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Gestion publique des terres forestières fédérales aux Etats-Unis


D. Henderson and L. Krahl

Douglas Henderson, ancien chef du Programme des politiques forestières des Etats-Unis pour Winrock International, est aujourd'hui conseiller régional pour les questions concernant l'agriculture et le développement auprès de CARE International, dont le siège est à Colombo (Sri Lanka). Lane Krahl est consultant en matière d'aménagement de l'environnement; il est basé à Santa Fé, au Nouveau Mexique (Etats-Unis).

Note: Cet article se fonde sur une étude des auteurs intitulée Uncertain steps toward community forestry: a case study in northern New Mexico (Henderson et Krahl, 1994).

Analyse de l'aménagement des forêts fédérales aux Etats-Unis et examen des avantages potentiels de l'adoption de principes qui se sont avérés valables dans les initiatives de foresterie communautaire, dans les pays en développement.

Au cours des dernières décennies, les organismes chargés de l'aménagement des forêts domaniales dans le monde ont été de plus en plus contestés par les sociétés qu'ils sont censés desservir. Bien qu'ils opèrent dans des contextes politiques, sociaux et environnementaux très différents, bon nombre de ces organismes ont une approche des forêts et de l'aménagement forestier dérivée en grande partie de principes élaborés en Europe au Moyen Age. Les Etats-Unis sont aussi dans ce cas. Si ces organismes sont contestés et critiqués, c'est essentiellement parce que cette approche ne permet pas de concilier la réalisation des objectifs nationaux et la nécessité de répondre comme il convient aux besoins des communautés locales et à la demande croissante de participation exprimée par de nombreuses sociétés contemporaines. Sans la coopération des communautés locales et l'appui des collectivités, les organismes d'aménagement forestier ont constaté qu'il était difficile, sinon impossible, d'accomplir leur mission qui consiste à assurer la viabilité des écosystèmes forestiers et à accroître la productivité des forêts.

Pour diverses raisons, les organismes chargés de l'aménagement des forêts dans de nombreux pays en développement ont déjà commencé à étudier d'autres approches mettant l'accent sur la participation des communautés locales à la gestion des forêts domaniales et sur l'établissement de mécanismes permettant aux communautés locales de prendre part aux décisions, ainsi qu'à leur mise en œuvre. L'organisme forestier deviendrait ainsi un partenaire des communautés locales pour la prise de décisions et l'exécution des plans d'aménagement, et, au lieu de faire peser son autorité sur ces communautés, il s'efforcerait de leur fournir des services. Ces approches ne représentent pas une panacée, mais elles ont permis de réduire les conflits, d'accroître la coopération et l'appui des collectivités et, dans un certain nombre de cas, d'améliorer les chances de préserver les écosystèmes forestiers. L'encadré illustre dans les grandes lignes quelques initiatives réussies.

Aux Etats-Unis, on a cependant adopté une approche différente, car on a compris qu'il fallait gérer les forêts de manière à mieux répondre aux besoins des collectivités et à réduire les conflits. Le cadre traditionnel de l'aménagement forestier a été modifié de façon à prendre en compte les demandes des collectivités, mais ces changements n'ont pas fondamentalement altéré le pouvoir de décision et les responsabilités d'exécution qui continuent de relever du Service fédéral des forêts du Département de l'agriculture des Etats-Unis (USDA). Selon cette approche, des mécanismes sont incorporés dans le processus de planification du Service des forêts pour assurer la participation des collectivités, et des comités consultatifs collectifs sont établis, dont le mandat et la composition sont définis par l'organisme forestier. Les collectivités peuvent faire des suggestions sur l'aménagement des forêts, mais l'organisme forestier conserve le pouvoir de décision final et la responsabilité de l'exécution. Bien que l'on ait beaucoup investi dans ces processus de participation des collectivités, cette approche ne semble guère avoir accru la confiance du public dans les organismes ou réduit les conflits en matière d'aménagement des forêts. Il semble même que le contraire se soit vérifié dans de nombreux cas.

Le présent article étudie la manière dont les terres forestières fédérales ont été gérées dans le passé aux Etats-Unis, et en particulier le faible intérêt porté à la participation des communautés locales et l'insuffisance des efforts accomplis pour la promouvoir. En conclusion, il suggère que le Service des forêts envisage d'examiner et d'adopter, à titre expérimental, des principes de foresterie communautaire du type de ceux qui sont déjà appliqués dans de nombreux pays en développement.

HISTORIQUE DE L'AMÉNAGEMENT DES FORETS AUX ÉTATS-UNIS

Comme dans d'autres anciennes colonies, bon nombre des concepts fondamentaux qui ont façonné l'organisation des politiques et les objectifs d'aménagement forestier, aux Etats-Unis, dérivent des systèmes de tenure et d'aménagement appliqués en Europe à l'époque féodale. La principale politique coloniale axée sur les forêts a été la Broad Arrow Policy, établie en 1691 par la charte de la province de Massachusetts Bay (Dana, 1956). Cette politique, qui fut par la suite étendue à plusieurs autres colonies, incorporait les principes fondamentaux de tenure et de gestion des forêts appliqués en Europe féodale, énoncés comme suit: les droits et intérêts de l'Etat, en matière de forêts, priment sur ceux des populations locales, et les objectifs de l'Etat en matière de ressources forestières ne doivent pas nécessairement être déterminés par les intérêts des populations; ils peuvent même aller à leur encontre. Cette politique s'est immédiatement avérée impopulaire et inapplicable (Dana, 1956).

Après l'indépendance, le Gouvernement des Etats-Unis n'a pas éprouvé le besoin d'établir des institutions de conservation ou d'aménagement des forêts pendant près d'un siècle. Les ressources forestières étaient considérées comme inépuisables, et leur abondance était même perçue comme un obstacle au développement de l'agriculture et des infrastructures. Grâce à l'expropriation des autochtones américains et à des achats à des puissances coloniales, au milieu du XIXe siècle, le gouvernement fédéral a acquis plus de 570 millions d'ha de terres domaniales sur le continent américain, dont plus d'un tiers était boisé (Dana et Fairfax, 1980). La politique fédérale concernant les terres domaniales comprenait deux volets: premièrement, l'élimination physique des populations autochtones; deuxièmement, la cession des terres aux Etats, à des sociétés et à des particuliers en vue de leur colonisation ou de leur mise en valeur rapide.

Durant les années 1870, l'exploitation et la destruction rapide et généralisée des ressources forestières, en particulier dans l'est et dans les Etats des lacs, a suscité une forte prise de position en faveur de la conservation des ressources et donné naissance à un mouvement de conservation qui faisait campagne pour que les ressources naturelles, y compris les forêts, restent aux mains de l'Etat. Les Etats-Unis ont élaboré pour la première fois une politique spécifiquement axée sur les forêts en 1891. Connue sous le nom de Creative Act (26 Stat. 1103), cette politique donnait au Président le pouvoir de "faire des terres publiques entièrement ou partiellement couvertes d'essences ligneuses ou de broussailles des réserves domaniales". Même si la loi ne spécifiait pas dans quels buts ces réserves étaient constituées, en 1897, environ 16 millions d'ha de terres publiques avaient été déclarées réserves forestières, en vertu d'interventions présidentielles (Dana et Fairfax, 1980; Robbins, 1982).

L'Organic Administration Act de 1897 (30 Stat. 34) précisait que les réserves devaient être constituées à des fins de préservation, d'utilisation et d'aménagement, "pour améliorer et protéger la forêt, garantir un bon écoulement de l'eau et assurer un approvisionnement continu en bois aux citoyens des Etats-Unis". En 1905, les réserves forestières furent placées sous la responsabilité du Département fédéral de l'agriculture et rebaptisées forêts nationales, et le Service des forêts fut institué (Dana et Fairfax, 1980).

Au cours du siècle dernier, le réseau de forêts nationales administrées par le Service des forêts s'est étendu, englobant 176 forêts. Les forêts nationales représentent des situations écologiques et sociales extrêmement variées - des forêts ombrophiles aux déserts, et des étendues sauvages aux établissements urbains; elles sont utilisées et appréciées par des millions de personnes pour les nombreux avantages qu'elles procurent. Mais l'approche fondamentale de la gestion de ces forêts, qui donne au Service des forêts des pouvoirs exclusifs pour l'aménagement des forêts nationales, n'a subi aucune modification depuis la création de cet organisme à la fin du XIXe siècle. Au cours des quatre dernières décennies, le Service des forêts, bien qu'il ait fait de son mieux, a été de plus en plus contesté par les collectivités.

FORETS NATIONALES ET COMMUNAUTÉS LOCALES

En établissant des réserves forestières et en confiant la responsabilité de leur gestion à une élite professionnelle au service de l'Etat, les Etats-Unis ont adopté un modèle européen d'aménagement des forêts avec, toutefois, une différence appréciable, puisqu'ils ont greffé sur ce modèle des idéaux populistes. Le Creative Act stipulait que les réserves forestières devraient être "gérées pour les populations" (26 Stat. 1103; West, 1992). L'Organic Act spécifiait que les réserves forestières devraient être gérées "pour garantir un approvisionnement continu en bois aux citoyens des Etats-Unis" (30 Stat. 34). En 1905, le gouvernement a établi une politique qui spécifiait que "les modalités locales de gestion de chaque réserve forestière seraient arrêtées en se fondant sur les besoins des populations locales", mais la même directive prévoyait que "s'il fallait concilier des intérêts conflictuels, la décision serait toujours prise de façon à produire le plus d'effets positifs pour le plus grand nombre, à long terme" (Wilson, 1905).

Bien que le compte rendu du débat législatif (SAF, 1989) n'en fasse pas état, les communautés hésitaient à appuyer la promulgation du Creative Act et de l'Organic Act, car beaucoup d'entre elles avaient été pénalisées par les économies où l'expansion rapide cédait progressivement le pas au marasme, à cause de l'exploitation et de la destruction rapide des forêts dans l'est et dans les Etats des lacs (Schallau et Alston, 1987; Wear, Hyde et Daniels, 1989). L'Organic Act reconnaissait aussi les besoins des populations et des communautés locales dans ses dispositions qui autorisaient les colons à acquérir, à titre privé, des terres situées à l'intérieur des réserves forestières et qui permettaient d'utiliser des terres, dans les forêts nationales, pour y construire des écoles et des églises.

Pinchot, qui fut le premier chef du Service des forêts et le principal artisan de la première politique forestière américaine, se souciait de toute évidence des communautés locales. Dans une publication de 1907 sur les forêts nationales, destinée au grand public, il écrivait: "Les forêts nationales sont créées pour les populations, qui en sont les propriétaires. Elles devraient aussi être gérées par les populations. Elles ne servent pas à donner aux fonctionnaires qui s'en occupent une possibilité d'élaborer des théories, mais à donner aux populations qui les utilisent, et à ceux qui sont affectés par leur utilisation, une chance d'en tirer le meilleur profit. Pour que les forêts nationales aient vraiment une utilité, il faut donc que les populations sachent tout sur ces forêts et participent très activement à leur gestion. Les fonctionnaires sont payés par les populations pour agir en leur nom et veiller à ce que toutes les ressources des forêts soient utilisées de façon à servir au mieux les intérêts de tous les individus concernés" (Pinchot, 1907).

Cette vision de la foresterie communautaire était motivée, au moins en partie, par la reconnaissance que de nombreuses communautés locales étaient tributaires des ressources des forêts nationales. Pinchot n'a cependant pas réussi à concilier les principes de la foresterie à l'européenne avec son engagement populiste en faveur de la gestion par et pour "les populations". Les hypothèses théoriques et les modèles institutionnels de la foresterie à l'européenne étaient inadaptés si l'on voulait encourager la participation ou répondre aux besoins des communautés. La mission du Service des forêts, qui était calquée sur le système de gestion des domaines forestiers d'Europe, consistait à administrer les forêts nationales, en vertu des pouvoirs exclusifs qui lui étaient délégués - en mettant l'accent sur l'application de stratégies sylvicoles ou d'autres méthodes techniques axées sur la production de bois et d'autres produits. Le Service des forêts n'a pas établi de mécanismes pour faciliter la participation des collectivités aux prises de décisions concernant les forêts nationales ou pour permettre aux communautés locales et aux utilisateurs des forêts de prendre part aux décisions. Alors que la politique encourageait à prendre en considération les intérêts des populations et des communautés locales, ceux qui géraient les terres forestières fédérales n'avaient pas de responsabilités ou d'obligations spécifiques vis-à-vis des communautés locales, et les populations locales ne participaient pas aux prises de décisions concernant les forêts nationales. Le Service forestier conservait toute l'autorité décisionnelle, dans le cadre d'un modèle que l'on pourrait qualifier de "technocratie bienveillante".

STABILITÉ DES COMMUNAUTÉS ET DURABILITÉ DES RENDEMENTS

En 1908, une enquête réalisée par le Service des forêts sur l'impact du système d'exploitation forestière sauvage sur les communautés rurales a conclu que la propriété domaniale et la durabilité des rendements des forêts étaient indispensables pour renforcer la stabilité des communautés (Dana, 1918). Guidé par la vision de nombreuses petites scieries dispersées dans les forêts domaniales qui entretenaient de petites communautés (Clary, 1986), le Service forestier a interprété son rôle de promotion de la stabilité des communautés comme une obligation de fournir à court terme, aux scieries locales, de faibles volumes de bois, prélevés selon un système durable. En Europe, le concept de rendement durable signifiait que seule la production incrémentielle de bois devait être récoltée; il empêchait la surexploitation et garantissait un flux régulier de bois en provenance des forêts européennes, dont l'exploitation était réglementée depuis longtemps. Ce flux régulier de bois garantissait la stabilité économique des communautés tributaires des forêts qui, en Europe, étaient souvent des unités politiques indépendantes qui n'avaient pratiquement pas d'activité commerciale au niveau régional (Waggener, 1977). Le Service des forêts, convaincu qu'en garantissant la durabilité des rendements on pouvait préserver les ressources forestières et assurer la stabilité des communautés tributaires des forêts, a fait de ce concept un objectif majeur de l'aménagement des forêts nationales.

De nombreuses forêts nationales contenaient surtout des vieux peuplements (arbres ayant dépassé l'âge de maturité dans une révolution), dans lesquels il était impossible, en appliquant le concept de durabilité des rendements pris dans son acception européenne, de réglementer l'exploitation comme il convient et d'as-surer un flux régulier de bois. Au début des années 20, l'organisme a donc redéfini le concept de durabilité des rendements pour autoriser un niveau de coupes an-nuelles égal à la production incrémentielle annuelle, plus un abattage réglementé des vieux arbres (Parry, Vaux et Dennis, 1983). En conséquence, le Service des forêts a renoncé aux ventes à court terme de petits volumes de bois, qui favorisaient les petites scieries et assuraient un flux régulier de bois, pour passer aux ventes à long terme de gros volumes de bois, qui favorisaient les plus grosses scieries et permettaient de plus amples fluc-tuations des flux de bois. Si le concept de durabilité des rendements continuait de guider la gestion des forêts nationales, il servait plus à réglementer l'exploitation des forêts qu'à assurer la stabilité des communautés.

L'abattage rapide des vieux peuplements dans les forêts nationales a accru le volume de bois disponible sur les marchés, à une époque où ceux-ci étaient saturés et où les prix étaient déprimés (Steen, 1976). A la fin des années 20, l'industrie du bois, qui était confrontée à une crise majeure due à la surabondance de matières premières, a voulu limiter la production; elle a proposé une redéfinition du concept de durabilité des rendements, qui viserait, non plus à assurer la durabilité des rendements du bois, mais à garantir la viabilité des industries forestières (Clary, 1986).

"L'aménagement forestier basé sur la durabilité des rendements consiste, pour une forêt donnée, à limiter les coupes annuelles moyennes à la capacité de production continue. Une telle réglementation des coupes est surtout avantageuse si elle est appliquée à une parcelle forestière suffisamment grande pour appro-visonner de façon continue une installation industrielle d'une taille efficace tournant à pleine capacité ou presque, pour convertir les produits forestiers en matériaux vendables" (Mason, 1927).

En 1944, le Sustained Yield Forest Management Act (58 Stat. 132) a été promulgué pour promouvoir, par un approvisionnement continu en bois, la stabilité des industries forestières, de l'emploi, des communautés et des richesses forestières imposables. Cette loi "établissait un cadre philosophique qui reposait sur une équation simple: la durabilité des rendements garantit la stabilité des communautés et, partant, le bonheur et le bien-être des villes tributaires de la production de bois et des populations qui y vivent". Cependant, il était clair que l'objet de la loi était de limiter la production de bois, au bénéfice de l'industrie du bois (Robbins, 1989), et non d'assurer le développement des communautés et le bien-être social ou d'orienter les politiques d'aménagement des forêts.

La loi autorisait le Service des forêts à établir deux types d'unités de rendement durable. Les premières, ou unités coopératives, comprenaient des terres forestières à la fois publiques et privées, dont la gestion était coordonnée grâce à des accords de type coopératif. Les deuxièmes, ou unités fédérales, comprenaient seulement des terres forestières publiques et étaient constituées à l'intention des communautés dans lesquelles l'industrie forestière était totalement tributaire du bois fédéral. Dans les deux types d'unités, le bois était géré en appliquant le concept de rendement durable et vendu à une seule scierie locale, désignée par le Service des forêts. Malheureusement, ces deux types d'unités se sont avérés un échec. Une seule unité coopérative a été établie (l'unité coopérative de rendement durable de Shelton) en 1946, mais elle a été extrêmement controversée par les collectivités (Clary, 1987; Mason, 1947); seulement cinq unités fédérales ont été créées, et chacune a été "une source perpétuelle de frustrations et de réclamations" (Clary, 1987). L'encadré sur l'Unité fédérale de rendement durable de Vallecitos - exemple de mariage frustrant entre la foresterie conventionnelle et les communautés locales - montre que l'approche axée sur les unités de rendement durable ne permet pas de répondre aux besoins des communautés locales.

DE LA STABILITÉ DES COMMUNAUTÉS A LA CONSULTATION DU GRAND PUBLIC

Après les échecs cuisants que le Service des forêts a connus à la fin des années 40, lorsqu'il a tenté de mettre en place les unités de rendement durable, il a renoncé à gérer les forêts "pour" les communautés locales et a réorienté son objectif vers la préservation des forêts (Josephson, 1976; Shallau et Alston, 1987). Le Multiple-Use, Sustained-Yield Act (Loi sur la durabilité des rendements et les utilisations polyvalentes) de 1960 (74 Stat.215) ne contenait aucune mention sur la stabilité des communautés; au contraire, cette loi enjoignait au Service des forêts d'aménager les ressources en fonction des impératifs de productivité et des conditions du marché (Robbins, 1989) et de gérer les forêts nationales de "façon qu'elles soient utilisées au mieux pour répondre aux besoins du peuple américain [...] sans compromettre la productivité de la terre".

A la fin des années 60 et au début des années 70, le mouvement écologiste a gagné du terrain et s'est de plus en plus nettement prononcé contre les méthodes d'aménagement des forêts nationales. En 1973, un arrêt judiciaire a donné raison aux partisans de l'écologie qui demandaient la suspension des coupes rases dans la forêt nationale de Monongahela, dans l'ouest de la Virginie. Cet arrêt risquait d'ouvrir la voie à une interdiction judiciaire des coupes rases dans toutes les forêts nationales; or cette éventualité pouvait avoir de telles conséquences pour l'aménagement des forêts nationales qu'une loi sur l'aménagement des forêts nationales (NFMA) a été promulgée en 1976 (Schallau et Alston, 1987). La NFMA enjoignait au Service des forêts de mettre en place des mécanismes pour faciliter la participation des collectivités à l'élaboration des plans d'aménagement des forêts nationales. Cette loi, qui permettait aussi à d'autres utilisateurs d'exprimer leurs préoccupations, voyait essentiellement la participation des collectivités comme un mécanisme permettant d'associer des écologistes à la planification forestière et d'éviter d'autres cas comme celui de la forêt de Monongahela.

Avec l'entrée en vigueur de la NFMA, l'objectif du Service des forêts a été réorienté: il ne s'agissait plus d'assurer la stabilité des communautés, mais d'associer les collectivités à la planification des forêts nationales. En théorie, l'extension des mécanismes facilitant la participation des collectivités devrait permettre aux communautés locales, ainsi qu'à d'autres groupes d'usagers, d'exercer une plus grande influence et un plus grand contrôle sur l'aménagement des forêts nationales. Cela devrait à son tour permettre de renforcer la coopération, de restaurer la confiance et de réduire les conflits entre ces usagers et le Service des forêts. Cependant, en pratique, l'aménagement des forêts nationales est toujours aussi contesté, ce qui laisse penser que l'approche adoptée pour y associer les collectivités n'est pas très efficace.

L'approche adoptée par la NFMA pour favoriser la participation des collectivités a été définie comme consultative plutôt que participative (Behan, 1988a; 1988b) car elle ne modifie pas fondamentalement la position du Service des forêts, qui reste un groupe de décideurs spécialisés, exerçant une autorité sans partage sur les forêts nationales. Aux termes de la NFMA, le Service des forêts est tenu d'informer les collectivités de ses plans; celles-ci sont invitées à répondre et le Service doit entendre leur réponse. Toutefois, le Service des forêts n'est pas tenu d'incorporer dans ses plans et décisions les idées que les collectivités ont exprimées. Fait plus important, il n'est pas tenu de mettre en place des mécanismes d'aménagement des forêts permettant aux collectivités, notamment aux communautés locales, de participer d'une manière plus active qu'en commentant les plans du Service des forêts ou en recourant aux tribunaux lorsque le Service ne suit pas le processus de planification ou n'applique pas les mesures prévues. Quelques forêts nationales ont constitué des comités consultatifs ad hoc, mais ces comités n'ont pas de pouvoir final sur les décisions du Service. Il n'existe pas de mécanismes formels, tels que conseils d'administration ou équipes de gestion comprenant des représentants des communautés locales, qui donnent aux communautés locales un pouvoir décisionnel.

Bien qu'ils aient désormais moins d'importance, les critères de stabilité des communautés et de stabilité industrielle n'ont pas complètement disparu du système d'aménagement pratiqué par le Service des forêts. En 1963, le Service des forêts a adopté une politique visant à régulariser le flux de bois "pour favoriser la stabilisation des communautés" (CFR 221.3 (a)(3), qui a été incorporée dans la NFMA (Parry, Vaux et Dennis, 1983). Dans les années 80, le Service des forêts a invoqué la stabilité des communautés pour justifier les ventes de bois en dessous du coût de production (Hyde et Daniels, 1987). Cependant, alors que la stabilité des communautés était autrefois un objectif essentiel de l'aménagement des forêts nationales, ce concept est aujourd'hui une justification des politiques du Service des forêts ou un élément intervenant dans l'analyse sociale de ses propositions. En outre, bien que le Service des forêts ait redéfini ce concept comme étant "la capacité d'une communauté à s'adapter aux changements sans difficultés ou perturbations majeures" (Service des forêts du Département de l'agriculture des Etats-Unis, 1988, sec. 30.5), il n'a pas formulé de directives spécifiques pour faire en sorte que la gestion des forêts nationales ne provoque pas de difficultés ou de perturbations dans les communautés. Ainsi, le Service des forêts n'a pas encore trouvé une définition opérationnelle de sa relation avec les communautés locales ou de ses responsabilités envers celles-ci, ni trouvé un mécanisme acceptable pour intégrer les intérêts locaux et nationaux et les critères sociaux et techniques.

CONCLUSION

Aux Etats-Unis, le Service des forêts continue de gérer les forêts nationales à la manière des domaines forestiers des seigneurs de l'Europe féodale. Cette approche étant en conflit avec les idéaux populistes et la demande croissante de participation, on peut se demander si elle est encore viable dans la société contemporaine. S'ils sont louables en théorie, les mécanismes adoptés par le Service des forêts pour favoriser la participation des collectivités n'ont pas fondamentalement altéré sa relation avec les groupes d'usagers: ceux-ci peuvent faire des suggestions, mais l'organisme conserve un pouvoir de décision exclusif pour toutes les questions concernant l'aménagement des forêts nationales.

Etant donné que la gestion du Service des forêts continue d'être contestée par les usagers, on peut penser que ces mécanismes de participation ne sont pas efficaces, et qu'en modifiant les objectifs techniques - par exemple en remplaçant l'aménagement polyvalent par l'aménagement de l'écosystème - on changera la nature des critiques adressées à l'organisme, mais on ne les réduira pas. Ce qu'il faut, c'est une modification plus fondamentale de l'approche - une nouvelle forme de politique permettant à l'aménagement des forêts nationales de devenir réellement participatif.

Depuis sa création il y a un siècle, le Service des forêts a reconnu les effets de l'aménagement des forêts sur les communautés locales et embrassé les idéaux populistes favorables aux populations et aux communautés. Mais les stratégies qu'il a adoptées pour répondre aux besoins des communautés locales - stabilité des communautés grâce à des rendements durables et participation des collectivités à la planification des forêts nationales - n'ont pas atteint leur objectif. Cet échec vient du fait que le Service des forêts a adopté une relation de "technocratie bienveillante" vis-à-vis des communautés locales, dans laquelle il tente de gérer les forêts et le développement forestier au profit des communautés plutôt que d'établir un partenariat souple et responsable avec elles.

Compte tenu des nombreux intérêts et préoccupations qui doivent être pris en compte pour gérer au mieux les forêts domaniales, un certain niveau de conflits et de tensions est inévitable. Cependant, l'approche participative adoptée dans la foresterie communautaire a réussi dans d'autres pays à atténuer ces conflits. S'il adoptait cette approche, le Service des forêts du Département de l'agriculture des Etats-Unis pourrait atténuer le conflit chronique que suscite son système actuel de gestion, et établir plus facilement une relation et un dialogue productifs avec les communautés locales. Le Service des forêts devrait analyser les expériences de foresterie communautaire des pays en développement et envisager de mettre à l'essai leurs principes directeurs pour voir s'ils pourraient contribuer à améliorer l'aménagement des forêts domaniales aux Etats-Unis.

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