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II. LES RESSOURCES EN EAU: ECONOMIE ET POLITIQUES


Le secteur de l'eau dans ses liaisons avec l'économie nationale
Fonctions sociales, physiques et économiques de l'eau
L'organisation économique du secteur de l'eau: le marché ou l'Etat?

Dans les civilisations antiques, l'eau jouait un rôle relativement simple. Elle servait au transport et à la boisson, et donnait à pêcher et à chasser. Peu à peu, des sociétés agricoles sédentaires se sont établies, et l'utilisation de l'eau a pris une nouvelle importance. Les familles s'établissaient à proximité des sources, des lacs et des rivières pour abreuver le bétail et permettre aux cultures de trouver de l'eau, puis ont progressivement élaboré des technologies permettant de dériver de l'eau à des fins d'irrigation et pour les usages domestiques. Babyloniens, Egyptiens, Hittites, Grecs, Etrusques, Romains, Chinois, Mayas, Incas ont simultanément édifié leurs empires et construit des réseaux d'acheminement de l'eau, ponctués de longs aqueducs, pour desservir les grandes villes19. En fait, jusque vers le milieu du 20e siècle, la plupart des sociétés ont réussi à satisfaire leurs besoins croissants en eau en captant des ressources fiables et relativement bon marché.

19 V. Yevjevich. 1992. Water Int., 17(4): 163-171.
Lorsque l'eau est abondante par rapport à la demande, les politiques, les règles et la législation restent relativement simples, et leur application n'a pas besoin d'être très stricte. A mesure que les populations s'accroissent et que les économies se développent, le secteur de l'eau passe d'une phase «expansionniste» à une phase de «maturité»20. Arrivé à un certain point dans la phase expansionniste, les coûts financiers et environnementaux de la mise en valeur de nouvelles ressources hydriques commencent à dépasser les avantages économiques offerts par les usages les moins productifs (marginaux) des approvisionnements existants. La réaffectation des disponibilités existantes, plutôt que le captage de ressources encore inexploitées, devient la méthode la moins coûteuse de porter au maximum les avantages.
20 A. Randall. 1981. Property entitlements and pricing policies for a maturing water economy. Aust. J. Agric. Econ., 25: 195-21 2.
Un secteur de l'eau en phase de maturité se caractérise par l'accroissement des coûts marginaux de fourniture d'eau et par une interdépendance accrue entre les usagers. C'est dans cette phase que se dessinent les conflits liés à la pénurie relative et aux coûts externes (les coûts externes apparaissent lorsqu'un usager modifie unilatéralement les disponibilités d'autres usagers, par exemple lorsqu'un usager d'amont pollue un cours d'eau et accroît les coûts pour les usagers d'aval). Les conflits de ce type peuvent à terme prendre une complexité telle que des systèmes élaborés de gestion deviennent nécessaires pour résoudre les différends et répartir l'eau entre les divers utilisateurs et secteurs économiques.

Il est difficile d'élaborer des politiques efficaces concernant le secteur de l'eau, ce pour plusieurs motifs. Premièrement, l'eau possède des propriétés physiques uniques, des caractéristiques économiques complexes et des aspects culturels importants qui la distinguent de toutes les autres ressources21. Deuxièmement, la gestion des ressources en eau est administrativement compliquée, car elle fait intervenir des considérations juridiques, environnementales, technologiques, économiques et politiques22. Dans la plupart des sociétés, les considérations politiques l'emportent dans les décisions concernant l'utilisation des ressources en eau. Néanmoins, la plupart des solutions de caractère politique s'inscrivent dans un cadre économique et sont débattues dans les termes correspondants.

21 R.A. Young et R.H. Haveman. 1985. Economics of water resources: a survey. In A.V. Kneese et J.L. Sweeney, eds. Handbook of natural resources and energy economics, vol. II. Elsevier Science Publishers, Amsterdam.

22 Par exemple, la gestion des ressources hydriques est fonction de la capacité des pouvoirs publics d'établir un cadre juridique, réglementaire et administratif approprié. Les marchés sont fondés sur un système de droit de propriété privée juridiquement défini: l'existence de marchés privés de l'eau suppose des droits à la fois sûrs et transférables de propriété, y compris celui d'exclure d'autres usagers.

Nous tentons, dans la présente section, de tracer les grands principes qui permettent de comprendre les interventions politiques concernant l'eau, tout en examinant dans quelles circonstances les politiques de l'eau réussissent ou échouent. Dans une première partie sont examinées les relations entre le secteur de l'eau et l'ensemble de l'économie; dans une deuxième sont exposées les caractéristiques sociales, physiques et économiques de l'eau; enfin, dans une troisième sont évalués les avantages et les inconvénients des grandes options qui s'offrent dans le secteur des politiques de l'eau, et sont examinées les questions d'orientation liées à l'organisation économique de la gestion des ressources en eau.

Le secteur de l'eau dans ses liaisons avec l'économie nationale

Les responsables de l'économie ont tendance à ne s'attaquer aux grandes questions d'orientation qu'une par une, en formulant les objectifs de leur politique en termes unidimensionnels. Cette approche fait problème, car toute politique ne visant qu'un unique objectif a en général des conséquences involontaires et inattendues. Les gestionnaires de l'eau et les décideurs politiques qui interviennent dans ce domaine doivent être capables d'évaluer toute la gamme des interventions de l'Etat pour bien saisir l'incidence économique, sociale et environnementale qu'elles peuvent avoir dans un secteur, une région ou un groupe de population donnés.

Pour améliorer la gestion des ressources en eau, il faut d'abord reconnaître en quelle manière l'intégralité du secteur de l'eau est liée à l'économie nationale. Il importe également de comprendre comment des instruments différents de politique économique peuvent influencer l'utilisation de l'eau dans différents secteurs économiques, ainsi qu'aux échelons local, régional et national, et entre les ménages, les exploitations agricoles et les entreprises industrielles. Trop longtemps, de nombreux gestionnaires de l'eau n'ont pas su reconnaître le lien qui unissait les politiques macro-économiques et leurs effets dans des domaines techniques, l'irrigation par exemple.

Les politiques macro-économiques et les politiques sectorielles qui ne concernent pas spécifiquement le secteur de l'eau peuvent avoir une incidence stratégique sur la distribution des ressources et sur la demande cumulée dans l'économie. La stratégie globale de développement d'un pays, et l'application faite des politiques macro-économiques - y compris en matière de fiscalité, de monnaie et de commerce - influent directement et indirectement sur la demande et sur l'investissement dans les activités liées à l'eau. L'exemple le plus évident est celui des dépenses de l'Etat (politique budgétaire) en matière d'irrigation, de maîtrise des crues ou de construction de barrages.

Un autre exemple, moins directement évident, est celui du commerce et des politiques de change visant à promouvoir les exportations pour accroître les recettes en devises. Par exemple, sous l'effet d'une dévaluation de la monnaie, les exportations de denrées agricoles de grande valeur et fortes consommatrices d'eau peuvent s'accroître. Si une nouvelle politique intervient pour réduire les taxes d'exportation, les agriculteurs seront d'autant plus incités à investir dans les cultures d'exportation, donc dans les ouvrages d'irrigation nécessaires (voir encadré 12).

Les stratégies nationales de développement peuvent influencer directement la distribution de l'eau et son utilisation à diverses fins. Dans le cadre d'une stratégie d'autosuffisance alimentaire, le gouvernement peut subventionner les intrants gros consommateurs d'eau pour encourager les agriculteurs à produire davantage de riz. En offrant des incitations financières aux riziculteurs, les pouvoirs publics influencent la demande d'eau et l'investissement privé dans l'irrigation par le détour des politiques de prix.

Outre les effets directs sur l'utilisation de l'eau qui résultent de telles politiques de prix, la demande accrue d'eau d'irrigation a aussi des conséquences intersectorielles, intrasectorielles, distributionnelles et environnementales. Le secteur agricole bénéficie d'un avantage économique vis-à-vis du secteur industriel en ce qui concerne l'accès à l'eau (avantage intersectoriel); l'eau utilisée en riziculture bénéficie d'un avantage économique par rapport à l'eau utilisée pour d'autres productions culturales (avantage intrasectoriel); les producteurs de riz qui disposent de superficies plus grandes et ont plus aisément accès à l'eau sont avantagés par rapport à ceux qui ont moins de terres et sont moins bien alimentés (avantage distributionnel); enfin, l'utilisation croissante de pesticides et d'engrais a une incidence sur la qualité de l'eau (conséquence environnementale).

Les politiques sectorielles déterminent l'utilisation de l'eau et sa distribution dans les secteurs autres qu'agricole, ce en diverses manières. Par exemple, dans l'ouest des Etats-Unis, 70 à 80 pour cent de l'eau disponible provient de la fonte des neiges dans les forêts d'altitude, dont beaucoup ressortissent à la juridiction publique. Les rendements en eau sont sensiblement affectés par les politiques d'exploitation forestière sur ces terres. Les politiques d'aménagement des parcours à des altitudes moins élevées modifient aussi la végétation, et donc le taux d'évapotranspiration, ce qui a une incidence sur le débit des cours d'eau et la recharge des nappes souterraines23. Dans ces circonstances, il importe que les administrateurs chargés de l'eau dans les villes situées en aval reconnaissent, comprennent et participent aux décisions d'autres secteurs, comme l'élevage et la foresterie.

23 B. Saliba, D. Bush, W. Martin et T. Brown. 1987. Do water market prices appropriately measure water values? Nat. Resour. J., 27 (été).

ENCADRÉ 12
POLITIQUES ÉCONOMIQUES ET UTILISATION DE L'EAU EN RÉPUBLIQUE ARABE SYRIENNE

Après une passe difficile dans les années 80, l'économie syrienne a obtenu de bons résultats ces dernières années. La fin d'une période de sécheresse de deux ans a permis à l'agriculture et à l'industrie agro-alimentaire de se redresser en 1991. Au cours de la sécheresse, le gouvernement avait été contraint d'importer de grandes quantités de blé et d'orge, ce qui a amoindri ses réserves de devises. En outre, le bas niveau des eaux réduisait la production hydroélectrique, accroissant les besoins de génération thermique, ce qui a amputé les exportations de pétrole brut.

La République arabe syrienne compte parmi ses principaux objectifs nationaux de développement d'une part de rechercher l'autosuffisance alimentaire pour réduire sa dépendance vis-à-vis des importations; et d'autre part d'accroître ses exportations agricoles pour se procurer davantage de devises. Pour atteindre ces objectifs, le gouvernement a investi 60 à 70 pour cent du budget agricole total dans des ouvrages d'irrigation, ce depuis une dizaine d'années.

Plusieurs facteurs expliquent cette attention particulière portée au développement de l'irrigation. La superficie irriguée ne représente que 15 pour cent de la superficie cultivée, mais donne plus de 50 pour cent de la valeur totale de la production agricole. Une forte partie de la production de blé et toutes les grandes cultures industrielles, notamment le coton, le tabac et la betterave sucrière, sont produites sur des périmètres irrigués. La production de la superficie exploitée en cultures pluviales, soit 85 pour cent de la superficie totale, fluctue fortement d'une année à l'autre.

Actuellement, l'agriculture compte pour environ 85 pour cent dans la consommation d'eau du pays, mais la concurrence d'autres usages va croissant. Dans les années 80, la demande d'eau du secteur industriel s'est accrue de près de 900 pour cent. Les projections actuelles indiquent que les besoins en eau seront deux à trois fois plus grands d'ici à 2010.

Les efforts du gouvernement pour promouvoir l'autosuffisance alimentaire ont donné lieu à des problèmes de deuxième génération concernant l'eau. Pour favoriser la croissance de la production agricole et accroître le revenu rural, taux d'intérêt, semences, engrais, pesticides, transport et prix énergétiques sont subventionnés. Le gouvernement fixe en outre les prix d'achat et achète les cultures industrielles, les céréales principales et les céréales fourragères. En 1992 par exemple, le prix intérieur du blé était deux fois plus élevé que le cours international.

Cet ensemble de politiques favorise la prolifération des puits en République arabe syrienne. Quatre-vingt pour cent des terres mises en irrigation depuis 1987 sont arrosées par de l'eau pompée dans le sous-sol. Grâce à l'irrigation, les agriculteurs obtiennent des rendements supérieurs, une production plus stable et dégagent de plus gros profits. Comme l'eau est gratuite, la seule dépense d'investissement est le forage du puits et l'achat du matériel de pompage - soit une dépense fixe faite une fois pour toutes. Les agriculteurs bénéficient d'un crédit subventionné pour acheter du carburant subventionné pour exploiter des pompes importées payées avec une monnaie surévaluée (subvention implicite). Vu cette conjoncture économique artificielle, la plupart des agriculteurs sont volontaires pour forer des puits ou pomper dans les eaux superficielles.

D'autres pressions économiques s'exercent aussi et influencent actuellement la décision des agriculteurs de forer des puits et d'étendre leurs périmètres irrigués. Par exemple, à mesure que le revenu s'accroît dans les zones urbaines, les consommateurs demandent davantage de fruits et de légumes. Simultanément, l'évolution récente des politiques de commerce international et de change rendent les produits agricoles syriens plus compétitifs sur les marchés régionaux. Les agriculteurs qui initialement ne prévoyaient qu'une irrigation de supplément pour le blé d'hiver trouvent donc que la culture irriguée pratiquée en été de légumes et de fruits est de plus en plus rentable.


Vu l'importance que l'on continue d'accorder aux programmes d'ajustement structurel et de stabilisation, de nombreux pays en développement opèrent des changements fondamentaux dans leurs politiques macro-économiques et sectorielles. Les programmes d'ajustement classiques invitent à s'orienter le plus possible vers les marchés, à l'ouverture commerciale, à l'austérité budgétaire et à l'élimination des subventions à la production et à la consommation (sur les marchés tant des intrants que des produits). Les restrictions budgétaires ont pour conséquence une concurrence accrue entre les secteurs, et à l'intérieur de ceux-ci, notamment pour le financement de nouveaux projets concernant l'eau. Dans ces cas, il faut veiller très attentivement aux conséquences économiques, sociales et environnementales globales des choix qui seront faits. Par exemple, lorsqu'un gouvernement doit choisir entre financer soit des projets d'irrigation, soit des projets hydroélectriques, l'eau d'irrigation a un coût d'opportunité sociale additionnel si le pays est fortement dépendant d'importations énergétiques. Dans le même temps, lorsque la pénurie d'eau maintient certains agriculteurs sur des terres non rentables, par exemple sur les pentes raides de certains bassins versants, le pays souffre à deux titres: d'une part en raison d'une production inférieure à ce que permettrait l'irrigation; et d'autre part du fait de l'érosion et de l'appauvrissement des ressources, outre que l'érosion raccourcit en général la durée de vie des ouvrages hydrauliques existants24.
24 D.W. Bromley, D.C. Taylor et D.E. Parker. 1980. Water reform and economic development: institutional aspects of water management in the developing countries. Econ. Dev. Cult. Change, 28(2).
Presque partout des pressions s'exercent non seulement pour modifier la structure des investissements mais aussi pour que soit reconnue l'existence de nouvelles demandes concernant l'eau et pour y répondre. Les conséquences directes pour les gestionnaires de l'eau en sont à la fois un moindre flux d'investissement dans les projets hydrauliques et l'élimination des subventions à l'irrigation; ils doivent donc fournir des efforts accrus pour récupérer les coûts, et veiller davantage à la gestion de la demande afin d'améliorer l'efficacité d'utilisation des ressources existantes.

Fonctions sociales, physiques et économiques de l'eau


Les attributs physiques de l'eau
Les attributs économiques de l'eau

Les responsables politiques, dans le monde entier, traitent l'eau comme davantage qu'un simple produit marchand. Parce que l'eau est essentielle à la vie, ils rejettent souvent l'idée de laisser jouer les mécanismes de la concurrence et du marché pour sa répartition. Nombre de sociétés accordent à l'eau des valeurs particulières sur les plans culturel, religieux et social. Boulding a observé que «le caractère sacré de l'eau comme symbole de pureté rituelle la met dans une certaine mesure à l'abri de la rationalité brutale du marché»25. Dans bien des cultures, des objectifs autres que l'efficacité économique tiennent un rôle inhabituellement important dans le choix des institutions chargées de la gestion de l'eau. Certaines religions, l'Islam par exemple, vont jusqu'à interdire que l'eau soit répartie en fonction des forces du marché.

25 K.E. Boulding. 1980. The implications of improved water allocation policy. In M. Duncan, ed. Western water resources: coming problems and policy alternatives. Westview, Boulder, Colorado.
La communauté internationale reconnaît que l'accès à l'eau est un droit fondamental de la personne humaine. L'ICWE a affirmé «qu'il est vital de reconnaître en premier lieu le droit fondamental de tout être humain à disposer d'eau pure et d'équipements d'hygiène à un prix abordable».

L'association entre l'eau et la vie des hommes trouve une visibilité spectaculaire dans les régions arides, où l'irrigation des cultures est essentielle à la production vivrière. En Egypte, que seraient les cultures sans le Nil pour les irriguer? Pourtant, l'attention consacrée au caractère privilégié de l'eau masque souvent le fait que, dans la plupart des sociétés, l'eau de boisson et l'eau qui préserve la vie ne représentent qu'une infime fraction de la consommation effective d'eau. En réalité, une forte proportion de la consommation urbaine correspond à un simple souci de commodité et de confort. Dans les zones arides de l'ouest des Etats-Unis, les prélèvements d'eau par ménage dépassent souvent 400 litres par jour, dont la moitié pour arroser pelouses et jardins. La majeure partie de la consommation restante passe dans les chasses d'eau, les bains et douches, et le lavage des automobiles. Un autre facteur qui détermine de façon importante les politiques de l'eau est le goût immodéré de la société pour les solutions techniques. Dans la plupart des pays, la gestion de l'eau est le plus souvent déléguée aux ingénieurs, qui sont formés pour résoudre des problèmes techniques. Comme les problèmes liés à l'eau sont de plus en plus imputés à l'insuffisance des politiques publiques, il semble opportun de mettre l'accent sur les comportements humains en tant que facteurs à prendre en compte dans la conception et la gestion des réseaux de distribution de l'eau.

Les attributs physiques de l'eau

L'eau présente deux caractéristiques qui compliquent encore sa gestion: elle est encombrante et mobile. Sa valeur par unité de masse a tendance à être relativement faible (ce qui la place parmi les produits dits encombrants). A l'inverse du pétrole, le coût de transport et d'emmagasinage de l'eau est en général élevé au regard de sa valeur économique au point d'utilisation. En irrigation, l'eau peut donner lieu à une valeur ajoutée économique inférieure à 0,04 dollar par tonne utilisée. L'eau est également difficile à identifier et à mesurer, car elle s'écoule, s'évapore, s'infiltre et transpire. Ce caractère insaisissable a pour conséquence qu'il est difficile d'établir sur elle, et de faire respecter, des droits de propriété exclusive qui sont la base de l'économie de marché.

Beaucoup de problèmes de gestion de l'eau revêtent un caractère local, et échappent à l'application de politiques uniformes. Tandis que la consommation d'eau et les exigences de qualité sont fonction de la population locale et de son niveau de développement, les disponibilités locales fluctuent en fonction des conditions météorologiques tout au long de l'année, et selon une périodicité beaucoup plus longue aussi. Les approvisionnements peuvent être éminemment variables et imprévisibles dans le temps et l'espace, et en qualité. Dans de nombreuses régions de l'Inde, par exemple, la majeure partie des précipitations est concentrée sur une période de trois mois, et les variations d'une année à l'autre peuvent être très fortes. En outre, les prévisions concernant un changement climatique mondial appréciable - imputable à des causes tant naturelles qu'humaines - donnent lieu à des préoccupations concernant les tendances à long terme de l'approvisionnement (voir encadré 13).

Les projets hydrauliques visant à compenser les variations saisonnières extrêmes, par exemple les inondations et les sécheresses, exigent souvent d'énormes investissements. Dans ces cas, les économies d'échelle sont tellement grandes que les coûts unitaires continuent de dépasser la plage de la demande existante. On se trouve donc dans la situation classique du «monopole naturel» qui veut que la concentration de l'autorité aux mains d'un fournisseur unique soit le dispositif organisationnelle plus économiquement efficace.

En revanche, la majeure partie des économies d'échelle en ce qui concerne le pompage de l'eau souterraine sont obtenues pour des débits relativement faibles, aussi des fournisseurs multiples peuvent-ils opérer rentablement. Toutefois, les nappes aquifères sont en général reliées hydrologiquement aux cours d'eau - une partie du débit de ceux-ci étant attribuable à une alimentation souterraine et, inversement, les cours d'eau contribuant à recharger les réserves souterraines. Cette interdépendance hydraulique est modifiée lorsqu'une couche aquifère est fortement sollicitée par pompage. L'abaissement de la nappe phréatique peut faire baisser le niveau des eaux dans les cours d'eau qui lui sont reliés, et les usagers des eaux superficielles peuvent en pâtir. L'encadré 14 décrit les problèmes particuliers que pose l'exploitation des couches aquifères.

ENCADRÉ 13
CHANGEMENT CLIMATIQUE, RESSOURCES EN EAU ET AGRICULTURE

Jusqu'ici, la recherche n'est pas encore parvenue à des conclusions claires quant aux incidences éventuelles d'un changement climatique et d'un réchauffement mondial. Parmi les effets potentiels d'un changement climatique, il faut prévoir une modification du cycle hydrologique, et des conséquences sur les systèmes de gestion de l'eau. Par exemple, un accroissement des crues et des sécheresses aggraverait la fréquence et la gravité des catastrophes. Des changements d'amplitude relativement faible pourraient donner lieu à des problèmes graves concernant les ressources en eau, notamment dans les régions semi-arides et dans les zones subhumides où la demande excessive, ou la pollution, a provoqué une pénurie d'eau.

La Déclaration adoptée par la Deuxième Conférence mondiale sur le climat, qui s'est tenue à Genève en 1990, concluait notamment que la conception de nombreux ouvrages coûteux destinés à emmagasiner et à acheminer l'eau, des grands barrages aux petits ouvrages de drainage, est basée sur une analyse des paramètres climatiques et hydrologiques historiques. Certains de ces ouvrages sont conçus pour durer de 50 à 100 ans, voire plus longtemps. Or, les données chronologiques passées concernant le climat et l'hydrologie pourraient ne plus être un guide fiable pour l'avenir. Les effets éventuels d'un changement climatique devraient être pris en compte dans la conception et la gestion des systèmes hydrauliques.

L'analyse des données et les recherches doivent être renforcées pour prévoir d'éventuels effets sur les ressources en eau, déceler des modifications hydrologiques et améliorer l'établissement de paramètres hydrologiques dans la construction de modèles climatiques mondiaux.

Les incidences pour l'agriculture pourraient être appréciables, mais les chercheurs ignorent encore si le potentiel agricole mondial s'accroîtra ou diminuera. L'aggravation des risques de sécheresse est potentiellement l'effet le plus grave qu'un changement climatique pourrait avoir sur l'agriculture. L'incidence des maladies et des ravageurs, le relèvement du niveau des mers et les ondes de tempête posent d'autres problèmes. Il apparaît effectivement que de nombreuses zones recevront des précipitations accrues, que l'humidité du sol augmentera, ainsi que la possibilité d'emmagasiner de l'eau, ce qui modifiera la structure des écosystèmes agricoles et les autres usages de l'eau.

Source: OMM/PNUE/FAO/Unesco/CIUS. 1990. Deuxième Conférence mondiale sur le climat. Genève; et PNUE. 1992. L'état de l'environnement.

La gestion des couches aquifères est souvent compliquée par les effets cumulatifs des interventions de nombreux individus. Même si chacun de ceux-ci n'exerce individuellement qu'un effet négligeable, le cumul peut atteindre des proportions très appréciables. La généralisation de l'irrigation par puits tubulaires en Asie du Sud en est un bon exemple. Isolément, un puits n'a guère d'effet sur les disponibilités totales, mais plusieurs milliers de points de pompage peuvent rapidement appauvrir une couche aquifère. Or, il est extrêmement difficile de mettre de l'ordre, avec une quelconque efficacité, dans les activités d'autant de petits décideurs individuels dispersés agissant pour leur propre compte.

Les attributs économiques de l'eau

L'eau procure quatre types d'avantages économiques importants: en tant que matière; en tant qu'agent d'assimilation de déchets; pour sa valeur esthétique et récréative; en tant qu'habitat pour le poisson et la faune sauvage. L'individu tire avantage de l'eau en l'utilisant pour la boisson, la cuisine et l'hygiène. Les exploitations agricoles, le commerce et l'industrie font un usage économique de la matière en faisant intervenir l'eau dans leurs activités productives. Ces avantages-matière peu vent s'interpréter comme des utilisations privées de l'eau concurrentes au plan de la consommation (par exemple, l'utilisation par une personne ou par un établissement industriel d'une quantité donnée d'eau exclut ou interdit l'utilisation de cette même quantité par d'autres). Les politiques et la réglementation publiques qui visent à améliorer l'accès au marché et la concurrence sont des moyens importants d'améliorer l'efficacité productive et distributive des usages de l'eau en tant que produit.

Le deuxième intérêt économique de l'eau, dont l'importance va croissant, est sa capacité d'élimination des déchets. Les cours d'eau ont une capacité appréciable, mais en définitive limitée, d'assimilation, ce qui signifie qu'ils permettent de transformer, de diluer et d'emporter les déchets.

Les mérites récréatifs et esthétiques de l'eau, et le fait qu'elle soit l'habitat du poisson et de certaines espèces de faune sauvage ont longtemps été considérés comme des luxes gratuits échappant à la compétence des pouvoirs publics. Actuellement, ces deux types d'avantages reçoivent une attention croissante. Dans les pays développés, de plus en plus de personnes centrent leurs activités récréatives sur les lacs, les cours d'eau et les bords de mer. Dans les pays en développement, à mesure que le revenu et le temps que l'on peut consacrer aux loisirs s'accroissent, les loisirs aquatiques gagnent en faveur, et la présence abondante d'eau de bonne qualité permet de développer le commerce des loisirs touristiques. Tenons-en simplement pour exemples les croisières sur le Nil en Egypte, et les visites des chutes d'Iguaçu, à la frontière entre le Brésil, l'Argentine et le Paraguay. De même, une meilleure connaissance des incidences de l'action humaine sur les écosystèmes a conduit à se préoccuper de l'intérêt présenté par le poisson et la faune sauvage, et donc de l'eau. Les habitats du poisson et de la faune sauvage sont en effet importants du point de vue tant des produits marchands que des usages récréatifs.

L'élimination des déchets et les valeurs récréatives et esthétiques sont plus proches de la notion de bien commun que de celle de produits privés. Les biens communs ne sont pas de consommation exclusive - l'utilisation qu'en fait une personne n'exclut pas leur utilisation par d'autres. Par exemple, la jouissance d'un plan d'eau agréable par un individu n'exclut pas une jouissance analogue par autrui. Les biens d'usage non exclusif imposent de dépenser de grosses quantités de ressources pour exclure les consommateurs non autorisés d'une éventuelle jouissance. Les coûts d'exclusion sont souvent très élevés en ce qui concerne les services hydrauliques, tels les ouvrages de maîtrise des crues et les réseaux de navigation. Les biens et services de consommation non exclusive sont normalement les plus propices aux interventions de secteur public, notamment en matière de propriété, de mise à disposition et de réglementation.

ENCADRÉ 14
LA SUREXPLOITATION DES GÎTES AQUIFÈRES

Un gîte aquifère est une formation géologique qui contient ou peut accueillir de l'eau dans ses pores et ses lacunes. Il est constitué de roches poreuses ou d'agrégats (sable, gravier ou matériaux rocheux) que l'eau peut saturer, et dans lesquels elle s'écoule. L'humidité provenant de la pluie ou de la neige qui échappe à l'évaporation forme des cours d'eau en surface ou s'infiltre dans le sol. L'eau du sol qui n'est pas utilisée par les végétaux s'enfonce plus profondément, jusqu'à atteindre une zone saturée d'eau. L'eau contenue dans les couches aquifères est appelée eau souterraine. Les dépôts d'eau souterraine sont d'usage économique pour l'activité humaine s'ils sont proches de la surface (donc susceptibles d'être pompés à bon compte) et s'ils sont de bonne qualité.

Les couches aquifères varient fortement dans leur nature et leur étendue. La quantité, la qualité et la facilité d'extraction de l'eau ne peuvent être déterminées avec précision qu'après des activités intensives de prospection. La géologie du sous-sol est extrêmement variable, et il est coûteux de la cartographier. Les couches aquifères peuvent être minces, ou au contraire épaisses de plusieurs centaines de mètres; certaines sont très localisées, tandis que d'autres s'étendent sur des centaines de kilomètres. Le gîte aquifère des hautes plaines de l'Ogallala, dans le centre-ouest des Etats-Unis, s'étend sur plus de 10 millions d'hectares, répartis entre six Etats.

Par rapport aux eaux superficielles, l'eau du sol se déplace très lentement - dans certains cas de quelques mètres seulement par an. Alors que les couches aquifères peuvent s'être constituées à l'échelle de plusieurs milliers d'années, les moyens modernes de pompage sont susceptibles de les épuiser rapidement si les extractions dépassent le débit de recharge naturelle. Il est aussi possible de détourner des eaux superficielles pour recharger artificiellement un gîte aquifère, et le rendre disponible pour des usages futurs.

La situation des gîtes aquifères dans de nombreuses parties du monde fait apparaître que nos ressources en eau souterraine pourraient être compromises. Les problèmes de gestion de l'eau commencent dès que le volume pompé dépasse les possibilités de recharge naturelle. On observe alors en premier lieu: un épuisement de plus en plus rapide des réserves d'eau souterraine et un accroissement en conséquence des coûts de pompage; l'intrusion d'eau de moindre qualité dans les couches que l'on exploite; des intrusions d'eau saline sous l'effet d'un pompage à trop fort débit à proximité des côtes; enfin, des dépôts minéralisés alternant avec des eaux de meilleure qualité.

L'enfoncement des couches de terrain situées au-dessus de la couche aquifère peut aussi se produire sous l'effet d'une surexploitation. A mesure que l'eau est pompée, la couche aquifère perd en volume, et les couches sus-jacentes peuvent alors se failler, provoquant des dommages aux bâtiments, routes, voies ferrées, etc. Le pompage excessif peut aussi avoir pour conséquence l'interruption du flux souterrain en direction des terres humides et des cours d'eau de surface voisins; privés de leur alimentation, ceux-ci voient leur débit diminuer, voire s'assèchent complètement. Il arrive aussi qu'un pompage excessif provoque l'assèchement des puits à usage domestique ou agricole, du fait de la présence de puits à plus fort débit ou plus profonds.

Dans une perspective générale, l'exploitation des couches aquifères peut provoquer, séparément ou simultanément, des dilemmes sociaux de deux types. D'une part, la surexploitation entre dans la catégorie des problèmes liés aux ressources, que l'on baptise souvent problèmes de «bien commun»1. Une ressource de bien commun se définit par deux caractéristiques: la première est le principe de soustraction (ce qui signifie qu'une unité de ressource utilisée par un usager n'est plus disponible pour un autre); la seconde est le coût élevé d'exclusion d'usagers potentiels de l'exploitation de cette ressource. Les ressources fugitives ou mobiles, comme l'eau, le pétrole ou les poissons et animaux migrateurs sont des exemples classiques de ressources pour lesquelles le coût d'exclusion est élevé.

1 R. Gardner, E. Ostrom et J.M. Walker. 1990. The nature of common pool resources. Rationality and Society, 2: 335-358.

Des problèmes ou dilemmes de bien commun se posent lorsque l'utilisation individuellement rationnelle d'une ressource conduit à des résultats inférieurs à l'optimum dans la perspective des autres usagers considérés en groupe. La réunion de trois conditions est nécessaire pour donner lieu à un dilemme de ressources de fond commun: premièrement, un grand nombre d'usagers puisent dans la ressource; deuxièmement, les actions et les caractéristiques des usagers individuels, et la technologie d'extraction donnent des résultats inférieurs à l'optimum du point de vue du groupe; troisièmement, il doit exister une stratégie institutionnellement praticable de gestion de la ressource collective offrant une meilleure efficacité que la situation actuelle effective2.

2 Ibid.; et E. Ostrom. 1990. Governing the commons: evolution of institutions for collective action. Cambridge University Press, Cambridge, Royaume-Uni.
Les problèmes liés aux ressources de bien commun ont leur origine dans l'insuffisance du cadre économique et institutionnel dans lequel sont exploitées lesdites ressources3. Les ressources de bien commun sont classiquement utilisées dans une perspective de «libre accès», dans lequel elles sont exploitées selon des règles de capture. Quand personne n'est propriétaire de la ressource, les usagers ne sont nullement incités à la conserver en prévision de l'avenir, et l'intérêt égoïste de l'individu porte celui-ci à la surexploitation. La question fondamentale posée par la gestion des ressources de bien commun est celle de la définition des institutions économiques qui gouvernent leur usage.
3 R.A. Young. 1 993. Aquifer overexploitation: economics and policies. Proc. 23rd Conference of the International Association of Hydrogeologists, Santa Cruz, Espagne.

D'autre part, le deuxième type de dilemme social associé à l'exploitation de l'eau du sol est lié à l'existence de coûts externes, ou «externalités». Lorsque ces coûts externes deviennent appréciables, le calcul des coûts et des avantages dérivés par ceux qui exploitent la ressource n'indique pas un taux d'exploitation collectivement optimal.


L'organisation économique du secteur de l'eau: le marché ou l'Etat?


Les échecs du marché
Les échecs de l'Etat
Structure économique et irrigation

La plupart des pays ont recours à un panachage de politiques de marché et d'intervention directe des pouvoirs publics pour gérer leurs ressources en eau. Chacun des systèmes a ses propres avantages et inconvénients.

Un marché concurrentiel permet de répartir efficacement les ressources (en eau s'entend) entre les différents clients en situation de concurrence. Producteurs et consommateurs, agissant dans leur intérêt propre, fixent en définitive le prix auquel les disponibilités sont réparties. Les producteurs privés, poussés par la recherche du profit, cherchent à se procurer les intrants les moins chers possibles, et à les combiner de la façon la plus efficace pour créer des produits qui présenteront la valeur la plus grande possible en regard de leur coût.

Les revenus des consommateurs, leurs goûts et leurs préférences déterminent la structure des dépenses, ce qui encourage les entreprises à produire les biens que le public peut et souhaite acheter. Les prix sont poussés à la hausse pour les produits les plus convoités, et les producteurs orientent les ressources dans la direction du bénéfice potentielle plus grand. Les entreprises qui produisent les biens désirables le plus efficacement sont récompensées par leurs bénéfices, tandis que celles qui n'y parviennent pas sont éliminées, aussi la production se fait-elle au moindre coût. Toutefois, les besoins de consommateurs potentiels ne disposant que d'un revenu limité peuvent ne pas être satisfaits du tout, ou ne l'être que partiellement.

Or, si le marché privé a la capacité de produire le plus gros des biens et des services dont la valeur est déterminée par la demande privée, le secteur public exerce lui aussi un rôle important. Les actions du secteur public répondent à une plage plus large d'attentes sociales que celles du secteur privé. Le secteur public peut pallier les inégalités de revenus, promouvoir le développement dans les régions défavorisées, réglementer les activités privées nuisibles pour l'environnement, et exercer un contrôle sur d'autres effets indésirables des situations de monopole privé gouverné par la recherche du profit.

Les échecs du marché

Si l'eau est un produit, ou si le système économique dans lequel est utilisée l'eau répond aux critères qui définissent un système de marché, les interventions des pouvoirs publics peuvent être réduites au minimum. Sur les marchés concurrentiels, le rôle essentiel du gouvernement est de mettre l'accent sur des «structures d'incitation» et d'établir des «règles». Parmi celles-ci, les plus importantes sont les lois qui gouvernent l'établissement de droits de propriété et l'exécution des contrats.

Les économies de marché connaissent des défaillances que l'on appelle échecs du marché26. Il y a échec du marché lorsque les incitations offertes aux individus ou aux entreprises encouragent des comportements qui ne répondent pas aux critères d'efficacité (ou plus généralement parce que les critères d'efficacité ou les paramètres économiques ne répondent pas aux critères nationaux de bien-être social). C'est alors que le secteur public peut intervenir pour influencer l'approvisionnement et la répartition de l'eau. Les échecs du marché, en ce qui concerne les ressources en eau, sont à mettre en relation avec les coûts externes, les biens publics et les monopoles naturels. Il est d'autres cas dans lesquels même un marché efficace ne peut satisfaire aux critères d'équité de la société, aussi une intervention publique est-elle nécessaire pour compenser le déséquilibre distributionnel.

26 C. Wolf. 1988. Markets or governments: choosing between imperfect alternatives. MIT, Cambridge, Massachussetts.
Les coûts externes caractérisent fondamentalement les activités du secteur de l'eau. L'effet pervers d'une intrusion d'eau saline causée par l'irrigation sur les usagers d'aval en est un exemple. De même, l'engorgement des terres d'aval en raison de mauvaises pratiques d'irrigation. La plupart des irrigants ne prennent normalement pas en compte les coûts externes qu'ils imposent à d'autres, aussi les pouvoirs publics tentent-ils de protéger les victimes par le biais d'une réglementation, de taxes, de subventions, de redevances, ou en imposant des normes techniques. Par exemple, ils réglementeront les pratiques d'irrigation en fixant des normes pour prévenir la salinisation et l'engorgement des sols.

Depuis quelques années, le principe «pollueur payeur» est de plus en plus appliqué dans les pays industrialisés (et dans une moindre mesure dans les pays en développement). Ce principe veut que le producteur paye le prix intégral de son processus de production, y compris les coûts externes, tels ceux de la pollution de l'eau.

Les projets d'emmagasinage de l'eau et programmes de maîtrise des crues sont des exemples de biens publics. Le marché est incapable de fournir adéquatement des biens publics, car il est difficile aux entrepreneurs privés d'exclure les bénéficiaires non payants tout en assurant la rentabilité de leurs investissements. Il est, par exemple, impossible d'exclure les populations riveraines d'un cours d'eau des avantages procurés par un équipement de maîtrise des crues.

Une entreprise pour laquelle les coûts diminuent dans toute sa gamme de produits peut facilement parvenir à dominer l'intégralité du marché et devenir un monopole naturel (situation fréquente dans le secteur de l'eau). L'abaissement des coûts est synonyme de bénéfices accrus; ainsi la première entreprise à lancer une production peut dans tous les cas afficher des prix inférieurs à ceux de nouveaux concurrents. Les systèmes urbains d'adduction d'eau, les centrales hydroélectriques et les réseaux d'irrigation sont des exemples d'échec du marché. Les monopoles échappant à la réglementation peuvent restreindre la production et demander des prix excessifs; ils sont par ailleurs peu incités à innover. Le fournisseur d'eau agissant dans une situation de monopole naturel a le pouvoir d'imposer à sa clientèle des tarifs exorbitants - voire de la ruiner.

La réglementation par les pouvoirs publics, ou la propriété publique, peut atténuer les effets indésirables du monopole privé axé sur le profit. Lorsque la rentabilité augmente, la production à plus faible coût est celle du producteur unique. La société a toutes chances de tirer avantage d'une réglementation ou d'une appropriation du monopole plutôt que d'encourager l'apparition de producteurs concurrents, car la multiplication de ceux-ci grèverait les coûts de distribution.

Si la libre concurrence est perçue comme le système le plus efficace de répartition des ressources, les imperfections potentielles du marché sont susceptibles d'accentuer les disparités de revenus. Les objectifs de bien-être public des sociétés réservent souvent une large part aux desseins sociaux. Au premier rang de ceux-ci figure l'atténuation de la disparité des revenus des différents membres de la société, et parfois des différentes collectivités territoriales ou régions. Quand tel est le cas, les pouvoirs publics peuvent orienter les investissements et les subventions à l'avantage de régions ou de groupes particuliers. Les projets hydrauliques sont souvent l'expression de stratégies importantes d'investissement tant dans le bien-être de l'homme (eau potable et disponibilités alimentaires) que dans l'infrastructure dont a besoin le développement économique.

Les échecs de l'Etat

Même si les échecs du marché ne sont pas exclus, les interventions du secteur public ou les approches non déterminées par le marché ne conduisent pas nécessairement aux solutions socialement optimales. Dans bien des cas, les réactions étatiques aux échecs du marché donnent des résultats inférieurs à l'optimum. Certaines incitations à l'amélioration des résultats des agences de l'Etat peuvent en particulier se traduire par des écarts notables par rapport aux résultats qui seraient socialement souhaitables (tant en termes d'efficacité distributive que d'équité). Les services de distribution de l'eau se trouvent dans la problématique suivante:

· Les «produits» sont difficiles à définir. Les produits d'activité hors marché sont difficiles à définir en pratique, et à mesurer indépendamment des facteurs utilisés pour les obtenir. Les avantages que procure un barrage de retenue, en ce qui concerne tant la maîtrise des crues que les usages d'agrément, sont de bons exemples de produits difficiles à mesurer.

· Objectifs privés des agents publics. Les buts internes, ou avantages internes, d'une agence publique de l'eau, ainsi que les buts déclarés qu'elle se donne, déterminent les motivations, les récompenses et les pénalités qui motivent ou sanctionnent les résultats individuels. On peut donner pour exemple du caractère antiéconomique que peuvent avoir les buts internes la maximalisation des budgets, les choix techniques onéreux et impropres, et la non-exécution pure et simple des devoirs. En outre, les agences publiques adoptent parfois des solutions hautement technologiques comme s'il s'agissait d'un but en soi. On peut imaginer par exemple qu'elles recommandent des systèmes d'irrigation par aspersion ou au goutte-à-goutte, alors que d'autres méthodes également fiables et moins onéreuses seraient globalement plus économiques. Enfin, il arrive que le personnel de l'agence d'irrigation puisse être persuadé, par des cadeaux ou autres manœuvres de corruption, de contrevenir aux règles d'exploitation au bénéfice de quelques-uns27.

27 R. Wade. 1982. The System of administrative and political corruption: land irrigation in South India. J. Dev. Stud., 18: 287-299.
· Retombées de l'action publique. Les projets du secteur public peuvent aussi être une source importante de coûts externes. La salinisation et l'engorgement des terres d'aval peut tout aussi bien résulter de projets publics d'irrigation mal gérés qu'être le fait d'opérateurs privés.

· Iniquité dans la répartition du pouvoir. Les responsabilités qui incombent au secteur public, quelle que soit la noblesse des intentions, ne sont pas toujours scrupuleusement exercées avec toute la compétence voulue. Mais la situation monopolistique des agences publiques en ce qui concerne l'alimentation en eau donne à certains groupes ou à certains individus un pouvoir tel sur le bien-être économique des usagers qu'il convient de donner la plus haute importance aux procédures permettant de protéger ceux dont l'influence est limitée.

Structure économique et irrigation

Pendant bien des années, les systèmes économiques de nombre de pays en développement ont pratiqué une discrimination à l'encontre de l'agriculture, par le truchement de politiques surprotégeant le secteur manufacturier intérieur, par la surévaluation des taux de change et par la taxation des exportations agricoles. La plupart des pays en développement passent aujourd'hui par un stade ou un autre de réformes structurelles, et s'efforcent d'ajuster et de transformer leur économie en direction d'un plus grand libéralisme commercial - en modifiant le rôle des pouvoirs publics et en laissant les forces du marché jouer plus librement.

Or, les résultats récemment obtenus dans le monde en développement en ce qui concerne la consolidation de la stabilité macro-économique par une croissance économique soutenue sont très variables. Là où le succès est incontestable, la majeure partie de la transformation économique s'est effectuée à l'échelon des grandes entreprises, mais beaucoup reste à faire pour imprimer les ajustements qui s'imposent à l'échelon de la micro-économie, donc par exemple au niveau des utilisateurs de l'eau.

Quoique la nécessité de réformes macro-économiques des prix soit généralement reconnue pour tous les autres secteurs depuis le début des années 80, dans le domaine agricole les actions de soutien qui ont dominé n'ont pas porté sur les prix. Dans les secteurs non agricoles, le nouveau faisceau de politiques a consisté à réduire les interventions de l'Etat dans la fixation des prix et la commercialisation des intrants et des produits, à effectuer des privatisations et à limiter les emprunts publics.

Bien que le secteur de l'irrigation soit souvent à l'abri des effets de ces réformes économiques, voire en bénéficie, la réduction des subventions publiques entame inévitablement la portée et l'efficacité des services de soutien agricole. Dans la plupart des pays, il est nécessaire, d'urgence, de débattre de la façon dont diverses solutions, y compris à la fois des interventions publiques et des activités du secteur privé tournées vers le marché, pourraient soutenir le secteur de l'irrigation dans le processus de réforme économique.

Dans la Section III sont examinés les avantages et les inconvénients de certaines de ces solutions éventuelles en ce qui concerne les eaux superficielles, les eaux souterraines et la qualité de l'eau.


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