La situation peu satisfaisante de nombre de pêches de capture marines dans le monde a suscité une attention croissante de lopinion ces dernières années. Il y a lieu de considérer non seulement les effets économiques de la diminution des ressources halieutiques sur lactivité de différentes régions et ce dans les pays développés, comme dans les pays moins avancés, mais aussi les répercussions sur lécosystème de la quasi-extinction commerciale de certains stocks de poissons. Une baisse des disponibilités de protéines animales relativement peu coûteuses pour les populations humaines les moins susceptibles davoir les moyens de se procurer des protéines dorigine différente. La déclaration adoptée à la suite de la Quatrième Conférence ministérielle de lOrganisation mondiale du commerce (OMC) qui sest tenue récemment à Doha sest intéressée plus particulièrement aux pêches en tant que domaine à prendre en considération dans le cadre du prochain cycle de négociations internationales sur le commerce mondial.
Tandis que la surpêche est le sujet de préoccupation, le problème concret est de savoir dans quelle mesure les subventions constituent une incitation dans ce sens: en effet, si celles-ci encouragent la surpêche, il incombe alors aux pouvoirs publics de déterminer de quelle façon elles peuvent être contrôlées ou supprimées. Une suggestion a consisté à étendre les pouvoirs coercitifs de lOMC à ce domaine, doù la mention des pêches dans la Déclaration de Doha. Les subventions ont en outre deux autres fonctions: en encourageant la pêche, elles sont susceptibles daugmenter le revenu national du pays. Dans la mesure où la pêche est sous-développée, cest-à-dire pratiquée à un rythme inférieur à un niveau dexploitation durable, alors, les subventions en faveur de la pêche peuvent jouer un rôle précieux. Par ailleurs, elles risquent dinterférer avec le commerce international, aspect dont le contrôle relève des compétences de lOMC, dans le cadre de lAccord international sur les subventions et les mesures compensatoires.
La question des subventions est délicate et complexe. Elle est délicate puisquelles sont introduites par les gouvernements pour des raisons valables de leur point de vue, notamment leur contribution au développement économique mentionnée ci-dessus. Progressivement, des subventions qui par le passé peuvent avoir rempli une précieuse fonction sociale, se sont parfois profondément enracinées et servent à présent essentiellement les intérêts des participants du secteur qui en bénéficie. Leur élimination devient dès lors un enjeu politique local comportant le cas échéant, des implications internationales. Aucun pays ne souhaite que dautres nations ne perturbent sa politique intérieure. Or, les subventions aux pêches et, dans une très large mesure, les subventions en général sont justement exposées à présent à ce type dintrusion.
La complexité de la question des subventions tient en outre à labsence de consensus, ne serait-ce que sur leur définition. Il y a par ailleurs désaccord sur la façon de les mesurer. Du point de vue politique, il ny pas non plus daccord sur les moyens den mesurer les effets, ni sur les conditions dans lesquelles elles sont utiles ou préjudiciables. Cette absence dunité de vue sexplique en partie par la complexité de lévaluation des effets des subventions sur léconomie, lenvironnement, le commerce international et national et la durabilité des stocks de poissons. Enfin, labsence dunité de vue sur des questions fondamentales, comme leur définition des subventions sexplique aussi par le fait suivant: lobjectif fixé était la suppression des subventions, une organisation politique serait sans doute politiquement mal avisée dadmettre que toute intervention sous-entend nécessairement une subvention.
Le présent document passe en revue un certain nombre de questions concernant les subventions:
Quest-ce quune subvention?
Quelle est la justification des subventions?
Quels sont les problèmes créés par les subventions?
Quels sont les différents types de subventions?
Pourquoi instaure-t-on des subventions?
Quel est lhistorique des subventions aux pêches?
De quelle façon les subventions ont-elles affecté lhistoire de la gestion des pêches?
Comment mesure-t-on les subventions?
Quelle est lampleur des subventions aux pêches?
Comment le débat sur les subventions aux pêches sest-il introduit dans les conférences internationales?
Comment mesure-t-on les effets des subventions?
Les subventions en 2003: quelle est la nature de ce débat politique?
Quest-ce quune subvention?
De façon générale, les subventions sont des mesures adoptées par les pouvoirs publics afin daider une ou plusieurs industries, généralement en leur conférant un avantage financier.
Au niveau le plus classique, les subventions sont constituées de transferts financiers en provenance des pouvoirs publics, en faveur dune industrie, par le biais de paiements au profit des travailleurs ou des entreprises. Personne ne nierait sans doute le fait que le gouvernement subventionne lindustrie sil paie en partie les salaires des travailleurs, ou sil attribue aux entreprises du secteur considéré des fonds permettant de réaliser des investissements. Telle est la définition au sens le plus étroit dune subvention.
Or, quelle est la différence du point de vue de lindustrie entre lattribution de fonds par les pouvoirs publics dune part et la renonciation par ces derniers à des paiements de transfert, cest-à-dire à des impôts dont lentreprise devrait normalement sacquitter dautre part? Considérons le cas dune entreprise qui se lance dans une activité particulière et doit payer une taxe de licence de commerce. Si lentreprise reçoit une aide du gouvernement égale au montant de la taxe, ce montant (laide en question) ne saurait être une subvention. Lentreprise est tenue de payer ladite taxe dont le montant vient en déduction de laide attribuée. Une autre solution pour le gouvernement consiste à ne pas accorder laide, mais simplement à renoncer à percevoir la taxe de licence. Les deux mesures (octroi de la subvention et renonciation à la taxe) ont précisément le même effet sur lentreprise dès lors que lentreprise ne paie pas la taxe de ses propres deniers. Lexonération dimpôts est autant une subvention que laide directe. Cest pourquoi les fonds ne doivent pas nécessairement passer directement des pouvoirs publics aux travailleurs ou aux entreprises pour que la politique des pouvoirs publics constitue une subvention.
A titre dexemple: une aide des pouvoirs publics à lindustrie de la pêche consistant à proposer aux entreprises un don égal à 50 pour cent de la valeur dachat nominale dun navire de pêche constituerait une subvention à ce secteur. Toutefois, les choses ne sont pas aussi simples. Limportance dune subvention tient avant tout à ses effets. Assortie dune règle exigeant que le navire soit construit dans le pays dorigine, laide en question nest peut-être pas du tout une subvention au secteur de la pêche, mais plutôt au secteur de la construction navale, si celui-ci était sinon contraint de majorer ses prix du montant de la subvention: en définitive, il nen résulterait aucun avantage pour les pêches. Ainsi, la définition des subventions, sinon de façon vague, ouvre toutes sortes de controverses, qui ont été pour nombre dentre elles passées en revue dans les publications récentes.[1]
La gamme des définitions possibles est vaste, puisquil sagit au sens étroit dune «aide financière fournie par un état ou une entreprise publique à la poursuite dune activité ou à lentretien de quelque chose»[2] ou au sens large, «dune intervention ou dune absence dintervention des pouvoirs publics, qui modifient, en les augmentant ou en les diminuant, les profits potentiels de lentreprise, à court, moyen, ou long terme»[3]. Il y a en effet un gouffre, entre deux possibilités extrêmes en matière de définition: la première tournant autour des dépenses directes des pouvoirs publics et la seconde, autour des effets des mesures des pouvoirs publics sur les profits escomptés dune entreprise.
Des organisations intergouvernementales, telles que la FAO et lOCDE, diffèrent par leur composition et adoptent généralement une conception libérale des subventions: chaque pays membre peut en avoir sa propre définition et voit ses intérêts dune façon qui lui est propre. Il résulte de cette orientation que les études concernant les subventions réalisées sous légide de ces organismes, par exemple le document de lOCDE intitulé «La transition vers une pêche responsable» examiné ci-après comporte un défaut de cohérence des définitions utilisées par les différents pays, de telle sorte que les comparaisons en sont dautant plus délicates.
LAccord sur les subventions et les mesures compensatoires de lOrganisation mondiale du commerce (OMC) est la seule exception à cet égard, dans la mesure où il propose une définition juridique précise. Cette précision sexplique par la volonté déviter toute ambiguïté dans lévaluation des subventions destinée à justifier les droits compensatoires et différentes mesures disciplinaires prises à lencontre des pays susceptibles denfreindre les dispositions de lAccord. Aux termes de cette définition, les subventions sont des transferts directs ou potentiellement directs, de fonds en provenance des pouvoirs publics et au profit des entreprises ou des individus (dons, prêts, garanties de prêts, apports de capitaux propres), manque à gagner des pouvoirs publics (exonérations, ou reports dimpôts) par exemple la fourniture par les pouvoirs publics de biens et de services, autres que des infrastructures, à des prix inférieurs à ceux du marché, et soutien public des prix et des revenus. Pour constituer une subvention, la mesure considérée doit conférer un avantage à lentreprise ou à lindividu, et être propre à une industrie ou à un groupe dindustries.[4]
Comme nous le verrons, cette tentative et vraisemblablement toute tentative analogue, de définition sans équivoque des subventions, laissent néanmoins subsister maintes possibilités de controverse au stade de lapplication de cette définition.
En ce qui concerne lAccord de lOMC, la définition proposée a une double origine. Dune part, elle vise à désigner et à mettre un terme aux interventions des pouvoirs publics qui affectent le commerce international de façon à conférer des avantages «abusifs» aux activités relevant de la compétence de lOMC. Dautre part, lAccord est simplement un accord dont le contenu se limite aux dispositions qui ont pu faire lobjet dune unité de vues. Aussi, bien que la définition réponde à une finalité concrète propre, les réalités politiques ont contribué à fixer ses limites.
La définition de lOMC vise concrètement à définir une norme propre à préserver «léquité» du commerce international. A dautres fins, chaque pays peut avoir une définition officielle différente, et pour divers besoins spécifiques, les analystes peuvent se prononcer en faveur dune définition ou dune autre.
Le Canada par exemple étend la définition dune subvention à «tout avantage financier ou commercial qui a été obtenu, ou qui sera obtenu, directement ou indirectement, par des personnes participant à la production, à la fabrication, au développement, au traitement, à la distribution, à la vente, à lexportation ou à limportation de produits, dans le cadre dun plan, dun programme, dune procédure ou dune réalisation, fournis ou mis en place par les pouvoirs publics dun pays»[5]. Daprès linterprétation de Hart, cette définition englobe les aides sous forme dinfrastructures (par exemple, la Voie maritime du Saint-Laurent Etats-Unis/Canada), les concessions de terres, les dépenses publiques consacrées aux affaires culturelles et les grands marchés publics (par exemple, programmes militaires et spatiaux).
Stanford présente une conception encore plus large, selon laquelle, les mesures gouvernementales concernant la main-duvre, par exemple celles qui font obstacle à lorganisation de syndicats et qui englobent une réglementation limitée, voire inexistante, de lhygiène et de la sécurité des lieux de travail, sapparentent également à des subventions.[6] Bien quelles soient exclues de la définition de lOMC, les dispositions de ce type ont pour effet de réduire les coûts et de permettre ainsi aux entreprises des pays concernés dabaisser leurs prix sur les marchés mondiaux.
Pour Shoup dont le point de vue est davantage axé sur la scène nationale, les subventions sont constituées par des transferts des pouvoirs publics ou des allègements fiscaux censés inciter les entreprises à modifier les prix relatifs de leurs produits et à réaffecter ainsi les ressources suivant des orientations privilégiées, pour une raison ou une autre, par le gouvernement. Or, la modification des prix relatifs peut affecter le commerce international et donc relever le cas échéant[7] des dispositions de lAccord sur les subventions et les mesures compensatoires.
Lunivers des subventions agricoles se caractérise par la diversité des formes de soutien économique des pouvoirs publics; elles appartiennent à lune ou lautre des catégories suivantes: la première implique la réduction des prix alimentaires à la consommation, au-dessous des prix du marché libre, et la seconde implique un soutien à la production agricole[8]. La première catégorie utilisée souvent dans les pays en développement inclut différentes mesures telles que le rationnement au Pakistan et le contrôle des prix en Inde[9], la deuxième, fréquemment utilisée dans les pays développés, regroupe également des mesures variées, allant de la gestion de loffre et de la fixation des prix daprès une formule prédéterminée au Canada, à la limitation des superficies et au subventionnement du crédit et des assurances aux Etats-Unis.[10]
La distinction introduite parmi les subventions suivant leur caractère explicite ou implicite est certes moins nette. Les premières sont des dépenses budgétaires gouvernementales, tandis que les secondes ont pour effet de supprimer les prix doffre. Parmi les subventions agricoles explicites figurent des programmes tels que les achats gouvernementaux de surplus agricoles, et les indemnités versées aux agriculteurs pour maintenir les terres en jachère. Les subventions implicites ou le recours à des techniques telles que la manipulation des taux de change (permettant par exemple dappliquer plusieurs taux de change officiels aux différentes catégories de transactions), les contrôles des prix et les restrictions quantitatives au commerce, outre différentes méthodes de modification des termes de léchange, au bénéfice ou au détriment des exploitants agricoles. En surévaluant la devise nationale par exemple, le gouvernement accorde implicitement aux consommateurs une subvention à limportation, tout en imposant une taxation implicite aux exploitants agricoles, puisque cette mesure les chasse des marchés internationaux. Les obstacles au commerce servent généralement à protéger le secteur non agricole, le secteur agricole étant désavantagé par une augmentation de ses coûts, en particulier les coûts des fournitures et des équipements importés. Les subventions implicites aux consommateurs sont en fait des subventions négatives à légard des exploitants agricoles, bien que le terme «négatif» soit rarement employé dans ce contexte. On utilise plutôt lexpression «taxation implicite». Il ressort néanmoins clairement de cette description succincte que les subventions implicites au secteur industriel risquent en réalité de constituer des subventions implicites négatives (ou une taxation implicite) au secteur agricole.[11]
Une forme mixte de subvention relevant conjointement de la réduction des prix à la consommation et du soutien aux exploitants agricoles a été appliquée au Mexique. Selon ce système, appliqué au maïs et à plusieurs autres produits, le Gouvernement achetait des produits agricoles nationaux à un prix garanti et vendait les produits bruts à des transformateurs à un prix réduit, prenant à sa charge la différence; de plus, il absorbait les coûts dentreposage et de distribution, les produits transformés étant ensuite vendus à des prix fixés ses soins. Ce système est en principe simple, bien quil soit possible de rendre plus complexe: le Gouvernement agissait simultanément sur le prix obtenu par les agriculteurs et sur le prix payé par les consommateurs.[12]
Aux Etats-Unis, les subventions agricoles ont été axées essentiellement sur laide à lagriculture. Depuis la fin des années 1930, les Etats-Unis ont mis en uvre un vaste éventail de programmes visant à moduler la production et la vente de produits agricoles. Gardner dresse la liste des programmes de ce type[13]. Il y a eu à ce titre les paiements directs du gouvernement aux agriculteurs, primes pour une production conforme à des quotas, primes pour la réaffectation de terres dun produit à un autre, paiements de subventions pour soutenir dautres possibilités dutilisation des produits agricoles, achats dexcédents agricoles, subventions à lentreposage et indemnisations des catastrophes. Toujours à ce titre, il y a eu des programmes de refuge fiscal, qui équivalaient en fait à des exonérations; des tentatives pour autofinancer les programmes par des prélèvements effectués auprès des producteurs pour financer les achats de produits agricoles dans le cadre de programmes de soutien aux prix, constituant en réalité une taxation des agriculteurs, afin de soutenir des paiements spécifiques destinés à certains dentre eux; des prêts consentis à des taux inférieurs à ceux du marché; des paiements en nature; des programmes de soutien des prix et daide à lexportation impliquant ou non des paiements directement effectués par le gouvernement; des actions en faveur des exportations impliquant des aides publiques, mais non destinées directement aux agriculteurs; des droits dimportation comportant non seulement une absence de coût pour les pouvoirs publics, mais en fait un revenu. Enfin, il y a eu différentes mesures notamment des quotas de commercialisation, des contrôles à limportation et des programmes de discrimination par les prix, qui, hormis les frais dadministration, nentraînaient pratiquement aucun coût pour les pouvoirs publics. Léventail des programmes de ce type sest avéré particulièrement large.
Gardner a estimé implicitement que tous ces programmes sapparentaient à des subventions. Il a terminé son panorama des programmes par la rubrique «Autres subventions» dans laquelle il a classé par exemple les programmes de recherche et de vulgarisation financés par le Gouvernement fédéral, les programmes fédéraux dinfrastructures (par exemple, projets de distribution délectricité et dirrigation), ainsi que les dérogations par rapport à certaines réglementations du travail et de lenvironnement. Gardner a fait observer que les éléments classés dans sa catégorie «autres subventions» nétaient généralement pas considérés en tant que subventions assimilables à des «paiements compensatoires»; or, comme nous lavons vu dans les cas respectifs de Hart et Stanford, différents analystes les considèrent effectivement en tant que subventions.
Lorsque les économistes justifient les subventions, ils le font généralement de lune des trois façons suivantes. Premièrement, ils peuvent invoquer largument des «industries naissantes». Une industrie par exemple est parfois dominée par des intérêts étrangers (par exemple, la fabrication de textile dominée par lAngleterre aux premières heures de lhistoire des Etats-Unis) et pour des raisons de politique sociale, le gouvernement peut souhaiter créer une industrie nationale. Par ailleurs, les capitaux privés risquent dêtre insuffisants pour permettre au secteur privé daccumuler à lui seul les fonds nécessaires pour assurer la compétitivité commerciale de lindustrie nationale. Le gouvernement peut alors subventionner lindustrie par des aides, des prêts, des apports de capitaux propres, des mesures de protection tarifaire ou des incitations fiscales. Une fois lindustrie constituée au point dêtre devenue autonome, les subventions étaient supprimées.[14]
Ce raisonnement est intéressant et sous-tend une conception du développement économique susceptible de fonctionner, en dépit dune tendance à perpétuer une subvention mise en place, lorsquelle a cessé depuis longtemps dêtre effectivement nécessaire ne serait-ce quen théorie. Cela aboutit en définitive à ce que lindustrie initialement soutenue par la subvention, en devienne tributaire et ne réussisse pas à améliorer sa productivité par rapport au reste du monde. Il subsiste alors une industrie inefficace incapable daffronter la concurrence sur le marché. La justification des subventions devient alors la protection des emplois, lesquels disparaîtraient si le gouvernement était disposé à laisser lindustrie péricliter. Des subventions qui étaient censées faciliter le lancement de lindustrie deviennent donc «indispensables» au maintien à flot une industrie inefficace: elles deviennent ensuite permanentes jusquà ce que le gouvernement décide finalement quil ne peut plus sauvegarder lindustrie en question, laquelle ferme ses portes avec tous les bouleversements économiques et sociaux que cela comporte. Par contre, lintroduction de subventions peut viser à soutenir une industrie naissante et celle-ci peut devenir autonome; or, son «sevrage» risque ensuite de savérer délicat.[15]
Le deuxième argument en faveur des subventions tient au fait quune grande entreprise peut se trouver confrontée à des difficultés temporaires et menacer de cesser son exploitation. En pareille circonstance, le gouvernement aurait alors trois possibilités: ne pas intervenir du tout et laisser jouer pleinement les mécanismes du marché; il peut subventionner directement lentreprise menacée en lui fournissant des liquidités ou des capitaux propres, des prêts ou des garanties de prêts; il peut enfin autoriser le dépôt de bilan de lentreprise tout en intervenant par le biais du système monétaire afin dempêcher que cette faillite ait des répercussions sur dautres entreprises saines.
Dans lhypothèse où la faillite na pas dimplications sociales hormis celles concernant lentreprise proprement dite et ses employés, un subventionnement ne serait sans doute pas envisagé, sinon pour remédier à la situation des travailleurs privés demploi. Il peut y avoir néanmoins de graves implications financières pour léconomie. Par exemple, la firme concernée peut avoir été une entreprise respectée de premier plan, qui avait émis des quantités importantes dobligations non garanties (effets de commerce). Le fait que lentreprise ne réussisse pas pour cause de faillite à honorer ses obligations une fois celles-ci venues à échéance, peut laisser entendre à leurs détenteurs que dautres entreprises de premier plan sont également dans lincapacité de payer leurs effets non garantis. Ainsi, des entreprises parfaitement saines risquent de ne pas pouvoir recourir à leur pratique habituelle consistant à émettre des effets venus à échéance, en raison de la nervosité du marché obligataire. Si les banques ne consentaient pas rapidement des prêts importants aux firmes saines, mais dépourvues de liquidités, pour leur permettre de rembourser leurs obligations non garanties venues à échéance, alors des entreprises saines risqueraient de faire faillite. Sans instruction du gouvernement, les banques pourraient par ailleurs très bien ne pas accorder leur aide, serait-ce provisoirement, en raison de la forte incertitude créée par la faillite de la première entreprise. Un effet de domino peut donc se produire dans léconomie avec pour conséquence une grave crise financière. Le problème économique auquel lentreprise se trouve confrontée peut être considéré comme un phénomène cyclique, imputable à une gestion défectueuse, ou encore comme le résultat de différents facteurs manifestement incontrôlables, par exemple les catastrophes climatiques. La subvention peut être perçue comme une mesure temporaire permettant à lentreprise de retrouver son équilibre. En juin 1970, la Penn-Central Railroad Company a fait faillite, suite au refus du Gouvernement des Etats-Unis de lui accorder une aide financière.[16] La faillite de la principale société de chemins de fer fut alors la plus grave jamais observée aux Etats-Unis. On a estimé que le système financier du pays était menacé en raison de leffet de domino escompté. Les dispositions prises par la banque centrale américaine (le système de la réserve fédérale) se sont vues attribuées par certains le mérite davoir sauvé léconomie américaine de leffondrement financier.[17] En loccurrence, le Gouvernement a en fait choisi la troisième option évoquée ci-dessus. Il sest néanmoins soucié de ne pas paraître à nouveau mettre léconomie en péril en sabstenant dintervenir directement advenant une faillite majeure imminente.
Par la suite, quand un an après la société Lockheed Aircraft Corporation a été confrontée à un risque analogue, le Gouvernement des Etats-Unis a opté pour la deuxième solution mentionnée ci-dessus et sest porté au secours de Lockheed. Avant que le Congrès napprouve dimportantes garanties de prêts consentis à un consortium de grandes banques qui finançaient Lockheed, léconomiste A.F. Burns, président de la réserve fédérale a comparé explicitement la situation de Lockheed avec celle de Penn-Central. Il a attiré lattention sur les dangers qui menaçaient léconomie nationale si on laissait une entreprise aussi importante faire faillite. Burns a suggéré détablir une législation applicable dans la plupart des cas, autorisant le Gouvernement à offrir des garanties de prêts lorsque des entreprises foncièrement saines se heurtent à des difficultés financières graves, mais très vraisemblablement provisoires.[18]
Dans les années 1980, le Gouvernement des Etats-Unis est intervenu de manière analogue en offrant des garanties de prêt dun milliard et dun milliard et demi de dollars à la société Chrysler[19]. Dans les cas de Lockheed et de Chrysler, les entreprises bénéficiaires ont retrouvé leur viabilité économique. Les coûts et les avantages des mesures économiques et sociales sont certes toujours matière à controverse, mais dans ces deux derniers cas les subventions semblent avoir été efficaces. De fait, elles ont été mises en place à titre temporaire. Le danger majeur est évidemment quau lieu de rétablir la santé de lentreprise et de pouvoir être retirées ou réduites en toute sécurité, les subventions se pérennisent, tandis que la situation de lentreprise nenregistre aucune amélioration.
La question de savoir si un gouvernement doit subventionner une grande entreprise en difficulté financière est un problème récurrent qui se pose aujourdhui comme il y a un quart de siècle. En décembre 2002, la commission de stabilisation du transport aérien du Gouvernement fédéral des Etats-Unis (United States Federal Air Transportation Stabilization Board) a refusé de consentir des garanties de prêt dun montant de 1 800 000 millions de dollars EU pour empêcher la faillite de la société mère dUnited Airlines.[20]
Le troisième argument en faveur des subventions est lié à lintérêt actuel pour la protection de lenvironnement. Les subventions peuvent en effet servir à inciter les entreprises et les industries à se comporter de façon respectueuse de lenvironnement. Les programmes de rachat de navires et de licences de pêche tombent dans cette catégorie. Comme nous le verrons, tandis que certains économistes se déclarent en faveur des programmes daide de ce type, pour dautres une gestion efficace des pêches et des solutions fondées sur les mécanismes de marché savèreraient plus efficaces.
Lattribution de subventions, rarement justifiée par les économistes à moins quil ny ait un rapport quelconque avec lun des arguments mentionnés ci-dessus, peut répondre à dautres préoccupations, notamment celles qui consistent à conférer à une industrie un avantage à long terme sur le marché international et à garantir en permanence un niveau demploi adéquat dans un secteur géographique. La Norvège par exemple, poursuit une politique de subventions au profit du nord du pays pour maintenir la présence physique dune population et préserver la culture de la pêche[21]. Pendant de nombreuses années, et jusquen 2001, le Gouvernement canadien a accordé des subventions aux aciéries non rentables de Cap breton en Nouvelle- Ecosse. Les exemples de ce type daide sont légion.
Pour ne citer quun seul exemple des difficultés auxquelles peut sexposer un gouvernement désireux de retirer des subventions instituées, considérons le cas du programme daide aux navires de pêche (FVAP, Fishing Vessel Assistance Programme) adopté par le Canada pendant la seconde guerre mondiale, qui accordait des primes aux entreprises qui achetaient des navires de pêche. En 1970, le Gouvernement canadien a voulu restreindre le champ dapplication de ce programme dont lindustrie était le seul élément moteur. Aucune limite statutaire ou réglementaire nétait fixée au montant que le Gouvernement devait payer au titre de ce programme au cours dune année quelconque. Lélaboration dun programme modifié a été confiée à un comité de hauts fonctionnaires fédéraux et provinciaux. Sous la pression des provinces, dont les gouvernements craignaient que la transformation du programme ne réduise leffet dentraînement sur leurs économies dont elles avaient bénéficié grâce aux paiements de transfert et naffaiblisse le cas échéant leur secteur des pêches, les réformes nont jamais été mises au point et le programme a été maintenu comme auparavant. Vers la fin des années 1970, date à laquelle le Canada et la plupart des états côtiers dans le monde, ont étendu la limite de leurs zones de pêche à 200 milles des côtes, la pêcherie de la Province canadienne de Terre-Neuve sest développée. Ce développement a été financé pour lessentiel par des subventions, et pour une part notable par le programme FVAP. Or, la croissance excessive de la flottille de pêche est apparue manifestement, éliminant ainsi toute justification économique du programme, lequel a néanmoins été maintenu. Ce fut seulement à la faveur dun changement majeur au sein du Gouvernement que le programme, alors complètement périmé, fut abandonné en 1986[22]. Harold Macmillan, ancien premier Ministre britannique, a évoqué les problèmes politiques quil avait rencontrés lorsquil occupait les fonctions de Chancelier de lEchiquier en 1956, pour persuader ses collègues du Gouvernement déliminer une subvention laitière quil jugeait obsolète[23]. Ces exemples démontrent la ténacité avec laquelle une aide, parfois instituée pour de bonnes raisons, peut se maintenir longtemps après que sa raison dêtre a disparu.
De manière analogue, les Etats-Unis ont institué depuis longtemps un avantage fiscal à lintention des propriétaires de navires de pêche, le fonds CCF (Capital Construction Fund) daide à la construction de biens déquipement, permettant de placer jusquà 100 pour cent des profits réalisés par les activités de pêche dans un fonds exempté de limpôt sur les revenus financiers, dans la mesure où le titulaire du compte accepte de remplacer son navire ou dy apporter des modifications structurelles majeures, dans un délai de 10 ans. Pendant le programme «daméricanisation» qui a suivi ladoption en 1976 de la Loi intitulée Magnuson Act en vertu de laquelle les Etats-Unis portaient de 12 à 200 milles la limite de leur zone de pêche, ce programme a rempli une fonction sociale bien définie: il a favorisé la construction de navires américains, lobjectif social consistant à remplacer les flottilles étrangères par des flottilles américaines. Il ne fait guère de doute que la flottille de pêche américaine a connu alors un développement excessif; or, en dépit des récentes auditions du Congrès sur ce sujet, les avantages fiscaux nont pas disparu[24]. Là encore, il peut savérer extrêmement difficile de supprimer une subvention qui a survécu à sa raison dêtre. Pour certains, cest précisément en raison de ces difficultés, notamment, que les subventions sont rarement réellement justifiées[25].
Après avoir brièvement passé en revue les enjeux des subventions économiques, examinons à présent les problèmes spécifiques posés par les subventions aux pêches.
[1] Un examen approfondi de
cette question figure dans W.E. Schrank «Subsidies for Fisheries: A Review
of Concepts» document présenté à la Consultation
dexperts sur les incitations économiques et la pêche
responsable: Rome, 28 novembre-1er décembre 2000, 11-39. FAO Rapport sur
les pêches n°638, supplément (2000) [2] Edition compacte de lOxford English Dictionary, Oxford: Oxford University Press, 1971, 3127. [3] W.E. Schrank et W.R. Keithly, Jr. «The Concept of Subsidies», XIV, (1999), 151-164 à 163 [4] Acte final reprenant les résultats des Négociations commerciales multilatérales du Cycle dUruguay, Genève: secrétariat du GATT, (1994), 264-265. [5] Loi sur les mesures spéciales dimportation (Loi révisée du Canada) c. 25, para. 83, 1984, cité dans M. Hart, Canada-United States Working Group on Subsidies: Problem, Opportunity, or Solution? Ottawa: publication hors série (Occasional papers in Trade Law and Policy Université Carleton (1992), 33. [6] J. Stanford, Going South: Cheap Labor as an Unfair Subsidy in North American Free trade, Ottawa: Centre canadien de politiques alternatives (1991). [7] C.S. Shoup «The Economic Theory of Subsidy Payments» dans The Economics of Federal Subsidy Programs: A Compendium of papers, Part 1 General Study papers, du Joint Economic Committee of the Congress of the United States, Washington: United States Government printing Office (1972), p. 55-73. [8] Cette analyse des subventions agricoles reprend sensiblement le contenu de létude de Schrank intitulée «Subsidies for fisheries...» op. cit., page 18-19. [9] Pistrup-Anderson (éd.), Food Subsidies in Developing Countries: Costs, Benefits and Policy Options. Baltimore: Johns Hopkins University Press (1988). [10] F.H. Sanderson (éd.), Agricultural Protectionism in the Industrialized World, Washington: Resources for the Future (1990). [11] A. Valdés, «Explicit versus Implicit Food Subsidies: Distribution of Costs» dans Pinstrup-Andersen, p. 77-91. [12] N. Lustig, «Fiscal Cost and Welfare Effects of the Maize Subsidy in Mexico», dans Pinstrup-Andersen, p. 277-288. [13] B.L. Gardner, «The United States», dans Sanderson, p. 19-63. [14] Une étude des mesures protectionnistes à légard des industrie nouvelles figure dans H. Myint «Infant Industry Arguments for Assistance to Industries in the Setting of Dynamic Trade Theory,» Chapitre 7 dans R. Harrod et D. Hague (éd.), International Trade Theory in a developing World, London: Macmillan & Company, (1963). Voir également A. Bhattacharjea, «Infant Industry Protection Revisited», International Economic Journal, XVI, (2002), 115-133. [15] Cet aspect est développé explicitement dans U. Tietze (éd.), Rapport de latelier régional sur les effets de la mondialisation et de la déréglementation de la pêche dans les Caraïbes: Castries (St. Lucie), 4-8 décembre 2000, Rome, FAO Rapport sur les pêches, n° 640, (2001), 14. [16] S.J. Maisel, Managing the Dollar, New York & Compagnie, (1973), 41-43, p.122 [17] Ibid. 5-9. [18] New York Times, (17 juin 1971) 59. [19] New York Times, (27 mai, 1980) 1. [20] Voir «UAL Bankruptcy is a Smart Move» par M. Tatge et B. Copple, 9 décembre 2002 disponible sur le site www.forbes.com/2002/12/09/cz_mt_1209ual.htm (9 février 2003). [21] Cet argument est souvent exprimé en termes de maintien de lemploi dans les communautés de pêcheurs qui sont pour nombre dentre elles installées au nord du pays. Voir par exemple, M. Milazzo, Subsidies in World Fisheries: A Reexamination, Washington: Document technique de la Banque mondiale n° 406 (1998), p. 23. Une étude du contexte norvégien figure dans K.B. Lindkvist, «Dependent and Independent Fishing Communities in Norway,» dans D. Symes (éd.) Fisheries Dependent Regions, Oxford: Fishing News Book, (2000), 53. [22] W.E. Schrank, «Extended Fisheries Juridiction: Origins of the Current Crisis in Atlantic Canadas Fisheries,» Marine Policy, XIX(1995), 285-299 et 294-295. [23] H. Macmillan, Riding the Storm, 1956-1959, New York: Harper et Row, (1971), 12-18 [24] Voir Chapitre VI, «Capital Construction Fund» dans J.H. Dunnigan (éd.), (U.S.) Federal Fisheries Investment Task Force: Rapport au Congrès (juillet 1999). N. p.: non publié, (juillet 1999) et M.L. Weber, From Abundance to Scarcity: A History of U.S. Marine Fisheries Policy, Washington D.C.: Island press, (2002), 34. [25] Voir par exemple G.R. Munro, «The Economics of Overcapitalization and Fishery Resource Management: A Review» et R. Arnason, «Fisheries Subsidies, Overcapitalization and Economics Losses», p. 7-23 et 27-46, respectivement dans A. Hatcher et K. Robinson (éd.), Overcapacity, Overcapitalization and Subsidies in European Fisheries: Compte rendu du premier atelier tenu à Portsmouth, R.U., 28-30 octobre 1998, Portsmouth (Angleterre): Center for the Economics of Management of Aquatic Resources, (1999). |