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Culture du rotin et moyens de subsistance: un nouveau scénario au Kalimantan

B. Belcher

Brian Belcher est chef du
Programme sur les populations
et les produits forestiers du
Centre pour la recherche forestière
internationale (CIFOR), Djakarta
(Indonésie).

Une analyse de l'évolution du rôle joué par le rotin dans les moyens d'existence des populations dans une zone de l'Indonésie où il a été cultivé pendant plus de 100 ans suivant un système traditionnel de riz-culture sur brûlis.

Le rotin, comme de nombreux produits forestiers non ligneux (PFNL), fait normalement l'objet d'une production extensive - le gros des approvisionnements mondiaux provenant encore des ressources naturelles - entreprise par des agriculteurs dont le pouvoir économique et politique est relativement faible. Les producteurs individuels tendent à récolter de petites quantités dans des zones de production très reculées et fortement dispersées, souvent en vertu de régimes de propriété à accès libre. La qualité du produit varie énormément. Ces caractéristiques sont responsables d'une part des hauts coûts des transactions commerciales et du faible pouvoir de négociation des producteurs et, d'autre part, de la faiblesse des prix perçus pour ce produit et du manque d'incitation à le gérer durablement (Belcher, 1997). C'est la raison de l'épuisement généralisé dont souffre la ressource.

Parcelle de rotangs de 15 ans dans le district de Pasir, Kalimantan oriental (Indonésie)

- CIFOR/3096/C. GARCIA

Cependant, le rotin peut également être cultivé suivant des méthodes relativement extensives. Le présent article examine une zone du Kalimantan en Indonésie où la culture du rotin a fait partie intégrante d'un système traditionnel riz-culture sur brûlis pendant plus de 100 ans. Les agriculteurs pratiquant ce type de culture gèrent des «jardins de rotins» sur de longues périodes et le pic de la récolte est atteint entre 24 et 30 ans après les semis. Le rotin a représenté une importante source de revenus en espèces pendant les périodes où la demande était forte (notamment pendant l'essor économique des années 80) et a rempli de précieuses fonctions socioéconomiques comme mode d'épargne, outil de gestion des risques et repère marquant la propriété foncière.

Cependant, aujourd'hui, un ensemble de politiques et de facteurs économiques ont provoqué une chute abrupte de la demande et des prix, et des changements rapides d'origine externe (nouvelles routes, établissement de grandes plantations de palmiers à huile et d'essences à pâte) ont accru non seulement les pressions mais aussi les possibilités de revenu pour les populations vivant dans la zone. Le présent article passe en revue ces changements et se propose de montrer comment le rotin peut améliorer les moyens d'existence des agriculteurs pauvres et générer des emplois et des devises.

LA CULTURE DU ROTIN AU KALIMANTAN

Le système de culture du rotin au Kalimantan paraîtrait remonter à la moitié du XIXe siècle (Van, Tuil 1929; Feaw, 1992). Les détails du processus de domestication sont inconnus, mais le passage de la récolte du rotin à l'état naturel à sa production dans un système riz-culture sur brûlis n'aurait été qu'un pas relativement court. On sème les graines de rotin ou l'on établit les plantules en même temps que le riz à un prix extrêmement bas. D'après les études du Centre pour la recherche forestière internationale (CIFOR) (Belcher, et al., 2000; Garcia-Fernandez, 2001), la culture du rotin ne requiert que sept ou huit jours-personne supplémentaires pendant la première année, et quelques opérations de sarclage et de protection des jeunes plants par la suite. Une fois établis, les plants peuvent être exploités périodiquement pendant de nombreuses années à l'aide d'une technique simple dont les seuls coûts sont ceux liés à la main-d'œuvre (coupe et transport).

Étude de cas du CIFOR
sur le Kalimantan

Le présent article se fonde sur une étude entreprise par le Programme sur le populations et produits forestiers du Centre pour la recherche forestière internationale (CIFOR). Elle porte sur les districts de Pasir et de Kutai Barat dans la province indonésienne du Kalimantan oriental. Les habitants sont pour une large part autochtones (tribus Dayak) et vivent disséminés dans des villages qui ne sont accessibles que par le fleuve et, de plus en plus, par la route. Ils pratiquent l'agriculture sur brûlis (avec le riz comme culture vivrière de base), produisent plusieurs autres cultures de plein champ, entreprennent des activités de chasse, de pêche et de collecte des produits forestiers, et leur intégration dans l'économie monétaire va en s'accroissant.

L'étude comprend des enquêtes socioéconomiques menées aux niveaux du village et des ménages, des enquêtes écologiques, une recherche économique, des analyses spatiales et de la couverture des sols fondées sur la répartition des communautés et des séries chronologiques réalisées par télédétection (images obtenues par satellite à capture optique et satellite-radar) (Belcher et al., 2000).

Comme pour la plupart des recherches du CIFOR, le projet est réalisé en collaboration avec des partenaires locaux (dans ce cas, le Centre de foresterie sociale de l'Université de Mulawarman, Samarinda) et deux partenaires internationaux (le Centre for Earth Observation Science de l'Université du Manitoba, Canada, appuyé par l'Agence canadienne de développement international (ACDI), et l'Union européenne appuyée par le projet FORRESASIA).

Cet article a été adapté de Belcher et al. (2000); pour plus de détails sur les activités de recherche décrites ci-dessus, s'adresser au CIFOR.

À l'origine, le rotin servait essentiellement à des fins de subsistance. Sa valeur marchande s'est accrue dans les années 20 (Fried et Mustofa, 1992) et, à la fin des années 60, il s'était transformé en une culture économique importante grâce au surcroît de motorisation du transport fluvial, à l'accroissement du nombre des négociants et des exportateurs et à la hausse constante de ses prix. Dans le même temps, d'autres sources de revenus disparaissaient car des produits forestiers jadis importants, comme les résines et les gommes, perdaient de leur valeur en raison de l'abattage des arbres qui les produisaient et du développement de substances synthétiques de substitution. À la fin des années 70, le rotin était la principale source de revenus pour la plupart des villages présents dans la zone objet de l'étude, de nombreux agriculteurs se consacrant à sa culture et achetant le riz pour satisfaire leurs besoins.

Système de culture

Les détails du système de culture varient entre les agriculteurs et les endroits, mais les éléments de base sont les mêmes (Weinstock, 1983; Mayer, 1989; Godoy, 1990; Peluso, 1992; Fried et Mustofa, 1992; Belcher, 1997). Les cultivateurs sèment les graines de rotin, ou plantent des sauvageons ou des plantules dans un champ agricole nouvellement établi (ou ladang) dans le cadre de leur système de culture itinérante. La principale récolte est le riz de montagne, qui est planté en association avec le maïs, le manioc, la banane, ou d'autres cultures vivrières. L'espèce de rotin la plus répandue est Calamus caesius (plus de 90 pour cent des plantations), bien que plusieurs autres espèces soient exploitées aussi.

Les agriculteurs commencent leur cycle de culture sur brûlis en mai en fauchant la végétation de sous-étage et en abattant les arbres dans une zone sélectionnée de la forêt primaire ou secondaire. En août, après une période de séchage d'un mois environ, le champ est brûlé, et en septembre les agriculteurs plantent le riz de montagne qui sera moissonné en février. Les graines sont semées ou les plantules établies soit après le défrichage (avant le brûlage car il est estimé que la chaleur dégagée améliore la germination) soit en même temps que le riz.

Les jeunes plants de rotin sont protégés dans le ladang, et lorsque l'agriculteur le quitte pour cultiver une nouvelle parcelle un ou deux ans plus tard, le rotin continue à pousser au milieu de la végétation forestière secondaire. La taille moyenne du jardin de rotins est de 1,4 ha. La densité des bouquets va de 50 à 350 plants par hectare environ, la moyenne s'établissant à quelque 170 plants (Garcia-Fernandez, 2001).

La récolte de C. caesius commence d'ordinaire de 8 à 10 ans après la plantation. Certaines espèces mûrissent plus rapidement. L'essentiel des espèces cultivées (y compris C. caesius) sont multicaules et peuvent supporter des récoltes répétées. La production atteint son faîte entre 24 et 30 ans après la plantation et le déclin commence entre 37 et 43 ans (Garcia-Fernandez, 2001).

Un intermédiaire dans le commerce du rotin opérant dans le district de Pasang dans le Kalimantan oriental; les cannes de rotin sont vendues par l'entremise d'un réseau de négociants dont la présence se répercute tant sur les prix que sur les avantages qu'en tirent les producteurs

- CIFOR/3064/C. GARCIA

Les cannes de rotin sont coupées, nettoyées et séchées pour être commercialisées à travers un réseau de négociants. Les espèces primaires cultivées ont eu pour principal marché l'industrie du lampit (natte de rotin) dans le Kalimantan du Sud (bien que l'essentiel de cette industrie se soit effondré, comme on le verra par la suite), l'industrie du meuble et les fabriques artisanales, notamment à Java. Une part importante de la production de rotin est introduite en contrebande en Malaisie (Haury et Seragih, 1996; 1997) et dans d'autres pays dotés de grandes fabriques de meubles en rotin (Philippines et Chine, en particulier).

Le rotin a joui d'une période de grande prospérité dans les années 80 avec le développement accéléré de l'industrie du lampit (natte de rotin) dans le Kalimantan méridional, mais les restrictions sur l'exportation ont entraîné le déclin de cette industrie dans les années 90

- CIFOR/1856/B. BELCHER

RÔLE TRADITIONNEL DU ROTIN DANS LES MOYENS DE SUBSISTANCE LOCAUX

Le système traditionnel de culture du rotin permet de réaliser des recettes en espèces dans des zones n'offrant que de rares autres occupations lucratives. Les jardins de rotins sont un précieux outil de gestion des risques et représentent une forme d'épargne et de revenu à long terme et à faible entretien. Ce facteur est particulièrement important dans les systèmes dépourvus d'autres mécanismes bien développés de gestion des risques (comme les comptes bancaires ou les polices d'assurance). Le rotin peut être récolté pour répondre à des besoins en espèces urgents, en cas de maladie, par exemple, ou pour couvrir les frais de cérémonies.

Ce système traditionnel assure l'établissement et l'entretien à faible coût du rotin et donne des rendements relativement élevés. La méthode de récolte est très souple - le rotin peut continuer à pousser pendant des années sans conséquences fâcheuses pour l'agriculteur s'il retarde le moment de la récolte pour le faire coïncider avec la disponibilité de main-d'œuvre ou un redressement des prix.

Les jardins de rotins remplissent aussi une autre importante fonction, celle de marquer la propriété. Dans le système traditionnel, ces jardins qui indiquent l'occupation d'un terrain sont respectés. En une période caractérisée par une appropriation à grande échelle des terres par les gros producteurs d'huile de palme ou de pâte à papier ou les compagnies d'exploitation minière, et sanctionnée par l'État, les jardins de rotins ont servi à prouver la propriété et permis aux propriétaires d'obtenir auprès des compagnies usurpatrices des dédommagements financiers (encore que bien maigres).

L'industrie du meuble a représenté l'un des marchés les plus florissants pour les principales espèces cultivées à Java

- CIFOR/1857/B. BELCHER

Les jardins de rotins qui, dans une large mesure, sont des forêts secondaires, procurent aussi d'autres produits et services précieux tels qu'un habitat pour les essences médicinales et rituelles et pour les plantes (Matius et Pilipus, 2000) et pour les animaux utilisés à des fins alimentaires. Ils revêtent aussi une importance culturelle car ils symbolisent le lien traditionnel avec les ancêtres, un grand nombre de ces jardins étant le fruit d'un héritage passé d'une génération à l'autre.

L'INDUSTRIE DU ROTIN: ESSOR ET EFFONDREMENT

Le rôle économique du rotin s'est renforcé dans les années 80 avec le développement accéléré de l'industrie du lampit (natte de rotin) dans le Kalimantan oriental. En 1984, seules 21 entreprises fabriquaient le lampit à Amuntai, le centre de l'industrie, et leur production s'élevait à 64 000 m2 de lampit. En 1987, l'industrie avait touché son point culminant avec 435 unités qui ont produit cette année-là un million de mètres carrés (figure 1).

FIGURE 1
Industrie du
lampit (natte de rotin) à Amuntai, Kalimantan méridional, 1984 à 1993

La demande et les prix de l'espèce cultivée C. caesius ont atteint des sommets sans précédent. Les agriculteurs ont signalé que la concurrence entre les acheteurs s'était faite si acharnée que les négociants se rendaient aux villages et offraient des paiements anticipés sous forme d'espèces et de biens de consommation pour s'assurer les disponibilités en rotin.

Mesures influençant la production
de rotin en Indonésie

  • Interdiction d'exporter le rotin brut, octobre 1986
  • Interdiction d'exporter le rotin semi-transformé, janvier 1989 (mesure remplacée en 1992 par un impôt exorbitant sur les exportations)
  • Reclassement du tressage du rotin de produit fini à produit semi-fini, 1992, réduisant ultérieurement la demande des espèces cultivées utilisées pour ce produit.
  • Réglementation de l'industrie de transformation du rotin comportant des restrictions sur les investissements dans ce domaine, à savoir la suppression de tous les investissements extérieurs et intérieurs dans la transformation du rotin brut et la production de rotin semi-fini, et des investissements extérieurs dans la fabrication de produits finis, 1989 (mesure tempérée par la suite pour permettre l'investissement dans la transformation du rotin hors de Java, et finalement entièrement abolie en 1995), ce qui a probablement maintenu la capacité de transformation du rotin à un niveau plus bas qu'il n'aurait été autrement.
  • Établissement par un décret du Ministère du commerce d'un Office conjoint de commercialisation (ASMINDO), d'un système d'exportateurs approuvé et d'un système de quotas d'exportation pour le lampit.

L'essor du secteur du rotin des années 80 s'est rapidement traduit par l'émission d'une série de règlements visant, apparemment, la protection de la ressource et la stimulation de l'industrie nationale de transformation (voir encadré Mesures influençant la production de rotin en Indonésie)). Ces mesures concordaient avec la tradition indonésienne qui laisse le gouvernement intervenir lourdement dans la transformation des ressources, souvent avec la complicité de puissants intérêts privés (de Jong et al., 2001).

L'interdiction d'exporter le rotin brut ou semi-transformé a joué le rôle de subvention pour les fabricants nationaux de produits en rotin en augmentant les approvisionnements intérieurs et en réduisant, par là, les prix de la matière première (Bennet et Barichello, 1996). Cependant, bien que l'industrie de transformation du rotin se soit largement renforcée en conséquence, la baisse des prix de la matière première a gravement pénalisé les cueilleurs et les cultivateurs.

L'un des changements les plus importants pour les producteurs de rotin du Kalimantan a été l'établissement de l'Office conjoint de commercialisation, ASMINDO, qui avait pour but d'«interdire toute concurrence malsaine» entre les exportateurs de lampit (ASMINDO, 1997). Les mesures appliquées étaient très similaires à celles auxquelles recourt l'Office indonésien de la commercialisation du contre-plaqué, APKINDO (voir Barr, 1998). L'ASMINDO imposa à ses adhérents des restrictions sur les exportations afin de gérer les approvisionnements, dans le but de contrôler la qualité et d'accroître les prix unitaires. Les fabricants individuels ont raconté que les quotas attribués s'établissaient en fonction de relations politiques et de paiements.

Ces mesures ont créé de sérieuses entraves pour les fabricants et les exportateurs de lampit. De fortes fluctuations se sont aussi répercutées dans la valeur ajoutée: le prix unitaire nominal du mètre carré est passé de 6,38 dollars EU à 1,22 dollar pour remonter à 8,39 dollars en 1987, 1990 et 1995, respectivement. Le nombre total d'entreprises a fléchi et, de 435 en 1987, il est tombé à 20 en 1995; à l'heure actuelle l'industrie est pratiquement moribonde. Une seule fabrique continue à fonctionner à Amuntai, et quelques autres dans d'autres villes fabriquent le lampit en même temps que d'autres produits, notamment pour le marché intérieur.

Les fonctionnaires de l'ASMINDO attribuent la responsabilité de cet effondrement à l'évolution des goûts et à la baisse de la demande dans le principal pays importateur, à savoir le Japon. En effet, les importations japonaises d'un produit chinois substituant le lampit et fabriqué à partir du bambou, se sont accrues de manière spectaculaire en 1995 pour combler le fossé qui s'était creusé lorsque les prix indonésiens s'étaient redressés et que les quantités avaient baissé (voir figure 2).

FIGURE 2
Importations japonaises de
lampit d'Indonésie et de nattes de bambou de Chine, 1984-1999

La très forte réduction de la production a également affaibli la demande et le prix de la matière première. Les prix de cette dernière n'ont guère évolué en termes nominaux depuis 1987, mais ont accusé une baisse en termes réels. Dans les zones reculées du Kalimantan, où les coûts du transport et des autres transactions sont plus élevés, il n'y pas eu d'acheteurs depuis plusieurs années.

L'effondrement des prix qui a fait suite aux restrictions frappant les exportations a asséné un coup dur à tous les producteurs de rotin. La plupart des agriculteurs ignoraient les raisons de cette chute des prix. Ils connaissaient bien les hauts et les bas caractéristiques des prix du rotin et attendaient le retour de moments plus favorables. La situation ne s'étant pas améliorée par la suite, un nombre croissant d'agriculteurs sont maintenant en quête de nouvelles sources de revenus en espèces. Ceux qui vivent dans les villages et peuvent se livrer à d'autres occupations ont réduit l'exploitation des jardins de rotins existants et, en certains endroits, ont cessé d'en établir de nouveaux.

EXPANSION DES GRANDES PLANTATIONS

Le palmier à huile a été l'un des sous-secteurs agricoles les plus dynamiques de l'Indonésie, et une expansion notable des plantations de palmiers à huile a vu le jour dans plusieurs zones, y compris au Kalimantan. Ce phénomène a suscité dans de nombreux cas une concurrence directe pour la terre. Les planteurs concessionnaires ont obtenu des terres qui étaient utilisées et aménagées en vertu de régimes fonciers coutumiers (adat) par les populations autochtones qui y pratiquaient la culture sur brûlis et y établissaient des jardins de rotins. Ces derniers étant, d'après les définitions du Gouvernement indonésien, des forêts dégradées ont été affectés délibérément à l'établissement de plantations (notamment de palmiers à huile et d'essences à pâte) (Fried, 1995).

Les plantations industrielles de palmiers à huile couvrent normalement plusieurs milliers d'hectares, occupant souvent les zones de production du rotin. En 1998, quelque 70 000 ha ont été plantés en palmiers à huile dans le Kalimantan oriental (et des zones beaucoup plus étendues dans les provinces avoisinantes). Près de 4 millions d'hectares ont été destinés aux plantations dans cette province et, en 1999, des demandes avaient été approuvées pour la concession de plus de 450 000 ha (Casson, 2000). Dans le village de Modang, objet de l'étude, de nombreuses personnes ont été déplacées et de vastes superficies de jardins de rotins productifs ont été détruites à la suite de la création d'une grande plantation de palmiers à huile au début des années 80. Les mesures prises récemment pour établir de nouvelles plantations sont à l'origine des conflits graves, parfois armés, qui ont éclaté entre les employés des compagnies et les villageois qui s'opposaient à la saisie de leurs terres (Casson, 2000). Dans le village de Lempunah, par exemple, des dommages délibérés ont été infligés, quelquefois par le feu, aux jardins de rotins et aux forêts par les employés de la compagnie, tandis que les villageois ont incendié des véhicules et bâtiments, et arraché les nouveaux plants de palmiers à huile (C. Gonner, communication personnelle).

Mais le palmier à huile a un effet incitatif. Sa production est considérée comme une intéressante nouvelle spéculation par les populations locales, qui apprécient les revenus en espèces réguliers qu'ils en dégagent (les amandes peuvent être récoltées chaque semaine), un marché garanti et un mode de vie plus moderne. Les principales raisons qui expliquent l'opposition des populations paraissent donc résider dans l'insuffisance des dédommagements reçus pour des terres qu'ils estiment leur appartenir, et le désir de ne pas réduire l'éventail de leurs activités économiques. Les compagnies productrices d'huile de palmier, quant à elles, encouragent (ou obligent) les agriculteurs à se consacrer à la culture du palmier, non seulement pour augmenter la production et les approvisionnements en matière première nécessaires pour faire fonctionner à plein régime leurs fabriques de transformation, mais aussi, selon toute probabilité, pour instaurer un rapport de dépendance entre les cultivateurs.

Un autre changement important survenu dans l'utilisation des terres a été l'établissement à grande échelle des plantations d'essences productrices de pâte à papier. Nombre d'entre elles ont été installées sur des terres définies comme dégradées, catégorie dans laquelle entrent les jardins de rotins. L'analyse spatiale réalisée pour cette étude de cas montre une corrélation très étroite entre les zones de production du rotin et celles de production de pâte à papier.

LES INCENDIES DE FORÊT ET DE PLANTATIONS: UNE NOUVELLE RÉALITE

Les feux de friches ont brûlé plusieurs millions d'hectares au Kalimantan en 1997 et eu un effet dévastateur sur les jardins de rotins. Les zones les plus frappées étaient les forêts surexploitées et les nouvelles plantations de palmiers à huile et d'essences à pâte. De nombreux incendies allumés délibérément pour défricher les terres à des fins d'établissement de plantations ont été utilisés comme arme dans les conflits fonciers (comme décrit ci-dessus). Dans certains villages, les feux ont détruit jusqu'à 90 pour cent des jardins de rotins.

En plus des dommages matériels, les incendies de 1997 ont eu un effet traumatisant sur la population locale pour qui les jardins de rotins représentaient une forme de sécurité. Tandis que les prix fluctuaient, le rotin pouvait être vendu au comptant dans les moments de besoin; nombre d'agriculteurs considéraient leurs jardins comme une sorte de compte d'épargne. Leur brûlage généralisé a ébranlé ce sentiment de sécurité et l'a remplacé par la prise de conscience de leur vulnérabilité. Cette nouvelle réalité, associée à la faiblesse des prix prévalents, a eu un effet déterminant sur la décision de nombreux villageois d'abandonner la culture du rotin pour entreprendre des activités plus lucratives. Les villages les plus durement touchés étant ceux qui, accidentellement, avaient un meilleur accès à d'autres activités, la tendance à l'abandon du rotin a été en s'accroissant.

Dans l'espoir d'assister à un relèvement des prix, d'autres villages, notamment ceux dominés par les tribus Benuaq et Bentian, continuaient à cultiver leurs jardins de rotins, en dépit de l'effondrement des prix et des incendies. Mais cet intérêt persistant pourrait être dû à la limitation des choix qui s'offraient dans ces villages reculés où le rotin est la seule source de revenus en espèces. En effet, aucun autre produit n'est commercialisé dans la zone. Cependant, les villageois ont cessé d'investir dans l'établissement de grands jardins. Ils se bornent à couper régulièrement de petites quantités de cannes pour satisfaire leurs besoins de subsistance.

La plupart des jeunes interviewés lors des enquêtes du CIFOR considèrent que le palmier à huile et les essences productrices de pâte sont des plantations d'avenir. Ils reconnaissent que leur manque d'éducation et de compétences leur interdit de profiter des emplois salariés offerts par les grandes compagnies et les empêche même d'émigrer. Condamnés à rester dans leur village, ils convoitent les hauts salaires que procure la culture du palmier à huile ou de l'hévéa et estiment que le rotin, dont les prix sont actuellement si bas, est un produit démodé, hérité de leurs ancêtres. Mais tout cela peut changer très rapidement si les prix montent et si les revenus de la main-d'œuvre redeviennent rémunérateurs. Il est évident que les gens ne tarderont pas à répondre à un redressement des prix du rotin; la demande accrue pour deux espèces de petit diamètre, par exemple, a encouragé les agriculteurs à accroître leur production. La place qu'occupe le rotin parmi les activités économiques disponibles est particulièrement importante dans les zones les plus reculées qui ne bénéficient que de rares possibilités d'emplois de rechange.

FAUDRAIT-IL SOUTENIR LE ROTIN?

La question est de savoir si le système devrait être subventionné ou appuyé par d'autres moyens et, dans l'affirmative, de quelle façon. Certes, les jardins de rotins font partie intégrante des systèmes de subsistance d'un grand nombre de personnes. Les pressions exercées proviennent largement de l'extérieur. C'est pourquoi il paraît très raisonnable de chercher à contrecarrer les forces qui ont déprimé les prix de la matière première et sapé les bases d'un système de production d'un PFNL élégant et intégré. Grâce à des politiques forestières plus favorables, le système pourrait devenir économiquement concurrentiel, notamment dans les zones reculées où les activités génératrices de revenus sont rares ou inexistantes.

On peut aussi invoquer des arguments fondés en faveur de l'élimination des barrières, et même envisager de soutenir activement la culture du rotin au plan national, puisqu'elle alimente une importante industrie de produits d'exportation. La vente des articles dérivés du rotin s'est élevée à plus de 350 millions de dollars EU en 1995 et en 1996, pour tomber ensuite pendant les années de crise de 1997 et 1998, et remonter à environ 300 millions de dollars en 1999 (Bureau central des statistiques de l'Indonésie, 1995-1999). Par ailleurs, au plan de la conservation, la valeur financière du rotin permet une longue jachère pendant laquelle la forêt peut se régénérer, assurant ainsi des avantages écologiques (et économiques) liés à la biodiversité, au couvert forestier, aux puits de carbone et au contrôle des conditions climatiques.

Deux importantes séries de mesures seraient nécessaires pour soutenir le système de production du rotin. En premier lieu, la culture pourrait être encouragée par la réduction des barrières commerciales qui dépriment les prix intérieurs de la matière première - y compris les redevances illégales et généralisées frappant les négociants, et les taxes officielles à l'exportation. Les industriels se sont opposés à cette option, par crainte que les prix plus élevés de la matière première puissent menacer leur compétitivité. Des efforts supplémentaires, comme la recherche et la vulgarisation, seraient aussi nécessaires pour aider l'industrie à devenir plus concurrentielle en vue d'améliorer le système d'exploitation pour une production plus efficace de matière première. Dans le même temps s'imposent une information plus approfondie sur les marchés pour renforcer les échanges et une amélioration de la conception, de la qualité, de l'efficacité et de la commercialisation des produits manufacturés. Mais, avant tout et par-dessus tout, il est impératif de reconnaître et d'accepter les systèmes traditionnels d'utilisation des terres et les droits d'usages de fait établis de longue date, et de planifier plus attentivement l'utilisation des terres afin d'éviter le déplacement en masse des populations forestières.

CONCLUSION

La situation au Kalimantan montre l'importance de préserver l'intégralité des systèmes afin d'identifier les problèmes réels. S'il est vrai que les ressources en rotin font l'objet d'un épuisement (à l'état naturel et aménagées) les raisons sous-jacentes de ce déclin sont d'ordre social, économique et politique et non pas technique. Certes, le cas du Kalimantan oriental est anormal du fait que le rotin y est cultivé, mais les mêmes forces qui ont induit les agriculteurs à abandonner leurs jardins de rotins ont conduit ailleurs à l'épuisement des ressources et à la négligence d'un aménagement durable.

Pour gérer de manière viable les PFNL en général, et le rotin en particulier, il faudra améliorer les mécanismes institutionnels: droits de propriété assurés pour les gestionnaires ou les producteurs de rotin, marchés transparents et coûts de transaction réduits pour diminuer le risque et renforcer les échanges. Une ressource ne peut être gérée durablement que si les producteurs en tirent suffisamment d'avantages et s'ils peuvent raisonnablement espérer de continuer à le faire à l'avenir. Le cas du Kalimantan oriental démontre que même un système capable (techniquement) d'être géré durablement peut être le jouet de forces extérieures et, dans certains cas plus graves, de politiques trompeuses. Bien que la recherche technique sur les traitements appropriés soit indispensable (pour éviter les pertes après récolte, par exemple), elle devrait être menée en tenant compte des contraintes et possibilités réelles du système. 

Bibliographie


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