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MINAGRI/PNUD/FAOSEM/89/02
PROJET RWA/87/012juin 1989

SEMINAIRE TRENTE ANS APRES L'INTRODUCTION DE L'ISAMBAZA AU LAC KIVU

Gisenyi, 6–7 juin 1989

INTRODUCTION ET ACCLIMATATION DE L'ISAMBAZA DU LAC TANGANYIKA AU LAC KIVU

par

Alphonse COLLART
Fonctionnaire FAO en retraite

1 JUSTIFICATION - MOTIVATION

Le Ndagala, petit poisson pélagique, clupéidé d'eau douce endémique au lac Tanganyika comporte deux espèces:

Les adultes se différencient facilement, mais leurs larves longues de quelques mm et transparentes (non encore pigmentées) se confondent et s'appellent d'un nom commun “Umugara”.

Tous deux ont à peu près la même biologie; ce sont des pélagiques, planctonophages, à très haute capacité de résilience mais à cycle de vie très court d'un à un an et demi pour les premiers et deux ans environ pour les seconds. Leurs époques de reproduction sont identiques et correspondent à la saison des pluies (mars à juillet). Les oeufs pondus au large en grande quantité (10.000 oeufs par femelle) dérivent avec les vents de surface vers la côte où ils éclosent immédiatement. Les larves des deux espèces trouvent près du littoral les meilleures conditions de croissance.

Durant cette époque et par matin calme, on peut observer à proximité des côtes sableuses du nord Tanganyika, et notamment aux abords des plages envahies par le Pennisetum, des masses compactes de larves évoluant calmement, qui font l'objet de captures traditionnelles à l'aide d'épuisettes très larges en tulle de nylon (Lusenga diamètre 1 m), trainées par deux hommes marchant le long des rives à environ 1 m de profondeur. Cette pêche se pratique le plus souvent en groupes. Malgré leur interdiction, ces pêches se pratiquent tous les ans (larves consommées principalement par les femmes, ceci en relation avec la fécondité).

C'est pour avoir combattu cette pratique pendant de longues années, (mais sans succès), que l'auteur1 connaissait bien les époques et les lieux d'apparition des larves de Ndagala. On savait également que le poisson adulte perdait ses écailles au moindre contact (engin de pêche) et mourrait instantanément au sortir de l'eau, par contre, les larves survivaient sans problème, si elles étaient capturées dans un récipient immergé.

En 1953–1954, une mission scientifique belge étudia le potentiel d'exploitation et d'aménagement des pêches aux lacs Kivu, Edouard et Albert.

1 L'auteur était à l'époque chargé du développment de la pêche au lac Tanganyika

D'une part, elle constata la pauvreté faunistique du lac Kivu, réduite à quelques espèces en raison des hautes teneurs en sels minéraux, et d'autre part, elle mit en évidence sa richesse en plancton, ressource naturelle continuellement renouvelable par photosynthèse, encore augmentée par la persepective d'exploitation du gaz méthane qui remet en circulation quantité de sels minéraux.

Alors que la production de poissons était estimée à l'époque à 1.000 t/an, la productivité primaire du lac Kivu fut estimée à quelques 30.000 t/an. Devant ces conditions particulièrement favorables et prometteuses, la mission recommanda l'introduction d'un poisson planctonophage, et spécifiquement le Ndagala du lac Tanganyika, tout indiqué vu son appartenance au même bassin et sa proximité, les deux lacs n'étant distants que de 120 km.

Le problème était posé clairement: un lac sous-peuplé (Kivu) mais disposant d'une nourriture naturelle abondante et renouvelable était capable de produire annuellement des milliers de tonnes de poissons, donc de satisfaire les besoins alimentaires en protéines d'origine animale (denrée rare et chère en Afrique Centrale) à des centaines de milliers de personnes de la région, si l'on y déversait un poisson planctonophage capable de s'y adapter. Tel était l'enjeu posé par l'introduction de Ndagala du lac Tanganyika au lac Kivu.

2. INTRODUCTION

2.1 Ndagala Adulte

Tout l'intérêt socio-économique et scientifique de l'introduction de Ndagala au lac Kivu ayant été compris par les pouvoirs publics, la tâche en fut confiée à l'I.R.S.A.C. (Institut des Recherches Scientifiques en Afrique Centrale) à Uvira (Kivu) avec lequel l'auteur collabora étroitement.

L'I.R.S.A.C choisit une approche scientifique du problème et mena de 1955 à 1957 une étude sur la biologie du Ndagala. En 1957–58 il se concentra sur les tentatives d'introduction du Ndagala adulte, mais sans succès, en raison de la perte des écailles du poisson par contact avec le filet de capture, suivi de mort pendant le transport en alevinière classique vers le lac Kivu, ceci malgré l'emploi d'anesthésiques et du froid (eau de l'alevinère refroidie à la glace). Devant cet échec l'I.R.S.A.C renonça au projet et les pouvoirs publics demandèrent à l'auteur de s'en charger; on était alors à la fin de 1958.

Comme il fallait attendre mai-juin 1959 pour disposer de larves de Ndagala en masse, l'auteur répéta quelques essais de transport de Stolothrissa adultes, capturés de nuit'aux feux, dans une alevinière de 250 litres, spécialement conçue pour l'opération. La pêche s'effectuait un peu avant l'aube, à bord d'un catamaran. 4 à 10 Stolothrissa adultes se réfugiaient dans l'alevinière immergée dans le lift-net (auto-capture). L'alevinière était ramenée à terre et conditionnée, remplie d'eau à ras bord (pas de clapotis), fermée hermétiquement par un couvercle étanche et alimentée en permanence en oxygène.
Chargée sur une camionnette, elle rejoignait Cyangugu en 3 à 4 heures. Cette alevinière de près de 300 Kg était à la limite des capacités de manipulation manuelle de 4 hommes. On ne connaissait pas encore à l'époque la technique du transport de poissons en sac plastique!

Cette méthode des plus simples s'avéra positive, et une vingtaine de Stolothrissa adultes furent déversés en vie au lac Kivu, dans un enclos flottant fixé au préalable dans la baie de Cyangugu (enclos de 10 × 10 m fait en moustiquaire de nylon, maintenue en surface par des fûts solidement ancrés). Après quelques semaines, l'enclos était complètement couvert d'algues, et par son poids, malgré les flotteurs il s'affaissait dans le lac. On ne put donc s'assurer de la survie de ces poissons.

De toute évidence même si la technique du transport de Stolothrissa adultes était mise au point, ce système trop lourd ne permettait pas d'envisager un empoissonnement massif sauf avec des moyens trop coûteux dont il était hors de question à l'époque. Mais à l'issue de cette expérience on était déjà pratiquement certain de réussir le transport massif des larves de Ndagala dont l'époque d'apparition arrivait enfin.

Pourquoi des larves? Tout simplement parce que, malgré leur vulnérabilité, les larves non encore couvertes d'écailles présentaient les meilleures chances de survie aux manipulations et au transport.

2.2 Larves de Ndagala

Dès le mois de mai 1959, l'auteur fit préparer le terrain choisi pour éffectuer des déversements massifs de larves de Ndagala au lac Kivu. A cette fin une baie située à quelques km à nord ouest de Bukavu, vers les eaux chaudes de Katana, fut sennée régulièrement de manière à en retirer les poissons indésirables. Il fallait en effet préserver autant que possible l'extrême vulnérabilité de ces larves contre toute attaque de prédateurs (agression du milieu), notamment certains Tilapias et surtout les Haplochromis.

Entre temps, l'apparition suffisante de larves de Ndagala à la fin de mai, et au début de juin, déclencha le début des opérations de capture et de transport répétées, d'environ 5.000 alevins par voyage (une seule alevinière), vers la baie de Cyangugu. Pour ce faire, on s'appuya tout simplement sur les pêches traditionnelles pratiquées notamment à Kabezi (15 km au sud de Bujumbura).

Les bancs d'alevins capturés très lentement par les grandes épuisettes trainées horizontalement, puis maintenues à la verticale dans l'eau, étaient récoltés à l'aide de seaux galvanisés ou en plastique, en puisant au centre de l'épuisette, puis déversés ensuite dans l'alevinière déjà remplie au préalable à moitié d'eau de surface du lac toujours fortement oxygénée. Par ce système il y avait transfert direct du poisson du lac dans l'alevinière, sans que les larves soient un seul instant hors de l'eau.
On voyait alors les larves se regrouper en masse au centre de l'alevinière et se mettre à tourner tranquillement en rond, toujours dans le même sens.

L'expérience de quelques comptages avait permis d'évaluer la masse d'alevins à environ 5.000 unités, quantité estimée suffisante pour le volume d'eau disponible. Si quelques larves trainaient sur le fond du récipient, elles étaient immédiatement évacuées par siphonage. L'alevinière était ensuite remplie d'eau à ras bord pour éviter tout clapotis, fermée hermétiquement, hissée à bord du véhicule et transportée au lieu de déversement des adultes à Cyangugu, sans aucun besoin d'oxygène en cours de route.

Le succès de cette méthode était alors parfaitement confirmé. Tandis que la baie au nord-ouest de Bukavu était jugée saine après un mois de ratissage continuel à la senne, on décida de frapper un grand coup, au plus fort de l'époque d'alevinage du Ndagala, en organisant deux transports massifs de larves, en camions et fûts d'essence conditionnés pour la circonstance, et qui permirent le déversement de 25.000 alevins (toujours capturés à Kabezi). Toutefois, ce fut une opération plus médiatique que techniquement réussie.

Quelques autres déversements furent encore effectués au moyen d'une alevinière spéciale, et notamment un transport aérien, de Bujumbura à Goma, qui fût parfaitement réussi. On arrivait ainsi au terme de la saison d'alevinage, et c'en fut fini pour 1959.

Voici à titre indicatif l'estimation des larves de Ndagala déversées au lac Kivu :

 Dates Quantité DépartQuantité arrivéeLieu de déversement
4juin195950003600Cyangugu
5" "50003600"
11""50003600"
17""50003600"
22""3000020000Bukavu
25""50003600Goma
3juillet"200005000Bukavu
10""100007200"
16""50003600Cyangugu
22""50003600"
 Totaux 9500057400 

2.3 Conclusions

L'introduction de larves de Ndagala, du lac Tanganyika au lac Kivu était parfaitement réussie par l'emploi pragmatique de techniques simples et peu coûteuses.

Il eut été souhaitable de poursuivre cette opération en 1960, et 1961, voire en 1962, de manière à consolider cette première introduction. Malheureusement, les évènements qui secouèrent toute la région lacustre du Tanganyika-Kivu, y mirent un arrêt définitif et l'on resta dans l'ignorance totale du devenir des larves de Ndagala dans le lac Kivu. Avaient-elles survécu? S'étaient-elles acclimatées dans leur nouvel environnement? Etaient-elles parvenues au stade adulte et s'y étaient-elles reproduites? On allait devoir attendre de très longues années, jusqu'en 1974, avant de pouvoir donner une réponse à ces questions.

3 ACCLIMATATION

Pendant une quinzaine d'années, il ne fut pas possible d'obtenir le moindre renseignement sur les résultats de l'opération réalisée en 1959. Des troubles persistants agitèrent le plus souvent la region, et le Zaïre voulant empêcher le trafic incontrôlé avec son voisin, le Rwanda, interdit toute navigation de nuit sur le lac Kivu (couvre feu).

De ce fait, aucune pêche de nuit ne pût avoir lieu pendant très longtemps et ce fût peut-être cette mesure prise dans un tout autre but qui sauva le Ndagala ou tout au moins le protégea de la prédation des pêcheurs pendant la période la plus délicate de son introduction à l'état larvaire, lui permettant ainsi de grandir, de parvenir au stade adulte et de se multiplier en toute quiétude (à l'exception des agressions du milieu). L'auteur allait le découvrir fortuitement quinze années plus tard!

En effet, c'est en juillet 1974 que l'auteur, en mission FAO/UNICEF au Kivu, et de passage obligé à Bukavu, fit une incursion au marché de la ville où, heureuse surprise, il repère immédiatement quelques Ndagala frais (Limnothrissa miodon) qui, aux dires du vendeur-détaillant provenaient du lac Kivu; encore fallait-il s'en assurer. Le lendemain à l'aube, l'auteur assisté du service des Eaux et Forêts de Bukavu, se trouvait aux abords de Katana pour assister au retour des pêcheurs (toujours interdits de pêche de nuit) pratiquant au petit matin et en bordure de la côte une pêche à la frappe, chassant le poisson dans des filets dormants à fines mailles (1 cm). Parmi les captures, se trouvaient quelques kgs de magnifiques Limnothrissa miodon immédiatement acheminés au marché de Bukavu; par contre, aucune présence de Stolothrissa tanganicae. Les pêcheurs locaux rapportèrent que c'est à partir de 1973 qu'ils commencèrent à capturer occasionnellement les premiers individus de cette nouvelle espèce de poisson, inconnue jusqu'alors dans le lac et que l'on nomma plus tard “Isambaza”.

Ce fut à coup sûr l'un des moments les plus émouvants de la longue carrière piscicole tropicale de l'auteur qui obtenait à cet instant la confirmation du succès de l'introduction du Ndagala au lac Kivu, et dont il avait sous les yeux la quinzième génération!

L'auteur communiqua immédiatement cette découverte, tant à la FAO qu' aux milieux scientifiques belges, en les priant de mettre en place un programme d'investigation et d'exploitation du Ndagala au lac Kivu:

L'assistance technique belge réagit la première à ces propositions, et dès 1976, V. Franck mena les investigations de base souhaitées ainsi que les premières tentatives de pêche commerciale, en coopération avec le projet FAO Pêche au Lac Tanganyika, à Bujumbura.

En 1978, le PNUD/FAO prit le relai pour mener un programme de développement des pêches à long terme, ininterrompu jusqu'à présent, et dont les résultats extrêmement positifs augurent bien de l'avenir.

3.1 Conclusions

Quinze années de silence total après l'introduction du Ndagala au lac Kivu, suivi de quinze années d'un processus continu de développement de son exploitation, au total trente années, à l'issue desquelles on peut conclure à:

Parmi les nombreuses questions posées par les problèmes techniques et socio-économiques du développement de la pêche et de la commercialisation du Ndagala au lac Kivu, quelques-unes paraissent devoir retenir aujourd' hui une attention particulière, notamment:

L'opportunité de l'organisation d'un séminaire pour l'établissement d'un bilan sur la situation des pêches au lac Kivu et leurs perspectives d'avenir, en Juin 1989 à Gisenyi, est une excellente initiative qui vient à point nommé.

En effet quel meilleur moment choisir, puisqu'il coïncide avec le trentième anniversaire de l'introduction de Ndagala au lac Kivu, laps de temps qui était nécessaire à son acclimatation et à la constitution d'un stock suffisant pour permettre l'exploitation économique.

Qu'il soit ici rendu hommage aux promoteurs de ce séminaire, oeuvrant sous l'impulsion éclairée et dynamique du Dr.G. HANEK, Directeur du Projet PNUD/FAO de Développement de la pêche au lac Kivu.


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