F. Toplu
Ferit Toplu travaille au Poplar and Fast-Growing Forest Trees Research Institute, Yahyakaptan, Izmit-Kocaeli (Turquie).
Le peuplier noir qui pousse dans des peuplements indigènes est menacé en Turquie, et les mesures prises pour gérer et conserver les ressources génétiques de cette essence précieuse donnent des résultats prometteurs.
La Turquie se caractérise par des conditions climatiques et topographiques très variées, d’où une grande diversité d’écosystèmes et d’essences forestières, et une grande variation intraspécifique. Le peuplier noir (Populus nigra) européen a une vaste aire de répartition dans ce pays, et des agriculteurs le cultivent sur leurs terres depuis des siècles. Il joue un rôle notable dans l’économie rurale et nationale. Cependant, compte tenu de l’expansion urbaine et de la mauvaise gestion des ressources naturelles en milieu rural, c’est l’une des essences arborées les plus menacées à l’état naturel, en Turquie comme en Europe.
La Turquie a approximativement 130 000 ha de peupleraies, comprenant 70 000 ha de peupliers hybrides et 60 000 ha de divers clones de peuplier noir. Le peuplier noir fournit à peu près 57 pour cent de la production annuelle nationale de bois de peuplier, qui s’élève à 3,5 millions de mètres cubes. Les industries basées sur le bois de peuplier – qui produisent surtout des meubles, des emballages, des panneaux de particules, du contre-plaqué et des allumettes – sont en plein essor depuis quelques années et utilisent principalement du bois de peupliers hybrides. En revanche, plus de 80 pour cent du bois de peuplier noir (1,75 million de mètres de cubes) sont utilisés comme bois rond pour la construction et pour les besoins quotidiens des populations rurales.
Dans certaines régions du centre, de l’est et du sud-est de la Turquie, le peuplier noir est cultivé dans des champs agricoles, en bordure de routes et en ripisylves à l’aide de méthodes traditionnelles. Là où les terres sont réservées à un usage agricole, les peupliers peuvent être plantés en ligne pour protéger les terres arables et produire du bois pour la consommation locale. Dans les principaux bassins hydrographiques, environ 100 000 km de voies d’eau se prêtent à l’établissement de plantations-galeries (une à trois rangées de peupliers plantées de part et d’autre de la voie d’eau (Semizoglu, 1979); quelques projets de plantations-galeries sont en cours, sous la supervision du Ministère des forêts.
Les peupliers sont également précieux pour l’environnement, comme centres de biodiversité. Un grand nombre d’espèces menacées et communes sont associées à des peupliers ou tributaires de ces arbres, en particulier dans les forêts des plaines inondables, qui sont parmi les écosystèmes les plus variés d’Europe (Rotach, 2003). C’est pourquoi il est impératif de surveiller et de conserver les ressources génétiques de peuplier noir dans les écosystèmes riverains, non seulement pour la maîtrise naturelle des inondations, mais aussi parce que les rives des fleuves abritent une grande diversité biologique.
Le présent article décrit les initiatives de ces dernières années dans le domaine de la multiplication, la conservation, la gestion et l’utilisation des ressources génétiques du peuplier noir en Turquie. Parmi ces activités, on peut citer l’établissement de banques de clones et des essais clonaux en pépinière et en champ, ainsi que l’identification de clones de peuplier noir ayant une croissance rapide et une grande capacité d’adaptation à des conditions écologiques différentes. En outre, des programmes de conservation ex situ et in situ du peuplier noir, mis en œuvre en Turquie dans le cadre du Programme européen des ressources génétiques forestières (EUFORGEN), ont permis d’identifier cinq populations naturelles de peuplier noir jusque-là inconnues, en Anatolie orientale.
Plantation de peupliers noirs entourant des champs agricoles, Yozgat, Anatolie centrale |
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Essai clonal de peupliers noirs en champ, Ankara, Anatolie centrale |
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L’aire de répartition naturelle du peuplier noir européen, Populus nigra, inclut presque toute l’Europe occidentale (sauf la Scandinavie, l’Irlande et l’Ecosse), l’Ukraine, la Fédération de Russie, certaines régions de l’Afrique du Nord et de l’Asie mineure, et la partie septentrionale de la République islamique d’Iran. Le peuplier noir forme habituellement des populations locales en colonisant, avec des graines, des boutures de rameaux ou des fragments de racines, des espaces ouverts sur des sols alluviaux. Il est présent aussi bien sous forme d’arbres isolés que de grands blocs de peuplements purs ou mixtes. Un arbre peut vivre jusqu’à 400 ans. Près de 40 pour cent des peupliers noirs sont plantés en ligne le long des canaux, sur les rives des cours d’eau et autour des champs irrigables.
Les peupliers noirs sont dioïques, c’est-à-dire qu’ils se répartissent en arbres mâles et arbres femelles. Ils ont une croissance rapide et commencent à se reproduire à environ 10 ans. Au début du printemps (début avril en Turquie), les arbres mâles et femelles produisent des fleurs réunies en chatons pendants. Le peuplier noir est pollinisé par le vent, mais il peut aussi se régénérer par voie végétative. Ses graines sont disséminées par le vent et par l’eau; elles ont une viabilité très réduite, et leur germination est subordonnée à certaines conditions (sol et degré d’humidité). La régénération est habituellement lente au sein des vieux peuplements.
Les clones de peuplier noir les plus cultivés en Turquie sont P. nigra var. italica, surtout dans l’ouest du pays et Populus usbekistanica var. afghanica, dont l’utilisation est plus généralisée. Ces deux arbres ont des couronnes étroites et pyramidales typiques.
Le peuplier noir est utilisé dans des programmes de multiplication un peu partout dans le monde: 63 pour cent des cultivars de peuplier utilisés en foresterie de plantation descendent du peuplier noir. Pour améliorer la production de bois des peupleraies de Turquie, tant du point de vue quantitatif que qualitatif, des programmes de multiplication classiques avec Populus deltoides, P. nigra natif et Populus × euramericana sont en cours d’exécution, en vue de mettre sur le marché les clones hybrides les plus productifs. Des caractères utiles des parents, comme la croissance rapide, la qualité recherchée du bois et la résistance au gel, peuvent être combinés chez un hybride, et certains clones sont sélectionnés à partir de croisements intra- ou interspécifiques.
Des peupliers noirs de provenances nationales sont inclus dans le programme de multiplication, en raison de leur capacité d’adaptation au climat continental. Ces provenances sont largement plantées dans les pays de l’Europe orientale, aussi bien pour des usages domestiques que pour la protection du sol et pour le boisement des zones industrielles polluées. Le peuplier noir est croisé avec P. deltoides et d’autres espèces de peupliers introduites, comme Populus maximowiczii et Populus trichocarpa, qui confèrent une capacité d’adaptation à divers types de sols et de climats, une capacité d’enracinement, une forte résistance au chancre bactérien causé par Xanthomonas populi et une assez bonne résistance à Marssonina brunnea et à la mosaïque du peuplier (Cagelli et Lefèvre, 1995).
On sélectionne actuellement des hybrides de Populus nigra × P. nigra et de P. deltoides × P. nigra dans le cadre d’essais clonaux en pépinière et en champ, en Turquie. La Commission internationale du peuplier (CIP) procède à l’enregistrement national et international des bons clones.
Trois facteurs principaux menacent les ressources génétiques du peuplier noir européen (Lefèvre et al., 2001). Premièrement, les activités humaines, qui altèrent les écosystèmes riverains sur toute l’aire de répartition de l’espèce. Les peuplements de peupliers indigènes sont remplacés par des cultures agricoles, et les zones de plaines inondables sont «colonisées» par l’urbanisation. Les ouvrages de régularisation des cours d’eau ont altéré la capacité de régénération de l’espèce et favorisé le remplacement des peuplements de peupliers par des forêts feuillues. Malgré une bonne régénération par endroits, certaines régions d’Europe ont vu diminuer considérablement, ou disparaître complètement, leurs populations de peupliers noirs indigènes.
Deuxièmement, les ressources en peupliers noirs autochtones ont été surexploitées pour leur bois et les produits dérivés, et remplacées par des peupliers hybrides à croissance plus rapide plantés.
Enfin, l’introgression de gènes (c’est-à-dire le déplacement de gènes entre des populations génétiquement distinctes) de clones cultivés et d’autres espèces de peupliers constitue une menace potentielle pour l’intégrité du peuplier noir, car les clones largement cultivés sont peu nombreux et apportent une grande quantité de pollen et de graines dans les peuplements indigènes. Le risque concerne non seulement les hybrides introduits, mais aussi les variétés pures de peuplier noir qui ont une vaste aire de répartition, comme P. nigra var. italica.
Compte tenu de ces menaces, des mesures ont dû être prises pour gérer et conserver le patrimoine précieux de peupliers noirs de la Turquie. Des banques de clones ont été créées dans des pépinières, et des essais clonaux en champ ont été mis en place dans diverses zones climatiques (voir tableau). Des progrès considérables ont été réalisés dans la conservation et l’identification de clones de peuplier noir ayant de bonnes performances de croissance et une bonne capacité d’adaptation à des environnements différents et changeants.
Les programmes de conservation entrepris en Turquie, dans le cadre du Programme européen des ressources génétiques forestières (EUFORGEN), sont centrés sur la conservation in situ.
L’objectif ultime de la conservation in situ d’une espèce est de maintenir une large diversité génétique, de façon que l’espèce puisse conserver sa capacité d’adaptation aux changements qui se produisent dans l’environnement. Si l’objectif est de conserver la diversité génétique et de maximiser la capacité d’adaptation des espèces, une stratégie de conservation dynamique, reposant sur la conservation in situ des peuplements indigènes et/ou des programmes de multiplication à long terme est préférable. Les activités de conservation ont permis de repérer continuellement de nouvelles aires de répartition, en particulier en Anatolie orientale, où cinq populations naturelles ont été identifiées, dans les bassins hydrographiques de Melet, Kelkit, Munzur, Karasu et Pülümür (Toplu et Kucukosmanoglu, 2003) (voir carte).
Cependant, les zones se prêtant à la conservation in situ sont rares, car les populations indigènes de peupliers noirs sont menacées par l’expansion urbaine et la mauvaise gestion des ressources rurales. La conservation in situ est donc souvent complétée ou remplacée par la conservation ex situ, qui gagne du terrain.
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La conservation ex situ du peuplier noir en Turquie est assurée depuis 1962 par le Poplar and Fast-Growing Forest Trees Research Institute, situé à Izmit. Un programme de conservation à l’échelle du pays a été lancé en 1990 pour conserver les ressources génétiques du peuplier noir dans des collections ex situ. De 1990 à 1993, 310 arbres de peupliers noirs ont été sélectionnés dans des populations résiduelles naturelles ou dans des plantations âgées, dans différentes régions de Turquie. On a transféré 297 clones de cette collection dans des parcs à pieds mères, dans les pépinières expérimentales d’Izmit et d’Ankara, et créé un double de cette collection dans la pépinière d’Erzurum en utilisant le matériel de 221 clones sélectionnés. En outre, 36 clones indigènes sélectionnés au cours des années précédentes (de 1956 à 1967) et 32 clones obtenus par pollinisation croisée contrôlée ont été inclus dans la collection.
Ces activités de conservation se poursuivent. En 1995, du matériel de 760 individus, là encore sélectionnés dans des populations résiduelles naturelles et des plantations âgées, a été collecté et établi dans des parcs à pieds mères, dans les pépinières expérimentales d’Izmit, Erzurum et Ankara (Toplu, 1996). Les «données de passeport» individuelles (numéro d’identification de l’accession, nom scientifique de l’espèce, institution d’origine, sexe, latitude, longitude et altitude du site d’origine, zone géographique, moyens de conservation) ont été enregistrées auprès du Poplar and Fast-Growing Forest Trees Research Institute. Une grande partie de ces clones sont indigènes, et certains ont été obtenus par pollinisation croisée contrôlée (P. nigra × P. nigra). Pour la sélection des clones à conserver, la priorité a été donnée aux individus résistant au gel.
Conservation de gènes de peupliers noirs in situ, Zonguldak, partie occidentale de la mer Noire |
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Les peupliers noirs jouent un rôle notable sur le plan économique et social en Turquie, en particulier dans les zones rurales. Ils tiennent aussi une place importante dans les programmes de multiplication des peupliers. La diminution du couvert de peupliers noirs et la perte de ressources génétiques, ainsi que la dégradation des terres qui en résultent, ont une incidence sur les conditions de vie des Turcs. Si l’environnement continue à être mal géré, il ne sera plus possible de s’en remettre à la nature pour conserver la diversité génétique. Des mesures énergiques doivent donc être prises pour conserver, développer et utiliser le patrimoine précieux de peupliers noirs de l’Anatolie. Les mesures ci-après seront notamment nécessaires.
Individu sélectionné pour la conservation ex situ, Kütahya, région égéenne |
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Bibliographie
Cagelli, L. et Lefèvre, F. 1995. The conservation of Populus nigra and gene flow with cultivated poplars in Europe. Forest Genetics, 2: 135-144.
Lefèvre, F., Barsoum, N., Heinze, B., Kajba, D., Rotach, P., de Vries, S.M.G.et Turok, J. 2001. In situ conservation of Populus nigra. EUFORGEN Technical Bulletin. Rome, Italie, Institut international des ressources phytogénétiques (IPGRI).
Rotach, P. 2003. Poplars and biodiversity. In Populus nigra Network, report of the seventh meeting, 25-27 octobre 2001, Osijek, Croatie.
Semizoglu, M.A. 1979. Modern poplar development handbook. Izmit, Turquie, Poplar and Fast-Growing Forest Trees Research Institute.
Toplu, F. 1996. Breeding and conservation of genetic resources of black poplar (Populus nigra L.) in Turkey. In I. Bach, éd. Environmental and social issues in poplar and willow cultivation. Proceedings, 20th session of the International Poplar Commission, Budapest, Hongrie, 1-4 octobre 1996, vol. II, p. 623. Budapest, Hongrie, FAO.
Toplu, F. et Kucukosmanoglu, F. 2003. Two natural distributions of Populus nigra L. discovered in Turkey. Journal of Poplar and Fast-Growing Forest Trees Research Institute, 29: 23-32.
