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MODIFICATIONS GENETIQUES DUES A LA DERIVE

Une perte de diversité génétique imputable à la dérive génétique se produira parmi les populations de taille réduite. On connaît peu d'exemples de populations de poissons marins qui en soient réduites au stade où la dérive génétique pourrait opérer, mais certaines populations de bivalves, telles les clams géants et les Trochus de l'océan Indo-Pacifique ont été surexploitées et ne pourraient survivre sans restockage. L'électrophorèse des protéines pratiquée sur trois espèces de clams géants a fait apparaître des niveaux élevés de diversité génétique, mais l'échantillonnage était par trop erratique et ne comportait pas d'échantillons prélevés sur les zones où ces espèces sont rares (Benzie 1993). A l'inverse, en Amérique du Nord, des téléostéens d'eau douce rares et menacés ont montré une diversité génétique réduite tandis que plusieurs populations du désert sont caractérisées par une variabilité zéro (Echelle 1991). On pense que les bas niveaux d'hétérozygotie constatés chez les populations amont de saumon argenté Oncorhynchus tsawytscha du bassin du fleuve Columbia, d'Oregon et de Californie résultent de goulets d'étranglement naturels et liés à l'action de l'homme (Winans 1989, Bartley et coll. 1992b). L'éléphant de mer du nord Mirounga angustirostrus a été fortement exploité au dernier siècle et il n'en reste que moins d'une centaine d'individus. L'espèce fait apparaître une variation génétique réduite, si on la mesure aux polyphormismes des allo-enzymes (Bonnell et Sealnder 1974) et au moyen des séquences d'ADNmt (Hoelzel et coll. 1993) en comparaison des populations d'éléphants de mer du sud M. leonia qui, quoiqu'exploitées, n'ont pas vu leurs effectifs descendre au-dessous de 1000 individus (Gales et coll. 1989, Hoelzel et coll. 1993).

L'expérimentation démontre que la consanguinité réduit la productivité et la taille des poissons. Des populations de gambusies orientales Gambusia holbrooki ont été installées dans des étangs artificiels sur la base d'un poisson femelle vierge et d'un poisson mâle vierge. Dans trois étangs, les poissons avaient strictement les mêmes ascendants, tandis que dans quatre étangs ils étaient sans parenté. Les populations constituées de poissons ayant les mêmes ascendants présentaient 25 % de variation génétique prédite de moins que les individus sans parenté. Au bout de trois générations, les populations descendant d'individus sans parenté produisaient 35 fois plus de juvéniles que les populations descendant d'individus apparentés et la taille des mâles à la maturité sexuelle était plus grande chez les populations sans parenté que chez les populations apparentées (Ledberg 1990).

L'expansion de l'aquaculture et le fait qu'on ait commencé à produire des reproducteurs en écloserie tant pour l'élevage que pour le repeuplement ont entraîné la création d'un grand nombre d'écloseries d'organismes marins ou d'eau douce. La fécondité élevée de ces espèces permet de produire un grand nombre de reproducteurs à partir d'un petit nombre de parents, avec un risque élevé de perte de diversité génétique. Les études génétiques consacrées aux populations vivant en écloserie permettent de supposer que la perte de diversité génétique est loin d'être rare; des cas en ont été cités chez les salmonidés d'écloserie en Amérique du Nord (Allendorf et Phelps 1980, Cross et King 1983, Leary et coll. 1985, Verspoor 1988) et en Europe (Ryman et Stahl 1980, Stahl 1983, Vuorinen 1984, Koljonen 1989), chez la dorade au Japon (Taniguichi et coll. 1983, Sugama et coll. 1988) et dans les huîtres (Gosling 1981, Gaffney et coll. 1992, Hedgecock et Sly 1990), les clams (Dillon et Manzi 1987, Benzie 1993), I'ormeau (Smith et Conroy 1992) et les crevettes (Sbordoni et coll. 1986). En outre, les caractères vitaux du saumon atlantique Salmo salar d'élevage diffèrent souvent de ceux des stocks naturels (Heggberget et coll. 1993).

Si la perte de diversité génétique est de nature à préoccuper tous ceux qui pratiquent l'aquaculture, les lâchers, intentionnels ou non, de stocks d'écloserie ont des incidences écologiques et génétiques pour les pêcheries naturelles (Marnell 1986, Thomas et Mathieson 1993). Le maintien de certaines populations de saumon pacifique dépend de reproducteurs d'écloserie (Winans 1989) et plus de 4 milliards de tacons sont lâchés chaque année dans le Pacifique Nord (Hindar et coll. 1991). On connaît mal l'impact génétique des lâchers de grande envergure, mais ils pourraient avoir un effet négatif sur les populations naturelles si les différences génétiques entre le stock d'écloserie et la population naturelle sont grandes (Skaal et coll. 1990, Hindar et coll. 1991). Cela vaut en particulier pour les populations de salmonidés qui sont souvent composées de sous-populations génétiquement différenciées. Un grand nombre d'effets génétiques des salmonidés d'élevage sur les populations originelles ont été étudiés par Hindar et coll. (1991). On a des raisons de croire que les stocks de saumon chien Oncorhynchus keta introduits réussissent moins bien que les stocks originels et ne contribuent pas aux frais ultérieurs (Altukhov et Salmenkova 1990), alors que chez le saumon atlantique Salmo salar l'électrophorèse montre que les saumons d'élevage échappés se croisent avec les stocks naturels (Crozier 1993). Dans les rivières norvégiennes, on a repéré dans les frayères un nombre significatif de saumons d'élevage échappés (Skaala et coll. 1990) et dans les cas extrêmes il peut arriver que jusqu'à 80 % des reproducteurs des rivières proviennent d'élevage (Hindar et coll. 1991). En pareille situation, lorsqu'il s'agit de populations naturelles de taille réduite, le risque de voir les poissons lâchés “noyer” le pool génique indigène existe.

Ces inquiétudes relatives à l'impact génétique des salmonidés provenant d'écloseries sur les stocks naturels doivent mettre en garde contre les pièges des programmes de production des espèces marines. Les méthodes destinées à éviter la consanguinité et la perte de diversité due à la dérive dans les écloseries sont bien connues (FAO 1981, Soule 1986, 1987, Gall 1987, Munro 1993) mais le maintien et le frai d'un stock important de reproducteurs peut présenter des difficultés dans le cas des espèces marines (par exemple, Gervis 1993). L'emploi de reproducteurs locaux, ou de reproducteurs génétiquement similaires aux populations locales, est préférable si l'on veut réduire le risque d'introduction d'allèles étrangers dans la population valorisée. En outre, il faudra prévoir une gestion appropriée de l'écloserie, moyennant un effectif de population (Ne) aussi nombreux que possible et une consanguinité aussi réduite que possible.

La méthode consistant à procéder au marquage génétique des poissons d'écloserie peut apparaître séduisante aux responsables de pêcheries qui souhaitent mesurer l'impact à court terme sur la population naturelle des poissons ainsi lâchés, mais cette pratique pourrait avoir à long terme un impact génétique sur la population. La plupart des propositions de marquage génétique retiennent les allèles rares comme la marque génétique à introduire sélectivement dans les reproducteurs d'écloserie, généralement par croisement de quelques parents porteurs de l'allèle rare. Mais même en utilisant 50 parents sauvages porteurs de l'allèle rare, on n'a pas la certitude que certains ne soient pas apparentés et sans une certaine connaissance de la constitution génétique des porteurs de l'allèle rare, le risque existe de produire des reproducteurs présentant une certaine perte de diversité.

Génétique des populations effondrées

Parmi les plus grandes des pêcheries pélagiques du monde plusieurs se sont effondrées au cours des cinquante dernières années, même si la plupart se sont lentement reconstituées après arrêt de la pêche (Beverton 1990). On dispose de données génétiques au demeurant limitées sur certains stocks effondrés, mais il convient de les interpréter avec prudence. Des niveaux faibles de diversité génétique observés chez certaines populations de mammifères ont été expliqués par des goulets d'étranglement chez les populations, soit naturels (O'Brien et coll. 1983) soit dus à la surexploitation (Bonnell et Selander 1974, Hoelzel et coll. 1993, Pemberton et Smith 1985). Cependant, certains autres mammifères dont on ne sache pas qu'ils aient récemment subi les effets d'un goulet d'étranglement présentent eux aussi de faibles niveaux de diversité génétique (par exemple Simonsen 1982). Les données génétiques relatives aux stocks effondrés ont été recueillies après l'effondrement et les estimations de l'évolution génétique se fondent sur une comparaison avec d'autres populations ou avec des espèces étroitement apparentées; il n'a pas été possible d'expérimenter directement pour mesurer la perte d'allèles rares spécifiques ou la réduction de l'hétérozygotie moyenne au sein des populations. La perte de diversité allélique se produira avant que les diminutions de l'hétérozygotie ne soient décelées (Waples et coll. 1990) et les goulets d'étranglement à court terme n'auront que peu d'effets sur l'hétérozygotie, même s'ils peuvent réduire le nombre des allèles présents (Allendorf 1986). En outre, il peut arriver que les stocks se soient effondrés d'un point de vue commercial et que la pêche ait cessé pour des raisons économiques ou d'aménagement, mais que d'un point de vue génétique l'espèce ait conservé des individus en grand nombre. On connaît des exemples de stocks effondrés chez les espèces de petits pélagiques qui, à leur maximum, ont maintenu des effectifs de population très importants avec une biomasse à maturité de plus d'un million de tonnes (Beverton 1990). Le hareng d'Islande, qui ne représente peut-être plus que 1/3 000 de sa biomasse maximale, réunirait environ 1 million d'individus selon les estimations les plus basses, alors que d'autres stocks effondrés ont conservé des effectifs de population plus importants (Beverton 1990).

La sardine de Californie (Sardinops sagax caerulea) s'est effondrée vers la fin des années 50 et est demeurée en dessous de 1/250 de sa biomasse maximale pendant vingt ans avant de présenter des signes de redressement (Beverton 1990). Cette espèce de sardine présente une faible diversité génétique par rapport aux autres Clupéidés, avec une hétérozygotie moyenne de 1,0 % (Hedgecock et coll. 1989). Chez quinze autres espèces de Clupéidés, l'hétérozygotie moyenne est de 7,1 %, et se trouve comprise entre 4 et 10,1 % (Hedgecock et coll. 1989). Toutefois, pour Hedgecock et coll. (1989) il est peu vraisemblable que cette faible diversité génétique soit due à l'effondrement de la pêcherie, étant donné que d'autres populations de sardine du Pacifique, que ce soit en Basse Californie ou dans le golfe de Californie, non touchées par l'effondrement, présentent elles aussi de faibles hétérozygotie. Toutefois, le bas niveau de variation génétique chez S. sagax caerulea et la taille relativement faible des échantillons n'ont pas permis de tester la distribution des allèles rares, laquelle pourrait offrir une mesure plus sensible de l'évolution génétique dans les grandes populations. D'autres espèces de sardine qui ne semblent pas avoir connu de récent effondrement présentent elles aussi de faibles hétérozygoties (Kinsey et coll. 1994, Menzes 1994).

La pêcherie de la sardine du Japon Sardinops melanosticta s'est effondrée dans les années 40, passant d'une capture maximum de 2 700 000 tonnes en 1937 à moins de 10 000 tonnes en 1965. L'espèce a disparu dans la partie septentrionale de sa zone de distribution, mais s'est redressée ultérieurement avec des captures pouvant dépasser 1 000 000 tonnes annuelles vers la fin des années 70 (Kondo 1980). Cette espèce a une hétérozygotie moyenne de 6,4 %, semblable à celle de deux autres clupéidés testés dans le même laboratoire (Fujio et Kato 1979). Même au point bas qui a suivi l'effondrement de la pêcherie, les captures se sont maintenues à plusieurs milliers de tonnes annuelles. De même, dans le cas de la sardine sud-africaine Sardinops ocellata, qui s'est effondrée dans les années 70 et dont les captures sont passées de plus de 1 000 000 de tonnes annuelles à 11 000 tonnes annuelles en 1980, l'hétérozygotie moyenne (5,2 %) est semblable à celle des autres clupéidés (Grant 1985).

La pêcherie de hareng Clupea harengus de Georges Bank s'est effondrée dans les années 70, le stock pouvant ne plus représenter aujourd'hui que 1/1000 de sa biomasse maximale (Beverton 1990). Des harengs frayants ont été observés pour la première fois sur Georges Bank en 1986, et des échantillons ont été recueillis pour analyses génétiques. On a constaté que le hareng de Georges Bank était différent des populations voisines du golfe du Maine à un locus enzymatique et ce en relation d'âge avec une structure de classes différente de celle de populations voisines; ceci suggère que le stock s'est reconstitué par résurgence et non pas par recolonisation (Stephenson et Kornfield 1990). Les niveaux d'hétérozygotie à deux loci enzymatiques et le niveau de la diversité de l'ADN mitochondrial étaient semblables à ceux des autres groupes frayant dans l'Atlantique Nord-Ouest, ce qui témoigne de l'absence de perte de diversité génétique à la suite de l'effondrement de la pêcherie (Stephenson et Kornfield 1990), encore que la comparaison soit faite avec d'autres stocks de hareng eux aussi très fortement exploités.

Le thon rouge du Sud Thunnus maccoyii fait l'objet d'une exploitation intense dans l'océan austral; la pêche ne s'est pas effondrée, mais la biomasse parentale ne représente que 10–20 % celle de 1965 (Rapport de 1993). Des échantillons de tissus recueillis dans les eaux néo-zélandaises en 1982–1983 ont été testés par rapport à 14 loci enzymatiques variables, des répliques étant entreprises en 1992. On n'a pas observé d'évolution génétique significative, mesurée en hétérozygotie moyenne et nombre moyen d'allèles, sur cette période décennale de biomasse en déclin (Smith, inédit). A l'inverse, les stocks d'hoplosthète orange qui avaient perdu 60–70 % de la biomasse vierge ont présenté une perte significative d'hétérozygotie génétique, mais cela a été attribué à la sélection et non pas à la dérive, étant donné que les stocks d'hoplosthète conservent d'importantes populations de reproducteurs et permettent une pêche réduite mais significative (plusieurs milliers de tonnes par an) (Smith et coll. 1991).


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