Jusquà présent, les études les plus sérieuses de lampleur au niveau mondial des subventions aux pêches sont celles de la CEAP et de Milazzo[129]. Milazzo se situe principalement dans le cadre de lAccord de lOMC sur les subventions et les mesures compensatoires et sintéresse plus particulièrement aux implications budgétaires directes des programmes daide pour les gouvernements qui les mettent en place. La détermination des dépenses publiques consacrées au programme, à lexclusion des frais de gestion correspondants, permet dévaluer les subventions budgétisées, lesquelles sont classées en mesures daide au secteur national, et en dispositions concernant laccès aux flottilles étrangères. Du moins en théorie, la plupart de ces chiffres peuvent être établis à partir de la comptabilité publique du pays à lorigine des subventions. La principale difficulté vient du caractère beaucoup trop général des agrégats sur la base desquels les comptes publics sont établis, ce qui exige une décomposition de ces derniers en éléments constitutifs. Or, les informations requises sont rarement du domaine public et peuvent savérer très difficiles à obtenir.
Si difficile soit létablissement de la valeur des dépenses consacrées aux subventions budgétisées, cette difficulté est sans commune mesure avec celle posée par lévaluation des subventions non budgétisées. Dans cette dernière catégorie Milazzo fait figurer les prêts subventionnés par les pouvoirs publics, et les allègements fiscaux. A cet égard, lestimation du coût des subventions est délicate et les chiffres de Milazzo sont très approximatifs. Le chiffre quil propose dans le cas des prêts est obtenu à partir dune estimation des dépenses annuelles globales déquipement, de fournitures, de matériel, dentretien et de réparations. Il suppose ensuite «que ce montant total est vraisemblablement financé en grande partie»[130], il émet ensuite lhypothèse arbitraire selon laquelle une certaine fraction de la valeur est financée par des prêts et que dix pour cent de ces prêts constituent des subventions des pouvoirs publics.
Les trois types dallègements fiscaux jugés particulièrement importants par Milazzo sont les exonérations de la taxe sur le carburant, lamortissement accéléré des navires et les reports dimpôt sur le revenu[131]. En labsence de données chiffrées incontestables, lestimation de Milazzo est encore très approximative et vise à obtenir une valeur approchée du manque à gagner pour les pouvoirs publics.
Milazzo envisage par ailleurs trois autres catégories de subventions: (1) les subventions intersectorielles telles que (a) aides à lindustrie de la construction navale pouvant affecter les pêche et (b) dépenses consacrées aux infrastructures ou aux travaux publics pouvant éventuellement être consacrées aux infrastructures des pêches, mais payées par les pouvoirs publics et ayant une incidence sur les pêches; (2) les subventions de rente de ressources, telles que coûts non recouvrés de gestion des pêches, coûts des dommages collatéraux infligés à lenvironnement et valeur du poisson extrait des mer et (3) les subventions de protection telles que les programmes de rachat de navires et de permis de pêche, damélioration des stocks, de recyclage des pêcheurs et de recherche et développement pour la mise au point déquipements plus respectueux de lenvironnement[132]. Lorsque les subventions énumérées figurent en principe dans la comptabilité publique en tant que dépenses liées aux pêches, des infrastructures des pêches, coût de la gestion des pêches et différentes subventions de protection mentionnés ci-dessus), les chiffres sont alors disponibles au moins en principe dans les mêmes conditions que les dépenses afférentes aux subventions consacrées aux subventions budgétisées.Les subventions restantes sont difficiles sinon impossibles à évaluer suivant lapproche de Milazzo.
Les accords internationaux de commerce et daccès aux zones de pêche ainsi que les obstacles tarifaires et non tarifaires[133] sont dautres formes de subventions qui soulèvent dautres questions et dont Milazzo fait mention au passage.
Milazzo a travaillé de son côté et recueilli ces informations dans des publications et par lintermédiaire de ses correspondants aux Etats-Unis et dans dautres pays. Les résultats auxquels il a pu parvenir semblent tout à fait plausibles (un montant total compris entre 14 milliards et 20,5 milliards de dollars EU au niveau mondial)[134] et sont le fruit dun travail colossal. Pour assurer la faisabilité de son projet bien quil sintéresse avant tout à la contribution des subventions aux pêches, à la durabilité de cette activité, il a pour lessentiel mené à bien son travail dans le contexte de laccord de lOMC et il sattache donc en priorité aux subventions avec des implications pour le commerce.
Notre objectif revêt ici un caractère plus général et consiste, outre les considérations touchant au commerce, à déterminer un cadre dévaluation des subventions du point de vue de la durabilité. Milazzo soulève un certain nombre des questions pertinentes à cet égard.
Par exemple, Milazzo note que lUnion européenne conclut des accords daccès et davantages commerciaux avec différents pays, aux termes desquels les entreprises de pêche de lUnion européenne peuvent accéder à des zones de pêche en haute mer, à condition que lUnion européenne autorise laccès aux marchés européens des produits de la pêche des partenaires étrangers, à des conditions de faveur. Puisquil évalue les subventions en fonction de leurs répercussions budgétaires sur les pouvoirs publics, il se demande sil convient de considérer de tels accords comme des subventions relevant de la catégorie des manques à gagner pour les finances publiques[135]. La question est selon nous plus générale et nous y reviendrons par la suite. Néanmoins, en ce qui concerne les privilèges fiscaux, Milazzo sinterroge non seulement sur le point de savoir quels sont les coûts pour les pouvoirs publics des impôts non perçus, mais se pose également la question décisive de savoir quels sont les avantages apparents pour lindustrie: en effet, ces derniers détermineront lincitation des entreprises à modifier leur comportement. Or, il sabstient de développer ce point[136]. Pour notre part, nous estimons quun étape importante de lévaluation des subventions consiste justement à évaluer les avantages en question. Cest seulement ainsi que nous pourrons déterminer les réactions des entreprises et donc les effets de la subvention sur la durabilité du stock de poissons. Or, la méthode habituelle pour déterminer les avantages dune subvention pour lindustrie ou pour les entreprises qui la constituent, consiste à déterminer si et dans quelle mesure les revenus sont augmentés (ou les coûts diminués) du fait des subventions. En réalité il se produit une modification des profits de lentreprise et cette modification justifie une modification de son comportement. Aussi et en règle générale nous intéresserons-nous surtout aux profits, conformément à la conception générale des subventions, mentionnée au début du présent document et sattachant principalement à leffet sur les profits potentiels dune intervention (ou dune absence dintervention) des pouvoirs publics.
En sattachant principalement aux profits potentiels, cette définition privilégie les effets des interventions ou des absences dintervention des pouvoirs publics sur le comportement de lentreprise. Selon toute vraisemblance on peut supposer quune subvention «positive», cest-à-dire qui augmente potentiellement les profits, favorise lexpansion de lindustrie, tandis quune subvention «négative» qui diminue potentiellement les profits, entraîne une réduction de la production. Il est à noter que les termes «positifs» et «négatifs» ne comportent pas une connotation bonne ou mauvaise, mais désignent simplement le sens des modifications potentielles des profits escomptés du fait de la politique des pouvoirs publics. Les objectifs de cette politique permettent de qualifier une subvention de bonne ou de mauvaise, et cette évaluation peut seffectuer du point de vue de lentreprise, de lindustrie, ou de la société dans son ensemble. Les résultats de cette évaluation ne sont pas inhérents à la définition de la subvention; ils procèdent de lanalyse économique des dispositions adoptées et de lappréciation subjective de la qualité de leurs effets.
Lexpression «profits potentiels» et non «profits» figure dans la définition pour exprimer le fait que ce sont les effets potentiels de la politique adoptée qui inciteront lentreprise: ils ne se concrétiseront pas nécessairement, mais lentreprise aura dû prendre des décisions avant de pouvoir les déterminer. En outre, les effets peuvent être établis à court, moyen ou long termes: ces précisions sont introduites dans la définition générale puisque la politique des pouvoirs publics peut avoir des effets très différents sur les profits, suivant lhorizon temporel considéré, et du fait que la réaction des entreprises à la politique des pouvoirs publics intervient progressivement. Enfin, la présente étude sintéresse aux effets potentiels de la subvention et non aux intentions sous-jacentes.
Considérons par exemple la politique évoquée plus haut, ayant pour effet daccorder une aide gouvernementale de 50 pour cent pour lacquisition de navires de pêche; pour les besoins de la démonstration, ignorons les effets sur lindustrie de la construction navale. Les entreprises y verront une importante réduction de moitié des frais dinvestissement qui devrait les inciter à augmenter leurs immobilisations, cest-à-dire à acheter des navires de pêche. En supposant lexistence dun stock adéquat de poissons, lutilisation du nouvel équipement augmentera la production (les captures de poissons). Si en premier lieu la pêche était viable, les revenus dépasseraient les coûts et les profits augmenteraient. Aussi, la mise en place de ces aides par les pouvoirs publics devrait-elle potentiellement augmenter les profits des entreprises, lesquelles devraient réagir en conséquence, tel quindiqué plus haut. Dans nimporte quelle pêcherie, lorsque les pêcheurs sont autorisés à récolter autant de poisson quils le peuvent, jusquà ce quun quota global soit atteint, sil sagit dune pêcherie en libre accès ou à accès limité, la possibilité de réaliser des profits, en particulier lorsquelle est associée à des frais dinvestissement réduits, conduit conjointement à un développement des activités des firmes existantes, et dans le cas dune pêcherie en libre accès, à lintroduction de nouvelles entreprises. Par conséquent, après un accroissement initial des profits des entreprises existantes, lintensification de leffort de pêche favorisée par cette augmentation potentielle des profits peut entraîner un accroissement notable des captures et une baisse non moins notable des populations de poissons. En définitive les coûts de la pêche augmentent et les revenus diminuent ce qui entraîne une chute des profits et finalement leur disparition.
Alors que dans un premier temps les profits potentiels et les profits à court terme réalisés entraînent une expansion de lindustrie, à plus long terme les profits disparaissent.
Considérons à nouveau les accords conclus par lUnion européenne liant accès aux pêches et avantages commerciaux. Le manque à gagner des pouvoirs publics auquel Milazzo sintéresse est le point important à mesurer. Si lon décompose cette mesure en plusieurs éléments constitutifs, on peut distinguer deux types dactivités: premièrement, lUnion européenne achète effectivement le droit pour ses pêcheurs dopérer dans des eaux éloignées. La question est compliquée du fait quil sagit dun paiement en nature, mais laspect décisif pour lentreprise tient à ce que les pouvoirs publics font pour son compte lacquisition du droit daccès aux zones de pêche, lavantage pour lentreprise réside dans laugmentation des profits quelle obtiendra en ayant accès aux pêcheries sans devoir payer pour. En pareille circonstance, il sera indiqué de prendre en considération le seul aspect réduction des coûts de lachat. La difficulté tient aux points suivants (a) dans un cas comparable, les droits daccès sont effectivement vendus à un tiers, de telle sorte que le prix effectivement payé par des tiers est considéré comme égal à la réduction du coût de laccès de la flottille hauturière; ou (b) le montant du droit daccès doit être imputé dune façon ou dune autre, par exemple en estimant la valeur du commerce préférentiel pour le pays bénéficiaire de laccès, ou encore la valeur du poisson récolté. Si le droit daccès est vendu à un tiers, alors le problème est relativement simple. Sinon, il devient excessivement compliqué.
Laccord liant droit daccès et avantages commerciaux comporte un autre aspect: le commerce induit de ce fait. Si les préférences commerciales sont générales et non limitées aux produits de la pêche, alors laspect commercial comporte une composante «subvention» du point de vue des pêches. La seule subvention réside dans la subvention positive inhérente au volet «accès» de laccord. Par contre, si les préférences commerciales sont limitées aux pêches, comme dans lexemple cité par Milazzo, on est alors vraisemblablement en présence dun élément de subvention négative pour les entreprises de commercialisation du poisson du pays pêcheur, en raison de lintensification de la concurrence, suscitée par laccord de commerce préférentiel. La mesure de cette subvention négative pourrait au demeurant savérer extrêmement ardue.
La mesure en elle-même des subventions, par leurs répercussions budgétaires pour les pouvoirs publics est-elle pertinente du point de vue de lanalyse de la durabilité des stocks de poissons ou bien du point de vue du commerce international? Si lon sintéresse au commerce, il est alors beaucoup plus important détudier lincidence de la subvention sur le prix facturé du produit considéré sur les marchés internationaux, et non des considérations budgétaires. Hannesson, dans son évaluation des effets des droits de douane et des quotas dimportation, a privilégié explicitement lanalyse des effets sur les prix[137]. Suivant une hypothèse implicite des calculs de Milazzo, en première approximation, le partenaire commercial bénéficie directement dun transfert financier ou dune exonération de taxe, sous la forme dune baisse de prix, laquelle est considérée comme pouvant donner lieu à une action en vertu des règles de lOMC. Telle est lapproche suivie par ladministration du commerce international des Etats-Unis qui calcule une estimation de la subvention nette sous la forme dun montant ad valorem en pourcentage, en divisant la valeur annuelle de laide par la valeur annuelle de la production[138]. Ce pourcentage sert de mesure de lécart entre le prix facturé par lexportateur et la juste valeur.
[129] Milazzo, op.
cit. présente de façon détaillée sa
méthode dévaluation des effets des subventions. Il commente
par ailleurs brièvement une autre possibilité de mesure,
léquivalent-subvention à la production, que lOCDE a
essayé auparavant dappliquer aux pêches et qui a
été par la suite abandonné (14-17). R. Hannesson, dans
Economic Support of the Fishing Industry: Effects on Efficiency and Trade, n.p.:
document préparé pour lOCDE, (n.d.), 5, traite
également de la notion déquivalent-subvention à la
production, concluant que le caractère hétérogène
des produits de la pêche rend difficile, sinon impossible, une
quantification adéquate des subventions par cette technique. Une
étude générale majeure des subventions est celle
réalisée par lOCDE, axée explicitement sur les
subventions comportant des implications budgétaires pour les
gouvernements concernés (OCDE, Transition..., op. cit.). Dans leur
étude plus restrictive, axée uniquement sur les programmes
daide au rachat des navires, J. Gates, D. Holland et E. Gudmundsson
[Theory and Practice of Fishing Vessel Buyback Programmes dans S.
Burns (éd.), Subsidies and Depletion of World Fisheries: Case
Studies, Washington, D.C.: World Wildlife Fund, (1997), 71-117] font
observer quils suivent une approche littéraire et descriptive en
raison de la difficulté posée par lobtention des
données adéquates nécessaires pour entreprendre une
approche plus analytique. [130] Milazzo, op. cit., 46-47. [131] Ibid., 47. [132] Ibid. 49-72. Munro et Sumaila contestent vivement lidée dassimiler les programmes de rachats à des subventions de protection. En supposant que les programmes publics de rachats sont prévus par lindustrie de la pêche, ils démontrent que les équipements de pêche à léquilibre (avant que le rachat ne prennent effet) seraient nettement plus importants avec rachat que sans et que par conséquent un rachat financé par les pouvoirs publics entraînerait une forte incitation à la surpêche. Les rachats financés par lindustrie et imposés par le gouvernement ainsi que les pêches dotées de mesures efficaces de contrôle de lactivité, ne sont pas prises en compte par Munro et Sumaila. G. Munro et U.R. Sumaila «The Impact of Subsidies Upon Fisheries Management and Sustainability: The Case of the North Atlantic,» Université de Colombie Britannique, document de travail du Centre des pêches (2001). Les publications sont brièvement passées en revue dans Porter, Fisheries Subsidies and Overfishing..., op. cit. 16-22. [133] Ibid., 42, 74. [134] Ibid., 73. [135] Ibid., 42. [136] Ibid., 49. [137] R. Hannesson, op. cit., 3. [138] Voir par exemple lanalyse du programme FVAP dans Final Affirmative Countervailing Duty Determination...(24 mars 1986), op. cit. |