STRATEGIES DE CONSERVATION DES BOSQUETS NATURELS RIPICOLES DANS LA MOYENNE VALLEE DE L'EBRE EN ESPAGNE

par
Antonio Padro
Jefe del Servicio de Montes
Gobierno de Aragón
Paseo María Augustín, 36
50.080 Saragosse, Espagne

RESUME

La présente étude décrit certains aspects de la situation actuelle des bosquets ripicoles naturels, caractéristiques de la moyenne vallée de l'Ebre en Aragon, Espagne. Elle analyse les principales causes de la dégradation qui frappe ces zones et propose des stratégies juridiques et techniques pour la conservation et la restauration de ces bosquets. Ces stratégies ont une importance particulière pour la conservation in situ des ressources génétiques de Populus nigra et Populus alba, deux des essences les plus importantes pour le développement du peuplier en Espagne.

INTRODUCTION

Depuis des temps anciens, les bassins des grands fleuves ont représenté l'environnement idéal pour le développement des civilisations. C'est pourquoi ces zones ont été perturbées à travers les siècles par des activités comme l'agriculture, l'élevage, la création d'agglomérations urbaines et, plus récemment, par des activités industrielles, la mise en place d'infrastructures, etc. Tous ces facteurs ont provoqué une réduction inquiétante de la dimension des écosystèmes liés aux bassins fluviaux.

La vallée moyenne de l'Ebre est un exemple typique de ce phénomène où depuis les 40 dernières années, les forêts situées en bordure du fleuve ont été réduites de 60 %. Cela, associé à la perte de biens naturels et culturels de grande valeur, a causé la perte de ressources génétiques importantes d'espèces de peuplier et particulièrement de Populus nigra et Populus alba.

La présente étude se propose de faire un diagnostic des circonstances qui ont conduit à la dégradation des bosquets en bordure de l'Ebre dans son cours à travers la Communauté autonome d'Aragon. L'étude contient également une description de la stratégie de conservation au moyen de mesures juridiques et techniques, ainsi que quelques recommandations pour la restauration des écosystèmes.

LES BOSQUETS RIPICOLES DANS LA MOYENNE VALLE DE L'EBRE. CAUSES DE LA DEGRADATION

L'Ebre, qui est le fleuve le plus long d'Espagne (880 km) et celui dont le débit est le plus élevé (615 m³/sec), traverse la Communauté autonome d'Aragón sur 220 km (voir Figure 1). Cette partie du fleuve présente des différences dans le climat et le sol qui, avec la dynamique du fleuve, ont permis le développement d'une végétation caractéristique sur ses berges. Cette végétation a été inventoriée et décrite dans une étude commanditée par le gouvernement de l'Aragon en 1991 (Diputacion General de Aragón, 1991). Cette étude a révélé l'existence sur les berges de 48 formations parfaitement différenciées, représentant une superficie totale d'environ 1 350 ha de bosquets de berges typiques.

Les essences présentes dans les bosquets le long de la vallée moyenne de l'Ebre sont celles typiques de la région méditerranéenne, où dominent Populus alba et P. nigra, suivies de Salix alba, Ulmus minor, Fraxinus angustifolia et d'autres essences apparentées (Acer negundo, Ficus carica, Juglans regia et d'autres). Sur les sols salins, on trouve souvent des peuplements purs et denses de Tamarix gallica.

Populus alba et P. nigra affichent des différences marquées dans les stratégies de colonisation. On trouve Populus nigra dans des habitats écologiquement instables, avec divers types de caractéristiques qui limitent la croissance des plantes, notamment dans les zones sujettes aux inondations ou à des perturbations dues à l'homme. C'est une essence pionnière, tolérant la lumière et qui est donc capable de coloniser des sites dénudés où le rayonnement solaire est intense. Populus alba représente un stade plus proche du climax dans la succession écologique de la forêt riveraine. Elle se distingue par une forte capacité de reproduction végétative, notamment par les drageons. Dans les habitats appropriés, elle forme des peuplements caractérisés par un grand nombre d'espèces apparentées.

Figure 1 Emplacement de la vallée moyenne de l'Ebre dans la communauté autonome d'Aragon, Espagne

Les conditions socio-économiques de la vallée moyenne de l'Ebre sont très dynamiques, du fait d'une agriculture à haut rendement faisant appel à l'irrigation et du développement industriel. De plus, la zone est utilisée intensivement pour le trafic routier et est traversée par de nombreuses grandes routes.

C'est cette présence de l'homme qui a causé la grave dégradation déjà mentionnée des bosquets le long du fleuve. Parmi les processus qui ont conduit à cette dégradation, les plus importants sont les suivants:

• Extension des terres agricoles: L'extension des superficies mises en culture qui profitent de la fertilité des sols alluviaux et de la possibilité d'irriguer ont causé la régression des bosquets riverains, limités maintenant à des zones où les risques de crues annuelles sont élevés et où les cultures ne sont pas recommandées. De plus, dans bon nombre de ces zones sous aménagement intensif, on a étabil des plantations de peupliers génétiquement améliorés.

• Extraction de graviers: Son principal effet négatif, outre les dommages causés au paysage, est qu'elle perturbe le débit des eaux souterraines. Ce phénomène réduit souvent considérablement l'eau disponible dans les zones proches des carrières, ce qui a par la suite des conséquences négatives pour la flore et la faune. Quand l'extraction est terminée, les sols endommagés ne retrouvent pas habituellement leur état original et sont souvent utilisés pour le déversement sauvage d'ordures.

• Pâturage: C'est une pratique commune dans les bosquets bordant l'Ebre. Il a un effet négatif supplémentaire sur les bosquets déjà endommagés, car le pâturage amoindrit considérablement l'aptitude des arbres à se régénérer naturellement et réduit aussi la végétation épineuse et broussailleuse des bords qui constitue pour eux une protection.

• Présence de l'homme: L'exploitation non autorisée du bois, les brûlages et les activités récréatives incontrôlées, notamment dans les zones proches des agglomérations urbaines, provoquent aussi d'importants dégâts dans les bosquets naturels des bords du fleuve.

• Recours à la planification municipale et développement de la propriété: Le manque de dispositions légales ou administratives claires pour les berges du fleuve, et par conséquent, le non-respect de leurs limites, sont la cause première de bon nombre de processus de dégradation. Il est particulièrement important de mentionner la plantification souvent insuffisante dans les municipalités concernées. Les berges du fleuve devraient être considérées comme des aires protégées.

En conséquence de l'effet combiné des facteurs précités, on peut dire que durant les 40 dernières années, la zone de la forêt des berges du fleuve a été réduite de 60 %, et sur les 1 350 ha qui restent encore, 41 % sont gravement endommagés et exigent que des mesures soient prises d'urgence pour sa conservation ou sa restauration.

STRATEGIES DE CONSERVATION ET DE RESTAURATION POUR LES FORETS RIPICOLES

Pour empêcher la dégradation constante des bosquets naturels sur les rives du fleuve, voire pour renverser la tendance, il est nécessaire de mettre en oeuvre une série de stratégies visant à préserver et à restaurer ces zones. On dispose pour ce faire de nombreux moyens - légaux, techniques et scientifiques -qui peuvent être utilisés pour mettre en oeuvre ces stratégies. Nous les résumerons dans les paragraphes suivants.

Mesures légales et administratives

• S'il y a de bonnes raisons pour le faire, la première étape consiste à déclarer la zone aire protégée conformément à la législation nationale sur la conservation des espaces naturels et les espèces sauvages (en Espagne, Loi 4/1989 du 27 mars).
• Les bassins fluviaux et les rives des fleuves doivent être considérés propriété publique et leurs limites doivent être indiquées, en particulier dans les zones les plus importantes.
• Des normes particulières doivent être élaborées pour la protection des bosquets naturels des berges du fleuve.
• Un registre spécial sur les bosquets naturels des rives des fleuves de l'Aragon doit être établi.
• La planification des municipalités où des bosquets naturels sont établis de longue date au bord des fleuves doit être revue car ces zones devraient être définies “zones non urbaines sous protection spéciale”.
• Les dommages causés aux écosystèmes des berges du fleuve devraient être considérés comme des “délits écologiques”, les amendes devraient être plus lourdes et la remise en état des zones endommagées devrait être rendue obligatoire.

Mesures techniques

Conservation

Les bosquets des berges du fleuve doivent être considérés comme zone de protection contre les inondations, zone contribuant à stabiliser les lits du fleuve, zone de protection des terres agricoles situées loin du fleuve et zones très précieuses d'un point de vue écologique. Par conséquent, la gestion des bosquets naturels des berges du fleuve devrait suivre des critères de conservation, d'amélioration et d'extension au lieu d'être considérées comme des zones gérées selon les intérêts des exploitants forestiers et agricoles. Parmi les mesures en faveur d'une “gestion écologique”, citons:

• Localiser et fermer ou enlever les décharges sauvages.
• Enlever les matières non naturelles laissées par le fleuve durant les crues.
• Remplacer les lignes électriques aériennes qui pourraient présenter un risque pour les oiseaux.
• Transformer les anciennes carrières de graviers en étangs ou petits lacs en habitats pour les communautés d'animaux aquatiques et de plantes.
• Réglementer l'utilisation des berges, notamment pour l'agriculture, le pâturage et les loisirs.
• Réglementer la récolte du bois (bois de feu et bois d'oeuvre). Dans certaines zones, il faudrait peut-être interdire purement et simplement la récolte.
• Réglementer l'exploitation du gravier. Les carrières doivent être remises en état quand l'exploitation est terminée. L'extraction des graviers ne devrait pas être autorisée dans les zones de grande valeur écologique.
• Appliquer des traitements sylvicoles dans le but d'améliorer les peuplements: suppression des peuplements morts, trop matures et malades, enlèvement des arbres endommagés ou malades, etc..
• Etablir des zones destinées spécialement aux activités récréatives dans des endroits appropriés afin de détourner l'attention des zones de grande valeur écologique.
• Etudier les digues et les tertres qui pourraient avoir un effet négatif sur les bosquets naturels des berges du fleuve directement ou par des effets indirects sur la dynamique du cours d'eau.

Restauration

Concernant les berges du fleuve écologiquement importantes, qui ont été endommagées et où des mesures de restauration sont nécessaires, on pourrait intervenir comme suit:

• Régénération de la végétation naturelle là où cela est possible.
• Là où la régénération naturelle est impossible, il faudrait envisager d'établir des plantations de protection ou d'ornement. Il serait bon d'utiliser des espèces et des provenances locales et d'appliquer les techniques de plantation les plus appropriées.

Recherche et formation en matière d'environnement

• Promotion de programmes de recherche concernant les bosquets naturels des berges du fleuve, notamment des mesures de gestion et de restauration pour les aires non protégées.
• Appui aux programmes visant à promouvoir la gestion et la conservation des berges du fleuve en aidant les citadins à mieux comprendre leur valeur naturelle et à mieux apprécier la beauté de ces paysages.

IMPORTANCE DES STRATEGIES PROPOSEES POUR LA CONSERVATION DES RESSOURCES GENETIQUES DU GENRE POPULUS

L'utilisation réglementée des ressources phytogénétiques est un élément de base pour leur développement et l'amélioration génétique, et la conservation de ces ressources est une garantie pour leur développement futur. Toutefois, l'amélioration génétique s'appuie non seulement sur l'existence des ressources génétiques mais aussi sur leur variabilité. Pendant des années, agriculteurs et chercheurs ont utilisé le matériel végétal dont ils disposaient pour sélectionner des individus présentant des caractères supérieurs, soit par une simple sélection massale soit moyennant des techniques plus sophistiquées. Ce processus, lorsqu'il a été utilisé sans accorder l'attention voulue à la conservation génétique, a causé des pertes importantes de variabilité génétique.

La perte de variabilité est liée non seulement à la disparition directe des populations naturelles, dont les causes ont été analysées dans les paragraphes précédents, mais aussi aux activités socio-culturelles à travers les siècles.

Ce problème est commun à toutes les essences forestières, mais il est particulièrement grave pour les essences, comme celles du genre Populus, qui ont une forte aptitude à la multiplication végétative, car les plantations de ces essences sont souvent établies par multiplication végétative d'un seul génotype ou d'un nombre très réduit de génotypes. Cette multiplication clonale, qui offre le grand avantage de reproduire un nombre illimité de descendants à partir d'un individu supérieur donné, a abouti à des plantations de Populus qui ont fréquemment une variabilité génétique très faible. En fait, la majorité des plantations de P. nigra en Espagne sont monoclonales. Il s'ensuit que, si la conservation des bosquets naturels des berges est importante pour le développement futur de toutes les essences forestières, cette conservation est encore plus indispensable dans le cas de Populus.

Il est très urgent de promouvoir des mesures techniques et réglementaires dans le but de poursuivre la conservation in situ de la végétation des bords du fleuve. Il est clair que ces mesures doivent être complétées par des mesures de conservation ex situ (Populetums, essais de clones, plantations commerciales, collections de banques de clones). Il faut reconnaître néanmoins qu'il sera impossible d'élaborer des stratégies de conservation ex situ sans la conservation durable de peuplements naturels contenant une variabilité génétique suffisante. L'emploi régularisé de cette variabilité garantira la culture future du peuplier.

REFERENCES

Diputación General de Aragón (1991). Inventario y caracterización de las formaciones de ribera en Aragón. D.G.A., Departamento de Agricultura, Ganadería y Montes. Tomo I.

Ressources Génétiques Forestières N^o 23. FAO, Rome (1996)
Manuscrit reçu en mai 1995. Original: espagnol