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Les eucalyptus en foresterie paysanne en Inde: les difficultés rencontrées

N.C. Saxena

N.C. Saxena, forestier de l'Etat d'Uttar Pradesh en Inde, est actuellement basé à l'Oxford Forestry Institute, Royaume-Uni.

Jusqu'au milieu des années 80, l'Inde était considérée comme le pays où les expériences de foresterie paysanne visant à satisfaire les besoins en poteaux, pâte et bois d'œuvre et d'industrie donnaient des résultats extrêmement positifs. D'après des informations plus récentes, il semble que l'enthousiasme des agriculteurs pour la foresterie paysanne ait considérablement diminué. Cela est dû en grande partie à la désaffection des agriculteurs pour l'eucalyptus hybride (Eucalyptus tereticornis) dans les Etats mêmes où cet arbre était extrêmement recherché il y a quelques années. Le présent article examine les raisons de ce déclin en s'appuyant sur des études récentes et des données recueillies par l'auteur dans quatre villages de l'ouest de l'Etat d'Uttar Pradesh, lui-même situé dans la partie nord-ouest de l'Inde. Il propose également divers moyens de raviver l'intérêt des agriculteurs pour les arbres.

Les eucalyptus plantés en bordure de terrain réduisent le rendement des cultures et produisent du bois de qualité inférieure

La foresterie paysanne n'a pas le même sens pour tous. Les écologistes et les environnementalistes y voient un système supérieur d'utilisation et d'aménagement du sol, qui combine conservation et production. Les forestiers ont tendance à la considérer comme une ligne de défense potentielle contre le déboisement résultant d'une exploitation abusive de la part des populations environnantes. Les planificateurs et les organismes donateurs y voient traditionnellement un moyen de satisfaire les besoins de la population rurale en combustible et en fourrage. Toutefois, l'agriculteur est rarement motivé par les préoccupations «nationales» concernant l'écologie, le déboisement et la pénurie de bois de feu. S'il adopte une forme particulière d'utilisation du sol, c'est parce qu'il la perçoit comme susceptible de satisfaire les besoins du ménage en matière de consommation ou de revenus.

Le programme de foresterie paysanne

Lorsque le projet national de foresterie sociale a été lancé en Inde à la fin des années 70, les planificateurs espéraient que les agriculteurs planteraient des arbres pour satisfaire leurs besoins essentiels. Toutefois, le succès qu'a connu la foresterie paysanne dans certaines régions de l'Inde au début des années 80 était dû essentiellement à la possibilité qu'elle offrait aux agriculteurs de vendre le bois (Foley et Barnard, 1985; FAO, 1985). L'eucalyptus hybride (E. tereticornis) (NDLR: bien que connue sous le nom d'eucalyptus hybride, cette essence a été identifiée comme étant un eucalyptus pur de provenance australienne inconnue [FAO, 1979; Guhathakurta, 1978]; les mots «essence» et «hybride» sont utilisés indifféremment dans le présent article pour désigner ce phénotype.) est resté l'arbre favori des agriculteurs car il pousse droit, a une cime de dimensions réduites qui permet de planter davantage d'arbres par unité de surface et ne porte qu'une ombre réduite lorsqu'il est planté en bordure de champ. Il n'attire pas les oiseaux, n'est pas appétissant à brouter (donc facile à protéger) et donne des poteaux droits pour lesquels il existait, croyait-on, un marché prometteur. L'évaluation AID/Banque mondiale du Programme forestier social réalisée en 1988 tire la conclusion suivante: «La plupart des districts de l'ouest de l'Uttar Pradesh, du centre du Gujarat et de l'est du Rajasthan ont transformé leurs systèmes de culture et d'exploitation pour y intégrer des arbres en nombre important malgré la récente sécheresse. La foresterie paysanne apparaît aujourd'hui comme la principale innovation du projet.» (AID, 1988).

Lorsque les eucalyptus sont plantés en peuplements serrés, seuls les arbres extérieurs atteignent des diamètres commercialement valables

Sur les quelque 2,5 millions d'ha, représentant 1,7 pour cent de la superficie cultivée nette du pays, consacrés à la foresterie paysanne pendant la période 1981-1988, plus des deux tiers ont été plantés d'eucalyptus (Chambers, Saxena et Tushaar Shah, 1989). Toutefois, les arbres plantés ont déçu les espérances des agriculteurs, tant sur le plan du rendement que des prix, ce qui a engendré un désintérêt croissant des agriculteurs pour les arbres en général et l'eucalyptus en particulier. On lit dans une étude publiée par l'Agence suédoise d'aide au développement international: «L'eucalyptus a pratiquement disparu de l'Etat d'Haryana. Les agriculteurs le déracinent aujourd'hui avec la même vigueur qu'ils l'avaient planté naguère. L'eucalyptus réduit la production agricole et n'est pas rémunérateur.» (ASDI, 1990).

Au Gujarat, il n'a été distribué que 12 millions de semis d'eucalyptus en 1988, année où les précipitations ont été très bonnes dans tout le pays, contre 134 millions, chiffre record, en 1984, (GOG, 1989). Dans les quatre villages de l'ouest de l'Etat d'Uttar Pradesh étudiés par l'auteur en 1989- 1990, le nombre d'eucalyptus plantés par les 105 agriculteurs interviewés était tombé en 1988 et 1989 à 5295 et 1027 respectivement, contre 60695 arbres de la même espèce deux ans auparavant (Saxena, 1990a). Dans l'Etat d'Haryana, où la superficie consacrée à la foresterie paysanne a augmenté de 53 pour cent par an entre 1975 et 1984 (NCAER, 1988), 4 millions seulement de plants de pépinières ont été vendus en 1988, contre 43 millions en 1984 (Indian Express, 1er novembre 1988).

Dans son rapport de 1990 sur l'Etat d'Uttar Pradesh, la Banque mondiale reconnaît: «...Aujourd'hui, de nombreux agriculteurs hésitent à participer au programme ou à réinvestir dans des activités de foresterie une fois qu'ils ont récolté le produit des arbres existants... Il apparaît à présent que le taux de rentabilité économique du projet a été surestimé tant en ce qui concerne les prix que les rendements. Le marché des produits forestiers, y compris du bois, est saturé dans plusieurs régions couvertes par le projet. D'où la chute brutale des prix... qui sont de 20 à 50 pour cent inférieurs à ceux prévus à la date d'achèvement du projet.» (Banque mondiale, 1990).

Comme le suggèrent ces documents, la désaffection des agriculteurs pour les eucalyptus peut être attribuée à quatre facteurs: problèmes liés à la production; déséquilibres offre/demande; insuffisances du marché; effets négatifs sur la production agricole.

Problèmes liés à la production

La demande de semis d'eucalyptus ayant fortement augmenté au début des années 80, la collecte des semences n'a pas été faite dans des conditions satisfaisantes, ni par le Département des forêts, ni par les pépinières privées, et des semis de mauvaise qualité ont été plantés (Banque mondiale, 1988). En outre, le statut et la composition génétique de l'eucalyptus hybride disponible en Inde se sont progressivement et continuellement dégradés pendant près de 150 ans (Arnold et al., 1987). Il était inévitable que la mauvaise qualité génétique des semences entraîne des rendements décevants. Les résultats pourraient être améliorés si les semences non sélectionnées de l'essence utilisée aujourd'hui étaient remplacées par des semences d'une base génétique large, de provenances sélectionnées en fonction des caractéristiques du site, ou par d'autres espèces d'eucalyptus adaptées (Arnold et al., 1990). En outre, vu le climat et l'état du sol dans beaucoup de régions du pays, il aurait été nécessaire, pour obtenir de bons rendements, de sarcler et de travailler le sol de manière intensive, ce que les agriculteurs ont souvent négligé de faire (Arnold et al., 1989).

Plus important encore, pour atteindre les objectifs globaux, les agriculteurs ont été encouragés à planter plus de 4000 semis d'eucalyptus à l'hectare; dans les plantations en digues, la distance entre les arbres était de 1 m à peine. Dans ces conditions, le produit ne pouvait qu'être de mauvaise qualité (Athreya, 1989; IMRB, 1989). Cela a été un facteur extrêmement négatif, puisque de toute évidence la majorité des arbres plantés dans le cadre du programme de foresterie paysanne l'étaient pour la vente plutôt que pour un usage domestique.

Déséquilibres offre/demande

A l'origine, les eucalyptus plantés sur les exploitations devaient être une source de poteaux pour la construction ou les échafaudages, mais le marché n'a pas pu absorber le volume de poteaux produits. Par conséquent, les agriculteurs ont cherché de nouveaux débouchés. Malheureusement, pour les raisons mentionnées ci-dessus, les eucalyptus plantés par les agriculteurs ne pouvaient guère être utilisés comme bois d'œuvre, qui exige des arbres de plus grandes dimensions et plus denses que ceux obtenus sur des terres agricoles avec une période de rotation courte de cinq à sept ans. Ils étaient adaptés, en revanche, à la production de pâte, mais la plupart des fabriques de papier à base de bois utilisent du bois subventionné par les départements des forêts. Même lorsque les fabriques de papier acceptaient d'acheter du bois aux agriculteurs, ceux-ci étaient gênés par le faible volume de leur production et par les problèmes que pose le transport du bois sur de longues distances entre des points très dispersés.

En dernier recours, le bois était souvent vendu comme bois de feu pour des fours à briques et des utilisations domestiques (Saxena, 1990b). Cependant, comme les ramasseurs de bois de feu ont des frais bien moindres que les forestiers paysans, ces derniers ont dû vendre leur production à un prix inférieur au coût social du remplacement du matériel sur pied, qui exige des investissements dans les plantations. Dans ces conditions, la production de bois de feu à la ferme ne constituait plus un projet financièrement attrayant.

Insuffisances du marché

Par rapport aux marchés d'autres produits agricoles, les marchés des produits forestiers ne sont pas encore développés, surtout pour les produits de la foresterie paysanne (Saxena, 1991 a). Le contraste entre la commercialisation des arbres et celle des cultures est saisissant. Les gouvernements des Etats ont mis en place de vastes infrastructures pour commercialiser les produits agricoles: des prix d'achat rémunérateurs sont annoncés plusieurs mois avant la récolte; des subventions généreuses sont intégrées dans le système d'achat par le gouvernement, qui absorbe la production excédentaire et stabilise les prix; des emplacements ont été réservés pour les marchés de façon à réduire l'exploitation, et la commission des intermédiaires a été fixée une fois pour toutes. Aucune de ces interventions n'a eu lieu pour la commercialisation du bois. Au contraire, les marchés des produits forestiers sont dominés par des cartels, entourés de secrets et entravés par des goulets d'étranglement juridiques.

Alors que les marchés ruraux sont modestes et localisés, qu'ils manquent de capitaux et ont par conséquent une capacité d'achat réduite - comme dans la plupart des pays en développement (FAO, 1987) -, les marchés urbains sont dominés par des négociants en bois de construction, lequel provient des dépôts du gouvernement. Les agriculteurs, eux, n'ont pas de marché prêt à accueillir leurs produits. Les restrictions juridiques au transport du bois, qui visent à prévenir les coupes illicites dans les forêts de l'Etat vont à l'encontre des intérêts des producteurs et les empêchent de proposer leurs produits sur les marchés urbains. En les contraignant à attendre que les acheteurs viennent à eux, ces lois rigides constituent un obstacle entre le producteur et le marché et sont une source d'incertitude, voire d'iniquité foncière, dans les transactions commerciales. Les agriculteurs connaissent très mal les acheteurs, les prix en vigueur sur les marchés et les règlements officiels. Toutes ces imperfections font que les marges bénéficiaires des intermédiaires paraissent relativement importantes et sont responsables de différences considérables entre le prix que les producteurs obtiennent et celui que paient les consommateurs.

L'intervention de l'Etat freine donc l'évolution des marchés privés pour les produits de la foresterie paysanne, privant les producteurs d'un potentiel commercial réel (ORG, 1990). Une étude réalisée en 1987 dans l'Etat du Gujarat (Wilson et Trivedi, 1987) indique que sur les 45 producteurs qui ont vendu des arbres, 9 seulement ont réalisé un bénéfice relatif; les 36 autres auraient eu intérêt à continuer à se consacrer à l'agriculture. Jain (FAO, 1988) est parvenu à des conclusions analogues dans ses études sur l'eucalyptus dans le même Etat.

Ces enfants détachent l'écorce d'eucalyptus abattus pour la vendre comme combustible

Effets négatifs sur la production agricole

Beaucoup d'agriculteurs ont planté des eucalyptus sur des digues, prévoyant qu'ils leur procureraient des revenus supplémentaires conséquents après quelques années, sans entraîner de pertes de production agricole. Toutefois, plusieurs études indiquent que la production agricole commence à baisser sensiblement la troisième année, d'après l'état du sol et l'humidité, l'espacement et l'emplacement des arbres et d'autres facteurs. Par exemple, selon Ahmed (1989), les pertes de production dues à la plantation d'eucalyptus dans l'Etat d'Haryana ont été nulles les deux premières années, puis ont atteint 8 pour cent de la production totale les troisième et quatrième années, 14 pour cent les cinquième et sixième années et 26 pour cent les septième et huitième années. Ensuite, l'augmentation s'est accélérée pour atteindre près de 49 pour cent les neuvième et dixième années.

Des données recueillies par l'auteur dans quatre villages de l'ouest de l'Etat d'Uttar Pradesh indiquent que les pertes dues à la plantation d'arbres en digues sont deux à huit fois plus importantes que l'investissement direct total dans la plantation d'arbres. Les pertes sont visibles jusqu'à 10 m de la rangée d'arbres. Elles réduisent considérablement les bénéfices que les agriculteurs attendaient de la vente des arbres. Le ratio moyen coût/avantages à un taux d'actualisation de 15 pour cent aurait été de 9,2 pour cent sans les pertes de récolte, mais il est tombé à un peu moins de 2 pour cent en tenant compte des pertes de production. Par conséquent, même si les agriculteurs ont tiré un certain profit de la plantation d'eucalyptus, la marge bénéficiaire n'était pas assez élevée à leurs yeux pour couvrir les risques liés à la production et à la fluctuation des prix (Saxena, 1991b).

Discussion et incidences politiques

L'épuisement rapide de la réserve du sol en éléments nutritifs dû à l'exploitation de l'eucalyptus à intervalles rapprochés est une conséquence directe de la croissance rapide de ces arbres; mais il en irait de même pour presque n'importe quelle autre culture hautement productive (Poore et Fries, 1985). Par conséquent, en Inde, où E. tereticornis est cultivé dans des plantations de monoculture à rotation très courte et peut donc entraîner la perte d'éléments nutritifs si le sol n'est pas reconstitué grâce aux engrais, les agriculteurs devraient augmenter la durée des rotations et s'assurer qu'une litière feuillue et une biomasse riches en éléments nutritifs, comme l'écorce, couvre le sol. Une autre solution serait d'intercaler des cultures de légumineuses ou d'autres arbres fixant l'azote comme le casuarina (Campbell, 1987).

Chaturvedi (1989) recommande pour les eucalyptus une rotation de 12 à 14 ans pour obtenir les meilleurs résultats techniques. Actuellement, l'accroissement annuel d'E. tereticornis atteint son maximum la cinquième année, puis faiblit. La densité du bois augmente avec l'âge et atteint un maximum à 13-14 ans. A cet âge, le bois acquiert sa force maximale, et par conséquent sa qualité commerciale s'améliore. Ainsi, Chaturvedi conclut qu'il est plus avantageux d'un point de vue économique de produire du bois d'œuvre avec une rotation de 13 à 14 ans plutôt que de couper l'arbre avec une rotation de 7 à 9 ans seulement pour fabriquer de la pâte, qui exige un bois de moindre densité. Toutefois, bien que techniquement valable, ce conseil n'est pas toujours facile à mettre en pratique: si l'on prévoit une rotation plus longue, les agriculteurs auront peut-être tendance à préférer à l'eucalyptus d'autres essences plus précieuses comme le teck ou le Dalbergia sissoo, qui produisent aussi des poteaux en une quinzaine d'années. En fait, il vaut peut-être mieux adopter une stratégie à long terme et prévoir un passage à ce type d'essence, qui peut améliorer la consommation et le revenu des agriculteurs à court terme ou compléter la production agricole, comme le fait Acacia cineraria pour le sorgho dans l'ouest du Rajasthan. Par conséquent, il conviendrait d'effectuer des recherches pour identifier d'autres espèces de grande valeur, à rotation courte, adaptées à la plantation sur des terres marginales et sur les digues. Les agriculteurs adopteraient volontiers des essences qui complètent leur production agricole au lieu de la réduire, puisque l'agriculture demeure leur première activité. La recherche, la vulgarisation et la fourniture de semis devraient être orientées vers la diversification et la satisfaction des priorités des agriculteurs, de façon que ceuxci puissent planter sur leurs terres différents types d'arbres susceptibles de satisfaire des besoins variés et de pallier les risques d'effondrement de tel ou tel merché.

La bouse de vache et les déchets agricoles sont toujours les combustibles préférés presque partout en Inde

Les marchés, secteur le plus négligé

La commercialisation devrait être reconnue comme un aspect important de la foresterie paysanne. A l'heure actuelle, le cadre juridique et réglementaire rend la coupe et la vente des arbres appartenant à des particuliers difficiles et compliquées, et en outre peu avantageuses économiquement (Chambers, Saxena et Tushaar Shah, 1989; ASDI, 1990; Saxena, 1991a). Nous proposons donc que, dans une première étape, ces lois contraignantes soient abolies. Deuxièmement, des organisations compétentes devraient effectuer des évaluations de la demande, de l'offre et des prix pour chaque essence et les publier. Cela aiderait les agriculteurs à décider quel arbre planter. Malgré tous les impondérables, compte tenu des périodes de gestation relativement longues des arbres, les prévisions à long terme devraient jouer un rôle utile.

Rôle du gouvernement et approvisionnement des industries

Dans les Etats où les eucalyptus sont en excédent, le gouvernement a commencé à les acheter aux agriculteurs. Mais il s'agit d'une mesure de colmatage qui ne remplacera jamais le commerce privé. Les organisations gouvernementales devraient tenir les agriculteurs au courant des marchés primaires et secondaires, des prix en vigueur, des pratiques commerciales et des règlements. Elles pourraient aussi lancer des projets visant à mettre les agriculteurs en contact avec l'industrie, comme cela a déjà été fait pour les agriculteurs plantant des peupliers, qui ont été mis en contact avec une usine d'allumettes dans le nord de l'Uttar Pradesh (Chandra, 1986). Dans des Etats comme le Gujarat et le Maharashtra, où les coopératives sont établies depuis longtemps, la commercialisation et la transformation devraient être confiées à ce type d'organisation.

Le fait que les fabriques de pâte à papier n'ont pas envie d'acheter le bois des agriculteurs parce que le gouvernement leur procure du bois subventionné constitue un obstacle important. Par conséquent, le gouvernement devrait cesser de subventionner le bois destiné à l'industrie, de façon à forcer les industriels à se procurer leur bois auprès des agriculteurs à des prix équitables. En outre, le gouvernement en tant que producteur ne devrait pas faire concurrence aux agriculteurs, comme il semble le faire à présent. Il devrait plutôt jouer un rôle complémentaire en aidant l'industrie lorsque le cycle d'approvisionnement provenant des exploitations agricoles est en baisse, et en cessant toute fourniture à l'industrie lorsque l'offre est florissante. Nous recommandons par conséquent que le gouvernement cesse, jusqu'en 1994, de vendre à l'industrie des eucalyptus provenant de terrains boisés appartenant à l'Etat de façon à forcer les industriels à s'approvisionner auprès des agriculteurs. Les approvisionnements gouvernementaux pourraient reprendre en 1994 puisque, les plantations ayant été réduites, l'offre provenant des exploitations agricoles sera limitée au cours des prochaines années.

Priorité aux terres marginales et aux agriculteurs pauvres

Les mesures susmentionnées, bien qu'elles soient importantes en elles-mêmes, ne suffiront sans doute pas à susciter chez les agriculteurs des régions fertiles le même intérêt pour la foresterie que pendant la première phase du programme de foresterie paysanne. En effet, dans les régions où la culture se pratique dans des conditions stables d'irrigation assurée et de sols fertiles, le coût d'opportunité du passage d'une culture annuelle à la culture de plantes ligneuses, notamment pour les gros agriculteurs, qui ont été les plus nombreux à participer à l'expérience de foresterie paysanne avec des eucalyptus, n'est pas compensé par les résultats. Toutefois, les petits agriculteurs peuvent aussi tirer parti de la foresterie paysanne s'ils utilisent pour ce faire des sols dégradés aux coûts d'opportunité faibles. Beaucoup de petits agriculteurs et d'agriculteurs pauvres ont participé aux programmes de plantation d'eucalyptus sur des terres sous-marginales, comme dans les districts de Midnapur, Bankura et Purulia au Bengale occidental, ou là où un coût d'opportunité peu élevé pour le terrain est associé à des débouchés importants pour le bois de trituration, comme à Kolar, Bangalore et Tumkur au Karnataka.

Dans les enclaves tribales pratiquant une agriculture de subsistance de Panchmahals (Gujarat) où une organisation bénévole, la Sadguru Water Development Foundation, est active, les agriculteurs plantent encore de préférence l'eucalyptus sur les terres marginales, car il existe dans la communauté tribale une forte demande de bois de qualité inférieure pour la construction de maisons (Sharma et al., 1991).

Beaucoup d'agriculteurs pauvres sont également ouvriers agricoles, et le fait de planter des arbres peut les aider à optimiser le rendement de la terre et de leur travail. Dans le village de Kovilur, district de Trichurapali (Tamil Nadu), de nombreux agriculteurs démunis ont cessé de cultiver l'arachide sur leurs terres non irriguées pour planter des anacardiers et des eucalyptus (Saxena, 1989). La récolte d'arachide est perdue tous les deux ou trois ans, et les agriculteurs souffrent également des fluctuations des prix à la production. Ils peuvent se faire employer comme ouvriers agricoles dans le district voisin de Thanjavur, mais cela les oblige à s'absenter de chez eux pour de longues périodes. foresterie paysanne leur permet donc d'occuper un emploi salarié grâce auquel ils améliorent leurs revenus. L'adoption de la foresterie paysanne est donc motivée par la recherche d'une source sûre de capitaux et de revenus. Plutôt que de produire pour satisfaire leurs besoins de subsistance, les agriculteurs emploient leur énergie à des activités extérieures plus rentables, tout en utilisant leurs terres pour cultiver des arbres exigeant peu de travail ou d'aménagement et pour lesquels les débouchés sont assurés.

En dehors de ces enclaves isolées, les agriculteurs pauvres ne semblent pas éprouver une très grande attirance pour la foresterie paysanne. Cependant, les exemples cités montrent qu'il est possible de lier la foresterie paysanne à des programmes de lutte contre la pauvreté. Dans l'ensemble, on peut conclure que si la foresterie paysanne en Inde, sous forme de plantation à grande échelle d'eucalyptus, n'a certainement pas produit les résultats attendus ou désirés à ce jour, les témoignages recueillis à l'occasion d'études de terrain donnent à penser que les plantations d'eucalyptus ne devraient pas être considérées comme un phénomène isolé et distinct qui serait en soi «bon» ou «nuisible». Il faudrait plutôt y voir une option parmi d'autres en matière d'utilisation du sol, qui, dans certaines circonstances et sous réserve d'une gestion appropriée, constitue une solution viable (Kirk et al., 1990).

Planter des arbres sur des terres incultes et des terres marginales privées (par opposition à des terres de bonne qualité, qui peuvent supporter des cultures annuelles à plus forte intensité de main-d'œuvre) est une activité à la fois socialement souhaitable et économiquement faisable. On estime qu'il existe en Inde quelque 24 millions d'ha de terres marginales non cultivées (Chambers, Saxena et Turshaar Shah, 1989) appartenant à des propriétaires privés, la plupart du temps dans des régions semi-arides, qui pourraient être rendues productives grâce à la foresterie. En plantant des arbres sur les terres dégradées, les agriculteurs pourraient, tout en produisant la biomasse nécessaire et en donnant une couverture de protection à des terres dénudées, améliorer substantiellement leurs revenus.

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