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2.6 Mesure des subventions aux pêches


Jusqu’à présent, les études les plus sérieuses de l’ampleur au niveau mondial des subventions aux pêches sont celles de la CEAP et de Milazzo[129]. Milazzo se situe principalement dans le cadre de l’Accord de l’OMC sur les subventions et les mesures compensatoires et s’intéresse plus particulièrement aux implications budgétaires directes des programmes d’aide pour les gouvernements qui les mettent en place. La détermination des dépenses publiques consacrées au programme, à l’exclusion des frais de gestion correspondants, permet d’évaluer les subventions budgétisées, lesquelles sont classées en mesures d’aide au secteur national, et en dispositions concernant l’accès aux flottilles étrangères. Du moins en théorie, la plupart de ces chiffres peuvent être établis à partir de la comptabilité publique du pays à l’origine des subventions. La principale difficulté vient du caractère beaucoup trop général des agrégats sur la base desquels les comptes publics sont établis, ce qui exige une décomposition de ces derniers en éléments constitutifs. Or, les informations requises sont rarement du domaine public et peuvent s’avérer très difficiles à obtenir.

Si difficile soit l’établissement de la valeur des dépenses consacrées aux subventions budgétisées, cette difficulté est sans commune mesure avec celle posée par l’évaluation des subventions non budgétisées. Dans cette dernière catégorie Milazzo fait figurer les prêts subventionnés par les pouvoirs publics, et les allègements fiscaux. A cet égard, l’estimation du coût des subventions est délicate et les chiffres de Milazzo sont très approximatifs. Le chiffre qu’il propose dans le cas des prêts est obtenu à partir d’une estimation des dépenses annuelles globales d’équipement, de fournitures, de matériel, d’entretien et de réparations. Il suppose ensuite «que ce montant total est vraisemblablement financé en grande partie»[130], il émet ensuite l’hypothèse arbitraire selon laquelle une certaine fraction de la valeur est financée par des prêts et que dix pour cent de ces prêts constituent des subventions des pouvoirs publics.

Les trois types d’allègements fiscaux jugés particulièrement importants par Milazzo sont les exonérations de la taxe sur le carburant, l’amortissement accéléré des navires et les reports d’impôt sur le revenu[131]. En l’absence de données chiffrées incontestables, l’estimation de Milazzo est encore très approximative et vise à obtenir une valeur approchée du manque à gagner pour les pouvoirs publics.

Milazzo envisage par ailleurs trois autres catégories de subventions: (1) les subventions intersectorielles telles que (a) aides à l’industrie de la construction navale pouvant affecter les pêche et (b) dépenses consacrées aux infrastructures ou aux travaux publics pouvant éventuellement être consacrées aux infrastructures des pêches, mais payées par les pouvoirs publics et ayant une incidence sur les pêches; (2) les subventions de rente de ressources, telles que coûts non recouvrés de gestion des pêches, coûts des dommages collatéraux infligés à l’environnement et valeur du poisson extrait des mer et (3) les subventions de protection telles que les programmes de rachat de navires et de permis de pêche, d’amélioration des stocks, de recyclage des pêcheurs et de recherche et développement pour la mise au point d’équipements plus respectueux de l’environnement[132]. Lorsque les subventions énumérées figurent en principe dans la comptabilité publique en tant que dépenses liées aux pêches, des infrastructures des pêches, coût de la gestion des pêches et différentes subventions de protection mentionnés ci-dessus), les chiffres sont alors disponibles au moins en principe dans les mêmes conditions que les dépenses afférentes aux subventions consacrées aux subventions budgétisées.Les subventions restantes sont difficiles sinon impossibles à évaluer suivant l’approche de Milazzo.

Les accords internationaux de commerce et d’accès aux zones de pêche ainsi que les obstacles tarifaires et non tarifaires[133] sont d’autres formes de subventions qui soulèvent d’autres questions et dont Milazzo fait mention au passage.

Milazzo a travaillé de son côté et recueilli ces informations dans des publications et par l’intermédiaire de ses correspondants aux Etats-Unis et dans d’autres pays. Les résultats auxquels il a pu parvenir semblent tout à fait plausibles (un montant total compris entre 14 milliards et 20,5 milliards de dollars EU au niveau mondial)[134] et sont le fruit d’un travail colossal. Pour assurer la faisabilité de son projet bien qu’il s’intéresse avant tout à la contribution des subventions aux pêches, à la durabilité de cette activité, il a pour l’essentiel mené à bien son travail dans le contexte de l’accord de l’OMC et il s’attache donc en priorité aux subventions avec des implications pour le commerce.

Notre objectif revêt ici un caractère plus général et consiste, outre les considérations touchant au commerce, à déterminer un cadre d’évaluation des subventions du point de vue de la durabilité. Milazzo soulève un certain nombre des questions pertinentes à cet égard.

Par exemple, Milazzo note que l’Union européenne conclut des accords d’accès et d’avantages commerciaux avec différents pays, aux termes desquels les entreprises de pêche de l’Union européenne peuvent accéder à des zones de pêche en haute mer, à condition que l’Union européenne autorise l’accès aux marchés européens des produits de la pêche des partenaires étrangers, à des conditions de faveur. Puisqu’il évalue les subventions en fonction de leurs répercussions budgétaires sur les pouvoirs publics, il se demande s’il convient de considérer de tels accords comme des subventions relevant de la catégorie des manques à gagner pour les finances publiques[135]. La question est selon nous plus générale et nous y reviendrons par la suite. Néanmoins, en ce qui concerne les privilèges fiscaux, Milazzo s’interroge non seulement sur le point de savoir quels sont les coûts pour les pouvoirs publics des impôts non perçus, mais se pose également la question décisive de savoir quels sont les avantages apparents pour l’industrie: en effet, ces derniers détermineront l’incitation des entreprises à modifier leur comportement. Or, il s’abstient de développer ce point[136]. Pour notre part, nous estimons qu’un étape importante de l’évaluation des subventions consiste justement à évaluer les avantages en question. C’est seulement ainsi que nous pourrons déterminer les réactions des entreprises et donc les effets de la subvention sur la durabilité du stock de poissons. Or, la méthode habituelle pour déterminer les avantages d’une subvention pour l’industrie ou pour les entreprises qui la constituent, consiste à déterminer si et dans quelle mesure les revenus sont augmentés (ou les coûts diminués) du fait des subventions. En réalité il se produit une modification des profits de l’entreprise et cette modification justifie une modification de son comportement. Aussi et en règle générale nous intéresserons-nous surtout aux profits, conformément à la conception générale des subventions, mentionnée au début du présent document et s’attachant principalement à l’effet sur les profits potentiels d’une intervention (ou d’une absence d’intervention) des pouvoirs publics.

En s’attachant principalement aux profits potentiels, cette définition privilégie les effets des interventions ou des absences d’intervention des pouvoirs publics sur le comportement de l’entreprise. Selon toute vraisemblance on peut supposer qu’une subvention «positive», c’est-à-dire qui augmente potentiellement les profits, favorise l’expansion de l’industrie, tandis qu’une subvention «négative» qui diminue potentiellement les profits, entraîne une réduction de la production. Il est à noter que les termes «positifs» et «négatifs» ne comportent pas une connotation bonne ou mauvaise, mais désignent simplement le sens des modifications potentielles des profits escomptés du fait de la politique des pouvoirs publics. Les objectifs de cette politique permettent de qualifier une subvention de bonne ou de mauvaise, et cette évaluation peut s’effectuer du point de vue de l’entreprise, de l’industrie, ou de la société dans son ensemble. Les résultats de cette évaluation ne sont pas inhérents à la définition de la subvention; ils procèdent de l’analyse économique des dispositions adoptées et de l’appréciation subjective de la qualité de leurs effets.

L’expression «profits potentiels» et non «profits» figure dans la définition pour exprimer le fait que ce sont les effets potentiels de la politique adoptée qui inciteront l’entreprise: ils ne se concrétiseront pas nécessairement, mais l’entreprise aura dû prendre des décisions avant de pouvoir les déterminer. En outre, les effets peuvent être établis à court, moyen ou long termes: ces précisions sont introduites dans la définition générale puisque la politique des pouvoirs publics peut avoir des effets très différents sur les profits, suivant l’horizon temporel considéré, et du fait que la réaction des entreprises à la politique des pouvoirs publics intervient progressivement. Enfin, la présente étude s’intéresse aux effets potentiels de la subvention et non aux intentions sous-jacentes.

Considérons par exemple la politique évoquée plus haut, ayant pour effet d’accorder une aide gouvernementale de 50 pour cent pour l’acquisition de navires de pêche; pour les besoins de la démonstration, ignorons les effets sur l’industrie de la construction navale. Les entreprises y verront une importante réduction de moitié des frais d’investissement qui devrait les inciter à augmenter leurs immobilisations, c’est-à-dire à acheter des navires de pêche. En supposant l’existence d’un stock adéquat de poissons, l’utilisation du nouvel équipement augmentera la production (les captures de poissons). Si en premier lieu la pêche était viable, les revenus dépasseraient les coûts et les profits augmenteraient. Aussi, la mise en place de ces aides par les pouvoirs publics devrait-elle potentiellement augmenter les profits des entreprises, lesquelles devraient réagir en conséquence, tel qu’indiqué plus haut. Dans n’importe quelle pêcherie, lorsque les pêcheurs sont autorisés à récolter autant de poisson qu’ils le peuvent, jusqu’à ce qu’un quota global soit atteint, s’il s’agit d’une pêcherie en libre accès ou à accès limité, la possibilité de réaliser des profits, en particulier lorsqu’elle est associée à des frais d’investissement réduits, conduit conjointement à un développement des activités des firmes existantes, et dans le cas d’une pêcherie en libre accès, à l’introduction de nouvelles entreprises. Par conséquent, après un accroissement initial des profits des entreprises existantes, l’intensification de l’effort de pêche favorisée par cette augmentation potentielle des profits peut entraîner un accroissement notable des captures et une baisse non moins notable des populations de poissons. En définitive les coûts de la pêche augmentent et les revenus diminuent ce qui entraîne une chute des profits et finalement leur disparition.

Alors que dans un premier temps les profits potentiels et les profits à court terme réalisés entraînent une expansion de l’industrie, à plus long terme les profits disparaissent.

Considérons à nouveau les accords conclus par l’Union européenne liant accès aux pêches et avantages commerciaux. Le manque à gagner des pouvoirs publics auquel Milazzo s’intéresse est le point important à mesurer. Si l’on décompose cette mesure en plusieurs éléments constitutifs, on peut distinguer deux types d’activités: premièrement, l’Union européenne achète effectivement le droit pour ses pêcheurs d’opérer dans des eaux éloignées. La question est compliquée du fait qu’il s’agit d’un paiement en nature, mais l’aspect décisif pour l’entreprise tient à ce que les pouvoirs publics font pour son compte l’acquisition du droit d’accès aux zones de pêche, l’avantage pour l’entreprise réside dans l’augmentation des profits qu’elle obtiendra en ayant accès aux pêcheries sans devoir payer pour. En pareille circonstance, il sera indiqué de prendre en considération le seul aspect réduction des coûts de l”achat”. La difficulté tient aux points suivants (a) dans un cas comparable, les droits d’accès sont effectivement vendus à un tiers, de telle sorte que le prix effectivement payé par des tiers est considéré comme égal à la réduction du coût de l’accès de la flottille hauturière; ou (b) le montant du droit d’accès doit être imputé d’une façon ou d’une autre, par exemple en estimant la valeur du commerce préférentiel pour le pays bénéficiaire de l’accès, ou encore la valeur du poisson récolté. Si le droit d’accès est vendu à un tiers, alors le problème est relativement simple. Sinon, il devient excessivement compliqué.

L’accord liant droit d’accès et avantages commerciaux comporte un autre aspect: le commerce induit de ce fait. Si les préférences commerciales sont générales et non limitées aux produits de la pêche, alors l’aspect commercial comporte une composante «subvention» du point de vue des pêches. La seule subvention réside dans la subvention positive inhérente au volet «accès» de l’accord. Par contre, si les préférences commerciales sont limitées aux pêches, comme dans l’exemple cité par Milazzo, on est alors vraisemblablement en présence d’un élément de subvention négative pour les entreprises de commercialisation du poisson du pays pêcheur, en raison de l’intensification de la concurrence, suscitée par l’accord de commerce préférentiel. La mesure de cette subvention négative pourrait au demeurant s’avérer extrêmement ardue.

La mesure en elle-même des subventions, par leurs répercussions budgétaires pour les pouvoirs publics est-elle pertinente du point de vue de l’analyse de la durabilité des stocks de poissons ou bien du point de vue du commerce international? Si l’on s’intéresse au commerce, il est alors beaucoup plus important d’étudier l’incidence de la subvention sur le prix facturé du produit considéré sur les marchés internationaux, et non des considérations budgétaires. Hannesson, dans son évaluation des effets des droits de douane et des quotas d’importation, a privilégié explicitement l’analyse des effets sur les prix[137]. Suivant une hypothèse implicite des calculs de Milazzo, en première approximation, le partenaire commercial bénéficie directement d’un transfert financier ou d’une exonération de taxe, sous la forme d’une baisse de prix, laquelle est considérée comme pouvant donner lieu à une action en vertu des règles de l’OMC. Telle est l’approche suivie par l’administration du commerce international des Etats-Unis qui calcule une estimation de la subvention nette sous la forme d’un montant ad valorem en pourcentage, en divisant la valeur annuelle de l’aide par la valeur annuelle de la production[138]. Ce pourcentage sert de mesure de l’écart entre le prix facturé par l’exportateur et la juste valeur.


[129] Milazzo, op. cit. présente de façon détaillée sa méthode d’évaluation des effets des subventions. Il commente par ailleurs brièvement une autre possibilité de mesure, l’équivalent-subvention à la production, que l’OCDE a essayé auparavant d’appliquer aux pêches et qui a été par la suite abandonné (14-17). R. Hannesson, dans Economic Support of the Fishing Industry: Effects on Efficiency and Trade, n.p.: document préparé pour l’OCDE, (n.d.), 5, traite également de la notion d’équivalent-subvention à la production, concluant que le caractère hétérogène des produits de la pêche rend difficile, sinon impossible, une quantification adéquate des subventions par cette technique. Une étude générale majeure des subventions est celle réalisée par l’OCDE, axée explicitement sur les subventions comportant des implications budgétaires pour les gouvernements concernés (OCDE, Transition..., op. cit.). Dans leur étude plus restrictive, axée uniquement sur les programmes d’aide au rachat des navires, J. Gates, D. Holland et E. Gudmundsson [“Theory and Practice of Fishing Vessel Buyback Programmes” dans S. Burns (éd.), Subsidies and Depletion of World Fisheries: Case Studies, Washington, D.C.: World Wildlife Fund, (1997), 71-117] font observer qu’ils suivent une approche littéraire et descriptive en raison de la difficulté posée par l’obtention des données adéquates nécessaires pour entreprendre une approche plus analytique.
[130] Milazzo, op. cit., 46-47.
[131] Ibid., 47.
[132] Ibid. 49-72. Munro et Sumaila contestent vivement l’idée d’assimiler les programmes de rachats à des subventions de protection. En supposant que les programmes publics de rachats sont prévus par l’industrie de la pêche, ils démontrent que les équipements de pêche à l’équilibre (avant que le rachat ne prennent effet) seraient nettement plus importants avec rachat que sans et que par conséquent un rachat financé par les pouvoirs publics entraînerait une forte incitation à la surpêche. Les rachats financés par l’industrie et imposés par le gouvernement ainsi que les pêches dotées de mesures efficaces de contrôle de l’activité, ne sont pas prises en compte par Munro et Sumaila. G. Munro et U.R. Sumaila «The Impact of Subsidies Upon Fisheries Management and Sustainability: The Case of the North Atlantic,» Université de Colombie Britannique, document de travail du Centre des pêches (2001). Les publications sont brièvement passées en revue dans Porter, Fisheries Subsidies and Overfishing..., op. cit. 16-22.
[133] Ibid., 42, 74.
[134] Ibid., 73.
[135] Ibid., 42.
[136] Ibid., 49.
[137] R. Hannesson, op. cit., 3.
[138] Voir par exemple l’analyse du programme FVAP dans Final Affirmative Countervailing Duty Determination...(24 mars 1986), op. cit.

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