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III. POLITIQUES DE L'EAU ET GESTION DE LA DEMANDE


Les institutions et les politiques de l'eau
Systèmes de répartition de l'eau
Préserver la qualité de l'eau

Pour faciliter le choix de la politique ou du programme le plus approprié, les analystes divisent le secteur de l'eau en deux éléments, celui de l'offre et celui de la demande. La démarche axée sur l'offre combine les investissements dans les projets hydrauliques et les moyens techniques et de génie civil permettant de capter l'eau, de la stocker et de la livrer, enfin cherche à exploiter les systèmes de façon efficace. La démarche axée sur la demande se fonde sur la fourniture d'eau aux consommateurs et sur les prestations de services correspondantes.

Durant la majeure partie du 20e siècle, les politiques se sont surtout préoccupées de l'offre. Les économistes ont évalué les solutions permettant de fournir l'eau et les politiques correspondantes des pouvoirs publics, en effectuant des analyses coûts-avantages. Celles-ci permettent de s'assurer que des ressources rares (par exemple main-d'œuvre, capital, ressources naturelles et moyens de gestion) sont toutes utilisées au mieux. Elles permettent de quantifier les avantages et les inconvénients de différentes solutions ou interventions pour la société, et de les exprimer en une unité monétaire commune28.

28 Voir note 21.
A mesure que des problèmes liés à l'eau se posent dans de nombreuses parties du monde, les dirigeants politiques privilégient l'approche non structurelle de la gestion de l'eau. Cette approche non structurelle fait intervenir simultanément gestion de la demande, recherche scientifique, éducation et persuasion pour coordonner la manière dont l'homme utilise l'eau. Les politiques de cette nature, fondées sur la demande, visent à traiter des causes des problèmes hydriques imputables à l'homme, par exemple la dégradation de la qualité de l'eau, la surexploitation des couches aquifères et la diminution des débits, pour répondre aux besoins autres que la consommation directe (production hydroélectrique, dégradation des polluants, et habitat des poissons et de la faune sauvage).

Cette démarche, focalisée sur les usagers, suppose de coordonner et d'influencer l'action des individus par le biais d'organisations et d'institutions. Elle vise à promouvoir une planification de l'utilisation de l'eau à moindre coût et respectueuse de l'environnement, en tenant compte des composantes de la demande et de l'offre. Les associations bénévoles, l'administration publique et le secteur privé sont autant de groupes qui agissent tant sur la demande (usagers) que sur l'offre (fourniture) dans les systèmes de distribution de l'eau. Du côté de l'offre, ce sont en général de vastes organisations hiérarchisées qui maîtrisent le captage, le stockage, le transport et la distribution des eaux superficielles. Les organisations axées sur la demande, par exemple les associations d'usagers de l'eau, sont chargées de représenter les intérêts des irrigants, et de présenter et de faire appliquer les règles de répartition de l'eau.

Dans la présente section, nous examinerons comment les institutions chargées de l'eau et les systèmes de répartition de l'eau fondent en partie leur démarche sur les usagers pour traiter les questions liées aux eaux superficielles, à l'eau souterraine et à la qualité de l'eau en ce qui concerne l'agriculture.

Les institutions et les politiques de l'eau

Pour ce qui nous occupe ici, on entend par «institutions» davantage que des organes des pouvoirs publics ou des organisations privées. Les institutions sont «... des ensembles de relations ordonnées entre personnes définissant les droits de celles-ci, l'incidence pour elles des droits d'autrui, leurs privilèges et leurs responsabilités»29. Ainsi, ce sont les institutions qui fixent les «règles du jeu» selon lesquelles fonctionne le système économique. Par exemple, le système des droits fonciers est considéré comme une institution du point de vue de l'eau car il contient des dispositions qui déterminent l'accès à l'eau et à la terre. La structure des droits fonciers contribue à définir les incitations, dissuasions, règles, droits et devoirs (qu'il s'agisse d'un système informel de droits coutumiers ou d'un système juridique formel) qui encadrent les activités humaines et favorisent les comportements conformistes30. Ainsi, les droits de propriété font partie intégrante du dispositif institutionnel gouvernant l'activité économique, y compris l'utilisation de l'eau.

29 A.A. Schmid. 1987. Property, power and public choice, 2nd ed. Praeger, New York.

30 D.W. Bromley. 1989. Economic interests and institutions: the conceptual foundations of public policy. Blackwell, New York.

De nombreuses politiques axées sur la demande s'efforcent de coordonner l'utilisation de l'eau par le biais d'institutions, comme les droits de propriété, et de structures d'incitation, comme les prix. La modification du système institutionnel d'autorisations, de restrictions, d'incitations et de pénalités peut contraindre les consommateurs d'agir comme ils ne seraient pas portés à le faire naturellement. Par exemple, une incitation financière (primes et pénalités monétaires) permet d'encourager le public à utiliser l'eau de façon socialement plus souhaitable.

Deux facteurs influencent sensiblement la forme que prennent les institutions chargées des ressources hydriques dans une société: la rareté relative de celles-ci, et le coût des opérations requises pour établir et faire appliquer les droits les concernant. Lorsque la rareté tient à la fois à l'offre et à la demande, les pressions humaines s'exerçant du côté de la demande sont probablement déterminantes. Les coûts transactionnels regroupent les ressources nécessaires pour obtenir des informations, négocier des accords sur les droits de propriété et veiller à l'application desdits accords. Les caractéristiques de l'offre et de la demande d'eau portent les coûts transactionnels à un niveau relativement élevé, et la valeur de l'eau à un niveau relativement bas par rapport à d'autres ressources ou produits.

De nombreux économistes s'efforcent de trouver des moyens d'améliorer l'efficacité d'utilisation de l'eau en renforçant le fonctionnement des institutions. Les recherches effectuées jusqu'ici suggèrent que les institutions et le changement technologique répondent aux mêmes types de facteurs31. Lorsque l'eau est abondante par rapport à la demande, la législation concernant son utilisation est le plus souvent simple, et n'est pas appliquée très systématiquement. En revanche, lorsque l'eau est rare, des systèmes institutionnels plus complexes apparaissent. L'accroissement de la population, la hausse des revenus ainsi que le progrès technologique incitent de nombreux gouvernements à mettre en place des systèmes officiels de gestion de l'eau et de contrôle de sa qualité.

31 V.W. Ruttan. 1978. Induced institutional change. In H.P. Binswanger et V.W. Ruttan, eds., Induced innovation. Johns Hopkins University Press, Baltimore, Maryland.
Il incombe, de façon fondamentale, aux politiques sociales de toute nation de définir une structure institutionnelle de répartition de l'eau. Le choix de la structure résulte en définitive d'un compromis entre la nature physique de la ressource, l'accueil fait aux politiques et les objectifs sociaux concurrents. Il n'est pas surprenant que selon les cultures, les compensations varient en fonction de l'importance relative des objectifs spécifiques. On constate que les pays recherchent des moyens différents pour équilibrer efficacité économique (valoriser au plus haut les produits tirés d'une base de ressources donnée) et équité (assurer à tous un traitement égal)32. Liberté individuelle, équité, participation populaire, maîtrise locale et résolution des conflits en bon ordre sont parmi les autres objectifs importants avec lesquels les sociétés doivent habilement jongler lorsqu'elles déterminent la structure de répartition de l'eau33.
32 P. Bohm et C.F. Russell. 1985. Comparative analysis of policy instruments. In A.V. Kneese et J.L. Sweeney, eds. Handbook of natural resources and energy economics. Vol. I. Elsevier Science Publishers, Amsterdam.

33 Voir D.A. Stone. 1988. Policy paradox and political reason. Scott, Foresman, Glenview, Illinois; et A. Maass et R.L. Anderson. 1978.... and the desert shall rejoice: conflict, growth and justice in arid environments. MIT Press, Cambridge, Massachusetts.

Systèmes de répartition de l'eau


Systèmes fonciers et répartition des eaux superficielles
Prix et répartition des eaux superficielles
Coordonner l'extraction de l'eau souterraine
Gestion conjointe de l'eau souterraine et des eaux superficielles

Dans un système de répartition de l'eau fondé sur le marché et idéalement conçu, les droits allocatifs (droits à l'eau) sont bien définis, appliqués, transférables et répercutent aux usagers l'intégralité du coût social de leurs actions. Un arrangement institutionnel assujetti au marché de ce type doit assurer à la fois sécurité, souplesse et certitude34. La sécurité signifie qu'il y a protection contre les incertitudes juridiques, physiques et foncières. On suppose que les usagers n'entreprendront de réaliser des investissements à long terme rentables pour acquérir et utiliser des disponibilités en eau que si leurs droits à l'eau sont raisonnablement sûrs.

34 S.V. Ciriacy-Wantrup. 1967. Water economics: relation to law and policy. In R.E. Clark, ed. Waters and water rights: a treatise on the law of waters and related problems, vol. I-VII. Allen Smith, Indianapolis, Indiana.
Pour être souple, un système doit permettre de modifier la répartition de l'eau entre usagers, utilisations, régions et secteurs, ce à faible coût par rapport aux avantages recherchés. La souplesse signifie que les modifications de la demande se traduisent facilement par une réaffectation de l'eau à des usages plus valorisants, à mesure que ceux-ci se dessinent. Un élément de certitude est aussi nécessaire: les règles d'utilisation de l'eau doivent être faciles à découvrir et à comprendre.

Les trois types fondamentaux de systèmes de «droits à l'eau» sont les suivants: i) riverains - seuls ceux qui possèdent des terres en contact physique avec un cours d'eau naturel ont le droit d'utiliser l'eau de celui-ci; ii) antériorité d'appropriation - fondée sur les usages avantageux de fait; iii) administration publique - la distribution et l'utilisation de l'eau sont du ressort de l'autorité publique. L'antériorité d'appropriation et l'administration publique sont les systèmes les plus courants pratiqués dans le monde.

Systèmes fonciers et répartition des eaux superficielles

Certains systèmes de répartition de l'eau sont relativement décentralisés et fondés sur un contingentement, ou droit à des quantités spécifiques d'eau. On trouve des exemples de ce type de système dans l'ouest des Etats-Unis et dans le sud de l'Australie. En revanche, la France pratique la distribution de l'eau selon un modèle plus centralisé de distribution de service public (voir encadré 15). Le Chili est le seul pays doté d'un système global de distribution de l'eau établissant des droits de propriété aliénables35.

35 M.W. Rosegrant and H.P. Binswanger. 1993. Markets in tradeable water rights: potential for efficiency gains in developing country irrigation. IFPRI, Washington.
La législation de l'eau au Chili se caractérise comme suit: elle autorise les échanges marchands entre secteurs économiques et à l'intérieur de chacun; elle protège les droits des tierces parties; elle établit des associations d'usagers à participation obligatoire et une autorité nationale de l'eau qui a pour mission de résoudre les conflits; enfin, elle prévoit le règlement judiciaire des conflits non résolus par les organisations d'usagers ou par l'autorité chargée de l'eau36. Les transferts d'eau sont assujettis à autorisation à deux ni veaux - celle des associations locales d'usagers de l'eau et celle de l'autorité nationale chargée de l'eau.
36 R. Gazmuri. 1992. Chilean water policy experience. Document présenté au World Bank's Ninth Annual Irrigation and Drainage Seminar, Annapolis, Maryland.
Quand bien même il n'a pas été établi de système formel de droits transférables sur l'eau dans d'autres pays en développement, Rosegrant et Binswanger37 ont étudié l'évolution des marchés des eaux superficielles et des eaux souterraines. Une étude récente consacrée au commerce des eaux superficielles au Pakistan signale un marché actif concernant 70 pour cent des cours d'eau38.
37 Voir note 35.
38 Voir note 35.

ENCADRÉ 15
MODÈLE DE RÉPARTITION DE L'EAU ET DE CONTRÔLE DE LA POLLUTION DANS UNE PERSPECTIVE DE SERVICE PUBLIC

Le modèle français de répartition de l'eau peut être qualifié de système de distribution de service public. L'administration se compose de six comités de bassin et de six agences financières de bassin qui contrôlent le captage, le traitement et le transport de l'eau. Les comités de bassin sont le lieu de négociation et de définition des politiques concernant la gestion de l'eau à l'échelle du bassin. Les agences financières fondent leurs plans d'action sur une base étendue de données hydrologiques (besoins qualitatifs et quantitatifs), et sont les centres de connaissance et d'expertise technique qui ont pour interlocuteurs les pouvoirs publics et les autres usagers de l'eau. Les agences de bassin perçoivent les redevances, accordent subventions et prêts, élaborent des plans à long terme, recueillent et analysent les données relatives à l'eau, effectuent des études et financent la recherche.

Les comités de bassin approuvent des plans d'aménagement sur 20 ou 25 ans et, tous les cinq ans, dressent des plans d'action pour améliorer la qualité de l'eau. Ils fixent aussi les redevances que devront payer les usagers: une redevance est due pour la consommation d'eau, et une autre pour le traitement des eaux polluées. Ces redevances jouent comme incitations pour les usagers, et permettent aussi de constituer un fond d'encouragement à un meilleur usage de l'eau par l'octroi de subventions ou de prêts à des conditions favorables. Les comités de bassin sont composés de représentants des collectivités nationales, régionales, et locales, ainsi que de personnalités représentant l'industrie, l'agriculture et les villes.

Toute entité qui puise de l'eau indépendamment de l'autorité administrative (à l'exception des petites unités) doit mesurer sa consommation et la payer. Les tarifs sont fonction de la source (eau superficielle ou eau souterraine) et de la valeur relative de l'eau dans un bassin donné. L'approche se fonde aussi sur le principe «pollueur payeur». Si l'assimilation de la pollution est reconnue comme usage légitime de l'eau, l'entité qui occasionne une pollution doit prendre en charge les coûts de dépollution et doit assurer la compensation de tous dommages éventuels. Le système est autofinancé, et donne de bons résultats depuis 25 ans.

Le modèle appliqué en France offre des solutions techniquement réalistes et, semble-t-il, efficaces aux principaux problèmes de gestion publique de l'eau: pénurie d'eau, pollution et utilisation conjointe des eaux superficielles et des eaux souterraines. Il semble toutefois reposer davantage sur l'autorité discrétionnaire d'une administration centrale que sur les choix et les initiatives d'entités privées. Par exemple, les redevances sont fixées sur la base de soumissions et d'offres faites par les usagers, sans tenir compte des facteurs de rareté.

Source: Banque mondiale. 1993. Gestion des ressources en eau: document d'orientation.

Le système d'affectation de l'eau dans l'ouest des Etats-Unis trouve ses origines au siècle dernier, et s'est élaboré sur la base des coutumes des mineurs et des agriculteurs39. Ce système est appelé «doctrine de l'antériorité d'appropriation» parce que les droits à l'eau sont accordés en fonction de la date à laquelle l'usager emploie l'eau pour un usage avantageux. L'adage «premier venu, premier en droit» en traduit le principe fondamental, étant donné que la date d'appropriation (dépôt d'une demande d'autorisation) détermine l'ordre dans lequel les usagers sont autorisés à puiser dans les ressources en eau.

39 D. Getches. 1990. Water law in a nutshell, 2nd ed. West Publishing, St Paul, Minnesota.
Selon le système en vigueur dans l'ouest des Etats-Unis, les droits de «propriété» vis-à-vis de l'eau se limitent au droit de puiser et d'utiliser une quantité donnée. La personne privée ne peut être propriétaire de l'eau, elle jouit seulement d'un usufruit. C'est l'Etat qui demeure propriétaire et qui détermine quels usages sont avantageux. Les usages avantageux étaient à l'origine limités au secteur privé, aux dérivations à des fins agricoles, aux ménages et à l'industrie. Plus récemment, les usages in situ (sur le cours d'eau même) à des fins récréatives, ou en tant qu'habitat du poisson et de la faune sauvage, font l'objet d'une reconnaissance de plus en plus large.

Les droits à l'eau sont en général liés à une parcelle de terre spécifique. Mais dans la plupart des Etats ces droits à l'eau peuvent être aliénés, sans rétrogradation dans l'ordre de priorité, à un autre individu, pour usage sur une autre parcelle. Les droits sont protégés par l'Etat contre toute autre appropriation, et l'individu ne peut en être dessaisi par les pouvoirs publics sans compensation juste pour la valeur économique à laquelle il a renoncé40.

40 R.A. Young. 1986. Why are there so few transactions among water users? Am. J. Agric. Econ., 68: 1143-1151.
Dans le système d'antériorité d'appropriation, les droits concernant l'eau d'irrigation sont administrés par des organisations coopératives privées sans but lucratif ou par des services de l'administration publique, sous la supervision du gouvernement de l'Etat. Le partage des financements et la répartition des coûts sont en principe fondés sur la superficie irriguée, plutôt que sur un système strict de tarification volumétrique. Quand l'irrigation a été introduite dans l'ouest, les capitaux privés étaient la principale source de financement, mais dans le courant du 20e siècle, les financements privés ont en grande majorité été remplacés par des subsides fédéraux. En revanche, l'adduction d'eau des municipalités et des établissements industriels est en règle générale financée par les usagers, avec répercussion intégrale des coûts.

Depuis quelques années, les Etats du sud de l'Australie ont commencé à distribuer l'eau dans le cadre d'un système de droits à l'eau transférables41. La législation australienne concernant l'eau est fondée sur un système de permis sans ordre de priorité, le pouvoir de contrôle et la propriété revenant à l'Etat. Les personnes privées acquièrent le droit d'utiliser l'eau avec l'octroi d'un permis délivre par une agence de l'Etat; ce droit stipule habituellement une utilisation spécifique sur une parcelle de terre expressément désignée. A la différence de la doctrine américaine de l'antériorité d'appropriation, tous les usagers supportent également les conséquences des pénuries, et les permis doivent être renouvelés à expiration d'une période de validité stipulée. Des études récentes indiquent qu'il serait nécessaire de fonder les permis sur la capacité du système hydrologique, en proportion des quantités consenties dans le permis d'origine42.

41 J.J. Pigram. 1992. Transferable water entitlements in Australia. Centre for Water Policy Research, University of New England, Armidale, Nouvelle-Galles du Sud, Australie.

42 N.J. Dudley et W.F. Musgrave. 1988. Capacity sharing of water reservoirs. Water Resour. Res., 24: 649-658.

Dans le sud de l'Australie, le transfert de droits est en général limité aux usagers d'un même bassin versant, des clauses particulières étant prévues pou rassurer la fiabilité des approvisionnements et prévenir les dommages aux tiers. Les rapports d'évaluation des résultats du marché de l'eau font apparaître deux éléments: premièrement, le système favorise la réaffectation de l'eau des usages moins valorisants aux usages plus valorisants; et deuxièmement, la cessibilité des droits entre dans le cadre de l'approche très décentralisée des décisions qui caractérise le secteur de l'eau tout entier43.
43 Pour un examen détaillé de la question, voir K.D. Frederick. 1993. Balancing water demand with supplies: the role of management in a world of scarcity. Document technique n° 189. Banque mondiale, Washington.

Prix et répartition des eaux superficielles

En pratique, il est rare que les forces du marché établissent les prix de l'eau, ceux-ci étant le plus souvent fixés par les agences publiques d'approvisionnement ou par des compagnies privées de distribution encadrées par les pouvoirs publics. Les prix de l'eau (la tarification ou les redevances dans le jargon des compagnies de distribution) sont déterminants en matière d'efficacité d'utilisation et d'équité, ainsi qu'en ce qui concerne le revenu des agences de distribution. Les modalités de perception des redevances et de répartition de l'eau sont à leur tour déterminantes des décisions de l'agence chargée de la fourniture ou de l'autorité de tutelle.

On peut évaluer la tarification dans un cadre faisant intervenir des objectifs multiples, l'efficacité de répartition, l'équité de distribution du revenu et la juste répartition des coûts intervenant comme autant de paramètres. Les critères secondaires de simplicité, de faisabilité administrative et de stabilité sont également pris en compte.

La solution la plus courante de tarification de l'eau consiste à percevoir une redevance forfaitaire, conçue essentiellement pour récupérer les coûts. Les redevances forfaitaires ne sont pas fonction du volume effectivement utilisé, quoique leur montant soit en général calculé sur la base d'un équivalent volume. En agriculture, la base la plus fréquente de la redevance d'eau ou de la taxe de service est la superficie irriguée. Dans le monde industrialisé, la consommation d'eau à usage résidentiel est en général calculée sur la base du nombre de personnes vivant au foyer, du nombre de pièces, du nombre et du type d'appareils alimentés en eau, ou d'une mesure de la valeur du bien immobilier.

Les redevances forfaitaires font l'objet de critiques, car elles ne constituent pas une incitation à limiter la consommation d'eau en proportion de la dépense consentie. Elles sont toutefois simples à administrer, et assurent aux fournisseurs des recettes adéquates. Le coût élevé de l'installation et du relevé de compteurs semble expliquer au premier chef que l'on s'en tienne souvent au système de forfait. L'argument convainc lorsque l'eau est abondante, les coûts de distribution faibles, et lorsque l'on peut douter des effets dissuasifs de l'application d'une tarification au volume. Dans d'autres cas, on applique une tarification volumétrique pour répondre à des problèmes de pénurie et financer la mise en valeur de nouvelles disponibilités. L'encadré 16 montre que, dans les pays en développement, les prix restreignent effectivement l'utilisation de l'eau.

Les responsables des politiques qui s'intéressent avant tout à l'efficacité distributive (maximalisation du produit social net) comme objectif du système des prix préconisent la tarification au coût marginal. Le coût marginal représente le sacrifice à consentir pour produire une unité de plus d'un bien ou d'un service. Il s'inscrit dans un barème lié à la quantité et, normalement, augmente à mesure que de nouvelles unités sont produites. Lorsque l'eau est tarifée au coût marginal, le consommateur rationnel ne demande davantage d'eau que dans la mesure où son consentement à payer (donc sa demande) l'emporte sur sa propension à éviter une dépense supplémentaire. En théorie, la tarification au coût marginal permet d'obtenir la distribution la plus économiquement efficace.

ENCADRÉ 16
L'INCIDENCE DES PRIX SUR L'UTILISATION DE L'EAU

En Australie, au Canada, aux Etats-Unis, en Israël et au Royaume-Uni, les études ont démontré que la demande d'eau chute de 3 à 7 pour cent lorsque les prix demandés aux ménages augmentent de 10 pour cent. Quoiqu'il soit difficile de mesurer l'élasticité de la demande si l'on ne mesure pas la consommation au compteur, les recherches effectuées dans les pays en développement indiquent que les prix, en combinaison avec d'autres actions publiques, ont une incidence sur la consommation d'eau.

Chine

A Beijing, dans les années 80, l'établissement d'un plafond et de redevances élevées en cas de dépassement a permis une réduction de 37 pour cent de la consommation industrielle d'eau. Dans la même période, le secteur industriel a pu réaliser une croissance rapide.

Inde

Une usine d'engrais à Goa a réduit sa consommation d'eau de 50 pour cent sous l'effet d'une augmentation des prix de l'eau. Cette usine utilise maintenant 10,3 m3 d'eau pour produire une tonne de nutriments, et paie l'eau 0,12 dollar le m3. En revanche, une usine analogue à Kanpur, où le m3 est facturé 0,01 dollar, utilise 24,35 m3 d'eau par tonne de nutriments.

Indonésie

A Bogor, une hausse des tarifs de l'eau de 200 à 300 pour cent (de 0,15 à 0,42 dollar pour les 30 premiers m3 consommés par mois) a fait baisser la consommation mensuelle d'environ 30 pour cent chez les abonnés (installations domestiques et commerciales).

Source: R. Bhatia et M. Falkenmark. 1992. Water resource policies and the urban poor: innovative approaches and policy imperatives. Document soumis à l'ICWE, Dublin (Irlande).

Mais l'application de ce système fait surgir un certain nombre d'obstacles. L'un des problèmes qui se posent tient à la diversité des définitions du coût marginal approprié, et notamment à savoir s'il vaut mieux raisonner en court terme (coûts variables), ou en long terme en répercutant l'intégralité des coûts. La proposition issue des travaux des économistes de l'Etat providence des années 30, à savoir fixer les prix en fonction des coûts marginaux à court terme, a donné lieu à un long débat. Par exemple, Coase44 objectait vigoureusement à ce que l'on fixe les prix de distribution publique selon ce principe, notamment lorsque les coûts marginaux sont inférieurs aux coûts moyens (ce qui détermine un déficit et rend nécessaire une subvention publique). Cet auteur critiquait aussi l'absence de mise à l'épreuve du marché, qui permet de déterminer si les usagers consentent à payer l'intégralité des coûts de fourniture du produit; la redistribution du revenu favorable aux utilisateurs de produits industriels à coût décroissant; enfin, la tendance de l'économie à la centralisation.

44 R. Coase. 1971. The theory of public utility pricing and its applications. Bell J. Econ., 1:113-128.
La plupart de ces critiques tombent si l'on applique un système de tarification multifactoriel: d'une part on fixe le prix marginal au coût marginal, et par ailleurs on perçoit un montant estimatif pour récupérer les coûts venant en excès des coûts marginaux. Et même dans ce cas, les tarifications multifactorielles traduisent souvent mal le concept économique de coût d'opportunité, car on cherche souvent par leur biais à récupérer des coûts historiques ou à amortir des investissements anciens. Les coûts d'opportunité à prendre en considération sont à la fois le coût correspondant à la mise en exploitation de disponibilités supplémentaires en eau et la valeur de l'eau pour d'autres usages45. Les coûts d'opportunité devraient être déterminés après ajustement prenant en compte les distorsions provoquées par les interventions de l'Etat au titre de la poursuite d'autres objectifs. En jargon économique, il faut fonder la tarification sur des «prix fictifs»46.
45 G.M. Meier. 1983. Pricing policy for development management. EDI Series in Economic Development. Johns Hopkins University Press, Baltimore, Maryland.

46 L. Small et I. Carruthers. 1991. Farmer-financed irrigation. Cambridge University Press, Cambridge, Royaume-Uni.

Le principe de la tarification au coût moyen veut que l'on récupère l'intégralité des coûts en faisant payer chaque unité au coût moyen de fourniture de toutes les unités. Le principe est simple et facile à comprendre, en même temps qu'il est juste et équitable. Les bénéficiaires ne paient que les coûts engagés pour satisfaire leur demande. Cela permet d'émettre des signaux à l'intention des usagers, quoique de manière moins précise qu'avec une tarification multifactorielle. Mais, dans ce cas aussi, il est fréquent que seuls des coûts historiques servent de base de calcul des coûts moyens, à l'exclusion des coûts d'opportunité.

Le principe de la capacité de payer se fonde principalement sur un critère d'équité. Les redevances d'eau sont fonction du revenu ou de la richesse plutôt que des coûts. Ce principe est le plus couramment appliqué dans la tarification de l'eau d'irrigation, dans le monde entier, et c'est aussi celui qui est appliqué pour l'approvisionnement des villages en eau dans les pays en développement. Les économistes qui considèrent l'eau comme un produit se montrent souvent critiques vis-à-vis de cette approche. Les redevances étant fortement dissociées des coûts, elles ne permettent pas de tester le consentement différentiel à payer. Le concept de capacité de payer est par définition subjectif, et des pressions politiques influencent souvent la formule dans le sens d'une redistribution de la richesse des contribuables vers les usagers de l'eau.

Dans bien des régions du monde, l'eau est suffisamment rare pour justifier les coûts, tangibles et intangibles, de la mise en place d'un système formel de tarification. Les redevances forfaitaires permettent de récupérer les coûts pour autant qu'il n'y ait pas pénurie grave. Mais lorsque le montant des redevances ne permet pas de signaler une pénurie d'eau, des pressions s'exercent pour appeler des solutions techniques (multiplier les ouvrages de captage, de stockage et de distribution) afin de satisfaire des «besoins» mal compris.

Le caractère inévitable de la pénurie d'eau, du moins relative, conduit à adopter à terme des systèmes de tarification multifactoriels traduisant les coûts réels ou les coûts d'opportunité de l'eau et des autres ressources nécessaires à la fourniture du service. Les auteurs qui ont étudié les formes les plus souhaitables à donner aux marchés de l'eau et ceux qui traitent de la tarification de l'eau convergent sur le principe d'un système de tarification traduisant le coût d'opportunité de l'eau par le truchement d'un mécanisme de droits volumétriques transférables à l'eau47.

47 Voir, par exemple, R.K. Sampath. 1992. Issues in irrigation pricing in developing countries. World Dev., 20(7): 967-977; et A. Randall. 1981. Property entitlements and pricing policies for a maturing water economy. Aust. J. Agric. Econ., 25: 195-212.

Coordonner l'extraction de l'eau souterraine

L'eau souterraine est une ressource extrêmement importante pour beaucoup de pays en développement, notamment le Bangladesh, l'Inde, le Pakistan et la région du Proche-Orient tout entière. En Inde, les puits tubulaires donnaient à la fin des années 80 plus de la moitié de l'eau utilisée sur la superficie irriguée nette48. Parce que la gestion des couches aquifères doit tenir compte de l'interaction complexe entre la société et l'environnement physique, elle pose des problèmes redoutables au stade de la conception des politiques. En présence de couches aquifères surexploitées, la gestion ou la réglementation doivent répondre à deux catégories de choix collectifs; d'une part, pour ce qui est de gérer l'eau, les décisions se fondent sur: i) le taux annuel approprié de pompage; ii) la distribution géographique du pompage; enfin iii) le fait que l'approvisionnement est complété ou non par des eaux superficielles et/ou que la couche aquifère est ou n'est pas rechargée artificiellement. L'autre catégorie de décisions, à savoir coordonner le pompage, détermine: i) quelles doivent être les institutions et les politiques qui répartissent le taux d'extraction entre utilisateurs individuels potentiels et classes d'utilisateurs, et influencent les modalités de pompage; et ii) comment les règles qui limitent le pompage sont appliquées et leur respect surveillé.

48 P. Crosson et J.R. Anderson. 1992. Resources and global food prospects. Document technique de la Banque mondiale n° 184. Banque mondiale, Washington.
Les trois grands types de dispositifs institutionnels permettant de gérer les couches aquifères sont les prix et les redevances, les contrôles de quantité et les permis aliénables.

Maîtrise du pompage par les prix et les redevances. Percevoir une redevance de pompage est l'un des moyens permettant d'obtenir des taux d'extraction économiquement rationnels. Une tarification convenablement échelonnée des redevances fait payer aux pompeurs à la fois le coût de renonciation de jouissance et les coûts externes (découlant des coûts accrus de pompage) encourus par les autres pompeurs. Ce type de redevance d'eau internalise les coûts d'usage et les coûts externes et permet de parvenir au taux d'extraction optimale.

Dans la gestion d'une couche aquifère, cette solution règle une difficulté importante - les pompeurs s'imposent mutuellement des coûts (au sens où les coûts externes sont réciproques). La réduction de l'utilisation de l'eau qui se produirait sous l'effet d'une taxation se ferait aux dépens de la redistribution de loyers à l'autorité qui lève la taxe, ce qui abaisserait le revenu net des exploitants de la couche aquifère.

Maîtrise des quantités. Les mécanismes de maîtrise des quantités vont du simple permis d'exploiter un puits aux droits de pompage aliénables. Un permis d'exploitation de puits et de pompage donne le droit d'installer et d'exploiter un puits d'une capacité donnée. Les permis d'irriguer précisent fréquemment sur quelles terres l'eau puisée peut être utilisée, imposant ainsi des restrictions au transport de l'eau vers d'autres sites.

Afin de protéger les pompeurs existants, les permis de forer de nouveaux puits peuvent être limités à certains sites. Aux Etats-Unis par exemple, l'Etat du Colorado définit des «bassins d'eau souterraine protégés» (lorsque la capacité de reconstitution naturelle de la couche aquifère est limitée) dans lesquels tous les nouveaux permis de forage doivent répondre à des critères spécifiques - il est interdit d'appauvrir la réserve à plus de 40 pour cent dans un rayon de 3 milles sur une période de 25 ans. Dans la plupart des cas, il n'est pas possible de limiter au moyen de permis de pompage la quantité d'eau effectivement extraite. On compte en général que les limitations économiques qu'imposent les frais de pompage et les prix de la production végétale suffi sent à prévenir une extraction excessive.

Les permis précisant une capacité et un espacement appropriés peuvent ralentir les taux d'extraction. Ils sont relativement faciles à surveiller et n'irritent pas trop les pompeurs, qui en général sont très hostiles à tout mécanisme réglementaire plus sévère. Par ailleurs, c'est avant que les problèmes soient devenus graves ou complexes que les permis ont la plus grande efficacité - c'est-à-dire dans les cas où il suffit pour résoudre les problèmes d'empêcher le forage de nouveaux puits et l'installation de pompes supplémentaires, ou lorsque l'eau pompée n'est pas exportée hors de la zone située à la verticale de la couche aquifère. Dans les cas plus graves d'appauvrissement qui contraignent tous les usagers à réduire leurs extractions annuelles, il convient d'envisager de réglementer les taux d'extraction.

Le contingentement du volume pompé est un mécanisme plus précis de contrôle des quantités. Chaque usager se voit assigner un volume annuel fixe d'extraction. La quantité initiale peut être définie en proportion de l'utilisation au cours d'une période de référence (quoique cette solution risque de déclencher une course au pompage pour asseoir les droits initiaux) ou se baser sur la proportion des terres dont l'usager est propriétaire à la verticale de la couche aquifère. La technologie de mesurage par compteur des volumes prélevés n'étant ni complexe ni coûteuse, si les pompeurs acceptent la pose de compteurs la surveillance et l'application des règles ne pose pas de problèmes particuliers. En principe, le contingentement du pompage ne diffère guère des droits classiques à l'eau superficielle, qui répartissent, entre les propriétaires une proportion déterminée du débit annuel disponible.

L'observation informelle semble indiquer que les agriculteurs qui autrefois exploitaient une couche aquifère sans réglementation sont persuadés d'avoir la pleine jouissance de quantités illimitées d'eau sur les terres à la verticale de la couche aquifère. Il est fréquent qu'ils se montrent hostiles à la pose de compteurs, lesquels, une fois installés, paraissent sensibles à des épidémies de «pannes».

Les puits de très petite capacité, destinés à abreuver le bétail ou à desservir les ménages individuels, pourraient être exemptés de permis et de contingentement. Si la surexploitation n'est que modérée, le coût de contrôle de toutes les petites pompes risquent de l'emporter sur les avantages d'une réduction du pompage. Par ailleurs, pour des motifs de ventilation des revenus, les responsables ne souhaitent pas imposer de restrictions aux petits exploitants.

Droits de pompage cessibles. Lorsqu'un système de contingentement s'avère trop peu souple compte tenu des variations des réserves d'eau et de l'évolution de la demande, les droits de pompage cessibles peuvent offrir une solution. Le droit de pompage peut se subdiviser en deux parties: un élément peut représenter un droit sur la réserve d'eau, et un autre correspondre à la reconstitution annuelle. Les deux éléments peuvent varier d'une année à l'autre, les contingents étant fixés par l'autorité qui administre l'eau souterraine. Les droits annuels à la réserve de base varient alors en fonction des conditions économiques et hydrologiques actuelles et prévues (y compris les prix de l'énergie et des produits de base, les taux d'intérêt et le volume d'eau souterraine restant). Les droits correspondant à la reconstitution naturelle et au débit de retour après utilisation humaine peuvent être fixés de manière à représenter la moyenne mobile de la reconstitution estimative au cours des années passées.

La cessibilité des droits encourage à long terme l'utilisation économiquement rationnelle, et permet de réaffecter l'eau à des usages plus valorisants à mesure que la situation économique évolue. Elle est aussi compatible avec les critères de contrôle local, et n'entame guère la liberté individuelle d'exploiter le sol ou d'y exercer une activité commerciale autre.

Une étude récente fait apparaître que les droits cessibles et le marché de l'eau souterraine sont en plein développement en Inde, où non moins de la moitié de la superficie irriguée brute à laquelle l'eau est fournie par des puits tubulaires fait intervenir de l'eau achetée49. L'encadré 17 donne du phénomène une illustration en expliquant comment les marchands d'eau à usage agricole opèrent au Bangladesh.

49 Voir note 36.
En ce qui concerne la gestion des eaux souterraines, les approches quantitatives semblent préférables aux redevances de pompage. Elles permettent de parvenir à des solutions économiquement efficaces moyennant une surveillance et un contrôle plus simples, tout en évitant les problèmes de redistribution que posent les taxes ou les subventions. Quoique certains contrôles externes plus étroits du pompage puissent être nécessaires, il n'est nullement impératif que le régime appliqué soit plus répressif que le régime d'application des droits de propriété concernant d'autres ressources ou produits.

Gestion conjointe de l'eau souterraine et des eaux superficielles

Ce principe de gestion s'applique aux cours d'eau et aux couches aquifères se comportant comme un système unitaire. Les couches aquifères liées aux écoulements superficiels présentent à la fois des avantages et des inconvénients et doivent être gérées de façon particulière. Le libre accès à l'eau souterraine peut en fait amputer les disponibilités pour ceux qui détiennent des droits sur les eaux superficielles.

Dans l'Etat du Colorado, aux Etats-Unis, le problème s'est posé voici 20 ans aux irrigants du bassin de la South Platte. L'exploitation de la couche aquifère réduisait les écoulements superficiels, sans grosse incidence sur les quantités pompées. La solution la plus évidente - intégrer les pompeurs dans le système existant régissant les droits à l'eau superficielle, tout en protégeant les détenteurs antérieurs de droits à cette eau superficielle - aurait signifié sacrifier la majeure partie des avantages économiques importants présentés par l'exploitation de la couche aquifère.

Après que plusieurs méthodes eurent été mises à l'essai, une solution a été trouvée, fondée sur le marché des droits existants aux eaux superficielles. En cas de pénurie d'eau superficielle, les utilisateurs de l'eau souterraine pourraient remplacer la fraction du débit superficiel absorbée par pompage dans la couche aquifère en rétrocédant une fraction de leur eau, livrable dans des réservoirs. Young, Daubert et Morel-Seytoux50 ont démontré que cette approche décentralisée est économiquement supérieure à la solution qui consisterait à obliger les pompeurs à s'intégrer dans le système des droits aux eaux superficielles. La disponibilité directe d'eau de remplacement et la présence d'institutions souples permettant le transfert de l'eau sont nécessaires pour mettre en œuvre une solution de ce type. Il existe de nombreuses possibilités d'appliquer cette solution, axée sur le marché, dans les grands bassins alluviaux de l'Indus et du Gange-Brahmapoutre.

50 R.A. Young, J.T. Daubert et H.J. Morel-Seytoux. 1986. Evaluating institutional alternatives for managing an interrelated stream-aquifer System. Am. J. Agric. Econ., 68: 787-791.

ENCADRÉ 17
LES MARCHANDS D'EAU

Il n'est pas nécessaire d'être propriétaire foncier ni même exploitant agricole pour tirer profit de l'irrigation. Celle-ci en effet crée des emplois et donne aux ruraux sans terre la possibilité de s'employer sur des exploitations agricoles, ou dans des activités d'amont ou d'aval. Au Bangladesh, l'irrigation a ouvert des débouchés rémunérateurs aux ruraux sans terre en leur permettant d'exploiter et de vendre l'eau. Les «marchands d'eau» se sont organisés avec le concours de PROSHIKA, l'une des nombreuses ONG qui visent à développer les services d'irrigation aux agriculteurs, pour capter les eaux souterraines abondantes présentes dans le sous-sol d'une grande partie du Bangladesh.

L'eau douce souterraine est une ressource géographiquement bien distribuée, mais habituellement présente en petites quantités, juste suffisante pour répondre aux besoins des ménages. Toutefois, dans les grands bassins alluviaux tels ceux du Nil, de l'Indus et du Gange-Brahmapoutre, la couche alluviale peut être épaisse de 100 m ou plus, 10 à 20 pour cent de son volume pouvant être constitué d'eau douce. Cette immense réserve d'eau souterraine est rechargée chaque année par les crues, l'infiltration dans le lit des canaux et les champs, et par les précipitations.

L'eau souterraine est particulièrement précieuse parce qu'elle est disponible en permanence et, à l'inverse des réservoirs à ciel ouvert, les pertes par évaporation y sont minimes. Lorsque l'eau est aussi acheminée en surface par des canaux et que ceux-ci assurent la base nécessaire pour l'irrigation, l'eau souterraine, utilisée en supplément, permet d'apporter un appoint en période de pointe. En outre, cette eau souterraine est en général disponible à proximité des exploitations, ce qui permet aux agriculteurs de l'utiliser plus directement.

Dans le Bangladesh rural, plus de 50 pour cent de la population ne dispose pas de terre, ou doit se contenter d'exploitations de superficie inférieure à 1,2 ha. Il importe de toute évidence de donner aux pauvres accès aux ressources productives, et notamment à l'eau. L'expérience PROSHIKA s'est fondée sur l'organisation de ruraux sans terre en groupes, pour leur permettre de faire efficacement appel au crédit afin d'acheter du matériel mobile de pompage et d'assurer aux agriculteurs, propriétaires ou non, des services fiables.

Les marchands d'eau ont ciblé leurs services dans les zones où les agriculteurs exploitaient de petites parcelles très morcelées, pour irriguer leurs champs au moyen de puits tubulaires bon marché, de faible profondeur, au moyen de pompes mues par un groupe diesel portable. Les agriculteurs rémunèrent les marchands d'eau en parts de récolte, en espèces et, le cas échéant, en nature, par des quantités fixées de produits.

Le succès de la mission PROSHIKA a été essentiellement fonction de l'accès au crédit (qu'elle a contribué à organiser), ainsi que de la formation et du soutien technique apportés dans les domaines de l'agriculture, de la gestion, de l'alphabétisation, de la santé et de la solidarité de groupe.

Le bilan de l'opération «marchands d'eau» a été le suivant: meilleure efficacité d'utilisation de l'eau, et meilleure équité, grâce à l'accès plus direct des petits agriculteurs qui sont souvent laissés pour compte par d'autres systèmes d'irrigation; répartition plus équitable des facteurs de production entre exploitants terriens et ruraux sans terre; génération d'emplois à l'intérieur et à l'extérieur du groupe, grâce à une agriculture devenue plus productive; génération d'un revenu en espèces permettant d'acheter des vivres et de promouvoir l'agriculture commerciale; participation au développement du marché de l'eau, qui a permis de ne pas abandonner aux paysans riches ou aux propriétaires terriens le monopole de l'eau; enfin, l'expérience a démontré que les petites gens peuvent bénéficier du crédit sans disposer de terres comme nantissement. L'expérience PROSHIKA a été élargie à tout le Bangladesh, et elle est riche d'enseignements pour d'autres pays en développement.

Source: G.E. Wood, R. Palmer-Jones, Q.F. Ahmed, M.A.S: Mandal et S.C. Dutta. 1990. The water sellers: a cooperative venture by the rural poor. Kumarian Press, West Hartford, Connecticut.

Préserver la qualité de l'eau


Solutions pour le contrôle de la pollution diffuse

Les activités humaines de production et de consommation sont génératrices de pollution, par l'extraction de matières premières et leur transformation en biens de consommation. Certains déchets (résidus) du processus de production sont rejetés dans l'environnement (par exemple les produits chimiques rejetés par les raffineries de pétrole dans les fleuves). De façon analogue, les ménages rejettent dans le milieu les sous-produits de leurs activités de consommation - dans le réseau d'égout, dans l'atmosphère, ou dans les décharges où sont accumulés les déchets solides. Le principe du bilan-matière, dérivé de la loi physique fondamentale de la conservation de la matière, veut que dans le long terme la masse des résidus rejetés dans l'environnement égale la masse des matières extraites à l'origine de celui-ci pour être transformées en biens de consommation. La fonction de l'environnement comme assimilateur de résidus égale donc sa fonction comme source de matériaux51.

51 On trouvera un examen plus approfondi de ce principe dans D.W. Pearce et R.K. Turner. 1990. Economics of natural resources and the environment, Chapter 2. Johns Hopkins University Press, Baltimore, Maryland.
Ce principe du bilan-matière a une conséquence importante au plan des politiques, à savoir que les résidus doivent finir quelque part, soit sous forme de masse, soit sous forme d'énergie. La gestion des rejets dans les cours d'eau doit être intégrée à celle de l'évacuation de déchets dans l'atmosphère et dans les décharges. Réduire la quantité de déchets rejetés dans les eaux ne résout pas le problème global qui se pose à la société si ces déchets sont tout simplement expédiés ailleurs, que ce soit dans l'atmosphère après incinération ou dans un site terrestre de décharge.

Il faut distinguer deux types de pollution de l'eau: la pollution ponctuelle et la pollution diffuse. La pollution ponctuelle se produit là où il existe une source directement identifiable, par exemple une canalisation ou un fossé, qui transporte les agents polluants jusqu'à un cours d'eau. La réglementation et la surveillance s'appliquent au point de rejet. Dans le cas de la pollution diffuse, l'émission de polluants n'est pas imputable à une source unique facilement identifiable, mais à la résultante collective de nombreuses sources qui, ensemble, ont une incidence sensible. Ce sont les problèmes de pollution diffuse qui sont les plus difficiles à résoudre, et les plus coûteux à gérer.

Solutions pour le contrôle de la pollution diffuse

Les politiques visant à maîtriser la pollution diffuse de l'eau présentent des difficultés particulières en raison de la grande diversité des sources et des polluants. La source première de polluants diffus est le secteur agricole. Les engrais et les pesticides sont lessivés de la surface du sol en direction des lacs et des cours d'eau, ou bien ils percolent vers les nappes souterraines. Les couches aquifères sont polluées par les nitrates provenant de l'application d'engrais et des résidus des activités d'élevage. L'exploitation forestière, le défrichage à des fins d'urbanisation et les activités minières sont aussi à l'origine de la pollution diffuse des eaux. Les bassins d'orage qui desservent les villes, les infiltrations provenant des installations enterrées de stockage de produits pétroliers et les activités minières, tant souterraines qu'à ciel ouvert, contribuent à cette pollution.

Les eaux de ruissellement qui s'écoulent sur les terrains agricoles et forestiers emportent des particules sol ides en suspension, des solides dissous et des substances chimiques (engrais minéraux, notamment azotés et phosphores, ainsi que pesticides). Parmi les autres substances souvent présentes dans les eaux de ruissellement, on compte notamment les substances organiques avides en oxygène, les produits pétroliers, les métaux lourds et les bactéries fécales. Par ailleurs, la pollution diffuse se caractérise par son caractère épisodique. Les grosses pluies occasionnelles ou la fonte des neiges sont un déclencheur classique, par opposition aux débits plus réguliers de rejet des sources ponctuelles de pollution. Ces caractéristiques - types de sources et périodes d'activités - ont pour conséquence que la maîtrise de ces pollutions doit faire intervenir toute une batterie de techniques de contrôle.

Le mode de contrôle de la pollution diffuse peut aussi être déterminé par la nature des activités humaines qui sont à l'origine du problème. Par exemple, la pollution imputable à une parcelle agricole est fonction non seulement de la distribution des précipitations et des caractéristiques du terrain (pente et texture du sol), mais aussi des nombreuses décisions d'amont portant sur l'utilisation des terres et la production, notamment choix des cultures, façons culturales et application de pesticides et d'engrais. Les choix de production de l'agriculteur sont à leur tour influencés par les prix des intrants et des produits sur le marché, ainsi que par les programmes éventuels de soutien des prix et du revenu mis en oeuvre par les pouvoirs publics. En fait, la pollution provoquée par le secteur agricole est aggravée par des politiques publiques rendant certaines cultures séduisantes à l'excès. Pour agir efficacement, les politiques doivent parvenir à modifier les facteurs jouant sur les décisions des agriculteurs qui se traduisent par des émissions de polluants.

On peut classer les interventions publiques visant à contrôler la pollution diffuse en trois catégories: cognitives, réglementaires et incitatives. Les approches cognitives (volontaires et délibérées) font appel à l'éducation, à la persuasion morale et à l'assistance technique pour modifier le comportement des pollueurs. Ce type d'action est séduisant en raison de son faible coût économique et politique. Il a été mis en oeuvre dans certains pays, mais avec un succès limité en raison de plusieurs facteurs: par exemple, les coûts que comporte une modification de l'utilisation des terres peuvent être appréciables pour l'exploitant individuel, pour des avantages économiques fort incertains; aussi l'individu est-il peu motivé à tenter de nouvelles approches, le poids financier d'un changement de pratique et de l'amélioration de la qualité de l'eau, souvent en des lieux très éloignés, ne présentant pas une corrélation suffisamment appréciable avec l'effet obtenu.

Les politiques réglementaires supposent de mener des actions spécifiques ou de faire appliquer des interdictions visant les responsables de la dégradation de la qualité de l'eau. L'une des solutions consiste à appliquer des «normes de conception» précisant les mesures à prendre (par exemple un plan d'aménagement pour lutter contre le transport de sédiments) ou interdisant certaines pratiques (par exemple certaines pratiques culturales sur les terres très sujettes à l'érosion)52. Les «normes de résultats», en revanche, fixent des limites au taux de déversement de polluants dans un cours d'eau. Dans ce cas, l'intervention concernant les pratiques d'utilisation des terres n'a lieu qu'en présence d'infractions caractérisées53.

52 W. Harrington, A.J. Krupnick et H.M. Peskin. 1985. Policies for non-point source pollution control. J. Soil Water Conserv., 40: 27-33.

53 G. Anderson, A. De Bossu et P. Rush. 1990. Control of agricultural pollution by regulation. In I.B. Braden et S.B. Lovejoy, eds. Agriculture and water quality: international perspectives. Reiner, Boulder, Colorado.

Ni l'une ni l'autre de ces techniques n'est exempte de limitations. Les normes de conception sont plus faciles à faire appliquer; mais elles peuvent se révéler inutilement coûteuses parce que leur application généralisée peut imposer des coûts disproportionnés à des agents qui contribuent faiblement au problème. Les normes de résultats, en principe du moins, sont plus directement axées sur les sources de polluants, mais sont difficiles à faire appliquer et à suivre. Comme il est pratiquement impossible de mesurer de façon exacte les déversements (en particulier des petites exploitations), les litiges au sujet des sources effectives de polluants risquent d'être sans fin.

On peut remplacer les politiques réglementaires par diverses méthodes d'incitation, mettant en œuvre taxes, subventions et contreparties à la suppression d'émissions54. Des redevances ou taxes peuvent être perçues soit sur les intrants, soit sur les produits qui ont donné lieu à une pollution. Par exemple, les engrais agricoles sont frappés de taxes additionnelles en Suède, le produit de cette taxation servant à financer le contrôle de la qualité de l'eau. Le renchérissement est censé réduire les taux d'application d'engrais et par conséquent la pollution de l'eau. Mais il est peu probable que les taxes puissent devenir suffisamment fortes pour modifier sensiblement l'affectation des terres, car elles auraient alors un effet trop lourd sur le revenu.

54 K. Segerson. 1990. Incentive policies. In J.B. Braden et S.B. Lovejoy, eds. Agriculture and water quality: international perspectives. Reiner, Boulder, Colorado et Londres.
Par ailleurs, la pollution peut être taxée directement par la perception d'une «redevance d'effluents». Mais la complexité technique et administrative de la tarification et de l'imputation précise à des agriculteurs nombreux des dommages causés par les effluents issus de leur exploitation est un véritable casse-tête. La documentation ne cite aucun exemple satisfaisant de ce type de taxation de la pollution diffuse.

Les subventions pourraient encourager les agriculteurs à réduire leur pollution, à adopter des pratiques d'utilisation des terres plus appropriées, ou à investir dans les méthodes respectueuses de l'environnement. De longue date, les pratiques de prévention de l'érosion du sol (et des pertes de productivité qui y sont associées) font l'objet de subventions dans beaucoup de pays, et représentent la solution la plus avantageuse au plan des politiques. A l'inverse d'autres démarches qui font peser des coûts sur la source d'émission et distribuent les avantages ainsi gagnés sur l'ensemble de la société, le coût des subventions est réparti sur l'ensemble de la population, et les avantages vont directement à l'utilisateur des terres. Néanmoins, certains groupes objectent au fait que l'on rémunère les pollueurs pour qu'ils ne polluent pas. En outre, cette solution conduit, le cas échéant, à subventionner des individus qui de toute manière adopteraient des pratiques appropriées.

Enfin, une autre approche encore pourrait consister à racheter purement et simplement des droits à l'eau et/ou à l'utilisation des terres. Par exemple, un organisme public pourrait acquérir des droits sur une partie ou la totalité des terres polluantes, et gérer celles-ci de manière à sauvegarder la qualité de l'eau. L'achat de terres forestières tropicales par des organismes publics ou privés a été entrepris pour préserver des forêts intactes, l'amélioration de la qualité de l'eau représentant un avantage annexe. Dans ce cas aussi, les coûts sont supportés essentiellement par les bénéficiaires plutôt que par les utilisateurs des terres dont les pratiques sont effectivement à l'origine de la pollution.


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