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Impressions de Sibérie

EERO KALKKINEN

EERO KALKKINEN est Directeur de la Division ECE/FAO du bois, Commission économique pour l'Europe, Genève.

CE QUI FRAPPE TOUT D'ABORD en Sibérie c'est l'immensité. De Moscou aux abords de la Sibérie le voyage est égal à la traversée de l'Europe entière et, pour relier entre eux les grands centres sibériens, les lignes aériennes locales doivent franchir des distances dépassant la traversée de n'importe quel pays d'Europe.

Après les reliefs de l'Oural, on survole un tapis vert continu, parfois traversé par de grands cours d'eau ou parsemé de bourgs et de centres industriels de toutes les dimensions. Malgré une expansion démographique rapide depuis la guerre, la Sibérie reste sans doute une des régions les moins peuplées du monde et il est rare que la monotonie des interminables forêts et collines soit interrompue par un signe de l'occupation humaine. Mais lorsque l'on atterrit à Omsk ou Irkoutsk par exemple, on se trouve soudain dans un monde tout différent. Les villes de Sibérie, dynamiques et qui se développent rapidement, attestent d'un esprit de pionnier analogue à celui qui a conquis au siècle dernier l'ouest de l'Amérique du Nord. Ces villes, dont beaucoup ont été fondées par Pierre le Grand, ont bien sûr des traditions mais ces traditions évoluent rapidement pour s'adapter à la civilisation industrielle moderne. Partout on sent la pulsion du progrès, dans les villes, dans les aéroports, sur la ligne transsibérienne où la circulation ferroviaire est probablement la plus intense du monde, et jusque dans la nature qui elle-même semble consciente de son nouveau rôle. Aujourd'hui le nom de Sibérie est synonyme de développement; les Sibériens sont fiers et relèvent la tête devant les étrangers.

Les habitants de la Sibérie sont en effet un élément privilégié de la population soviétique: les salaires y sont plus élevés que dans le reste de l'Union soviétique, les vacances officielles y sont plus longues. Mais avec le progrès et l'amélioration générale des conditions de vie en Sibérie, les indemnités ne se justifieront sans doute plus longtemps et il deviendra inutile de subventionner l'émigration en provenance des autres régions de l'Union soviétique pour attirer la main-d'œuvre dans cette région dynamique et en essor rapide.

La Sibérie possède des richesses fabuleuses dont une faible partie seulement a été inventoriée. Rien ne manque, des métaux rares aux forêts, du pétrole aux ressources agricoles. En fait, on a découvert assez récemment que l'agriculture en Sibérie peut être rentable et que l'on peut y faire venir pratiquement toutes les cultures produites dans d'autres régions du monde aux mêmes latitudes, malgré les rigueurs de l'hiver sibérien.

Combien la Sibérie possède-t-elle de forêts? Personne ne le sait exactement et l'étranger est curieux de connaître la superficie de ces forêts et le volume de bois qu'elles contiennent. En Asie, l'Union soviétique possède plus de 500 millions d'hectares de forêts, presque toutes situées en Sibérie (Sibérie occidentale, Sibérie orientale et Extrême-Orient) avec un volume sur pied estimé au total à plus de 55 milliards de m³ contre 166 millions d'hectares de forêts avec 12 milliards de m³ de bois dans l'ensemble de l'Europe. Dans les forêts à l'est de l'Oural, on pense que plus de 400 millions d'hectares et quelque 53 millions de m³ de bois sont mûrs et âgés. Ces chiffres permettent au moins de se faire une idée de l'énormité du potentiel inexploité de la région. Dans toute la Sibérie et l'Extrême-Orient, les abattages annuels sont de l'ordre de quelque 120 millions de m³, soit moins d'un cinquième de l'accroissement annuel. De plus les pertes naturelles dans les forêts mûres représentent sans doute chaque année près du triple des quantités enlevées. C'est là sans doute un des principaux problèmes de la mise en valeur forestière de la Sibérie: il faut éliminer cette perte naturelle et assurer un équilibre plus rationnel entre les ressources, l'accroissement et les quantités enlevées. Malgré leur échelle exceptionnelle, les ambitieux projets d'industries forestières n'entament qu'à peine ce potentiel immense, qui demandera sans doute des générations avant de pouvoir être entièrement réalisé.

L'auteur a visité les arrondissements d'Irkoutsk et Bratsk ainsi que la république autonome des Bouriates; il a pu observer les divers types d'opérations d'exploitation et de transport forestier ainsi que les industries. Il a surtout été frappé par l'état florissant des forêts qu'il a visitées ou survolées. Contrairement à l'opinion courante, les forêts sibériennes sont en bonne santé et portent des volumes de bois assez considérables, 150 à 200 m³ à l'hectare et même exceptionnellement jusqu'à 500 m³, ce qui peut être considéré comme étonnant à cette latitude et dans ce climat. Ces forêts vont des peuplements de pins dans la zone de Bratsk à des mélanges de pins, mélèzes, bouleaux, trembles, et autres essences au sud du lac Baïkal. Selon les critères courants, ces forêts sont bonnes avec toutefois des traces de grands incendies. Les forêts sont trop vastes, malgré un excellent service de prévention des incendies (surveillance aérienne permanente pendant les mois L'été), pour que l'on puisse éliminer tout risque de désastre; quant aux petits incendies annuels, ils y sont considérés comme presque inévitables et même comme une protection utile contre les grands désastres, car ils détruisent le sous-bois très inflammable sans porter préjudice aux arbres. La régénération naturelle, surtout pour les pins, est très vigoureuse et, dans de nombreux endroits, l'auteur a visité de jeunes peuplements denses et en très bonne santé poussés après une coupe rase.

FIGURE 1. - Préparation de l'omul, célèbre poisson du lac Baïkal ressemblant au saumon; l'omul est fumé au feu de bois.

FIGURE 2. - Dégagement des chantiers d'abattage avec un tracteur PSG-Z.

Les bouleaux de Sibérie sont un monde en eux-mêmes. On en voit partout et leurs fûts extrêmement blancs et parfaitement droits constituent un spectacle unique au monde. Cependant les pertes naturelles sont considérables et beaucoup de bouleaux sont cassés en hiver par la neige et le châblis. On voit donc de vastes zones de fûts longs et droits et découronnées comme si une tondeuse gigantesque était passée sur la forêt.

Le programme dynamique de construction routière des entreprises forestières est aussi remarquable. Les routes principales qui, à bien des égards, rappellent les grandes routes européennes, sont construites jusqu'au fin fond de la forêt à mettre en exploitation, et reliées par des routes secondaires et des pistes de débardage qui progressent en même temps que les travaux. Le coût de la construction routière est relativement élevé, de 10 000 à 15 000 roubles le kilomètre pour les grandes routes et environ 5 000 roubles le kilomètre pour les routes forestières. Ces constructions sont financées par des ventes de bois rond à l'industrie; il a été indiqué à titre d'exemple que le prix de revient du bois rond est de 8 roubles le m³, y compris la taxe d'exploitation ou redevance pour le bois sur pied, les frais administratifs, la construction routière, etc., tandis que le prix de vente est de 13 roubles le m³.

Les opérations d'exploitation et de transport sont extrêmement mécanisées, la production moyenne annuelle par ouvrier étant passée de 207 m³ en 1950 à plus de 450 m³ en 1968; l'équipe de base de 5 hommes consiste en un contremaître, un bûcheron et son aide, un tractoriste et son aide. L'équipe avance dans la zone qui lui a été assignée et qui est délimitée par une piste de débardage. Le bûcheron et son aide sont équipés de scies mécaniques et abattent les arbres dans le sens de la piste de débardage. Le tracteur les amène à la piste où une autre équipe les charge dans des camions. Ces opérations semblent se dérouler de façon très régulière, chaque stade de l'opération n'occupant qu'un temps minimal. Par exemple, l'entreprise forestière de Kliouyevka, au sud du lac Baïkal dans la république des Bouriates, produit chaque année 120 000 m³ de bois d'œuvre et d'industrie et sa production doit être portée à 250 000 m³ Une partie du bois rond est traitée par l'entreprise elle-même qui fabrique des traverses de chemin de fer et des sciages, le reste étant livré à d'autres industries utilisatrices. La république des Bouriates et l'arrondissement d'Irkoutsk sont en fait les principaux producteurs de traverses de chemins de fer de l'Union soviétique, avec une production qui dépasse 15 millions de pièces par an.

En Sibérie, les opérations forestières sont souvent très spéciales et se déroulent dans des conditions uniques au monde. Le climat, surtout en hiver, est très dur pour l'homme et pour les machines. Dans bien des régions, le terrain lui-même exige des matériels spéciaux. L'institut pour la mécanisation des opérations forestières d'Irkoutsk, qui dépend de l'organisation centrale de Moscou (TSNIIME), consacre ses travaux à la solution de problèmes spécifiquement sibériens. C'est ainsi qu'au moment de la construction du lac artificiel de Bratsk il est resté beaucoup de bois flottant malgré un nettoyage assez sérieux du bassin avant la mise en eau. Le volume de bois d'œuvre et d'industrie qui flottait était estimé à près de 2 millions de m³ et son ramassage a posé un problème spécial typique de la région. L'institut d'Irkoutsk a mis au point un radeau équipé de tronçonneuses circulaires et d'une installation de liage qui a permis de ramasser et de cercler la majeure partie des troncs qui flottaient pour les utiliser comme bois à pâte. Un autre problème est le transport par camion du bois rond en terrain marécageux; l'institut s'efforce de résoudre ce problème par l'adoption de pneus extra-larges. Nombreux sont les problèmes auxquels on s'attaque de la sorte.

Le voyageur a l'impression en Sibérie de se trouver dans un immense creuset de populations. Il y a une extraordinaire variété de races et de types humains dans les aéroports et aux stations de chemin de fer ainsi que dans les villes et bourgs. Les déplacements de masses humaines au rythme des arrivées et des départs de tous les moyens de transport imaginables attestent le dynamisme et la vitalité de la Sibérie. Le transport aérien a soudain fait son apparition dans cette région isolée, plus vite et de façon plus spectaculaire que la circulation des autobus de banlieue ne s'était développée aux environs de bien des villes d'Europe; les centres de population et toute la Sibérie s'éveillent d'un sommeil séculaire. Les avions y jouent le rôle des autobus ou des taxis dans le monde occidental et il n'est pas rare de voir des passagers prendre l'avion avec de petits animaux domestiques ou avec des fruits de leur verger qu'ils apportent au marché. Le coût des voyages aériens est extraordinairement bas si l'on tient compte des distances considérables qui séparent les centres de population, même petits.

L'image qui reste au départ de la Sibérie est celle d'un pays des merveilles riche en paysages magnifiques et en ressources pour la chasse et la pêche comme il n'en restera bientôt plus ailleurs que dans les très grandes réserves naturelles et parcs nationaux. Au milieu de ces terres sauvages, de grandes villes et des industries modernes se développent et étendent leurs tentacules dans la nature vierge. Ce n'est pas sans une certaine mélancolie que l'on observe la disparition graduelle des vieilles villes et bourgs avec les isbas typiques qui sont remplacées par des immeubles modernes et de vastes complexes industriels, mais cette évolution est nécessaire pour la modernisation de cette région immense. La Sibérie se réveille peu à peu d'un long sommeil et fait preuve d'une vitalité remarquable.

FIGURE 3. - Paysage forestier typique dans les montagnes au sud du lac Baïkal.


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