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Deuxième session: Valorisation des produits laitiers caprins


Aspects hygiéniques du fromage frais de chèvre: Perspectives d'amélioration de la qualité
Amélioration de la qualité des fromages fermiers: Un programme de vulgarisation agricole en Basilicate
Valorisation du lait de chèvre en Poitou-Charentes: Le témoignage d'un "homme-filière"


Le lait de chèvre est rarement valorisé en tant que tel: soit il est simplement autoconsommé, soit il est mélangé à d'autres laits destinés à la transformation fromagère. Il ne manque pourtant pas d'atouts: les recherches en cours commencent à mettre en évidence ses propriétés diététiques (forte teneur en caséine b, hypoallergénicité). Mais le marché des fromages, et plus encore celui du lait frais, sont souvent très restreints, voire inexistant. L'effort essentiel d'une démarche de développement du secteur caprin laitier doit donc est celui de la conquête de marchés, nouveaux ou embryonnaires.

Deux arguments pour cela sont susceptibles de rencontrer quelque succès: la qualité et le lien au terroir. Le produit laitier caprin est un produit typé, et qui doit se revendiquer comme tel. La filière caprine laitière doit donc se donner les moyens de relever le défi, qui n'est pas une gageure: être original tout en étant respectable. Or, dans son état actuel, que caractérisent des pratiques extensives, fermières et artisanales, les exigences de qualité sont souvent loin d'être satisfaites, aussi bien au niveau de la production qu'à celui de la transformation. Le manque d'infrastructures (eau courante, électricité) fait qu'il est souvent difficile à l'éleveur d'appliquer une hygiène de traite rigoureuse, ce qui conduit à un lait fréquemment contaminé et impropre à la transformation. D'autre part, le sous-équipement des ateliers fermiers ou artisanaux, les conditions de la collecte, le manque de formation du personnel et le non-respect consécutif des normes sanitaires, provoquent l'irrégularité des fabrications et la réticence du public. La modernisation, reconnue comme inéluctable, ne signifie pas pour autant uniformisation des pratiques: les savoir-faire anciens, en particulier, contribuent à garantir la typicité des produits. Il convient donc de les analyser pour en tirer le meilleur profit, et pour pouvoir s'en prévaloir dans le cadre de la définition de la particularité des produits: le public est en quête d'authenticité, de références à une tradition et à un terroir perçus comme une assurance de qualité. Les récents avatars de l'élevage "artificialisé" ne feront que renforcer durablement cette tendance.

Aspects hygiéniques du fromage frais de chèvre: Perspectives d'amélioration de la qualité

Pr. A. EL MARRAKCHI et Pr. A. HAMAMA

INSTITUT AGRONOMIQUE ET VÉTÉRINAIRE HASSAN II

DÉPARTEMENT D'HYGIÈNE ET INDUSTRIE DES DENRÉES ALIMENTAIRES D'ORIGINE ANIMALE

INTRODUCTION

Au Maroc, l'élevage caprin occupe la deuxième place du point de vue de l'effectif après les ovins. Il est essentiellement orienté vers la production de la viande et est cantonné dans les provinces du Nord (Chefchaouen, Taza) et du Sud (Agadir, Ouarzazate...), là où les conditions du milieu sont par nature défavorables à la production laitière bovine.

Pour des raisons d'ordre socio-économique, les responsables nationaux ont pris conscience de la nécessite non seulement de développer la production laitière caprine, mais aussi de lui assurer un débouché par la transformation fromagère qui constitue la meilleure valorisation du lait de chèvre. Les efforts déployés en ce sens ne peuvent être assurés de succès s'ils ne prennent en considération, en plus des aspects techniques, des problèmes hygiéniques qui risquent de surgir aussi bien au niveau de la production de lait qu'au niveau de sa transformation. Ces considérations amènent à se poser la question: comment assurer une production hygiénique du fromage de chèvre?

On essayera de répondre à cette question, par un rappel des aptitudes fromagères du lait de chèvre, puis on traitera de la production hygiénique du lait de lait de chèvre qui conditionne celle du produit fini, ensuite, on terminera par une présentation des principaux résultats des recherches effectuées dans ce domaine au Maroc.

1. Le lait de chèvre, matière première de l'industrie fromagère

Au plan de la composition du lait, les teneurs en matière sèche, en matières grasses et en matières azotées sont inférieures à celles du lait de vache.

Des différences qualitatives existent également. La matière grasse se distingue par sa richesse relative en acides gras. La fraction azotée se caractérise notamment par une teneur en caséines totales nettement plus faible, et un taux d'azote non protéique plus élevé. Ces caractéristiques expliquent que le rendement fromager, qui est conditionné par le taux des protéines coagulables, est plus faible dans le cas du lait de chèvre (Le Mens, 1985). D'autre part, la teneur en azote non protéique relativement élevée justifie le paiement du lait destiné à la fromagerie sur la base du taux des protéines totales et non des matières azotées totales.

Au niveau structurel, les micelles de caséines du lait de chèvre se distinguent par une taille plus importante, un degré de minéralisation plus élevé et un taux d'hydratation plus faible, ce qui expliquent leur faible stabilité à l'action de la présure et de la chaleur.

Les caractéristiques relatives à la composition de la fraction azotée et à sa structure micellaire limitent les possibilités d'égouttage du futur fromage, et par conséquent confèrent au lait de chèvre certaines aptitudes fromagères, notamment pour la fabrication du fromage frais ou de fromage à affinage court. Ces types de fromages, qui se caractérisent par un taux d'humidité relativement élevé, sont susceptibles de présenter un danger pour le consommateur si une contamination par les bactéries pathogènes a lieu au moment de la production ou de la transformation du lait.

2. Aspects hygiéniques du fromage de chèvre

La production du fromage de chèvre de qualité sanitaire satisfaisante est évidemment possible à condition de respecter les règles d'hygiène applicables au niveau de la production et de la transformation du lait.

2.1. Hygiène de la production du lait de chèvre.

Compte tenu de la conduite de l'élevage qui est presque exclusivement de type extensif, l'hygiène de la production du lait repose essentiellement sur les mesures sanitaires à prendre au niveau de l'animal et pendant la traite.

Les maladies qui touchent le cheptel laitier caprin sont principalement la brucellose, la listériose et les mammites.

La brucellose est une maladie contagieuse due à Brucella melitensis et se traduit cliniquement pour un avortement épizootique. En tant que zoonose majeure, elle constitue l'exemple type de maladie transmissible à l'homme par ingestion du lait et des produits laitiers d'origine caprine. En raison de la gravité de cette zoonose, la plupart des pays ont pris des mesures réglementaires pour prévenir la maladie chez l'homme. Au Maroc, un règlement sanitaire (arrêté viziriel du 24 Septembre 1946) stipule que "nul ne peut se livrer à la vente du lait de chèvre ou de fromage de chèvre s'il n'est possesseur d'un troupeau de chèvre et s'il n'a obtenu l'autorisation préalable de la Direction de l'Élevage".

L'article 2 du même arrêté précise que cette autorisation est subordonnée aux résultats de l'enquête vétérinaire qui porte sur l'état sanitaire des animaux notamment sur l'infection brucellique, et sur l'hygiène de l'exploitation, la bonne tenue des locaux et du matériel de laiterie. Bien entendu, la maîtrise du danger repose sur l'application de ces mesures selon un programme qui peut s'inspirer de l'HACCP (Tableau 1).

La listériose animale est due à Listeria monocytogenes. Cette maladie qui se traduit par un avortement collectif est d'autant plus grave qu'elle peut s'accompagner d'une inflammation de la mamelle avec élimination massive du germe par le lait.

Chez l'homme, elle se traduit par une septicémie, un avortement chez la femme, une atteinte néonatale du nourrisson avec parfois une mortalité qui peut toucher 40 p. 100 des individus.

L'ensilage défectueux associé à un mauvaise hygiène de la traite constituent les causes majeures de la présence de Listeria dans le lait. En cas d'atteinte mammaire, l'élimination par le lait peut atteindre des proportions alarmantes. C'est pourquoi le dépistage des chèvres excrétrices est d'une importance capitale. En raison du coût élevé des repérages des cas de mammites à Listeria, le dépistage est souvent effectué sur des prélèvements de lait provenant de chèvre ayant présenté un note de 2 à 3 dans la méthode C.M.T (Tableau 1). Si le résultat est positif, la réforme de l'animal s'impose, car le plus souvent le traitement institué n'aboutit qu'à une guérison clinique.

Les mammites constituent sur le plan économique une atteinte grave de la mamelle, car le lait obtenu devient impropre à l'utilisation en fromagerie. De plus, son ingestion peut occasionner des troubles parfois aigus chez le consommateur. La maîtrise de ces affections repose sur un certain nombre de mesures qui sont proposées ci-dessous (Tableau 1).

En raison du mode de traite traditionnel qui consiste à traire la chèvre par derrière, le lait est généralement plus contaminé par les germes mésophiles totaux et les coliformes que dans le cas de la traite de la vache. La vaisselle laitière mal entretenue ou insuffisamment nettoyée peut contribuer à cette contamination.

La prévention de cette contamination consiste en un nettoyage du pis avant et après la traite à l'aide d'antiseptiques appropriés et un nettoyage-désinfection des ustensiles laitiers. En outre, il va de soi que la propreté du personnel trayeur améliore la qualité bactériologique du lait.

2.2. Hygiène de la transformation du lait de chèvre.

Actuellement, tous les hygiénistes sont unanimes pour dire que les mesures d'hygiènes applicables dans les fromageries doivent s'articuler sur la mise en place d'un programme d'assurance-qualité basé sur le concept HACCP (Hazard Analysis Critical Control Point - Analyse des Dangers - Maîtrise des Points Critiques).

3. Technologie du jben

Le jben est un produit laitier connu et consommé au Maroc depuis fort longtemps aussi bien dans en milieu rural qu'en milieu urbain. Cependant, au cours de la dernière décennie (les années 80), la consommation des produits laitiers traditionnels en général, et du fromage frais en particulier, s'est accrue suite à l'installation dans les villes d'un grand nombre de laiteries traditionnelles qui préparent le jben à partir du lait cru selon des procédures souvent artisanales. A côté de ce secteur traditionnel, certaines unités laitières semi-industrielles se sont aussi intéressées à la fabrication du jben, utilisant du lait soit cru, soit pasteurisé, et des procédures de préparation plus ou moins améliorées.

De ce fait, il existe aujourd'hui de nombreuses méthodes de préparation du jben, et par conséquent, plusieurs variétés de fromage frais sont commercialisées au Maroc sous la dénomination populaire commune de "jben".

3.1. Technologie traditionnelle

Dans les procédures traditionnelles de préparation du jben, le lait cru de vache ou de chèvre est utilisé. Celui-ci est tout d'abord filtré afin d'éliminer les impuretés grossières qu'il peut contenir, puis il est abandonné à lui même dans une outre de peau de chèvre ou dans une jarre en terre cuite, pendant une durée de 24 à 48h, en fonction de la saison, à température ambiante. Après coagulation du lait, on procède à l'égouttage du coagulum qui est versé dans des sacs de toile fine. Ces sacs sont ensuite suspendus pour laisser s'échapper le lactosérum à température ambiante. La durée de l'exposition du caillé à l'air dépend de la consistance de la pâte désirée. Généralement, la pâte obtenue est purement lactique, elle est souvent mal soudée et très humide.

Dans les régions de Jbala et du Rif, on pratique couramment le salage de la pâte après égouttage par saupoudrage du sel à la surface de la pâte. Ceci permet l'exsudation d'une plus grande partie d'eau, et par conséquent, aboutit à la formation d'un fromage frais à consistance relativement ferme.

3.2. Technologie semi-industrielle

La consommation accrue du jben dans les centres urbains a conduit certaines unités fromagères à introduire des améliorations dans la préparation du jben. Le but étant d'augmenter les quantités produites et de réduire les durées de fabrication.

Les améliorations apportées sont, cependant, variables d'un producteur à l'autre. Certains fabricants continuent d'utiliser du lait cru, mais la coagulation du lait n'est plus spontanée, elle est obtenue par l'emploi de la présure, ce qui permet de gagner du temps. Le lait subit avant l'emprésurage un chauffage modéré (40 à 50°C) pour favoriser l'action de la présure surtout en saison froide. D'autres fromagers, travaillent avec du lait pasteurisé et utilisent par conséquent, pour la coagulation et l'acidification du lait, de la présure et des ferments lactiques mésophiles du commerce, ou parfois utilisent des levains naturels provenant de leur propre lait (Ennahdi, 1980). Dans la plupart de ces ateliers de fabrication du fromage frais, il y a emploi de plus en plus de matériel et ustensiles laitiers modernes en matières plastiques ou en aluminium (cuve de coagulation, table spéciale d'égouttage, moules de différents taille, système de chauffage du lait, incubateurs, réfrigérateurs,...). Le produit fini est conditionné le plus souvent dans un emballage en papier avant sa commercialisation.

4. Étude analytique du jben

4.1. Caractéristiques physico-chimiques

Certaines études analytiques se sont intéressées à la détermination de la composition du jben (Ennahdi, 1980; Hamama et Bayi, 1990). Le jben est caractérisé (Tableau 2) par une acidité titrable relativement élevée (en moyenne 1,04% d'acide lactique) et un pH faible (4,2 en moyenne), ce qui témoigne de la présence d'une fermentation lactique active. La matière sèche totale du jben est, généralement, plus importante dans le jben du nord (45,6%) que dans celui des régions centrales (Gharb, Chaouia,...) où cette valeur n'est que de 29,4% en moyenne. Cette différence est la conséquence de l'emploi du salage du fromage frais du nord. La durée d'égouttage du jben du nord est d'ailleurs plus longue (parfois jusqu'à 10 jours) que celle pratiquée dans les plaines (moins de 4 jours). Cette richesse en matière sèche du jben du nord confère à celui-ci une consistance relativement ferme. Les deux constituants majeurs de cette matière sèche sont les matières grasses (en moyenne 16,5%) et les protéines (en moyenne 15,8%). Cependant, et comme le montre le Tableau 2, le jben du nord est plus riche en protéines et en matières grasses à cause de sa plus grande concentration en matières sèches. Les autres composants du jben sont le lactose (en moyenne 4,1%) et les matières salines (en moyenne 1,26%) dont les chlorures (en moyenne 0,8%). Le jben du nord contient toutefois, plus de chlorures (1,2%) en raison de son salage.

Les valeurs de composition physico-chimique du jben, rapportées dans le Tableau 2, ne sont que des moyennes. En réalité, il existe des variations, significativement importantes de composition, d'un producteur à l'autre. Ces variations sont souvent inhérentes aux procédures différentes de préparation du jben.

4.2. Caractéristiques microbiologiques

Le jben comme tout autre produit fermenté est caractérisé par sa grande richesse en micro-organismes (Tableau 3). La flore mésophile aérobie totale est très importante dans ce produit (8,2.108 UFC/g). La microbiologie du jben est principalement dominée par la flore lactique. Les trois groupes lactiques formant cette flore sont rencontrés à des proportions presque égales: 5,1.108 UFC/g de lactocoques; 3,2.108 UFC/g de lactobacilles et 2,6.108 UFC/g de leuconostocs. A l'inverse du jben des régions centrales, le taux des lactobacilles dans le jben du nord, est relativement plus important que celui des lactocoques. Cette différence est probablement due à l'étalement de la période de l'égouttage du jben du nord qui favorise, généralement, le développement des lactobacilles qui sont plus résistants à l'acidité que les lactocoques. Parmi les lactobacilles isolés du jben, on trouve surtout les deux variétés de l'espèce Lactococcus lactis (L. lactis lactis et L. lactis diacetylactis). Lactobacillus casei casei est prédominant parmi les lactobacilles et Leuconostoc lactis parmi les leuconostocs. De ce fait, les 4 espèces mentionnées ci-dessus peuvent donc être considérées comme les principales espèces responsables des caractéristiques sensorielles majeures du jben.

La flore fongique est particulièrement nombreuse dans le jben du nord (9,4 x 106 UFC/g) contre seulement 3,0 x 104 UFC/g dans le jben des régions centrales. Cette richesse est liée à une exposition prolongée du jben du nord à l'air durant l'égouttage, ce qui favorise les contaminations par les spores de cette flore qui se développe, généralement bien, dans les produits fermentes.

Le processus de fermentation favorise également la multiplication de certaines bactéries de pollution, notamment les micro-organismes d'origine fécale Tels que les coliformes et les entérocoques. Le jben du nord contient beaucoup moins de coliformes (2,0 x 103 UFC/g) que celui du centre (4,3 x 105 UFC/g). Ceci est, probablement, en relation avec le salage du jben du nord qui est défavorable au développement des coliformes. Le taux des entérocoques est sensiblement similaire dans les deux types de jben (2,4 x 105 UFC/g en moyenne).

La présence d'une flore de contamination fécale parfois à des taux très importants dans le jben est révélatrice des conditions d'hygiène pratiquées dans les ateliers de préparation de ce produit. La nature acide du jben n'est pas une garantie contre la présence des germes pathogènes d'origine entérique (Salmonella; Yersinia enterocolitica,...) ou cutanée (Staphylococcus aureus...) dans ce produit. Certaines études concernant la recherche des micro-organismes pathogènes dans le jben (Hamama, 1988) montrent la présence de Salmonella dans 10% des échantillons de jben obtenus des laiteries traditionnelles de la ville de Rabat et celle de S. aureus dans 17,4% des échantillons. Deux des 30 échantillons de jben examinés contiennent des taux détectables de l'entérotoxine staphylococcique de type C.

Une étude conduite sur l'incidence de Yersinia enterocolitica et Listeria monocytogenes (germes pathogènes pouvant entraîner des toxi-infections alimentaires) dans différents produits laitiers au Maroc (El Othmani, 1990) indique que ces deux micro-organismes sont détectés respectivement dans 4,5% et 18% des échantillons du jben examinés. La contamination du jben par les germes pathogènes est souvent liée à l'utilisation du lait cru pour la préparation de ce produit et au non respect des règles élémentaires d'hygiène au cours de la fabrication et de la conservation du jben.

4.3. Constat

La production du jben est basée actuellement sur l'emploi des méthodes artisanales et l'utilisation du lait cru, ce qui entraîne une irrégularité dans la composition physico-chimique du jben. Les améliorations apportées, dernièrement, par certains producteurs ne font pas appel à des levains lactiques sélectionnés et isolés à partir du jben. Ceci conduit parfois à la production d'un jben de qualité sensorielle anormale.

La qualité hygiénique du jben du commerce est souvent douteuse à cause de l'abondance des contaminations d'origine fécale et la présence, parfois, dans ce produit de micro-organismes pathogènes capables entraîner des toxi-infections alimentaires.

Ces différentes données et caractéristiques sont à l'origine d'une étude qui a visé l'amélioration qualitative du jben. Cette étude s'est basée sur la production du jben à partir du lait frais pasteurisé en utilisant un processus technologique standardisé à la fois simple et moderne et des ferments lactiques soigneusement sélectionnés. Les améliorations à obtenir concernent la qualité hygiénique du jben et sa composition physico-chimique. La régularisation de cette dernière doit permettre de définir pour le jben des normes et des méthodes appropriées de contrôle de la qualité.

5. Maîtrise de la fabrication du jben

5.1. Appréciation de la qualité

Pour apprécier la qualité du jben, une analyse sensorielle de 20 échantillons du jben est effectuée par un jury de 10 personnes. Les résultats de cette analyse sont montrés dans le Tableau 4. Les substances d'arôme n'étant pas caractérisées, seules l'acidité et la consistance sont prises en compte. L'analyse statistiques des résultats obtenus montre que ceux-ci sont très significatifs dans les deux cas. Tenant compte de ces résultats, nous pouvons dire qu'un jben de bonne qualité sensorielle se caractérise par une acidité titrable comprise entre 0,92 et 1,05% et un extrait sec total de 28,5 à 34,3%.

5.2. Sélection des ferments lactiques

Les souches utilisées pour la préparation des ferments lactiques sont isolées à partir de différents échantillons de jben jugés sensoriellement excellents par un jury de dégustation. Étant donné que le jben est un produit laitier fermenté à caractère acide, le critère de sélection des souches s'est porté sur le pouvoir acidifiant des souches lactiques. A l'issu de ce test et en fonction de la production maximale d'acide au bout de 24h, 5 souches sont retenues pour la préparation expérimentale du jben. Il s'agit de 3 lactocoques (L. lactis SL6; L. diacetylactis SD2; L. cremoris SC19), 1 lactobacille (L. casei casei LC1) et 1 leuconostoc (Lc. lactis LL 10).

A partir des souches pures, des ferments monosouches ou multisouches (comprenant de 2 à 4 espèces différentes mélangées dans des proportions égales) sont préparés. Pour les levains multisouches, le mélange des espèces est réalisé juste avant l'inoculation du lait.

5.3. Essais de fabrication du jben amélioré

La procédure adoptée pour la préparation améliorée du jben est résumée dans la Figure 1. Cette procédure est basée sur la pasteurisation basse du lait cru (63°C - 30 min). Le lait pasteurisé est ramené à 18-22° C, puis ensemencé avec le levain choisi à raison de 3%. Après homogénéisation à l'aide d'une louche aseptisée, on laisse fermenter le lait à température ambiante (18 à 22°C). L'emprésurage est effectué lorsque l'acidité titrable du lait atteint 20 à 25°D.

Une solution de présure de force 1:10.000 est utilisée à raison de 1 ml par 10 litres de lait. Après coagulation du lait, le moulage du coagulum est réalisé à pH de 4,4 à 4,6. Pour cette opération, des moules appropriés en plastique sont remplis par le lait caillé en prenant soin de ne pas trop briser ce dernier. Pour faciliter l'égouttage du lactosérum, un à deux retournements sont effectués pendant la durée du moulage qui est de 24 à 30h. Le démoulage est réalisé lorsque l'extrait sec total atteint 22 à 30%. L'égouttage du jben est ensuite complété par un séchage de 24h à température ambiante. Le produit fini est ensuite conditionné dans un papier d'emballage approprié, puis conservé à température basse (4-6°C).

Pour la préparation du fromage salé, on procède immédiatement après démoulage à un saupoudrage de sel (chlorure de sodium fin) à un taux de 1,5% à la surface du fromage à l'aide d'une passoire. Lorsque l'extrait sec total du fromage salé avoisine 40%, celui-ci est conditionné puis conservé à 4-6°C. La durée totale de fabrication est de 72 à 78h pour le jben non salé et de 96 à 100h pour le jben salé.

Pour suivre révolution de la fabrication, des fiches technologiques sont préalablement préparées. Sur ces fiches, sont notés les divers paramètres de la fabrication, en particulier, l'acidité du lait utilisé, l'acidité du lait à l'emprésurage, le temps de coagulation, la durée d'égouttage, la durée du séchage, le taux de sel utilisé, la durée totale de la fabrication et enfin l'acidité et l'extrait sec total du produit fini.

5.4. Evaluation de la qualité du jben amélioré

5.4.1. Qualité sensorielle

La comparaison des échantillons de jben fabriqués au laboratoire à l'aide de souches sélectionnées issues de jben ou de souches mésophiles de commerce avec des échantillons de jben du commerce, montre que de point de vue qualité sensorielle:

- Les échantillons de jben salé ou non les mieux appréciés par les dégustateurs sont ceux préparés à partir de deux ferments mixtes préparés au laboratoire. Le premier est composé de Lactococcus lactis SL6; L. diacetylactis SD2 et Lactobacillus casei casei LC1 et le deuxième de L. lactis SL6 et L. diacetylactis SD2. Le premier ferment est, cependant, un peu plus performant que le deuxième (Tableau 5);

- Les autres combinaisons de ferments donnent des produits de qualité moindre;

- Les jbens préparés à partir des ferments lactiques de commerce montrent une qualité sensorielle souvent irrégulière;

- les échantillons de jben salé et non salé de commerce sont de qualité sensorielle inconstante et présentent, généralement, plus de défauts organoleptiques que ceux préparés au laboratoire.

5.4.2. Composition physico-chimique

En ce qui concerne la composition physico-chimique du jben amélioré (Tableau 6), l'utilisation des meilleurs levains sélectionnés et l'adoption de la procédure de fabrication présentée dans la Figure 1 consistant, principalement, en un moulage du caillé à pH 4,4 à 4,6 et la pratique du séchage du produit pendant 24h après démoulage, permet l'obtention de produits présentant une composition physico-chimique plus régulière que celle des échantillons de commerce (18,3% de matières grasses; 15,2% de protéines; 3,9% de lactose; 1,2% de matières salines et 0,33% de chlorures pour un extrait sec total de 35,5%).

Pour le jben salé, l'utilisation d'un taux de 1,5% de sel et un séchage de 48h en fin de démoulage permet d'assurer au produit une certaine régularité en ce qui concerne sa composition physico-chimique (20,3% de matières grasses; 16,4% de protéines; 3,9% de lactose; 1,7% de matières salines et 0,85% de chlorures pour un extrait sec total de 40,2%).

5.4.3. Profil microbiologique

L'analyse microbiologique des échantillons de jben préparés au laboratoire (Tableau 7) montre une amélioration très importante de la qualité hygiénique de ce produit. Les taux en flore lactique trouvés sont, généralement, similaires à ceux du jben traditionnel de commerce. Par contre, le jben amélioré se distingue du jben de commerce par sa conformité avec les critères microbiologies européens établis pour le fromage frais pasteurisé.

En effet, on note dans le jben amélioré, l'absence des germes pathogènes (S. aureus; Salmonella), l'absence sinon la présence en très faible nombre des coliformes totaux et la faible contamination par les micro-organismes fongiques.

6. CONCLUSION

Les résultats obtenus lors de cette étude, indiquent d'une façon nette, que l'adoption d'un processus de fabrication simple et moderne pour la préparation du jben a permis d'une part de réduire les variations habituelles de composition de jben, d'éviter les contaminations souvent massives de ce produit par les différents germes de pollution et d'obtenir un produit salubre conforme aux normes microbiologies internationales. D'autre part, l'utilisation de certains levains sélectionnés aboutit à l'obtention de produits de qualité sensorielle supérieure.

Références bibliographiques

EL OTHMANI, F., 1990. Recherche des Yersinia et des Listeria dans le lait et ses dérivés. Mémoire de fin d'études pour l'obtention du Diplôme d'Etudes Supérieures. Université Cadi Ayyad, Marrakech, Maroc.

ENNAHDI EL IDRISSI, A., 1980. Contribution à l'étude du fromage frais de chèvre. Thèse de Doctorat Vétérinaire. I.A.V. Hassan II, Rabat, Maroc.

HAMAMA A. 1988. Studies of the hygienic quality of moroccan traditional dairy products. These de Doctorates-Sciences Agronomiques. I.A.V. Hassan II, Rabat, Maroc.

HAMAMA, A ET BAYI, M., 1991. Composition and microbiological profile of two moroccan traditional dairy products: Raïb and Jben. J. Soc. Dairy Technol., 44 (4): 118-120.

LE MENS J.P., 1985. Laits et Produits Laitiers Vache. Brebis. Chèvre 1. F.M. Luquet (coordonnateur) Tec & Doc, Apria, Paris France.

MAUBOIS, J.L. ET LEONIL, J. 1989. Peptides du lait à activité biologique: Le lait, 69: 245-269.

Amélioration de la qualité des fromages fermiers: Un programme de vulgarisation agricole en Basilicate

Pr. Roberto RUBINO
ISTITUTO SPERIMENTALE PER LA ZOOTECNIA

&

Dr. M. LOVELLI
SERVIZI DI SVILUPPO AGRICOLO
REGIONE BASILICATA - DIPARTIMENTO AGRICOLTURA

POTENZA, RÉGION DE BASILICATE, ITALIE

N.B.: Le texte qui suit correspond à la bande-son de la vidéo-cassette préparée par l'Istituto Sperimentale per la Zootecnia de Potenza à l'occasion du Séminaire de Chefchaouen, pour présenter son intervention en faveur du développement de la filière laitière Petits Ruminants de la Basilicate, men collaboration avec les services régionaux de vulgarisation agricole.

[La Basilicate est une région essentiellement montagneuse. Giustino Fortunato a traduit en ces termes ses émotions devant le paysage qui s'y offrait à lui: «Des chaînes de montagnes au contour flou, et ondulant comme des nuages à l'extrême horizon, me donnaient comme une vague sensation de cet inconnu, de cet interminable, de cet infini qui appesantit l'âme... Ces accords mystérieux, ces voix indéfinies, dont on ne sait d'où elles viennent et qui composent l'extraordinaire symphonie de la nature... Je percevais que la montagne est la reine de la nature, indomptée et superbe, symbole de sa propre force et de son mystère, de sa pureté indemne: la première que le soleil empourpre, la dernière qu'il abandonne». La configuration du territoire a conditionné et conditionne encore aujourd'hui la structure de l'élevage ovin et caprin dans la région, son efficacité et son rythme de développement.

En Basilicate, on compte environ 7 000 fermes qui élèvent de manière complémentaire 350 000 ovins et 130 000 caprins. Plus de 65% des troupeaux sont mixtes. Si l'on tient compte d'un fort taux de chômage dans la région et du fait qu'une grande partie de ces fermes sont localisées dans les zones montagneuses, ou sont pour le moins isolées et enclavées, on peut facilement comprendre comment ce secteur a représenté pour la région un élément de sécurité, aussi bien sur un plan social que sur un plan territorial. Ces élevages, outre qu'ils permettent une utilisation de l'espace montagnard et qu'ils limitent à la fois l'érosion des sols et l'exode rural, produisent également de la viande et du lait.

Bien que l'agneau et le chevreau jouissent d'une bonne image de marque, c'est cependant du lait que l'éleveur tire la majeure partie de ses revenus. Plus précisément, du fromage, puisque 75 % des éleveurs transforment le lait à la ferme et vendent leur production directement aux touristes ou aux amateurs du village. Potentiellement, la qualité de ces fromages est très élevée, d'une part parce que les races locales sont peu ou pas du tout sélectionnées, ce qui est généralement synonyme de taux élevé de matière grasse et protéines, d'autre part parce que les animaux sont en pâturage intégral, ce qui a des répercussions évidentes sur l'arôme des fromages. Mais dans la plupart des cas, il ne s'agit là que d'une potentialité; en général, la qualité des fromages est très variable, les défauts sont fréquents, les pertes trop importantes.

Les causes sont de type technique, et trouvent leur origine dans l'environnement de la ferme, ou sont culturelles, et sont à rechercher à l'extérieur de ce milieu. Parmi les premières évoquées, est à signaler le système de production traditionnel, de type pastoral, qui ne prévoit ni n'exige d'innovations technologiques (réfrigération, hygiène, locaux d'affinage). Au nombre des secondes, il faut noter l'absence d'une "culture fromagère" bien établie, qui a privé le secteur des moyens et outils nécessaires à son développement: écoles, services et assistance techniques efficients, incitations diverses...

Depuis quelques années, la Région Basilicate a mis en place le Service de Développement Agricole, et un des premiers projets d'intervention a été précisément l'amélioration des fromages de brebis et de chèvre. En collaboration avec l'Institut Expérimental de Zootechnie a été mis au point un programme intégré à plusieurs volets, qui dans la limite du possible et du prévisible, prenait en considération les divers aspects de la filière. En pratique, on a recherché à lever tous les blocages qui, à l'intérieur de l'exploitation comme à l'extérieur, empêchaient l'expression du potentiel qualitatif des fromages de la Basilicate. Le projet a touché 50 fermes, localisées dans 5 zones représentatives de l'environnement régional.

La première limite rencontrée a été la formation des techniciens. Puisque cet aspect avait toujours été négligé dans tout le Mezzogiorno, privant ainsi le secteur laitier d'un important élément de stimulation. Une formation à destination des techniciens impliqués dans le projet a donc été mise en place. Au delà, il a fallu analyser et solutionner les problèmes de technologie. Le premier, et le plus important d'entre eux, trouve son origine dans l'hygiène rudimentaire de la traite et l'absence de réfrigération du lait, éléments largement responsables du gonflement des fromages. Un autre problème a été la présure, traditionnellement produite à la ferme et aujourd'hui partiellement remplacée par son substitut industriel, à propos desquels on n'avait pas d'idées claires, ni sur les limites, ni sur la qualité. Venait ensuite le salage, qui méritait une attention toute particulière, en raison de ses répercussions néfastes sur le goût et la dureté des fromages.

À ce point du processus, les éleveurs ont alors été informés, et leur motivation et disponibilité pour participer au projet vérifiées. Puis une série de réunions a été organisée dans les différentes zones, au cours desquelles ont été établis les premiers contacts avec les techniciens. Ces derniers ont visité successivement les exploitations, choisissant celles qui répondaient aux critères définis et qui acceptaient les conditions du projet.

Pour éviter un accroissement des coûts et éliminer les problèmes techniques non-maîtrisables par l'éleveur, la Région a fourni, sous forme de mise à disposition gratuite, l'équipement de base nécessaire à la fabrication fromagère: un tank réfrigérant de capacité limitée, un thermomètre, un hygromètre, un tranche-caillé, une table à égoutter et une cuve de pasteurisation. L'éleveur devait quant à lui améliorer - à ses frais - les locaux de traite, de travail du lait ainsi que le hâloir. Le salage à sec a été substitué par un saumurage.

À propos de la présure, a été conduite une étude qui a vu l'implication à la fois de l'Institut Expérimental de Zootechnie et de l'Université de Basilicate. L'objectif était de vérifier si la présure produite à la ferme était satisfaisante et quelles différences elle présentait avec celle du commerce. Il a été révélé, de façon assez surprenante, que les présures fermières n'étaient pas polluées comme on pouvait s'y attendre, et pouvaient de ce fait continuer à être utilisées, contribuant ainsi à enrichir l'arôme du fromage. L'unique problème était la concentration, très variable d'une présure à l'autre. Pour éliminer cet inconvénient et pour standardiser la technique, le processus de fabrication de la présure à la ferme a été perfectionné, la concentration de la présure produite étalonnée, puis cette présure a été livrée à l'éleveur avec le mode d'emploi. Enfin, la présence constante des techniciens a permis un contrôle continu des différentes phases de la fabrication.

L'étape ultérieure a consisté à goûter les fromages obtenus. On a cherché à travers des tests triangulaires et des dégustations à valoriser les résultats acquis. Puisque les résultats obtenus étaient positifs, il restait à convaincre les consommateurs. Ont donc été organisés à cet effet des tests de dégustation dans des restaurants de diverses régions, des cours d'éducation au goût, et un concours régional. Des ouvrages de vulgarisation ont été publiés et diffusés, des dépliants, des brochures et des documents audio-visuels ont été produits à la demande.

Nous savons que le chemin sera encore long, mais le premier pas est déjà fait. Le plus important: gagner la confiance des éleveurs envers les techniciens et celle des consommateurs envers les producteurs fermiers et le projet de la Région Basilicate.]

Valorisation du lait de chèvre en Poitou-Charentes: Le témoignage d'un "homme-filière"

M. Paul GEORGELET
ÉLEVEUR ADMINISTRATEUR DE LA COMMISSION FERMIÈRE AOC

N.B.: La présente communication a été rédigée par L. THOMAS d'après l'exposé oral de M. P. GEORGELET à Chefchaouen. L'article explicite, à travers un parcours individuel peu commun, les conditions de la mise en place réussie d'une filière laitière caprine.

1. Le contexte géographique

1.1. Petit rappel d'histoire agricole poitevine

Poitou-Charentes est la région-phare de la production laitière caprine en France, regroupant 35% du cheptel national, plus de 60% du volume de lait et 75% de la production fromagère industrielle. Pourtant, pas plus que les autres régions rurales françaises, cette zone n'était particulièrement prédisposée, ni spécialisée en l'élevage caprin. Pour une bonne compréhension de la situation actuelle, il est nécessaire d'opérer un retour au passé, pour examiner quelles étaient les caractéristiques de l'agriculture poitevine à l'aube de l'ère moderne. Les exploitations de polyculture comptaient un petit troupeau de 3 à 8 vaches laitières, dont la production constituait la majeure partie du revenu quotidien - le lait bovin étant commercialisé -. Traditionnellement, cet élevage était davantage le domaine des hommes que celui des femmes, pour des raisons invoquées de force physique requise. Au contraire, l'élevage caprin (une quinzaine de têtes par exploitation) relevait lui complètement de la compétence des femmes. Animal de seconde zone, mais plus "domestique" que la vache, la chèvre jouissait paradoxalement d'une plus grande sollicitude, se trouvant en position de privilégiée quant à l'attention dont elle bénéficiait, "promenée" dans les champs, broutant l'herbe le long des chemins.

L'atelier caprin était davantage tourné vers l'économie familiale que vers l'économie de marché. De fait, il n'y avait pas de marché - donc pas de prix - du lait de chèvre, alors que le lait de vache était collecté de toute éternité. Le lait de chèvre était transformé à la ferme en fromage frais et était vendu demi-affiné à trois semaines. En période d'excédents, ce fromage lactique était stocké sur cendre en pots de grès, ce qui permettait un report de 3 à 4 mois supplémentaires et assurait la jonction avec les premières lactations de la saison suivante. La production était en effet calée sur les cycles naturels (rythme nycthéméral): mise-bas de février-mars, maximum de lactation d'avril-mai à juin-juillet, soit une durée de lactation de 7 à 8 mois et 4 à 5 mois de tarissement. Le fromage était ramassé par les cossoniers-volaillers2 (les fameux "Beurre-Oeufs-Fromage" de la distribution française du début du siècle). L'élevage caprin constituait donc un apport mineur, mais non négligeable, pour le revenu familial.

2 Ce sont les volaillers qui, aujourd'hui encore, assurent le commercialisation des chevreaux.

1.2. Naissance d'une vocation régionale

Comment alors expliquer l'essor de cet élevage dans la région? Le sud des départements de la Vienne et des deux-Sèvres (plateau sud-mellois et plateau civraisien) présente des sols argilo-calcaires peu profonds, caillouteux, à très faible aptitude céréalière, secs dès le mois de juillet. Seule la vigne pouvait y donner des résultats satisfaisants. Les vaches laitières souffraient pendant tout l'été d'une alimentation appauvrie et insuffisante. Les chèvres, plus rustiques et capables de convertir des fourrages ligneux, se comportaient beaucoup mieux. La viande caprine est appréciée dans la région et le chevreau - lourd - à l'ail vert est encore une grande spécialité poitevine. Or à partir de 1870, l'invasion du Phylloxéra, qui a touché toute la France, ravage le vignoble poitevin. D'importance mineure en Poitou, et de plus exclue de l'appellation AOC Cognac qui fera la fortune des Charentes, la viticulture fait place à la friche, à la forêt, et... à l'élevage caprin! Tandis que dans les régions adjacentes (Gâtinais), où les sols plus profonds ont une meilleure aptitude fourragère, se développe la production laitière bovine. Des laiteries coopératives se montent et prennent de l'ampleur, fortes de la notoriété de leurs produits (beurre du Gâtinais). En zone d'élevage caprin, ce sont des affineurs artisanaux qui ramassent le lait pour en faire de petits fromages blancs, ou plats à pâte lactique - type chabichou -, payant les producteurs en espèces ou pratiquant avec eux le troc: lait contre denrées de base (huile, farine...). Les marchés sont locaux au départ: Niort, Poitiers. Puis les ventes s'orientent vers Paris et Lyon. A partir du milieu des années soixante, les coopératives cantonales, prenant en considération la croissance des volumes dans la région, se mettent à collecter le lait de chèvre, pour élaborer des fromages de mélange avec le lait de vache. Peu à peu, elles passent au chèvre pur, induisant une spécialisation caprine des élevages: augmentation des effectifs, introduction de géniteurs sélectionnés achetés en Rhône-Alpes (alpine chamoisée, saanen). C'est à cette époque que se font un nom les grandes laiteries et coopératives telles que "La Mothe - Saint Héray", "Lezay", "Chef-Boutonne", "Bougon", "Lusignan".

2. L'exploitation Georgelet

2.1. Historique

L'exploitation des parents Georgelet, située précisément à Chef-Boutonne, comptait au début des années soixante une trentaine d'hectares, un troupeau de 7-8 vaches laitières et d'une quarantaine de chèvres. L'assolement comprenait orge, avoine, betterave et luzerne. Les chèvres étaient sur pâture et sur chaumes de mars-avril à octobre, puis nourries au foin de pré, betteraves et orge + avoine en hiver. En 1972, une opportunité de rachat de foncier décide le jeune Paul, 19 ans et bachelier de l'enseignement général, à revenir à la ferme et à s'installer avec ses parents. Avec l'idée de faire des fromages, que motivait la perspective d'une valorisation deux fois plus importante du litre de lait (1 FF/l en lait, contre 2 FF/l en fromage). Et la volonté de maîtriser toute la chaîne, de la conduite du troupeau à la commercialisation. Le Crédit Agricole, auquel le sérieux de M. Georgelet père inspire confiance, accorde un prêt pour la construction d'une chèvrerie de 200 places et l'installation d'une fromagerie dans des locaux rénovés. Le système d'alimentation subit une mutation complète, avec l'option du zéro-pâturage. Après une très courte formation à l'ENIL de Surgères, le jeune Paul se lance, avec des moyens tout à fait improvisés, dans la fabrication fromagère. Les rythmes sont très durs, puisque la vente, au début entièrement tributaire des marchés locaux, requiert une présence sur les stands de cinq heures par jour.

En plus de la construction des bâtiments, réalisée en famille, Paul est en outre chargé des travaux des champs. L'organisation mise en place trouve bientôt ses limites: la capacité d'écoulement des marchés locaux correspond à la production de 60 chèvres. Il faut donc prospecter plus loin pour pouvoir s'accroître, et on décide de passer de l'exploitation familiale à l'entreprise professionnelle, en recrutant du personnel qualifié. L'ouverture commerciale, qui tient du coup de chance, est due à un étudiant, qui en 1978 met en relation son maître de stage avec un des plus gros fromagers parisiens. P. Georgelet à l'époque ignore tout du marketing et "monte" à Paris pour rencontrer le négociant. Ce dernier connaît son marché "sur le bout des doigts" et sait parfaitement quel type de produit peut réussir. P. Georgelet applique les conseils à la lettre, et livre ses petits ronds (type S1 Paul) au crémier. De ce compagnonnage, il retient une maxime: «Il faut savoir vendre avant de savoir produire». Les fromages se vendent bien, la qualité suit. Au bout d'un an, son premier client lui en présente de nouveaux, et P. Georgelet diversifie (crottins, bûches, pyramides) et augmente ses débouchés. C'est avec ce réseau établi très rapidement qu'il maintient depuis lors des relations constantes.

2.2. Un développement basé sur les produits de terroir

Une fois l'activité établie sur cette base solide, l'entreprise se développe: accroissement des effectifs du troupeau, embauche de personnel, équipement nouveaux, accroissement du foncier. De 1980 à 1985, une nouvelle aventure est tentée: la résurrection d'un fromage fermier, que l'industrialisation de la filière a éradiqué des pratiques. Le mothais sur feuilles n'existe plus que dans la mémoire des anciens. C'est un fromage plat de 180-200 g à pâte molle lactique vieilli sur feuilles de platane ou de châtaignier. Les feuilles agissent comme un simple buvard aux premiers stades de l'affinage, puis relarguent humidité et tanins au cours des phases ultimes, jouant ainsi un rôle à la fois physique et aromatique dans le processus de maturation. P. Georgelet se lance dans le collectage ethnographique "pour remonter aux racines", et dans l'expérimentation fromagère. En l'absence de donnés techniques précises, le passage de la tradition à une technologie maîtrisée est long et progressif. Mais le résultat convainc. Et le caractère fermier du produit est préservé: les ferments proviennent exclusivement "de la maison", par repiquage "en pied de cuve" sur sérum des fabrications précédentes, ce qui implique une rigueur et une hygiène extrême.

La commercialisation a commencé sur les marchés locaux, avec l'équivalent de 200 kg/semaine. Dans le même temps, le marché parisien était testé avec une livraison de 6 kg/semaine. Mais selon P. Georgelet, le maintien d'un contact permanent avec la clientèle locale est primordial, c'est un gage de réussite et de progrès. C'est seulement à travers la relation quotidienne (fidèle) avec les clients que le producteur suit son produit, et arrive à en perfectionner à la fois les caractéristiques techniques et le marketing. Une solide assise locale est une nécessité pour tester, améliorer et développer la production. Le succès sur le marchés poitevins est immédiat. À Paris, la réputation du mothais, qui se fait de bouche à oreille, s'amplifie. De fait, s'ils conservent leur rôle de suivi rapproché du comportement du marché, les marchés locaux deviennent très minoritaires à partir de 1985. Dès 1982, sur les 7 500 kg produits, déjà 5 000 kg étaient destinés aux marchés parisiens. Un gros effort de promotion est consenti pour faire connaître le produit, qui est désormais régulièrement primé au Concours Régional, et au Concours Général Agricole à Paris. Le mothais devient le symbole de l'exploitation. D'individuelle, l'expérience devient collective quand des éleveurs voisins se mettent à fabriquer eux aussi du mothais. Le produit est actuellement en quête d'une certification: AOP, IGP, ou label... À partir de 1990, l'exploitation "tourne" avec deux produits leaders: le mothais sur feuille qui représente 50 % du volume et le chabichou du Poitou, récemment promu au rang d'AOC, 20% du volume. Les 30% restants sont les fromages "spécifiques" (fromages frais, pyramides, bûches, crottins).

1992 est l'année du grand bond en avant. L'effectif a atteint 300 chèvres, et le développement, justifié par l'appel du marché, commande la construction d'une nouvelle chèvrerie de 840 places. Le marché de Paris étant trop saisonnier, une diversification des débouchés s'opère au profit de la province. 80 clients environ sont trouvés à travers toute la France, dans le Sud-Ouest, à Lyon, Lille, Boulogne... Et un nouveau débouché se dessine avec l'exportation vers l'Allemagne et le Royaume Uni. Les 40 000 kg de fromage produits en 1995 ont été ventilés comme suit: 50% sur Paris, 35% en province, 10% sur les marchés locaux et 5% à l'exportation.

2.3. Un système de production rodé et performant

En 1995, l'exploitation comptait 8 employés à temps plein, retenus pour leur haute compétence: 4 personnes à la fromagerie, 3 personnes à la conduite du troupeau et un ouvrier affecté au travaux des champs, plus Mme Georgelet à la comptabilité, et P. Georgelet en tant que "chef d'orchestre", tel qu'il plaît à se définir, prêt à prendre au pied levé la relève de tel ou tel. «Le patron doit être capable de tout faire, afin de rester crédible et de ne pas se déconnecter des réalités de l'exploitation et de son environnement».

Le troupeau, en croissance, compte 700 têtes. Le noyau originel était de race locale (poitevine) sur lequel a été pratiqué le croisement. Il est actuellement conduit en races pures, Saanen et Alpine chamoisée. Le maintien de deux races simultanément permet de faciliter l'approvisionnement en chevrettes dans les élevages de la région, détail d'importance pour une stratégie de croissance. Si le nombre de place disponible est potentiellement de 840 - ce qui correspond approximativement à une production annuelle de 500 à 600 000 l -, c'est en fait la demande qui dictera les effectifs. L'objectif immédiat est de 350 000 l, pour au moins couvrir les frais d'extension et d'équipement récents. La moyenne d'étable, qui était de 830 kg/lactation en 1995, a sensiblement chuté à la dernière campagne, à cause de l'entrée massive de primipares et d'un taux de réforme passé temporairement de 20% en croisière à 10% pour atteindre le plus vite possible l'effectif recherché. Le T.P. est de 31 et le T.B. de 35 à 38. Une salle de traite rotative de 36 postes, avec décrochage automatique des griffes et compteur de lait, est d'ores et déjà opérationnelle. L'identification des animaux par collier à "puce" est en cours, ainsi que l'automatisation de la distribution des concentrés. Le taux de prolificité est de 1,4 à 1,5. La synchronisation des chaleurs (pose d'épongés) est pratiquée, et les mises-bas sont regroupées en deux saisons: en novembre (1/3), en février (2/3). La reproduction utilise trois voies: soit l'insémination artificielle (IA) à partir de semence congelée régionale, soit l'IA à partir de semence fraîche des boucs de l'exploitation (fils de parents indexés, testés sur descendance), soit la monte en main, pour le rattrapage des derniers lots (2 à 3% des femelles). Une échographie est effectuée à 40 jours. Les chèvres ne sont taries que "lorsqu'elles ont pris", ce qui signifie pour certaines d'entre elles une lactation dépassant largement une année. Les chevreaux sont vendus à huit jours, l'engraissement n'étant absolument plus rentable, au prix actuel de la viande. 70% des chevrettes sont gardées pour la croissance du troupeau, les 30% restant étant vendues comme reproductrices.

A part le concentré protéique, toute l'alimentation est produite sur l'exploitation. Les 110 hectares de SAU se répartissent comme suit: 10 ha de tournesol (pour la vente), 30 ha d'orge, 10 ha d'avoine, 50 ha de prairie artificielle, 10 ha de jachère et prairie permanente. La prairie permanente est conduite en association graminées-légumineuses: fétuque élevée tardive, ray-grass anglais + luzerne, trèfle violet/trèfle blanc et sainfoin. Cette dernière légumineuse, tombée en désuétude en France, s'avère remarquablement adaptée aux sols calcaires et séchants de l'exploitation. Elle est équilibrée en PDI et UFL, et n'est pas météorisante, ce qui est important pour l'affouragement en vert. En outre, grâce à ses tiges creuses, elle produit un foin très digeste. L'association reste en place 4 à 5 ans. Le ray-grass et le sainfoin, qui apparaissent les premiers, sont dominés au bout de deux ans par la fétuque et la luzerne et disparaissent. Outre l'intérêt agronomique de l'association - les graminées utilisant l'azote fixée par les légumineuses -, P. Georgelet constate une meilleure appétence à l'auge du mélange et une meilleure efficience en terme de production laitière, observant que la complémentarité légumineuse-graminée s'exerce également sur la qualité individuelle de chaque composante de l'association. Le résultat est également meilleur quant à la flaveur des fromages, ce qu'il faut sans doute rapprocher de la richesse des goûts "à l'ancienne", dûs à la flore très variée des pâtures d'antan.

2.4. Un crédo et une expérience illustrant la validité de l'approche filière

Paul Georgelet attribue sa réussite à la cohérence de sa démarche: identifier le marché, entretenir avec lui des relations permanentes de "convivialité", et n'évoluer qu'en fonction de ses sollicitations. Avant toute mutation, vérifier que chaque maillon de la chaîne productive (production fourragère, troupeau, équipement, personnel) est prêt et pourra suivre. Être attentif particulièrement à la qualité intrinsèque de chaque segment: la résistance de la chaîne est en effet celle de son maillon le plus faible. Miser enfin sur la typicité et l'authenticité des produits. Ce souci s'exprime à travers l'emploi de ferments "maison": «Demain, nos troupeaux auront tous les mêmes gênes, ils auront tous la même alimentation; si en plus on utilise les mêmes ferments...».

Au delà du "combat" individuel de tous les jours, l'engagement collectif est également pour P. Georgelet une dimension essentielle de la réussite, puisqu'il contribue à renforcer la filière. C'est ainsi qu'il exerce de nombreuses responsabilités, tant au niveau local (présidence d'une coopérative d'utilisation en commun du matériel agricole (CUMA) qui regroupe 22 exploitants) qu'au niveau régional (vice-présidence du syndicat de défense du Chabichou du Poitou) et national (vice-présidence de l'Association Nationale des Appellations d'Origine Laitières françaises, administration de la commission fermière AOC multi-espèces). Son ambition est l'adaptation des réglementations aux produits fermiers - et non l'inverse - à propos desquels il admet qu'un gros effort de définition reste à faire.

Son expérience est la démonstration que dans une région où l'industrialisation a pris le contrôle de la transformation - fait assez rare dans le secteur caprin - il reste une place pour des transformateurs fermiers jouant la carte de la qualité. Ces derniers sont bien souvent à l'heure actuelle les dépositaires, voire les archéologues, d'un savoir paysan et d'un patrimoine gastronomique laminé par le modernisme. Leurs initiatives individuelles profitent donc à l'ensemble de la filière caprine, renforçant la référence au terroir que recherche le public. Cette complémentarité constitue certainement un des atouts majeurs de la filière française.


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