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L'eau - Sa qualité dépend souvent du forestier

Samuel H. Kunkle

Samuel H. Kunkle est spécialiste de l'hydrologie forestière au Siège de la FAO. Il était auparavant fonctionnaire du service forestier des Etats-Unis, où il occupait le poste de chef de la division de la qualité de l'eau (Water Quality Branch) dont la juridiction s'étend à vingt Etats de l'est du pays. Il a également collaboré avec les services forestiers suisse et danois.

L'eau douce nécessaire à la vie de l'homme trouve son origine dans les forêts qui lui confèrent sa qualité. L'auteur étudie l'influence des activités forestières sur l'eau souterraine et montre comment elles peuvent être aménagées pour en préserver la qualité.

C'est généralement sur les terres boisées que la pluviosité est le plus forte parce que les forêts sont souvent situées en altitude, où elles reçoivent d'abord l'eau et la redistribuent ensuite progressivement aux vastes étendues en aval. De plus, une couverture boisée constitue presque toujours la meilleure et la plus naturelle des protections pour les cours d'eau, du fait qu'elle préserve la qualité de l'eau et en stabilise le débit. Les forêts sont par conséquent les principales sources d'approvisionnement de l'homme en eau douce.

Il est donc bien évident que l'aménagement des forêts sous tous ses aspects exerce une influence majeure et constante sur le régime hydrologique de bassins de drainage tout entiers, et que le forestier doit en être conscient à tout moment. Or, il arrive souvent qu'il ne le soit pas. Préoccupa par les nombreux problèmes économiques et administratifs de l'aménagement des forêts, il tend à oublier qu'il est en fait le principal responsable de l'approvisionnement en eau dans son secteur et sur de grandes distances en aval, dans des régions qu'il ne visitera peut-être jamais, qui peuvent même être au-delà des frontières de son pays.

L'utilisation par l'homme des terres forestières a donc une influence déterminante sur les cours d'eau d'une grande partie du monde, et notamment sur le comportement de ces derniers, les pertes d'un bassin, les crues, les décrues et la qualité de l'eau. Dans cet article, nous étudierons tout particulièrement la question de la qualité de l'eau, ce qui nous amènera à parler de la pollution, et notamment de la sédimentation due à l'exploitation des forêts et à la construction de routes forestières, des effets des coupes à blanc sur les propriétés chimiques de l'eau et la température des rivières, des conséquences problématiques et de l'usage plus ou moins rationnel des pesticides et d'autres produits toxiques, de l'élimination des déchets dans les forêts et des effets du percement de routes et de grandes voies de communication sur les cours d'eau des bassins boisés.

Dans les zones urbaines, les problèmes de pollution sont généralement dus à des phénomènes évidents et quantifiables et ils se prêtent à des solutions bien définies, encore que coûteuses. Dans les zones rurales et de terres en friche, cependant, la qualité de l'eau est fonction de processus hydrologiques, de conditions climatiques, de réactions biologiques et d'autres facteurs interdépendants. Pour comprendre les cours d'eau des terrains en friche, il faut d'abord discerner certains des processus hydrologiques.

Il y a une dizaine d'années, les chercheurs sont arrivés à un concept nouveau et extrêmement important du ruissellement en terrain boisé, à savoir celui de zone de source variable. Cette notion, qui permet aujourd'hui d'expliquer le ruissellement dans de nombreuses terres forestières, constitue la base la plus sûre pour la plupart des interprétations des facteurs qui affectent la qualité de l'eau.

Le concept de zone de source variable reconnaît que pour un très grand nombre de terres forestières possédant un bon tapis végétal - surtout dans les régions humides - le processus de ruissellement se déroule comme suit: au cours d'un orage typique, seule une petite partie du bassin autour du lit fournit en fait un écoulement de surface; au contraire, dans les parties situées en amont, la pluie s'infiltre, devient un courant hypodermique et ne rejoint le cours d'eau que bien après que a l'hydrographe de l'orage» ne soit achevé. De ce fait, les forts débits observés pendant les ruissellements de surface consécutifs à un orage ne proviennent souvent que d'une faible partie du bassin de réception, et l'hydrographe de l'orage ne représente qu'une proportion très réduite des précipitations totales reçues par le bassin (Betson et Marins, 1969; Dunne et Black, 1970; Hewlett et Nutter, 1970; Whipkey, 1965). C'est ainsi qu'au cours de recherches sur les bassins en zones rurale et forestière, l'auteur a observé qu'en règle générale 5 à 10 pour cent seulement d'une précipitation se manifeste dans l'hydrographe d'un orage (c'est-à-dire la représentation graphique du débit pendant et après un orage). Bien plus, les mesures effectuées sur le terrain indiquent que cette fraction des eaux de ruissellement provient à peu près exclusivement des environs immédiats du lit. Comme le montre la figure 1, établie d'après des mesures de la nappe phréatique, des ruissellements de surface et des débits du cours d'eau, les zones de ruissellement, ou zones de source variable, s'étendent pendant un orage (Kunkle, 1971).

1. LE PROCESSUS DU RUISSELLEMENT DE SURFACE. Observations montrant comment l'aire de ruissellement s'étend pendant un orage en raison des écoulements qui proviennent des environs du lit.

Que peut-on déduire de ces constatations d'ordre hydrologique du point de vue de la pollution des eaux dans les terrains forestiers? Les principes généraux suivants semblent significatifs à cet égard:

- Comme, dans les terres forestières couvertes d'un bon tapis végétal, le ruissellement de surface provient largement des environs immédiats du lit, la probabilité que des agents de pollution se trouvent entraînés vers les cours d'eau par un orage est en fonction directe de la distance à laquelle se trouvent ces agents par rapport au lit du cours d'eau (par exemple, on ne rencontrera qu'assez rarement en forêt d'authentiques ruissellements de surface fût-ce à 50 mètres seulement d'un lit). La nécessité de ménager des bandes de protection le long des cours d'eau est donc évidente.

- L'écoulement de surface - donc le transport des polluants en surface - est aussi un phénomène courant sur terrain gelé et marécageux, dans les zones où prédominent les sols peu profonds ou les affleurements rocheux et dans les régions où la végétation de protection et les sols ont été dégradés par le déboisement, le surpâturage, les incendies ou l'érosion due à l'homme.

- Les polluants de surface (sédiments, particules organiques bactériennes et substances facilement solubles) seront chassés de la surface du sol proportionnellement au volume du ruissellement superficiel. Le taux de charriage des polluants de surface (en kg/mn) est très élevé pendant les orages, les concentrations de polluants et le débit augmentant tous deux.

- D'une manière générale, plus la durée d'un orage est longue, plus la zone de ruissellement de surface est étendue, et partant, plus la contribution du bassin en polluants est considérable. De même, plus le sol est humide avant un orage, plus la zone de ruissellement de surface s'étendra rapidement. L'importance des facteurs météorologiques avant de procéder, par exemple, à un épandage d'herbicide, devient évidente.

- Les substances en solution qui s'infiltrent dans les parties supérieures d'un bassin peuvent être absorbées par le sol (c'est souvent le cas du PO4-P, entre autres), mais parfois aussi pénétrer jusqu'à la nappe phréatique et reparaître plus tard en période de décrue (par exemple le sel répandu sur les routes, dont nous reparlerons plus loin). La proportion de substances en solution est bien souvent en raison inverse de l'importance du débit. (Il y a lieu de noter que cette remarque s'applique aussi en règle générale aux substances chimiques naturelles, comme les bicarbonates, que l'on trouve dans les cours d'eau.) En revanche, certaines particules, comme les bactéries, sont rapidement arrêtées par les sols (Romero, 1970, Salvato et al., 1971).

- Vu l'industrialisation croissante, les pluies qui tombent sur les terres forestières ne sont pas nécessairement «pures». Ainsi, dans les régions qui se trouvent sous le vent d'industries utilisant le mercure, le niveau des contaminants dans l'eau de pluie et la neige ou dans la. végétation peut dépasser de beaucoup la normale (Holden 1972).

- Etant donné la façon dont se produit le ruissellement dans une zone de source variable, et comme la plus grande partie d'un bassin n'est pas, en général, balayée par l'écoulement de surface, il est sans objet d'essayer de dresser des bilans de pollution en fonction de kilogrammes à l'hectare, de têtes de bétail à l'hectare ou d'autres évaluations fondées sur la superficie. Par exemple, la quantité d'engrais utilisée à l'hectare dans un bassin a bien moins d'importance que l'endroit précis du bassin où l'engrais a été appliqué. A la partie supérieure des bassins les sols sont souvent des filtres d'une grande efficacité.

Comme dans toute généralisation, il y a naturellement des exceptions à ces règles. Nombre des notions concernant les ruissellements d'orage s'appliquent aussi à la neige fondante, surtout lorsque la couche de neige empêche le sol de geler en profondeur.

Les sédiments représentent la forme la plus courante de pollution de l'eau. L'érosion des sols provoque souvent vers l'aval des dégâts aussi graves que coûteux sous des formes diverses: envasement des réservoirs (figure 2); teneur élevée en limon nuisible aux poissons (Tebo, 1968) et augmentation des frais de traitement des eaux destinées à la distribution dans les communes; détérioration des canaux d'irrigation, ponts et autres ouvrages; envasement du lit des cours d'eau, provoquant l'élévation des niveaux de crue; dégradation esthétique et biologique des lacs; et tendance des terres érodées à produire un ruissellement plus abondant en période d'inondation et un débit plus faible en saison sèche, d'où il résulte que la pollution est plus grave en période de décrue du fait que la dilution est moindre.

L'abattage inconsidéré peut aussi donner lieu à de graves problèmes de sédimentation, mais le forestier est en mesure d'en maîtriser la plupart. Ainsi, il ressort d'une étude sur l'exploitation que la turbidité d'un cours d'eau situé en aval d'une coupe à blanc atteignait 56000 ppm, contre 5 ppm dans des rivières voisines dont les abords n'étaient pas exploités (Hornbeck, 1968). La turbidité est un indice optique de la suspension de sédiments, qu'on utilise comme moyen simple pour mesurer la concentration de matières solides dans l'eau (Kunkle et Comer, 1971).

D'un autre côté, cette même étude, et bien d'autres d'ailleurs, démontrent que si l'exploitation s'accompagne de mesures de conservation appropriées, le degré de turbidité dépasse à peine celui des cours d'eau traversant des zones non exploitées, et demeure en deçà de la limite maximale de 10 milligrammes au litre fixée pour l'eau potable (U.S. Environmental Protection Agency, 1972). Les mesures de conservation nécessaires consistent à:

- Ménager des bandes de peuplements non coupés le long des cours d'eau.
- Utiliser le matériel d'exploitation qui endommage le sol le moins possible.
- Modérer la pente des voies de communication, de manière à ne pas dépasser 10 pour cent en général.
- Planifier les voies de communication et les installations de drainage de façon à éviter qu'elles ne canalisent les ruissellements de surface (Aubertin et Patric 1972; Hornbeck. 1968).

Il y a, certes, une limite à tout, et certaines terres forestières sont trop escarpées et trop sujettes à l'érosion pour que de telles mesures y soient efficaces ou rentables. En pareil cas, l'exploitation est à déconseiller.

L'abattage peut aussi provoquer une élévation de la température des cours d'eau si les coupes sont effectuées le long des berges. Au cours d'un projet de recherche, on a ainsi pu constater que l'exploitation portait la température du courant a plus de 6 degrés centigrades au-dessus de la normale, soit un niveau supérieur à celui que peut tolérer la truite; mais si on laissait la végétation des berges intacte, il ne se produisait aucune pollution thermique du courant (Swift et Messer, 1971).

2. Un réservoir en Afrique: après quatre ans seulement, il est déjà à moitié comblé par les sédiments provenant de l'érosion en amont.

Loin d'être un problème nouveau, l'eutrophisation était déjà étudiée des limnologistes dans les lacs suisses à la fin du siècle dernier. Cependant, l'urbanisation et le développement des loisirs ont fait prendre conscience de la dégradation des lacs par la prolifération des algues et autres végétaux nuisibles.

Les masses d'algues en décomposition peuvent être préjudiciables aux poissons et à l'approvisionnement des villes en eau potable; elles épuisent en effet l'oxygène contenu dans l'eau, et donnent lieu à des problèmes de goût, d'odeur et de toxicité.

La situation devient particulièrement critique lorsqu'elle se présente dans des lacs de forêt, fréquentés par des touristes nombreux, souvent venus de villes surpeuplées pour se délasser.

Les avis sont partagés quant à la cause précise de l'eutrophisation; toutefois, la plupart des limnologistes considèrent qu'elle tient surtout à la présence de nutriments comme le phosphore et l'azote, auxquels s'ajoutent des matières organiques (Canada Centre for Inland Waters, 1970; Sawyer, 1965; Shapiro, 1970). Dans les lacs vulnérables, oligotrophiques (c'est-à-dire relativement stériles), que l'on trouve dans certaines zones boisées, il suffit d'une quantité minime de nutriments et de matières organiques pour transformer une étendue d'eau vierge en une masse inesthétique d'algues (figure 3).

L'application d'engrais en sylviculture et d'autres activités forestières peuvent avoir pour résultat d'ajouter des nutriments et des matières organiques aux lacs et aux rivières et d'élever ainsi leur niveau d'eutrophisation. Au cours des prochaines années, il est probable que les engrais seront de plus en plus utilisés dans les terrains boisés, notamment en Suède, où des expériences sont en cours, et dans le nord-ouest des Etats-Unis, où l'on prévoit que plus de 40000 hectares par an recevront des engrais pendant la prochaine décennie (Kunkle, 1973; Bullard, 1966). Il faudra donc exercer une vigilance accrue pour déceler les phénomènes d'eutrophisation qui pourraient en résulter.

Les équipements pour les loisirs en forêt - stations de ski, résidences secondaires et terrains de camping - sont parfois des causes de pollution, surtout du fait qu'ils sont souvent si tués à des endroits critiques, à proximité d'un lac ou d'un cours d'eau et, comme l'auteur a pu le constater à maintes reprises, ne disposent pas toujours des installations appropriées pour évacuer ordures et déchets, contribuant ainsi à l'eutrophisation et à la pollution.

Les déchets d'exploitation forestière (cimes, feuilles, etc.) représentent d'autres sources potentielles de nutriments et de matières organiques, comme les sols érodés par le débardage, les feux de forêt et la construction de routes nouvelles, où les sédiments charrient les nutriments vers les cours d'eau.

Il ressort d'études à long terme effectuées à la frontière entre le Canada et les Etats-Unis, au Boundary Waters Canoe Area (U.S. Forest Service, 1972), que les facteurs suivants sont particulièrement significatifs du niveau eutrophique d'un lac et de son degré de sensibilité à l'eutrophisation:

- Paramètres chimiques P, N, Fe et HCO3.
- Evaluation de la production primaire de plancton.
- Longueur du rivage par rapport à la superficie du lac.
- Couleur.
- Volume du lac par rapport au bassin de drainage (indice du renouvellement de l'eau).
- Structure géologique du fond du lac.

3. Masses d'algues flottant à la surface d'un lac touché par l'eutrophisation.

Les coupes à blanc peuvent dans certains cas ajouter des nutriments aux rivières, aux lacs et à la nappe phréatique en perturbant le cycle des nutriments dans l'écosystème forestier ou en augmentant les ruissellements de surface et les apports de sédiments vers les cours d'eau. Les recherches effectuées dans le nord-ouest de l'Amérique du Nord, par exemple, ont démontré une augmentation des éléments chimiques en solution dans les cours d'eau à la suite d'expériences de coupes à blanc et de brûlage des déchets dans des forêts de sapin Douglas (Fredriksen, 1970). Pendant les douze jours qui ont suivi le brûlage, un cours d'eau situé en aval d'une des coupes à blanc expérimentales et un cours d'eau témoin voisin ont accusé des différences nettes à cet égard (tableau 1).

Pendant les deux ans environ qui ont suivi les coupes et le brûlage et tandis que la végétation repoussait, on a constaté que la différence de teneur en nutriments diminuait entre les deux cours d'eau. Il est important de relever que la coupe seule - sans brûlage - provoquait un apport moindre de nutriments. C'est ainsi qu'à elle seule la coupe n'a pas fait augmenter le niveau de phosphore. De plus, bonne partie de l'apport de nutriments était attribuable à des particules de sédiments provenant de l'érosion. Une autre étude expérimentale en Nouvelle-Angleterre a également mis en évidence le déversement de nutriments dans les cours d'eau, à la suite du déboisement intégral d'un bassin de réception (Bormann et al., 1968). Il faut noter qu'il s'agissait de coupes expérimentales.

Que se passe-t-il au cours d'une opération de coupe plus classique? L'étude d'une coupe à blanc effectuée en Virginie occidentale, assortie de mesures rationnelles de conservation visant à protéger les cours d'eau, a permis d'établir qu'au cour, de la première année après la coupe la teneur en nutriments n'avait pas été sensiblement modifiée alors qu'on s'attendait à un apport maximal (Aubertin et Patric, 1972).

Des enseignements sont à dégager d'études de ce genre: les coupes inconsidérées peuvent provoquer la pollution de l'eau par les nutriments; du fait des propriétés inhérentes au sol et autres caractéristique'" certains bassins peuvent, davantage que d'autres, libérer des nutriments après une coupe, et des mesures appropriées de protection des cours d'eau pendant la coupe, entre autres la réserve de bandes non exploitées sur les rives, permettent souvent, peut-être dans la plupart des cas, d'écarter les risques. Ces études montrent en outre que de nouvelles recherches s'imposent dans ce domaine. Le problème des nutriments est-il important, en particulier pour ce qui est de l'eutrophisation et, dans l'affirmative, dans quelle mesure? La question reste ouverte. Ce qu'il faut surtout, ce sont des indications exactes sur les mesures de protection à prendre pendant l'exploitation.

Beaucoup d'ouvrages de vulgarisation ont été consacrés aux effets nuisibles des produits chimiques toxiques sur les écosystèmes naturels et il existe de nombreuses monographies documentées sur la destruction des poissons, les dégâts subis par la faune sauvage et l'environnement. Au Canada par exemple, l'emploi du DDT dans le cadre d'un grand projet forestier s'est soldé par des hécatombes de poissons (Kunkle, 1973). Nul n'ignore que le processus d'amplification biologique - par lequel les produits chimiques se concentrent dans les chaînes alimentaires des êtres vivants - devient dangereux lorsqu'on emploie le DDT, l'endrine, la dieldrine et autres hydrates de carbone chlorés, ce qui est le cas en sylviculture. S'agissant de pesticides, pour quelque usage que ce soit, il faut tout d'abord s'assurer que les avantages priment sur les inconvénients avant d'affirmer que l'emploi en est justifiable. Nous avons encore beaucoup à apprendre sur les dangers que ces produits chimiques à faible concentration peuvent présenter à long terme. Selon certains savants, ces dangers sont sous-estimés.

En revanche, il est établi que, sous réserve de diverses précautions, l'utilisation de certains produits chimiques pour l'aménagement forestier, notamment les herbicides, peut être sans danger. C'est ainsi que Tarrant et Norris, après avoir analysé 30 études sur l'application d'herbicides in situ, ont conclu que, dans l'ensemble, les résultats de la recherche font ressortir qu'un grand nombre d'herbicides et de leurs vecteurs peuvent, à condition qu'on en use avec discernement (c'est l'auteur qui souligne), être employés pour la lutte contre les plantes adventices dans les forêts avec un minimum d'incidence sur la qualité de l'eau (Kunkle, 1973).

A la lumière des observations in situ, nous savons donc que le forestier doit tenir compte de certains principes de sécurité dans l'emploi des herbicides. A partir de diverses études sur le terrain et de ses observations personnelles, l'auteur suggère les principes ci-après:

1. D'une manière générale, le taux de pulvérisation aérienne ne devrait pas dépasser 6 kilogrammes à l'hectare environ d'élément actif, et seules des substances éprouvées et homologuées devraient être utilisées. Eviter les produits chimiques récemment mis au point et peu connus. Certains gouvernements publient des listes d'herbicides homologués (Kunkle, 1973).

2. Eviter la pulvérisation dans les zones marécageuses et aux abords des cours d'eau et des lacs, où se produit ordinairement un écoulement de surface; il convient donc de réserver à la périphérie de ces zones une bande d'au moins 50 mètres de largeur où aucune pulvérisation ne sera faite.

3. La taille des gouttelettes pulvérisées à. partir d'un aéronef devrait être supérieure à 200 micromètres (une gouttelette de 100 micromètres, par exemple, portera généralement 10 fois plus loin sous l'effet du vent). A noter qu'il existe des pulvériseurs à monter sur le tuyau d'échappement des aéronefs (Kunkle et Law, 1972) et des agents épaississants (Kunkle, 1973) que l'on peut ajouter au liquide à pulvériser pour grossir les gouttelettes.

4. Ne pulvériser que par un vont de moins de 8 kilomètres à l'heure et à aussi faible altitude que le permet la sécurité (par exemple, une gouttelette de 200 micromètres dérive de 15 à 20 mètres si elle est lâchée à 5 mètres d'altitude, alors qu'elle dérivera de 50 mètres si elle est lâchée à 10 mètres avec un vent de 8 kilomètres à l'heure).

5. Le ruissellement des eaux d'orage présentant le plus grand risque de pollution pour les cours d'eau, éviter la pulvérisation en cas de tempête possible.

6. En particulier, contrôler ou surveiller les eaux pour déceler les effets d'un excès de pollution et permettre au forestier de vérifier la justesse de ses directives, de manière qu'il puisse les améliorer le cas échéant.

7. D'autres contrôles peuvent être opportuns, dont l'analyse biologique des organismes aquatiques.

8. Si cela est possible, il est toujours plus sûr d'éviter l'emploi de produits chimiques, et de nombreuses recherches sont nécessaires pour mettre au point des méthodes de lutte sans danger. La plupart des principes précités s'appliquent également aux produits chimiques autres que les herbicides.

TABLEAU 1. - MÉTHODES D'EXPLOITATION ET QUALITÉ DE L'EAU1

Nutriment

Bassin coupe à blanc

Bassin témoin, non coupé

Maximum

Moyenne

Moyenne

...mg/l...

NH3-N

7,6

1,19

(non décelable)

NO3-N

0,60

0,43

0,01

Mg

10,8

6,4

1,3

HCO3-C

21,6

15,8

4,11

SOURCE: U.S. Forest Service.

1 Ce tableau représente une comparaison des concentrations maximales en nutriments chimiques dans deux cours d'eau après une coupe à blanc et le brûlage des déchets. On constate une augmentation marquée de la teneur en nutriments dans le cours d'eau situé en aval de la coupe à blanc (colonne de gauche). La teneur en nutriments demeure inchangée dans le cours d'eau voisin du premier (colonne de droite). Les niveaux élevés constates dans le premier cours d'eau se sont maintenus pendant les douze jours qui ont suivi le brûlage des déchets. Au cours des deux années suivantes, ces niveaux ont diminué à des rythmes différents suivant les nutriments.

Compte tenu des préoccupations actuelles pour l'environnement, il est possible que l'un des meilleurs usages des terres forestières soit l'élimination des déchets. Ces dernières années une vague d'intérêt s'est manifestée en faveur de l'utilisation des forêts pour évacuer les eaux usées. Ce recyclage des déchets en forêt présente certains avantages:

- Il permet d'éviter la pollution des cours d'eau due au déversement des effluents.

- Les nutriments et les matières organiques contenus dans les déchets enrichissent le sol forestier, notamment les stations aux sols pauvres et dégradés, comme les mines à ciel ouvert.

- L'évacuation des effluents secondaires vers les forêts est parfois plus économique que la construction et l'exploitation d'usines de traitement tertiaire.

- Le régime hydrologique peut être amélioré du fait que l'on rend les eaux de surface au sol à travers lequel elles se purifient pour réalimenter la nappe phréatique.

- De nombreux sols sont d'excellents purificateurs de l'eau et arrêtent nutriments et bactéries en servant de «filtre actif». Il faut toutefois reconnaître certains inconvénients comme la contamination des sols par les métaux contenus dans les déchets.

Les recherches les plus connues sur la question ont été effectuées à l'université de Pennsylvanie, où l'application d'eaux usées aux terres forestières (et aux cultures) depuis 1963 a démontré que les avantages précités peuvent effectivement être obtenus (Evans et Sopper, 1972). Bon nombre d'enquêtes et d'applications pratiques sont en cours dans ce domaine.

L'emploi de déchets pour améliorer les sols dégradés pourrait fournir une occasion exceptionnelle de lutter contre l'érosion, rendre un rôle productif à ces sols et empêcher la pollution de l'eau. Des enquêtes préliminaires récentes ont démontré par exemple que l'utilisation des boues d'égout dans les zones érodées par l'exploitation de mines à ciel ouvert permet non seulement le retour de la végétation - qui serait impossible ou difficile dans d'autres circonstances - mais encore la réduction du volume d'acides et autres polluants qui peuvent provenir de terrains de cette nature (Lejcher et Kunkle, 1972).

Les déchets solides - depuis les bouteilles de plastique jusqu'aux ordures ménagères de tout genre - sont souvent déposés dans des clairières. Par l'intermédiaire de la nappe phréatique, ces déchets risquent de contaminer les cours d'eau et les lacs. Les concentrations de polluants peuvent atteindre des niveaux élevés dans les eaux souterraines provenant des zones de décharge. C'est ainsi que selon certaines enquêtes, la demande chimique en oxygène - un indice couramment employé pour caractériser la teneur en matières organiques - de l'eau provenant par infiltration d'une décharge peut varier entre 8000 et 10000 milligrammes au litre, tandis que le niveau de pollution organique, de cations et d'azote peut atteindre, voire dépasser 1000 milligrammes au litre. Toutefois, le sol parvient généralement à retenir la plupart des polluants organiques par filtration (dans l'un des cas étudiés, par exemple, 4 mètres de sol éliminaient 95 pour cent du contenu en matières organiques). Les chlorures, les nitrates, certains métaux et d'autres substances inorganiques qui ne sont pas facilement adsorbés par les sols peuvent parcourir de grandes distances sous terre, notamment en terrain sableux, et reparaître éventuellement dans des lacs et des cours d'eau.

Il importe donc de situer les décharges de déchets solides dans des emplacements bien drainés, et d'éviter le voisinage de cours d'eau, de lacs ou de terrains marécageux (où les eaux souterraines risquent de remonter à la surface), ainsi que de puits et de sources. Ces emplacements peuvent aussi être aménagés de manière à éviter les infiltrations.

Dans les régions froides d'Europe et d'Amérique du Nord, on utilise couramment le sel pour libérer les routes de la neige et du verglas, surtout dans la traversée des régions fortement boisées. Un cours d'eau non pollué peut de la sorte se trouver contaminé par le chlorure de sodium ou par d'autres sels minéraux. Le sel ainsi répandu peut non seulement se retrouver dans les eaux de ruissellement, mais encore s'infiltrer jusqu'à la nappe phréatique et parvenir jusqu'aux cours d'eau vers la fin de l'été. Ainsi, la recherche a démontré qu'au cours de l'été, un ruisseau situé dans un bassin boisé traversé par un axe de grande communication contenait cinq fois plus de sel en aval qu'en amont de cet axe ou qu'un ruisseau témoin proche. Les sources situées en aval de la grand-route étaient contaminées par le sel pendant l'été (Kunkle, 1972). Une vaste étude faite aux Etats-Unis, dans le Massachusetts, a également démontré que la salinité des eaux souterraines sur des centaines de kilomètres carrés a augmenté de cinq à dix fois depuis 1890, aggravant ainsi la pollution des sources d'approvisionnement en eau (Motts et Saines, 1969}.

Les activités forestières et l'utilisation des terres ont une incidence marquée sur la qualité de l'eau des rivières qui traversent des terrains forestiers. L'abattage inconsidéré, l'utilisation irrationnelle des produits chimiques ou autres activités mal planifiées sont autant d'éléments qui peuvent contribuer à la pollution. Bien qu'elle ne présente généralement pas le même caractère de gravité que dans les régions situées plus en aval, cette pollution des terres forestières revêt néanmoins une importance toute particulière, car les bassins boisés sont souvent les derniers réduits où l'homme puisse encore trouver une eau claire et pure. Ils demeurent en outre la source principale d'un approvisionnement en eau qui devient de plus en plus insuffisant.

Pourtant, il est clair que les activités forestières peuvent très souvent s'exercer sans provoquer de pollution, à condition d'être conçues de façon à protéger les eaux. Dans cette œuvre de défense de l'environnement aquatique et de l'approvisionnement en eau, le rôle du forestier est vital.

Références

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