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Histoire d'une papeterie sud-américaine

Gustavo Gomez

GUSTAVO GOMEZ est le président de la société Cartón de Colombia. Le présent article s'inspire d'une communication qu'il a faite à la Consultation d'experts de la FAO sur la demande, l'offre et le commerce des pâtes et papiers dans le monde, organisée à Tunis en septembre 1977.

Pour examiner les perspectives d'investissement dans l'industrie des pâtes et papiers, nous devons manifestement commencer par l'étude des disponibilités de capitaux. Or, en apparence, l'avenir ne semble pas très favorable à cet égard. Le monde entier, qu'il s'agisse de pays en développement ou de pays déjà développés, traverse actuellement une période marquée par une sérieuse pénurie de capitaux, ce qui n'a pas manqué d'entraver tous les projets d'investissement ne reposant pas sur des assises exceptionnellement solides.

J'estime que la seule voie pratique que l'on puisse suivre au cours des prochaines années en vue de la formation de capital dans les pays en développement consiste à édifier des associations de caractère pragmatique fondées sur la réalisation mutuelle de besoins et d'objectifs complémentaires. Ces associations seront surtout efficaces si elles sont composées de plusieurs entités principales très différentes: premièrement, un corps d'investisseurs privés ressortissants du pays où le projet doit voir le jour et dont les intérêts commerciaux seront favorisés par un développement satisfaisant du projet; deuxièmement, le gouvernement du pays en question qui s'emploiera à fournir provisoirement des capitaux de démarrage ou bien à susciter un climat économique positif; troisièmement, un investisseur important du secteur privé provenant de l'un des pays plus développés, s'agissant le plus souvent - mais non pas nécessairement - d'un grand producteur international de papier ou d'un établissement financier de premier rang; enfin, une des institutions de développement mondiales ou régionales, telles que la Banque mondiale ou la Banque interaméricaine de développement, qui sont pratiquement des organismes publics mais qui, à maints égards, se comportent comme des investisseurs privés. Ces associations peuvent se concrétiser par l'émission d'actions ou d'obligations, ou encore par les diverses formes de stimulation des investissements auxquels peuvent recourir les organismes d'Etat.

Compte tenu des facteurs primordiaux que sont l'inflation et la pénurie de capitaux, il apparaît que les perspectives ne sont pas très encourageantes pour les investissements effectués par des hommes d'affaires du secteur privé du pays où le projet doit être exécuté, surtout lorsque les marchés locaux de capitaux sont faibles, ce qui semble être toujours le cas. D'un point de vue pratique, on pourrait supposer que la meilleure façon pour eux d'atteindre leurs objectifs individuels serait d'investir leurs liquidités dans des instruments financiers sûrs produisant des intérêts à des taux d'inflation.

Pourtant, il existe dans bien des pays en développement des investisseurs qui ont tout intérêt à consacrer leurs capitaux à la mise en valeur de leur propre pays. Parmi eux figurent les utilisateurs de papier qui sont peut-être obligés d'importer le papier dont ils ont besoin, ainsi qu'une clientèle locale consommant des produits à base de papier et qui, sur le plan pratique, a directement intérêt à ce que se constitue sur place une source d'approvisionnement permanente garantie.

Pour cette catégorie d'investisseurs, les bénéfices que procure l'investissement doivent être calculés non seulement sur la base des recettes financières, mais compte tenu aussi du fait que les intéressés seront ainsi libérés des fluctuations du commerce d'importation, lequel est souvent ajusté en fonction des besoins de l'exportateur plutôt que de l'importateur.

Il existe un autre type d'investisseur compatible, à savoir certains établissements financiers tels que les compagnies d'assurance et les banques de développement, qui ont tendance à se fixer des objectifs d'investissement à long terme.

J'affirme pour ma part que, même dans une zone où les ressources en capitaux sont rares et coûteuses, il est possible d'investir dans la capacité de production de pâtes et papiers si l'on peut projeter un marché intérieur garanti, et si l'on peut établir une association entre des investisseurs dont les objectifs et les motivations sont réellement complémentaires, débouchant sur une organisation fondée sur une base financière solide et présentant un bilan bien structuré, offrant toutes garanties.

J'estime que le marché le plus sûr et le plus fiable pour justifier l'investissement de capitaux sera celui qui est constitué par une économie en expansion où les produits de papeterie sous forme de papier d'emballage ou de papier d'impression et d'écriture ont déjà commencé à faire partie intégrante du cadre économique de la nation.

Ce scénario peut reposer sur deux jeux de circonstances différents. Dans le premier cas, le pays possède déjà un embryon d'industrie de transformation du papier, ses besoins en papier étant couverts par des importations coûteuses. Dans le second cas, il n'existe pratiquement aucune industrie de transformation les besoins de la clientèle étant couverts par de coûteuses importations de produits finis en papier.

Dans le premier cas, lorsqu'une industrie de transformation existe déjà au stade embryonnaire, le projet peut démarrer par la création d'une papeterie approvisionnée sur place en matière première. Ou bien, s'il n'existe aucune industrie nationale, les premiers investissements seront consacrés aux installations de transformation, la construction de l'usine et l'approvisionnement en matière première devant suivre plus tard.

De toute façon, dans l'un et l'autre cas, un principe d'une importance cruciale est respecté: le projet est fondamentalement orienté vers le marché intérieur. Or, telle est la base la plus viable pour mettre en route une industrie de pâtes et papiers dans un pays en développement. La nouvelle industrie devient partie intégrante de la structure économique et renforce la croissance organique de l'économie nationale en créant une nouvelle catégorie de personnel technique et dirigeant. Dans le cas des papiers d'emballage, que fabrique mon entreprise, la nouvelle industrie fournit la base d'un système de distribution moderne en constituant le maillon essentiel entre producteurs et consommateurs et en permettant à l'économie d'élargir à l'infini la portée, la diversité et la disponibilité des produits offerts sur le marché national.

De plus, une industrie nationale a naturellement pour effet de rendre le pays moins tributaire des incertitudes du commerce d'importation et offre des avantages sociaux et économiques durables sous forme d'un accroissement des revenus et du nombre des fournisseurs.

Cependant, une mise en garde s'impose. Pour être valable à long terme, l'investissement initial doit être compatible avec le marché, de portée modeste et en rapport avec la demande prévisible dans l'immédiat, tout en pouvant être renforcé par la suite pour faire face aux besoins ultérieurs. Ainsi, un montant non négligeable des capitaux requis pour développer l'entreprise pourra être obtenu par l'utilisation des recettes et l'amortissement. Telle est la méthode d'investissement la plus rationnelle, celle qui exige le minimum de capitaux extérieurs et qui offre les possibilités maximales de solidité financière à long terme, mais elle nécessite aussi des investisseurs associés dont les propres objectifs soient compatibles avec une faible rémunération au départ et une politique visant constamment à réinvestir les bénéfices au cours des premières années d'exécution du projet.

En 1944, année de fondation de la Carton de Colombia, il n'existait en Colombie aucune industrie intégrée d'emballages de papier ou de carton. Le pays comptait quelques petites entreprises de transformation de papier pour sacs et de papiers d'écriture, ainsi qu'une production rudimentaire de boîtes pliantes utilisant du carton importé. De plus, la Container Corporation of America exportait quelques récipients en carton ondulé et du carton à des fabricants de Colombie mais, pour l'essentiel, ce pays n'utilisait que des cageots en bois. Cependant, l'économie colombienne était saine et en pleine croissance, et elle semblait sur le point d'intensifier son développement dès que la fin de la seconde guerre mondiale permettrait d'orienter les énergies vers de nouveaux domaines.

La principale embûche, pour une entreprise en expansion qui remporte ses premiers succès, c'est la tentation souvent irrésistible de vouloir aller trop loin, trop tôt

A la même époque, certains dirigeants des Etats-Unis craignaient que les hauts niveaux de production de toutes sortes de fabrications industrielles engendrés par l'économie de guerre ne résultent en une capacité excédentaire en précipitant une nouvelle dépression analogue à celle que le monde avait connue au lendemain de la première guerre. C'est pourquoi on s'efforça de prévoir le transfert d'une certaine capacité de production et des capitaux d'investissement associés vers des marchés d'exportation traditionnels.

C'est dans cette ambiance que Walter P. Paepcke, fondateur et président de la Container Corporation of America, commença à étudier la possibilité de se lancer dans une entreprise de coopération pour la fabrication d'emballages en Amérique latine. Il découvrit rapidement qu'un groupe de clients à l'exportation de la société Container en Colombie était intéressé par la création d'une industrie locale de papier et souhaitait obtenir la participation de la société Container. Il se, rendit compte que la Colombie semblait offrir un marché assez attrayant pour l'avenir.

La proposition que M. Paepcke fit à ces investisseurs était révolutionnaire à cette époque où une grande partie du monde était encore sous la mainmise d'un colonialisme de facto. Il suggéra une association a participation égalitaire, 50 pour cent du capital initial devant être fournis par la Container Corporation et 50 pour cent par des investisseurs colombiens. Sans doute n'est-il pas inutile de rappeler que ce type d'association constitue aujourd'hui, 34 ans plus tard, l'un des objectifs des pays du Pacte andin. Il était également proposé d'assurer la formation du personnel aux méthodes de gestion, et de financement et aux techniques nécessaires car, faisait-on observer, la Colombie possédait en abondance des ressources humaines fort capables. Le groupe colombien adapterait ces compétences à l'environnement de la Colombie et s'occuperait des aspects juridiques et sociaux de l'affaire, ainsi que des relations avec la main-d'œuvre.

Conformément aux principes énoncés plus haut, le groupe d'investisseurs colombiens était composé en grande partie d'entreprises locales de transformation et d'utilisation de papier, dont certaines avaient été des clientes à l'exportation de la Container Corporation. Ces investisseurs étaient extrêmement soucieux de mettre sur pied un approvisionnement garanti de papier à l'échelon local et ils apportaient à cette association une connaissance approfondie du marché colombien.

De son coté, le gouvernement de la Colombie accueillait fort bien les investissements étrangers. Il n'existait ni contrôle des changes ni restrictions commerciales et les bénéfices des entreprises étaient pratiquement exonérés d'impôts. Par conséquent, bien que le gouvernement ne fût pas à cette époque réellement associé à l'entreprise, il contribua à susciter un climat propice à la formation de capitaux privés et aux investissements clans des industries nouvelles d'origine aussi bien étrangère que locale.

Enfin, pour respecter les conditions propres à une économie en développement d'ampleur modérée, l'investissement initial fut maintenu à un niveau modeste. C'est pourquoi, au cours des premières années et encore aujourd'hui, la société Cartón a constamment profité de la disponibilité de matériel d'occasion en Amérique du Nord et dans d'autres régions à économie développée. Parallèlement, l'entreprise et ses investisseurs s'assuraient que les recettes demeuraient dans l'entreprise en vue d'en financer l'expansion. Cette politique conservatrice était possible parce que l'intérêt des associés était centré sur le développement à long terme d'une industrie colombienne des pâtes et papiers, les investissements de nouveaux capitaux nécessaires étant maintenus au minimum et aucune fioriture n'étant admise.

Bien que les décisions ayant présidé à la fondation et à l'organisation de la Cartón fussent prises par un personnel de direction et des investisseurs ne possédant aucune expérience du commerce international, et bien qu'elles ne suivissent aucun plan conçu à l'avance, il n'en reste pas moins que toutes les conditions préalables spécifiées plus haut pour assurer le succès d'une telle entreprise de nos jours étaient d'ores et déjà réunies.

En premier lieu, l'économie nationale offrait un marché garanti pour les produits à base de papier. Il était manifeste qu'à mesure qu'elle se développerait, l'entreprise ferait partie de l'économie colombienne dont la croissance allait de pair avec celle de la nation. La plupart des investisseurs colombiens étaient mus par des objectifs et des motivations qui coïncidaient avec ceux de l'investisseur étranger et ils étaient en mesure d'apporter à l'entreprise cette connaissance si indispensable du marché local. De son côté, la société Container pouvait faire profiter les Colombiens des compétences en matière de gestion et des connaissances techniques qui faisaient défaut à cette époque en Colombie. Enfin, tous les associés étaient convenus que la nouvelle entreprise devait débuter par un investissement de capitaux modeste, l'expansion devant être financée dans toute la mesure possible sur les fonds propres de la société.

Sans doute le piège le plus dangereux qui soit tendu à une entreprise en expansion fait-il son apparition au moment où celle-ci a déjà connu un certain succès et où les investisseurs et la direction prennent conscience de nouvelles possibilités importantes qui semblent pratiquement à portée de main. La tentation d'avancer trop loin et trop tôt est souvent irrésistible et notre société n'a pas fait exception à la règle.

Il existait en Colombie depuis 1939 un producteur de sacs à parois multiples qui, en utilisant des papiers importés, couvrait les besoins d'emballages des industries du sucre et du ciment. Dix ans plus tard, ces deux industries étaient en rapide expansion, et il en était de même de leurs besoins d'emballages de papier. Un groupe d'actionnaires de la société Cartón dont certains avaient également investi dans l'industrie du ciment en pleine croissance, était du ferme avis que la société devait se lancer dans la production des sacs à parois multiples et aussi construire une usine de papier kraft pour produire cet article dans le pays. A cette époque, la guerre de Corée en était à son point culminant, l'offre s'était raréfiée sur le marché mondial des produits à base de papier et les prix augmentaient rapidement.

Une industrie qui s'agrandit dans une économie en développement doit faire preuve d'un réalisme impitoyable dans ses prévisions de demande des marchés

Entre-temps, la société Cartón avait résolument poursuivi sa politique consistant à conserver toutes les recettes dans la nouvelle entreprise et elle se trouvait dans une situation financière saine. Aussi la construction d'une usine de fabrication des sacs à parois multiples ne souleva-t-elle aucun problème et les opérations débutèrent avec succès en 1950. Dans ce climat d'optimisme, des plans furent également établis en vue de construire la première usine colombienne de papier kraft. Mais cette décision ne devait pas avoir des conséquences aussi heureuses.

Dans l'économie du temps de guerre, il était difficile de trouver du matériel adéquat pour la nouvelle usine, d'autant que la capacité de production prévue au départ devait être fort modeste. Néanmoins, il semblait que la fortune continuât à sourire à notre jeune entreprise puisque nous découvrîmes qu'une machine à papier en cours de fabrication pour une société nord-américaine en difficulté financière était disponible. Le fait que la capacité de production pour laquelle cette machine était conçue fût nettement supérieure aux besoins projetés de l'économie colombienne à cette époque était jugé comme un avantage supplémentaire, eu égard à la pénurie générale de papier dans le monde à cette époque. Par ailleurs, nous pensions pouvoir disposer d'une clientèle assurée pour les papiers pour sacs que devait produire la nouvelle machine et nous établîmes des plans en vue de l'adapter à la production des papiers et cartons kraft de couverture et du carton ondulé, conformément à la théorie consistant à développer des marchés intérieurs rationnels.

Cependant, notre enthousiasme nous fit négliger certains des principes qui nous avaient pourtant valu nos premiers succès. Nous nous sommes embarqués dans un investissement considérable qui dépassait nos moyens et ne pouvait être financé sur nos seuls fonds internes les investisseurs initiaux ne pouvaient fournir du capital frais et ce nouvel investissement pesait nécessairement sur notre bilan.

Nous nous sommes lancés dans ce projet sans nous être assurés de disposer d'un marché intérieur et en tablant sur des hypothèses non confirmées quant à notre aptitude à développer notre activité sur le marché colombien au-delà de la conception initiale de l'usine, à savoir la production de papiers pour sacs, articles pour lesquels il existait effectivement une demande. Enfin, notre associé étranger, la Container Corporation of America, ne possédait aucune expérience de la production des papiers pour sacs, de sorte qu'il ne pouvait nous offrir l'assistance technique spécialisée qui avait joué un si grand rôle dans nos premières réalisations.. Or, les événements ont prouvé que c'était là un problème critique.

Néanmoins, nous avons procédé à l'investissement en le finançant à raison de 40 pour cent sur nos fonds propres et de 60 pour cent sur des emprunts bancaires à court terme en Colombie. Cette manière de procéder allait à l'encontre du principe selon lequel le financement d'un projet comportant l'investissement de capitaux doit normalement correspondre à peu près à La durée de rémunération prévue.

L'usine fut achevée à la fin de 1952 et c'est alors que débutèrent nos ennuis. La demande initiale ne représentait que 12 pour cent de la capacité de production installée, ce qui rendait impossible toute exploitation rentable. Bien que nous utilisions uniquement des pâtes importées, la qualité de notre papier était très médiocre en raison du manque de savoir-faire technique, et le nombre des sacs mis au rebut augmentait une cadence alarmante.

C'est à cette époque que prit fin la guerre de Corée en même temps que la pénurie mondiale de papier. Confrontés à la mauvaise qualité de nos produits et à la disponibilité soudaine de papiers pour sacs importés, la clientèle qui nous avait assurés de sa fidélité nous abandonna rapidement au profit de l'entreprise de fabrication de sacs qui nous concurrençait en utilisant des papiers importés de haute qualité. Le mouvement favorable à l'utilisation de sacs importés fut accéléré par une hausse des cours du café, laquelle se traduisait par un accroissement des réserves colombiennes de devises et rendit les importations plus viables.

Au cours de cette période, en raison de notre optimisme antérieur, nous dûmes faire face à la nécessité de rembourser nos lourds emprunts à court terme alors même que le projet nous faisait perdre de l'argent. Si nous parvînmes à survivre en tant qu'entreprise, c'est uniquement grâce à la solidité de notre structure humaine et financière de départ qui nous permit de consacrer la totalité de nos efforts et des recettes provenant de nos autres opérations au soutien de notre usine de papier kraft pendant au moins quatre ans. Or, c'est là une option qui pourrait fort bien ne pas s'offrir à l'avenir à d'autres entreprises dans des pays en développement, et il est hors de doute qu'elle eut pour effet de freiner notre croissance vers le milieu des années cinquante.

Les efforts que nous avons entrepris pour obtenir l'aide des pouvoirs publics sous la forme d'une hausse des droits d'importation afin d'être protégés efficacement contre les papiers étrangers se sont soldés par un échec et il nous a fallu appliquer des prix extrêmement compétitifs afin d'accroître le volume de nos ventes. Pendant cette période, nous nous sommes employés activement à résoudre nos problèmes techniques, mais l'usine n'est devenue véritablement opérationnelle qu'en 1956, lorsqu'une nouvelle crise des devises a contraint le gouvernement colombien à interdire les importations.

Carton de Colombia, S.A.

Cali

Président: Gustavo GOMEZ
Directeur d'usine: Gabriel Vasquez
Directeur technique: Gustavo Calle
Directeur de l'usine de pâte: Victor Giraldo

PAPIER

Cylindre: 210 cm et 215 cm
Fourdriniers: deux de 395 cm

PRINCIPALES MACHINES POUR LA FABRICATION DE LA PÂTE:

Six lessiveurs en discontinu, un lessiveur en continu

PRODUITS

Papier pour sacs; carton ondulé; carton plastifié; carton pour boîtes pliantes; papier kraft de couverture; papier kraft non glacé, écru; pâte semi-chimique (pâte semi-chimique neutre au bisulfite); pâte écrue au sulfate

PRODUCTION ANNUELLE

Papier et carton: 173000 t
Pâte: 95000 t

A long terme, l'optimisme que nous avions affiché au départ quant à ce projet s'est révélé justifié, et les papiers pour sacs et sacs à parois multiples sont aujourd'hui parmi nos articles les plus rentables. La Colombie a besoin de ces sacs très commodes qui servent à transporter la plupart des produits agricoles du pays. Néanmoins, il faut bien admettre que nous avons tout simplement eu beaucoup de chance. Nous avons couru un gros risque de voir notre entreprise détruite du fait que notre évaluation de ce projet était erronée, et même les bénéfices que nous en avons tirés par la suite ne justifient nullement les risques que nous avons courus vers 1955.

En bref, le point que je voudrais souligner en l'occurrence, c'est qu'une industrie en pleine croissance dans une économie en développement doit faire preuve d'un réalisme implacable dans la projection de la demande sur le marché. Si l'on soumet un futur investissement à une analyse de sensibilité réellement valable, celle-ci indiquera que La réalité future correspondra très probablement à l'issue la plus défavorable possible.

Les hypothèses doivent reposer sur une évaluation sans complaisance de l'évolution du marché à long terme. Il faut aussi s'assurer qu'on dispose des compétences appropriées sur le plan technique et commercial avant de se lancer sur le marché, surtout si le produit se trouvera dans une certaine mesure en concurrence avec des importations en provenance de pays plus développés. De plus, il est indispensable de comprendre parfaitement le climat financier du projet à long terme. Même si le projet est profitable sur le plan interne" cet aspect risque d'être réduit à néant par des conditions financières peu attrayantes, ce qui fut le cas pour nous lorsqu'il fallut rembourser 60 pour cent de l'investissement en l'espace d'un an.

Bien qu'elles puissent paraître simplistes à première vue, je pense que les erreurs que je viens d'exposer prouvent nettement le bien-fondé de certaines des conclusions formulées plus haut dan., le présent article quant aux investissements de capitaux.

Vers la fin des années cinquante nous avons connu une autre expérience presque catastrophique Elle a prouvé qu'il faut choisir ses associés pour un projet de développement du capital en veillant bien à ce que leurs objectifs en matière d'investissements soient compatibles à long terme avec ceux du projet lui-même.

La plupart de nos investisseurs colombiens faisaient partie de la clientèle de la société Cartón et ils approuvaient pleinement notre décision d'investir toutes les recettes dans l'entreprise afin d'en financer la croissance. Ce qui les intéressait au premier chef n'était pas un profit financier immédiat, mais le développement d'une industrie rationnelle des emballages en carton comme élément capital de l'économie colombienne. C est là manifestement le type d'associés nécessaires au succès d'un effort d'investissement dans l'industrie papetière comme celui dont il est question ici.

Cependant, 15 pour cent de nos investisseurs initiaux n'avaient aucune relation avec notre affaire, étant motivés principalement par le désir tout à fait normal d'obtenir un profit rapide. A la suite des pressions exercées par ce groupe, un dividende modeste fut versé quelques années après l'organisation de la société, mais il était clair que la politique financière de l'entreprise continuerait à être orientée vers la croissance et les investisseurs dissidents ont donc décidé de vendre leurs parts. Toutefois, il a été impossible de trouver de nouveaux investisseurs colombiens partageant notre attitude prudente quant au réinvestissement des bénéfices. Nous avons eu beaucoup de chance à ce stade que notre associé étranger, la Container Corporation et quelques actionnaires apparentés acceptent de racheter ces parts, de sorte que la société appartient aujourd'hui pour 34 pour cent à des intérêts colombiens et pour 66 pour cent à des intérêts étrangers.

INSTRUCTIONS DESTINÉES AUX FOURNISSEURS DE PULPAPEL - avis: le bois peut être rejeté à l'entrée

Cependant, il est peu probable qu'une nouvelle entreprise pourrait compter à l'avenir sur un tel appui de la part d'un de ses associés. Il est très vraisemblable, au contraire, qu'une telle divergence d'intérêts parmi les associés aurait de graves répercussions pour l'entreprise.

Le marché des capitaux dans les pays en développement étant insuffisant et imparfait, il est difficile de tabler sur des investisseurs locaux pour obtenir des investissements appréciables sous forme de capital-actions: il peut donc devenir nécessaire d'envisager de faire appel à l'Etat comme associé pour l'entreprise projetée, surtout au stade initial de développement.

Il arrive fréquemment que la participation d'un gouvernement à des investissements soit motivée par des considérations sociales, et c'est ce qui fait des pouvoirs publics des associés souhaitables et complémentaires. Nous possédons une expérience directe de la question, ayant eu le gouvernement pour associé dans une importante entreprise d'investissement et nous devons à cette association une grande partie de notre puissance actuelle en tant que société indépendante.

De même que dans les entreprises de pâtes et papiers de la plupart des pays en développement, notre difficulté à mettre sur pied des opérations pleinement intégrées était principalement due à l'absence d'un approvisionnement suffisant en fibres d'origine intérieure. Les feuillus tropicaux, qui croissent en abondance dans notre pays, n'avaient jamais été réduits en pâte en quantités commerciales. Cela s'explique en partie par le fait que la forêt ombrophile mixte est composée de centaines d'essences fort diverses. De plus, il n'existait en Colombie aucune essence indigène à fibres longues.

L'Institut colombien de développement industriel étudiait avec la société Carton depuis 1953 la possibilité de se lancer dans une entreprise commune dans la région de la Magdalena en Colombie en vue de trouver des utilisations productives pour les vastes ressources forestières inexploitées du pays. Nous avons formé un groupement composé de la société Carton, de la Container Corporation of America et de l'Institut de développement industriel, et les études de faisabilité ont débuté.

Dès 1959, ces études étaient achevées; elles prévoyaient un investissement de 20 millions de dollars et les travaux de recherche et de développement techniques avaient progressé à tel point que trois anciens lessiveurs rotatifs à Cali produisaient 1500 t de pâte par mois à partir de feuillus tropicaux mixtes.

Cependant, étant donné que nous n'étions que tout récemment rétablis après notre expérience presque catastrophique due à notre investissement trop rapide dans une usine de papier kraft, nous avons pris tout le temps nécessaire pour réévaluer ce nouveau projet Les résultats de cette évaluation et les doutes qui subsistaient quant à l'existence de ressources humaines appropriées et aux hypothèses commerciales sur lesquelles reposait le projet nous ont conduits à mettre fin, à cette époque, à notre participation à l'entreprise de la Magdalena.

Néanmoins, l'intérêt que les pouvoirs publics et nous-mêmes portions à la réduction en pâte des feuillus tropicaux n'était pas émoussé pour autant. Nous nous sommes immédiatement lancés dans un projet de trituration un peu moins ambiteux à proximité immédiate de nos usines de Cali en utilisant des fibres provenant des forêts ombrophiles voisines du bassin versant du Pacifique. Dans ce projet, le coût plus élevé du bois était très largement compensé par le fait que l'investissement nécessaire était plus faible, par l'existence d'une infrastructure adéquate et par l'institution récente par les pouvoirs publics d'une exonération fiscale de dix ans pour les industries de base nouvellement créées.

La Pulpapel fut créée en 1960 sous forme d'association à participation égalitaire groupant l'Institut de développement industriel, la Container Corporation et la Cartón de Colombia. Depuis une quinzaine d'années, cette organisation a fait œuvre de pionnier dans la mise au point de la technologie nécessaire pour la trituration des feuillus tropicaux mixtes. Bien que ces fibres ne sauraient être de même qualité que les fibres longues provenant de résineux, nous avons pu néanmoins créer une pâte homogène utilisable pour la production de carton d'emballage. De plus, les objectifs que les pouvoirs publics et nous-mêmes nous étions fixés ont été atteints avec la création d'une source de fibre autochtone due à l'utilisation de feuillus indigènes.

Les gouvernements sont souvent motivés par des considérations sociales à participer aux investissements, ce qui en fait des partenaires intéressants en tant que bailleurs de fonds complémentaires

Conformément à la pratique normalement suivie par l'institut, dès que le succès de l'entreprise a été assuré, les parts de la Pulpapel détenues par l'institut, de même que celles de la Container, ont été achetées par la société Carton.

Ayant réalisé son objectif et créé au bénéfice de la nation un capital social durable, le gouvernement a ainsi pu réorienter ses capitaux d'investissement vers d'autres industries nouvelles susceptibles de bénéficier d'une association avec les pouvoirs publics.

Pour notre Part, il est peu probable que nous eussions pu envisager un investissement aussi risqué au départ en l'absence de l'association et du soutien du gouvernement colombien.

Ce dernier exemple montre combien est souhaitable l'association des pouvoirs publics sous la forme d'un investissement initial dans le capital-actions d'une entreprise, mais les gouvernements ont également la possibilité de participer activement au développement d'une industrie grâce à diverses méthodes d'investissement indirect et peut-être intangible. L'un des autres investissements que nous avons effectués en Colombie illustre bien ce type d'«association».

Les exportations de bananes, sont depuis fort longtemps un élément important du commerce d'exportation de la Colombie, mais les méthodes d'expédition traditionnelles sans emballage entraînaient des pertes. L'emballage des bananes dans des boîtes en carton ondulé avait fait l'objet d'expériences montrant qu'il en résultait des économies considérables grâce au pourcentage accru de fruits de meilleure qualité livrés sur les marchés étrangers. En 1969, la société Cartón a construit une fabrique d'emballages en carton ondulé à Turbo, au cœur de la région des bananeraies, et cette usine a contribué de façon notable à l'accroissement des ventes Le bananes de Colombie sur les marchés mondiaux.

La décision de construire cette usine a été fortement influencée par l'action du gouvernement qui a institué des mesures d'encouragement fiscal en vue de promouvoir le commerce d'exportation du pays. Quand le projet a débuté, l'avantage fiscal consistait en un crédit d'impôt représentant 40 pour cent de la valeur à l'exportation.

En offrant ce stimulant, grâce auquel les risques que nous faisait courir ce nouvel investissement étaient considérablement réduits, le gouvernement devint en fait un associé dans cette entreprise, encore que son investissement fût indirect.

Peu après l'achèvement de l'usine de Turbo, la politique gouvernementale fut modifiée et le dégrèvement fis, cal fut ramené à 15 pour cent, pourcentage encore appréciable mais d'un autre ordre de grandeur.

En liaison étroite avec notre décision de construire l'usine d'emballages de carton ondulé de Turbo, nous avons établi les plans d'une cinquième fabrique de carton à Barranquilla sur la côte septentrionale. Cette usine était destinée à fournir du carton pour les caisses de bananes exportées et devait aussi approvisionner une fabrique d'emballages existant déjà à Barranquilla.

Bien que la subvention de l'Etat eût déjà été réduite avant même que la construction eût débuté, les mesures d'incitation fiscale encore en vigueur, jointes aux projections de la demande sur le marché et au fait que la production de cette usine rendrait le pays moins tributaire des papiers importés, justifiaient suffisamment l'exécution du projet.

En dépit de la diminution des mesures d'incitation fiscale, le gouvernement colombien désirait encore encourager la construction de la nouvelle usine et son intervention nous permit d'obtenir un prêt à long terme non négligeable auprès d'organismes de financement nationaux et internationaux à des taux d'intérêt favorables.

Il ne sied pas dans le présent article de faire un exposé détaillé sur notre usine n° 5, mais il n'est sans doute pas inutile de signaler que celle-ci offre un bon exemple du type d'usine qui conviendrait peut-être fort bien à des pays en développement. Pour la construire, nous avons adapté à nos besoins les techniques les plus récentes du monde entier, dont un modèle spécial d'Ultraformer japonais et d'autres matériels en provenance des Etats-Unis. Il en est notamment résulté que cette usine, en dépit de son échelle relativement modeste, présente un haut degré de rendement moyennant un faible investissement global.

L'usine n° 5 a été achevée à la fin de 1975 sur la base d'hypothèses prévoyant notamment le maintien des mesures d'encouragement fiscal à l'exportation. Toutefois, elle a été construite essentiellement en vue d'approvisionner le marché local, ce qui est heureux puisque le gouvernement a pratiquement supprimé les mesures d'incitation en faveur des exportations de papier peu après que l'usine eut commencé à fonctionner.

Nous avons aussi aidé au développement des ressources humaines. Presque tous nos cadres supérieurs de direction et la totalité de nos techniciens, sont colombiens - et les ouvriers de la société sont réellement ses principaux associés

Je comprends parfaitement que les politiques gouvernementales qui doivent suivre de très près l'évolution des réalités sociales et politiques sont au moins aussi instables que les cours du marché dans le secteur privé.

L'Etat peut être un «associé» efficace en stimulant l'investissement par des mesures d'encouragement. Cependant, d'après notre propre expérience, il est préférable, soit qu'il participe également à la constitution du capital-actions au départ, soit qu'on obtienne du gouvernement qu'il garantisse sans équivoque que les effets de ses mesures d'encouragement se poursuivent pendant une période déterminée. L'exonération fiscale dont la Pulpapel a bénéficié pendant les dix premières années de son existence représentait une telle garantie.

Ce sont les avantages sociaux et économiques - les termes humains de l'équation - qui sont le véritable objet de tout projet d'investissement dans un pays en développement

La société Carton s'est trouvée tout récemment au seuil d'une autre décision, décision que devra prendre probablement toute nouvelle entreprise d'investissement dans le monde en développement. C'est un dilemme qui est né du désir de nombreux pays en développement de limiter à un chiffre inférieur à 50 pour cent la participation des investissements étrangers. Dans notre cas, le problème est de savoir si notre associé étranger est disposé ou non à réduire sa participation. S'agissant d'investissements étrangers nouveaux, cette restriction risque de rendre très difficile l'obtention de capitaux suffisants auprès d'investisseurs locaux motivés par le type de placement à long terme qu'exige l'industrie des pâtes et papiers. Ce principe de la proportionnalité ajoute une contrainte supplémentaire qui, dans certains pays, pourrait même empêcher de trouver des associés locaux. Qui plus est, je doute fort pour ma part que la proportionnalité en matière de capitaux donnera les résultats qu'escomptent les pouvoirs publics.

Le président de la république de Colombie, Alfonso Lopez, partage ce scepticisme et doute lui aussi qu'il faille faire de la proportionnalité des capitaux un principe national. Pouvez-vous réellement qualifier de colombienne, dit-il, une société simplement parce qu'elle a été formée avec des capitaux colombiens et vend des montres en Colombie, alors que ces montres sont montées avec des mouvements que la Colombie doit importer de Suisse? D'autre part, poursuit-il, pouvez-vous réellement qualifier d'étrangère une société dont plus de la moitié du capital est aux mains d'étrangers, mais qui procède au reboisement de vastes régions de la Colombie, en transformant le bois en pâte et la pâte en papier, qui approvisionne une industrie d'emballage et donne du travail à des agriculteurs, à des ouvriers, à des techniciens et à des cadres colombiens?

Nous avons mis sur pied une industrie considérable et viable dans un pays qui en avait grandement besoin. Les associés qui nous ont apporté le capital initial ont réalisé des bénéfices très appréciables avec leurs investissements et ils ont aussi atteint les objectifs commerciaux qu'ils visaient en participant à cette association au départ, résultats non négligeables dans le monde des affaires. Il est non moins vrai que, grâce aux produits d'emballage que nous avons mis à la disposition de notre économie nationale, l'industrie et le commerce colombiens ont connu un essor qui n'était encore qu'un rêve à l'époque où fut fondée la société Cartón. La qualité de la production est aussi bonne, sinon meilleure, que dans n'importe quel autre pays en développement et elle a permis d'accroître considérablement les exportations de la Colombie. D'ailleurs, aujourd'hui la moitié au moins de toutes les exportations du pays sont de type «non traditionnel» - exportations rendues possibles en partie par la Carton de Colombia.

Nous avons aussi contribué à mettre en valeur les ressources humaines. Presque tous nos cadres supérieurs et la totalité de nos techniciens sont des Colombiens et le personnel de la société Cartón représente véritablement ses associés les plus importants.

C'est avec une immense fierté, je l'avoue, que je constate que, du fait que les associés qui ont mis sur pied la Cartón de Colombia ont connu un certain succès en gérant prudemment les capitaux investis, mon pays et son peuple ont grandement profité sur le plan social et économique. Or ce sont précisément ces avantages sociaux et économiques - le côté humain de l'équation, si vous préférez - qui sont le but véritable de tout projet d'investissement de capitaux dans un pays en développement.


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