse critique afin de faire ressortir les faiblesses observées et leurs causes, d’apporter un regard critique sur les politiques mises en œuvre en s’appuyant sur des cas très concrets, et d’interroger les leviers d’action et les conditions de généralisation des progrès.
[1] Auteur de l’avis : Guillaume BENOIT, Ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, président du groupe “eau et sécurité alimentaire” du Partenariat français pour l’eau, auteur du rapport Eau et sécurité alimentaire du CGAAER.
High Council for Food, Agriculture and Rural SpacesSophie VILLERS