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L’utilisation de plantes à croissance rapide
pour promouvoir la protection
des écosystèmes forestiers au Canada

C. Messier, B. Bigué et L. Bernier

Christian Messier est professeur et codirecteur scientifique du réseau Ligniculture-Québec, Département des sciences biologiques, Université du Québec, Montréal, Québec (Canada).
Brigitte Bigué est coordonnatrice de Ligniculture-Québec, Université de Laval, Québec, Québec (Canada).
Louis Bernier est professeur et codirecteur scientifique de Ligniculture-Québec, Département des sciences du bois et des forêts, Université de Laval, Québec, Québec (Canada).

Désigner des zones forestières à soumettre à une variété d’intensités de gestion, allant de faiblement intensive à superintensive, pour mettre sous protection intégrale plus de forêts sans pour autant réduire la production de bois.

Le Canada renferme de vastes ressources forestières d’une importance économique énorme: en 2002, les exportations de produits ligneux s’élevaient à 22,5 milliards de dollars EU (FAO, 2003). Quelque 200 millions de mètres cubes de bois sont récoltés chaque année, créant de nombreux débouchés économiques dans les différentes régions, y compris près de 300 000 emplois directs, sans compter les activités récréatives et le tourisme. Pourtant, dans de nombreuses parties du pays, la possibilité de coupe a déjà été atteinte et, malgré les opérations de reboisement annuel réalisées dans toutes les provinces, de graves pénuries de bois sont prévues dans les 25 prochaines années.

Cette situation critique est due à la pression croissante exercée par la société pour accroître les aires protégées, modifier les pratiques forestières afin de protéger la biodiversité, et maintenir sur pied davantage de forêts anciennes dans les forêts gérées pour la production de bois. En outre, il est prévu que le futur changement climatique pourra accroître la fréquence des incendies et des infestations d’insectes, réduisant davantage, par là même, la quantité de fibres ligneuses à récolter.

Le présent article propose l’adoption d’un principe de zonage qui permettrait d’une part de faire face à ces nouveaux enjeux et, de l’autre, de réaliser la gestion durable des forêts canadiennes. L’approche prévoit la mise hors production de différentes zones de la forêt à des fins de protection intégrale et l’application de divers niveaux d’intensité de gestion de la production. Les zones sous gestion pourraient comprendre:

• les zones sous protection intégrale où l’exploitation est interdite;

• les zones sous gestion à faible intensité, où un certain niveau de récolte de bois est permis mais où un nombre relativement élevé d’arbres sur pied, de chicots et de bois mort est conservé après la coupe (technique souvent désignée au Canada sous le nom de nouvelle foresterie, foresterie écologique ou gestion forestière axée sur l’écosystème);

• les zones sous gestion intensive, où les techniques forestières intensives traditionnelles sont appliquées pour accroître la production de bois;

• les zones sous gestion forestière superintensive (ligniculture), où la priorité est donnée à la production de fibres ligneuses par l’établissement de plantations à courte révolution.

En affectant certaines zones à la gestion forestière intensive et superintensive, on pourra maintenir de hauts niveaux de production de bois sur des surfaces réduites et, partant, protéger intégralement davantage de forêts. Ci-après sont donnés des exemples qui montrent comment la foresterie intensive et superintensive peut servir à protéger l’environnement.

Bien sûr, le but final est la gestion durable de la forêt. Qu’entend-on par «durable»? D’après le rapport Brundtland, le développement durable est celui qui répond aux besoins des générations actuelles, sans compromettre la capacité des générations futures de satisfaire les leurs (Brundtland, 1987). En matière de foresterie, la«gestion durable» se rapporte normalement à un système d’utilisation qui respecte aussi bien l’intégrité que la santé des écosystèmes forestiers, tout en sauvegardant leurs contributions socioéconomiques (CCFM, 1997). De fait, pour être durable, la gestion forestière doit être écologiquement viable, économiquement réalisable et socialement désirable.

INCORPORER LA GESTION DE L’ÉCOSYSTÈME ET LES AIRES PROTÉGÉES DANS DES SCÉNARIOS DE GESTION INTENSIVE DES FORÊTS

Le système TRIAD (Hunter, 1990) est un intéressant outil de promotion de la gestion durable des forêts. Il englobe les notions de conservation inhérentes à la gestion de l’écosystème et à la protection intégrale, tout en poursuivant l’objectif de la production de bois. Il se fonde sur un scénario où la forêt est divisée en différentes zones de gestion, ayant chacune sa propre série de buts et d’objectifs. La forêt canadienne pourrait, par exemple, être divisée de telle sorte que le système de gestion fondé sur l’écosystème soit appliqué sur 74 pour cent de la superficie forestière, alors que 12 pour cent seraient sous protection intégrale et 14 pour cent sous gestion intensive.

Messier et Kneeshaw (1999) ont promu le système QUAD où les 14 pour cent gérés de façon intensive seraient ultérieurement subdivisés: 10 pour cent pourraient être destinés à la gestion intensive utilisant des techniques sylvicoles traditionnelles (coupe rase classique et plantation d’arbres génétiquement améliorés, consistant normalement en espèces indigènes), alors que 4 pour cent seraient sous gestion superintensive faisant appel à des essences exotiques et hybrides plus productives (figure 1).

De nombreuses régions du Canada adoptent certaines techniques du système TRIAD (Harris, 1984; Rowe, 1992; Hunter et Calhoun, 1996) ou QUAD (Messier et Kneeshaw, 1999). Toutefois, s’il est bien établi pour le paysage, ce système ne fournit pas encore de bonnes descriptions des traitements au niveau du peuplement qui soient adaptés à chacune des catégories susmentionnées. Avec une bonne planification et l’intégration de traitements au niveau du peuplement, les gestionnaires pourraient mettre en place des zones forestières mutuellement complémentaires, qui réaliseraient ensemble un grand nombre d’objectifs.

Un exemple de la façon dont les forêts productives du Canada pourraient être divisées
en quatre zones pour promouvoir la gestion durable des forêts

Gamme de traitements au niveau du peuplement

Quatre catégories de traitements ou de systèmes sylvicoles utilisés au Canada pourraient fournir aux gestionnaires une gamme de possibilités de gestion du peuplement qui seraient probablement acceptables pour les zones forestières où la récolte est permise (aires non protégées):

• systèmes simulant les processus naturels;

• systèmes semi-naturels;

• systèmes intensifs traditionnels;

• systèmes superintensifs.

Ces systèmes vont de la remise en état de l’écosystème aux techniques de plantation intensive. La division en quatre catégories seulement est arbitraire, car en réalité les catégories indiquées s’insèrent dans une fourchette allant de l’absence d’intervention à l’intervention extrême. Bien qu’il pourrait être souhaitable de créer différentes zones pour atteindre les objectifs de production de bois, sociaux et de protection de la biodiversité, une certaine souplesse devrait être consentie aux gestionnaires afin d’établir une gamme de types de peuplement en utilisant différentes procédures sylvicoles

Exemple d’un système simulant les processus naturels: la coupe sélective
dans une forêt tempérée décidue au Québec imite la dynamique naturelle des trouées dans ces forêts;
seule la régénération naturelle est permise

(Photo: M. BEAUDET)

Exemple d’un système semi-naturel: coupe variable avec rétention de la structure appliqué
en Colombie-Britannique côtière qui rappelle la structure de la forêt,
après un incendie ou une tempête de vent; on peut planter dans ces forêts
mais la régénération naturelle est aussi encouragée; les principaux objectifs sont
la récolte de bois et la protection de la biodiversité
(productivité attendue entre 1 et 2 m3/ha/an)

(Photo: M. BEAUDET)

Exemple d’un système intensif traditionnel: coupe rase classique et plantation à l’aide
d’arbres génétiquement améliorés (normalement des essences indigènes),
la production de bois étant l’objectif principal (productivité attendue entre 3 et 6 m3/ha/an)

(Photo: M. BEAUDET)

Exemple d’un système superintensif: plantation de peupliers hybrides; ce type de sylviculture
se fait sur une petite portion du territoire et promet une très haute productivité (supérieure à 9 m3/ha/an)

(Photo: M. BEAUDET)

Concentrer la production dans les zones à gestion intensive

La gestion forestière intensive permet de réaliser des gains de productivité supérieurs à ceux obtenus dans les peuplements naturels ou gérés de manière extensive grâce à l’abattage d’arbres d’âge relativement jeune, juste après le plafond de l’accroissement annuel moyen. Moyennant un établissement attentif et le contrôle de la densité de plantation, les plantations de conifères en Ontario et au Québec ont produit près de 300 m3 par hectare à 40 ans (J. Beaulieu, communication personnelle). Au Canada, plusieurs peupliers (Populus) hybrides ont fait l’objet d’opérations de plantation intensives. Des plantations relativement étendues ont été établies en Ontario et dans le sud de la Colombie-Britannique, et la superficie actuelle sous plantation en peupliers hybrides est d’environ 7 000 ha dans l’ensemble du pays (Van Oosten, 2000). Les plantations de peupliers peuvent produire 37 m3 par hectare et par an dans les zones côtières de la Colombie-Britannique, mais les rendements sont probablement bien inférieurs dans les endroits où les hivers sont froids ou pendant les saisons de stress hydrique (tableau 1). Les plantations de mélèze (Larix spp.) au Québec ont produit de 5 à 8 m3 par hectare en cinq à 10 années ou de bois de sciage en 20 à 25 années.

Toutefois, des niveaux croissants d’intensité de gestion peuvent aussi jouer un rôle important en maintenant l’approvisionnement en bois dans les zones boisées gérées en vue de sauvegarder la diversité biologique (Binkley, 1997). Les calculs figurant au tableau 2 montrent qu’avec une gestion intensive sur une superficie relativement limitée, on peut obtenir le même niveau de production de bois, même si 15 pour cent de la zone sont mis en réserve et qu’une grande partie de la zone (72 pour cent) est sous gestion semi-naturelle.

Les calculs se sont déroulés comme suit. La forêt boréale productive du Canada (140,5 millions d’hectares) (Lowe, Power et Gray, 1996) a été divisée en quatre types de sites. La superficie de chaque type a été estimée à partir de l’indice de station relatif à différentes placettes échantillons permanentes et se fondait sur l’espèce dominante dans chaque placette.

La productivité de la catégorie semi-naturelle a été intentionnellement estimée à un faible niveau car cette catégorie comprend des systèmes forestiers classés comme «simulant des processus naturels» où le temps de régénération peut être légèrement plus long. Les estimations de la productivité ont été redressées pour la plantation et les systèmes superintensifs sur la base de valeurs globales tirées de la littérature. En utilisant les données sur l’état des forêts canadiennes de 1998-1999 (Gouvernement du Canada, 1999), la productivité annuelle de la forêt boréale (possibilité de coupe annuelle) a été estimée à environ 141 millions de mètres cubes par an, avec une coupe annuelle effective de 108 millions de mètres cubes. Le chiffre de 166 millions de mètres cubes par an de bois disponible pour l’exploitation obtenu dans les calculs du tableau 2 est, dès lors, bien supérieure à la productivité des forêts naturelles, malgré l’inclusion des réserves et la faible productivité d’une grande partie du paysage.

TABLEAU 1. Taux de croissance actuel et prévu de peupliers hybrides pour différentes régions du Canada (m3/ha/an)

 Région ou province

  Taux de croissance actuel
—————————

  Taux de croissance prévu
—————————

  Meilleur

  Moyen

  Meilleur

  Moyen

Québec du Sud

19 

    9 

20 

14 

Québec, région boréale

– 

– 

12 

10 

Ontario du Sud-Est

15 

>12 

18 

14 

Région des prairies et Colombie Britannique du Nord-Est

n.d.

12

19 

16

Colombie-Britanniquecontinentale du Nord

20

17

Colombie-Britanniquecontinentale du Sud

30

35

25

Colombie-Britannique côtière

37

23

45

35

TABLEAU 2. Superficie, productivité et production potentielles des forêts boréales dans différents types de sites au Canada

Catégorie de gestion/ indice de station à 50 ans

Superficie
(1 000 ha)

Productivité
(m3/ha/year)

Production
(1 000 m3)

Aires protégées (15%)

     

<10 m

9 097

10 à 15 m 7

196

15 à 20 m 4

646

>20 m

142

Total partiel

21 081

Semi-naturelle (72%)

 

<10 m

47 483

  0.7

33 238

10 à 15 m

35 979

  1.0

35 979

15 à 20 m

17 587

  1.2

21 104

>20 m

303

  1.5

455

Total partiel

101 352

90 776

Plantations (10%)

 

<10 m

4 064

  1.5

6 096

10 à 15 m

4 797

  3.0

14 391

15 à 20 m

4 827

  3.5

16 894

>20 m

200

  5.0

1 000

Total partiel

13 888

38 381

Superintensive (3%)

<10 m

10 à 15 m

916

  6.0

5 497

15 à 20 m

3 000

  9.0

27 000

>20 m

300

15.0

4 500

Total partiel

4 216

36 997

Total

140 537

 

166 154

Incorporer des objectifs de conservation

Dans la sélection des lieux de production intensive de bois, il faut aussi tenir compte de la protection et de l’application de la gestion axée sur l’écosystème aux sites productifs. Il convient de ne pas utiliser des techniques de gestion intensive sur tous ces sites, car le danger de détruire des habitats importants pour la conservation de la biodiversité est très élevé. Il serait raisonnable de considérer que 45 pour cent environ des besoins actuels en bois du Canada pourraient provenir de 13 pour cent seulement de la zone grâce à la foresterie intensive. Si tel est le cas, on pourrait alors appliquer la gestion axée sur l’écosystème à 72 pour cent de la zone productive, afin de satisfaire les 55 pour cent restants des besoins en bois du pays. Cela permettrait de destiner une grande superficie de terres boisées à la protection intégrale. En outre, les projets de plantations forestières intensives pourraient même avoir un effet favorable sur l’environnement. Les chercheurs ont proposé, par exemple, un projet qui prévoit l’établissement de peupliers à croissance rapide le long des cours d’eau dans les zones agricoles. Il paraît vraisemblable que les arbres intercepteraient l’excès de nitrates et de phosphore, qui sont les principaux polluants provenant des exploitations (Haycock et Pinay, 1993). Les essences à croissance rapide comme les peupliers hybrides et les mélèzes sont envisagées pour les grands espaces agricoles abandonnés, l’emploi d’essences feuillues à croissance lente et à valeur élevée, comme l’érable (Acer spp.), le noyer (Juglans spp.), le frêne (Fraxinus spp.) et le chêne (Quercus spp.) ou l’épicéa (Picea spp.), étant utilisées dans le sous-étage pour remettre en état ces zones jadis boisées. On envisage aussi d’utiliser un nouveau type de plantations mixtes afin de créer des corridors écologiques qui relieraient les différentes îlots de forêt disséminés a travers les parties les moins peuplées du Canada.

CONCLUSION

Il semble possible, voire souhaitable, d’utiliser des plantations à croissance rapide et rendement accru au Canada pour assurer la production de fibres ligneuses, tout en promouvant la protection et la conservation de la biodiversité du pays. A cette fin, il est nécessaire d’adopter des techniques novatrices et de tenir compte, en particulier, de la question de la gestion forestière au niveau du paysage. L’établissement de plantations forestières à croissance rapide sur une surface limitée des forêts productives pourrait s’inscrire dans le cadre de la stratégie du Canada visant la gestion durable de ses forêts. A l’avenir, la mise en place de plantations à croissance rapide et/ou l’introduction d’essences exotiques ou hybrides à croissance rapide dans une partie du paysage pourrait bien s’associer à la protection de l’écosystème forestier et non l’inverse.

Bibliographie

Binkley, C.S. 1997. Preserving nature through intensive plantation forestry: The case of forestland allocation with illustrations from British Columbia. Forestry Chronicle, 73: 553-559.

Brundtland, G.H. 1987. Notre avenir à tous. New York, Etats-Unis, Oxford University Press.

Conseil des ministres forestiers du Canada (CCFM). 1997. Criteria and indicators of sustainable forest management in Canada. Rapport technique. Ottawa, Canada, Natural Resources Canada – Service forestier canadien.

FAO. 2003. Données forestières FAOSTAT. Document d’Internet: apps.fao.org/page/collections?subset=forestry

Gouvernement du Canada. 1999. State of Canada’s forests: 1998-1999. Publ. Fo1-6/1999E. Ottawa, Canada, Natural Resources Canada – Service forestier canadien.

Harris, L.D. 1984. The fragmented forest, island biogeography and theory and the preservation of biotic diversity. Chicago, Illinois, Etats-Unis, University of Chicago Press.

Haycock, N.E. et Pinay, G. 1993. Groundwater nitrate dynamics in grass and poplar vegetated riparian buffer strips during winter. Journal of Environmental Quality, 22: 273-278.

Hunter, M.L. 1990. Wildlife, forest and forestry – principles for managing forest for biodiversity. Englewood Cliffs, New Jersey, Etats-Unis, Prentice Hall.

Hunter, M.L. et Calhoun, A. 1996. A triad approach to land-use allocation. Dans R.C. Szaro et D.W. Johnston, éds. Biodiversity in managed landscapes, p. 477-491. New York, Etats-Unis, Oxford University Press.

Lowe, J.J., Power, K. et Gray, S.L. 1996. Canada’s forest inventory 1991: the 1994 version. An addendum to Canada’s forest inventory 1991. Rapport d’information BC-X-362E. Victoria, Colombie-Britannique, Canada, Pacific Forestry Centre, Service forestier canadien, Natural Resources Canada. Disponible sur Internet: http://warehouse.pfc.forestry.ca/pfc/4590.pdf

Messier, C. et Kneeshaw, D. 1999. Thinking and acting differently for a sustainable management of the boreal forest. Forestry Chronicle, 75: 929-938.

Rowe, J.S. 1992. The ecosystem approach to forestland management. Forestry Chronicle, 68: 222-224.

Van Oosten, C. 2000. Activities related to poplar and willow cultivation and utilization in Canada 1996-1999. Rapport à la 21e session de la Commission internationale du peuplier, Portland, Oregon, Etats-Unis, 24-28 septembre 2000. Nanaimo, Colombie-Britannique, Canada, SilviConsult Woody Crops Technology Inc.


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